Le Sergent Bucaille

Chapitre 2

 

À notre arrivée à Paris, nous fûmes logés à lacaserne du Champ de Mars située dans les terrains de l’ancienneÉcole royale militaire.

Napoléon, à sa sortie de Brienne, y avait étéélève, ainsi que Clarke et Davout, et d’autres encore qu’il devaitretrouver plus tard dans ses états-majors.

Les bâtiments n’étaient guère entretenus,depuis que l’on était en guerre, sauf ceux qui abritaient lesrégiments de la Garde, lesquels devenaient de plus en plusnombreux.

Cette garde formée d’abord de vieux régimentsde grenadiers et de chasseurs avait été, depuis peu, renforcée pardes recrues de fusiliers auxquels on ajouta bientôt destirailleurs, des voltigeurs, des flanqueurs et des pupilles.

Nous occupions un vaste rez-de-chaussée voisindu quartier des grenadiers de la Garde que nous voyions passer etrepasser devant nous en frac bleu, gilet de basin, culotte denankin et bas de coton écru.

Ils nous regardaient avec dédain, et l’un denous s’étant permis d’adresser la parole à un grand grenadiercoiffé de son monumental bonnet à poil, s’était vu traiter de« paysan », ce qui était, à l’époque, le terme le plusméprisant qu’un soldat pût donner à un autre.

Les hommes de la Garde faisaient d’ailleursbande à part, car ils se considéraient comme supérieurs au reste del’armée, et le soldat, à l’exemple de ses chefs, se croyait, debeaucoup, au-dessus des autres troupiers. L’armée entière redoutaitle contact de ce corps gâté par les faveurs, par l’extrêmeindulgence de l’Empereur. Cependant, pour entrer dans cette gardeorgueilleuse, il n’était besoin que d’avoir quelques années deservice, une taille avantageuse et, autant que possible, unphysique agréable.

En campagne, la Garde était toujours des mieuxravitaillées et obtenait les meilleurs cantonnements. Alors que sesmoindres voitures étaient attelées de six chevaux, de maigresharidelles souvent privées de fourrage traînaient pièces etcaissons d’artillerie.

Cette partialité de l’Empereur en faveur de cecorps d’élite fut toujours une des causes les plus constantes dumécontentement et du découragement de l’armée.

……  …  …  …  … . .

J’avais été incorporé comme fusilier à la3e du 2e du 48e. On nous équipa lelendemain de notre arrivée.

Quelques mois auparavant, Napoléon, par uneidée bizarre, avait adopté l’habit blanc pour l’infanterie. Tousles conscrits étaient vêtus en « Jean-Jean », comme onles appelait, ce qui faisait un contraste assez curieux lorsqu’ilsse trouvaient mêlés aux autres soldats habillés de bleu. Bienentendu, les « Jean-Jean » ne tardèrent pas à devenir sisales avec leur uniforme clair que l’Empereur supprima cettetenue.

Je reçus une capote bleue, un shako, uneveste, une culotte, des guêtres, d’énormes souliers, une immensegiberne et un sac en peau de vache, surmonté d’une couvertureroulée et tenue par des courroies. Peu après, on nous donna unfusil et une baïonnette.

Nos uniformes mal taillés, trop larges ou tropétroits étaient fort incommodes, mais ce qui faisait surtout notredésespoir c’était la culotte qui serrait fortement le jarret etempêchait de marcher librement. De plus, le genou recouvert d’unegrande guêtre qui se boutonnait par-dessus, était encore serré parune épaisse jarretière. Plus tard, je m’en aperçus, les soldats,pour éviter le supplice que leur infligeaient ces guêtres et cesculottes, les abandonnaient en plein champ, et ne gardaient sousleurs capotes que leur caleçon de toile.

C’est probablement ce qui faisait dire àl’empereur Alexandre « que Napoléon n’avait plus assezd’argent pour acheter des culottes à ses soldats ».

Dès que nous fûmes équipés, on nous répartitpar groupes de vingt, et un sergent nous initia au maniementd’armes.

Il n’était guère patient notre instructeur, etne se gênait point pour nous allonger quelque coup de pied ouquelque taloche lorsque nous avions mal exécuté un mouvement. Quantaux mots dont il se servait pour nous injurier, je ne puis lesreproduire ici.

Nous devions être bien ridicules sous notrenouvel accoutrement, car les soldats de la Garde, qui nousregardaient manœuvrer, nous criblaient d’épithètes empruntées auvocabulaire le plus grossier.

Après chaque pause, notre sergent toussait,fronçait le sourcil et répétait invariablement :

– Est-ce que vous ne trouvez pas que lesroutes sont sèches ?

Nous savions ce que cela voulait dire, et ceuxqui avaient quelque argent l’emmenaient à la cantine. À la fin dela manœuvre, comme il avait beaucoup de peine à articuler sescommandements, il nous faisait former les faisceaux, et nouslaissait la main dans le rang, immobiles et raides comme desbonshommes en bois, mais dès que se montrait un officier, il nousfaisait reprendre nos armes et nous entraînait au pas de chargederrière les bâtiments de la caserne où nous nous trouvions àl’abri des regards.

Là, on reformait de nouveau les faisceaux etle sergent, adossé à la muraille, cuvait béatement son vin, pendantque nous bavardions entre nous.

Un jour, le pauvre sergent qui se croyait bientranquille avec ses recrues, derrière un baraquement, fut surprispar un général qui lui dit d’un ton furieux :

– C’est ainsi que vous instruisez voshommes ?

Le sergent, tout penaud, ne savait querépondre. Il était pris en faute et attendait la punition que legénéral allait lui infliger. Celui-ci nous regarda un instant, puisnous fit mettre sur deux rangs et passa l’inspection.

– Dieu ! que ces hommes sont sales,dit-il…, non seulement leurs uniformes sont pleins de taches et depoussière, mais encore ils sont affreusement crasseux… Et ilssentent mauvais, ces bougres-là, ils puent comme des boucs… Vous meferez le plaisir, sergent, de les faire laver… Je repasseraidemain…

Et, sur ces mots, le général s’en alla, enfaisant siffler sa cravache…

C’était le général Dorsenne, le « beauDorsenne », comme on le surnommait par un juste hommage renduautant à son souci d’élégance qu’à ses avantages physiques. Ilavait été fait colonel de grenadiers de la Garde à son retourd’Égypte, d’où il était revenu couvert de blessures. C’était unsuperbe soldat auquel on pouvait passer ce travers d’être aussiscrupuleusement soucieux de sa toilette au jour d’un combat que lesoir d’un bal aux Tuileries, tant il montrait en campagned’intrépidité dans l’action et de stoïque courage. Il est des motsde lui qui sont d’une simplicité héroïque. À Austerlitz, un bouleten éclatant le couvrit de terre et le jeta à bas de soncheval ; il se releva, et s’époussetant à coups dechiquenaudes, n’eut que ces mots de dépit :« Goujats !… me voilà propre,maintenant ! »

Le soir même, le sergent nous faisait conduireà la buanderie, et nous pouvions enfin faire un peu de toilette,toilette bien sommaire à la vérité, car nous ne disposions que d’unpetit morceau de savon pour vingt hommes…

L’Empereur s’occupait peu de la propreté deses soldats ; il laissait ce soin à ses officiers quirepassaient la consigne aux sergents lesquels, on a pu le voir, nese lavaient généralement que le gosier.

……  …  …  …  … . .

Notre instruction se poursuivait avec assez delenteur ; nous n’avions pas encore fait d’exercices de tir,mais, en revanche, nous nous étions beaucoup exercés à labaïonnette.

Le 48e auquel j’appartenaiss’était, dans maintes batailles, signalé à l’arme blanche, ettenait, on le conçoit, à conserver sa réputation.

On se répétait, d’homme à homme, cette phraseque l’on attribuait à l’Empereur : « Ça va mal, faitesdonner le 48e ».

Et nous étions fiers d’appartenir à cerégiment d’élite ; déjà l’orgueil militaire s’emparait denous. Nous soignions davantage notre tenue, et tenions dans lescabarets des propos de vieux grognards. Certains régiments (on nesait pourquoi) se détestaient entre eux, mais nos grands ennemisétaient les cavaliers. Ils affectaient de nous traiter avec mépris,quand ils nous rencontraient, et leur grand plaisir était de nousheurter avec leurs sabres pour nous faire tomber… Cela donnaitlieu, bien entendu, à des rixes, dans lesquelles les « royalcrottin » n’avaient pas toujours le dessus.

Il y avait aux environs de notre caserne desétablissements louches où nous nous rencontrions quelquefois, etc’étaient alors des batailles après lesquelles on comptait denombreux blessés. Il est juste de reconnaître que les officiersentretenaient d’ailleurs cette haine entre cavaliers et fantassins.De là venait sans doute cette émulation qui fit en maintescirconstances accomplir des merveilles à certains régiments.

La vie de caserne que nous menions était loind’être gaie, mais nous ne devions pas tarder à la regretter.

Quand nous n’étions pas à la manœuvre ou quenous étions consignés, nous lisions des livres à demi déchirés quitraînaient dans les chambres. Souvent l’un de nous faisait lalecture à haute voix et nous écoutions avec plaisir les merveilleuxrécits de Cartouche, de Mandrin ou de La Ramée, non que nouséprouvions pour les voleurs une réelle sympathie, mais parce quenous estimions que la vie aventureuse de ces brigands avaitnéanmoins quelque rapport avec les épisodes et les dangers de notrecarrière.

Chaque jour, un homme mieux renseigné que lesautres nous annonçait que nous allions bientôt nous mettre enroute. Il tenait toujours la nouvelle d’un officier supérieur quiavait fait des confidences à un lieutenant, lequel avait dit à sonordonnance de préparer sa cantine.

Cependant, les semaines s’écoulaient et nousétions toujours là, vivant dans un complet désœuvrement.

Quelques anciens dont nous avions faitconnaissance, et qui ne dédaignaient plus de frayer avec nous àcondition que nous les abreuvions copieusement, nous faisaient lerécit de leurs exploits et se donnaient toujours des rôles dehéros.

Ils nous initiaient aussi aux petites roueriesdu métier, c’est-à-dire au chapardage, et nous citaient nombred’officiers réputés pour leur habileté à piller les maisons. Ilsnous parlaient aussi de l’Empereur qui les avait tous empaumés.Dire qu’ils lui étaient dévoués, cela serait exagéré. Pour ceshommes irréligieux, habitués à bivouaquer dans les églises,d’esprit frondeur et qui, entre eux, avaient à l’adresse de leursofficiers des sarcasmes et des injures, l’Empereur n’apparaissaitpas comme une force obscure ou une divinité lointaine. C’était ungénie bienveillant qui les séduisait tour à tour par des gestesépiques et une familiarité bourrue, dont les colères s’abattaientsur les chefs, alors qu’il tutoyait le soldat en lui pinçantl’oreille. Génie tutélaire aussi et qu’ils savaient de taille àcontraindre la victoire. Quand, à la veille d’une bataille,Napoléon se promenait dans les rangs, l’armée entière sentaitgrandir sa force. Lorsque le jour baissait, les soldats tournaientles yeux d’instinct vers le feu de bivouac de l’Empereur dont laflamme montait dans l’ombre, petite lumière obstinée qui brillaitdans la nuit. Mais, en dehors du péril et des bombances, cessoldats reprenaient vite leur libre allure, grognaient contre lasolde en retard, les gratifications promises et rarement données,les distributions incertaines ou nulles, la faim, la soif, tous lestourments supportés.

Au reste, pour plus de sûreté, Napoléon,sachant leur goût des victuailles et des interminables beuveries,les mettait dans la nécessité de vaincre.

Le soldat savait qu’il devait vivre sur lepays, que la guerre devait nourrir la guerre… Et les arméesravageaient tout, comme un fléau. Par un accord tacite, rapts,pillages, tout était toléré ; c’était une suite d’orgiescoupées de marches et de combats d’avant-garde.

Bientôt, tassées sur un étroit espace, lestroupes ne trouvaient plus à vivre sur le pays épuisé. C’est alorsque l’Empereur leur présentait la bataille, les soulevait d’un éland’enthousiasme par des proclamations d’un lyrisme éperdu, leurmontrait la gloire toute proche et la ripaille qui les attendaitdans les villes conquises.

Ils admiraient cet homme qui les grisait deparoles aux heures tragiques, mais quand la voix du canon s’étaittue, ils recommençaient à grogner, et se montraient furieux contrecelui qui, après leur avoir promis un prompt retour au foyer, leslançait de nouveau à travers les plaines d’Europe.

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