Le Sergent Bucaille

Chapitre 10

 

L’Empereur, comprenant qu’il lui étaitimpossible de rester à Moscou, qui ne pouvait plus être une basemilitaire, allait nous ramener entre Smolensk, Mohilow, Minsk etVitebsk. Il espérait de là, appuyé sur la Pologne, menacer auprintemps la ville de Saint-Pétersbourg. Il avait rassemblé sixlignes de dépôts et de magasins pourvus d’approvisionnements, et ilcomptait tenir six mois dans sa nouvelle position.

Qu’on ne s’attende pas à trouver ici desdescriptions stratégiques, des renseignements militaires. Commetous mes camarades, je ne savais rien de ce qui se préparait, et necherchais point d’ailleurs à le savoir. On nous disait d’avancer,nous avancions ; on nous ordonnait de reculer, nous reculionssans nous rendre compte de ce qui allait se passer.

Jusque-là nous avions eu confiance enl’Empereur, car nous savions qu’il n’entreprenait rien à la légère.Ses projets nous échappaient, mais nous ne cherchions pas à lespénétrer.

Seul, le sergent Rebattel qui croyait être aucourant de tout (je ne sais où il puisait ses informations… dans satête, probablement) se livrait de temps à autre à des appréciationsqui nous faisaient généralement sourire : « Je croissavoir, disait-il, que l’Empereur a l’intention de frapper un grandcoup, mais je ne puis rien dire ».

Quand l’événement s’était produit, il nemanquait jamais de s’écrier : « Voyez, ce que je vousdisais l’autre jour. » Nous n’avions garde de le contrarier,et semblions toujours prendre pour argent comptant tout ce qu’ilnous annonçait. Depuis qu’il avait obtenu la croix, il ne cessaitde faire l’éloge de l’Empereur « un rude homme »,« un fier lapin », « une tête solide ».

Auparavant, il en allait autrement et il seplaisait à ravaler le mérite de Napoléon qu’il appelait avec dédain« ce petit lieutenant d’artillerie ».

Pouvait-on lui reprocher ce subitrevirement ? Rebattel était comme beaucoup d’autres quel’Empereur avait décorés ; ils étaient fiers de leur croix etreconnaissants envers le maître qui la leur avait donnée.

Pourtant lorsqu’il avait faim ou soif (celanous arrivait souvent) il grognait comme les autres, mais n’osantplus, comme autrefois, s’en prendre à l’Empereur, il se rattrapaitsur le service des subsistances qui, je l’ai dit, laissait fort àdésirer, « sur ces saligauds de riz-pain-sel qui commençaientpar se servir et laissaient crever les autres ».

Lorsque l’ordre arriva de quitter Moscou,Rebattel qui nous avait annoncé le matin même qu’il allait « yavoir du nouveau », nous dit en frisant sa moustache :« Hein ?… vous voyez que j’étais bienrenseigné. »

Nous lui passions volontiers ces petitstravers, car, malgré son aspect brutal, c’était un brave homme, etnous l’aimions tous, bien qu’il nous baptisât de noms d’animaux lesplus variés. Il semblait avoir pour moi une affection particulièreet daignait quelquefois me consulter.

Rebattel ne savait pas lire, aussi, quandarrivait un ordre ou une circulaire, disait-il invariablement en metendant le papier : « Toi, Bucaille, qui n’as pas eucomme moi les yeux brûlés par la poudre, lis-moi ça. »

Il me faisait généralement lire trois ouquatre fois, car, prétendait-il, il avait l’oreille dure « àforce d’avoir entendu siffler les balles », mais je lesurprenais quelques instants après, le papier à la main, répétantde mémoire ce que je lui avais appris, et il avait l’air ainsi d’unhomme qui sait lire, ce dont il était très fier.

À défaut d’instruction, il pouvait trèsfacilement calculer de tête, et ne se trompait jamais dans sescomptes. Pour tenir sa « comptabilité », il se servait depetits cailloux de différentes couleurs qu’il avait ramassés je nesais où, et qu’il gardait précieusement dans ses poches.

Au fond, il souffrait beaucoup d’être un« illettré », et jetait sur les livres un regard deconvoitise. Où il était amusant, c’était lorsqu’il voulaitconsulter une carte. Il l’étalait sur le sol, se mettait à platventre et, la tête entre les mains, se plongeait dans une profondeméditation.

Un jour, il m’en souvient, il fut surpris danscette position par un officier d’état-major qui lui demanda enriant pourquoi il tenait sa carte à l’envers.

Rebattel ne se démonta pas.

– C’est, répondit-il, parce que j’étudie laroute du retour.

……  …  …  …  … . .

Le 5 octobre, à huit heures du matin, nousquittâmes Moscou. On ne peut s’imaginer la joie qui s’était emparéede tous les régiments. Nous supposons que la guerre était finie etque nous regagnions la France.

Nous avions attaché des fleurettes aux canonsde nos fusils, et nous chantions le fameux refrain :

En avant, fils de la grenade !

Il ne faut pas vaincre à demi

Réellement, nous nous croyions victorieux,mais nous ne tardâmes pas à comprendre que nous nous leurrions.Kutusof tenait toujours, et ce que nous avions pris pour une fuiten’était que ruse de guerre. Les Russes, après un vif combat près deWinwowo, avaient repassé la Nara et occupaient de solidesretranchements établis sur la rive droite de cette rivière.

Nous avions l’impression qu’une batailleallait se livrer, mais Rebattel (toujours bien renseigné) affirmaitque les Russes n’oseraient pas nous attaquer.

– Vous comprenez, disait-il, l’Empereur lessurveille, et vous allez voir comment il va vous les cerner… Avantquarante-huit heures, nous nous serons emparés de tous leursconvois de vivres et de munitions… C’est une« taltique ».

Nous voyions autour de nous de grandsmouvements de cavalerie. L’artillerie arrivait avec un traind’enfer.

Un officier qui passait à cheval lança cesmots : « Les Cosaques sont derrièrenous ! »

Rebattel eut un geste de mépris… Les Cosaques,est-ce que ça existait maintenant !

Et il répétait, en faisant tournoyer sonsabre : « Qu’ils y viennent, et je leur mettrai ma botteau cul aux Cosaques… oui, ma botte au cul, vousentendez ! »

La nuit venue, nous campâmes dans une plaineremplie de chevaux morts qui répandaient une odeur infecte. Il yavait eu à cet endroit, quelques jours auparavant, un combatd’avant-postes. Le sol était encore jonché de cadavres parmilesquels nous reconnûmes des lanciers polonais. Quand la lune seleva et éclaira ce champ de carnage, nous éprouvâmes tous une viveémotion. Bien peu dormirent cette nuit-là.

Camper sur un champ de bataille, se coucherdans le voisinage des morts, respirer continuellement cette odeurde charogne qui monte des corps en décomposition, cela a quelquechose de terriblement impressionnant. On préfère à un pareilspectacle l’horreur d’une mêlée, la lutte corps à corps, parcequ’alors on est excité, grisé par la poudre, à demi fou ; maislorsqu’on est de sang-froid on réfléchit, et le soldat en campagnene doit jamais réfléchir, car alors il germe dans son esprit detrop mauvaises pensées.

Au matin, nous nous remîmes en marche. Unbataillon de voltigeurs était venu nous rejoindre. Ils nousapprirent que les Russes nous avaient tournés et que sur l’arrièreils avaient détruit un régiment de fusiliers. Nous sûmes plus tardqu’il n’y avait rien de vrai dans tout cela.

On ne saurait s’imaginer avec quelle rapiditése propagent les mauvaises nouvelles. Quelqu’un lance une phrase,on la commente, on la dénature, et ce qui n’était souvent qu’unevague supposition devient une certitude.

Pour le moment, nous croyions, dur comme fer,ce que l’on venait de nous annoncer, et nous regardions sans cessederrière nous, croyant à chaque minute voir apparaîtrel’ennemi.

Peu s’en fallut que l’on ne prît pour desCosaques des lanciers polonais qui formaient l’arrière-garde etchassaient devant eux les traînards.

Notre capitaine, son éternelle pipe à labouche, finit par nous rassurer un peu, mais nous n’en demeurâmespas moins convaincus que l’on nous cachait quelque chose pour nepas nous alarmer.

Ah ! nous étions certes moins gais quelorsque nous avions quitté Moscou, car nous prévoyions que nousaurions encore bien des assauts à repousser, avant de revoir laFrance.

Nous étions en octobre, et le froid commençaitdéjà à se faire sentir. Il était cependant supportable, surtoutpour moi qui avais réussi, on le sait, à m’emparer d’une pelisse etde bottes fourrées, pendant notre séjour à Moscou.

Tant que la température avait été clémente,personne n’avait fait attention à cette pelisse, mais quand çacommença « à piquer », elle devint le point de mire detoute la compagnie.

– Mon garçon, me dit un matin Rebattel, jecrois que tu ne conserveras pas longtemps ton manteau de poil… il ya des officiers qui le reluquent, et on finira bien par t’endélester, sous prétexte qu’un soldat n’a pas le droit de faire du« lusque » en campagne… À ta place, sais-tu ce que jeferais ? Eh bien, je le couperais et en ferais des gilets quel’on pourrait facilement glisser sous nos capotes… Ce soir, si tuveux, nous nous occuperons de ça.

Le sergent avait raison. J’étais non seulementridicule avec cette pelisse qui avait dû appartenir à quelqueseigneur russe… mais encore j’avais l’air, aux yeux de nosofficiers, de faire le « fanfaron ».

Un lieutenant nommé Hurtu, qui avait remplacéce pauvre Postel à notre compagnie, ne cessait de répéter,lorsqu’il passait à côté de moi : « Combien tapelisse ?… je te l’achète le prix qu’elle t’acoûté. »

Je comprenais fort bien ce que celasignifiait…. Un de ces jours, il la « réquisitionnerait »et je n’aurais rien à dire.

Autour de moi, mes camarades ne cessaient derépéter que ma « pelure » faisait scandale et qu’on netarderait pas à m’en débarrasser.

Cela n’arriva pas, heureusement, car je suivisle conseil de ce bon Rebattel… La nuit même, tandis que tout lemonde dormait, le sergent fit avec son sabre trois parts du manteauet confectionna assez habilement trois gilets sans manches, bienentendu, avec deux trous pour y passer les bras. Nous glissâmeschacun un gilet sous notre capote que nous fermâmes au moyen d’unecourroie de sac. Nous étions bien un peu gênés dans cette nouvelletenue, car notre capote était devenue des plus justes, et nousn’arrivions plus à la boutonner, mais quand on veut avoir chaud ilfaut endurer quelques petits inconvénients.

Nous offrîmes le troisième gilet au capitaineCassoulet qui fut charmé de ce cadeau, car, en sa qualité d’hommedu Midi, il était très frileux. Il fit arranger ce vêtement parCorneloup, le tailleur de notre compagnie, qui lui confectionna unpetit surtout dont il se montrait très fier et qui le faisaitressembler à un officier de hussards. Le plus vexé ce fut lelieutenant Hurtu qui s’était bien promis de s’offrir ma pelisse,mais il était arrivé trop tard, et n’osa rien dire, car il noussentait soutenus par le capitaine. Il se rabattit plus tard sur unepeau de mouton qu’il s’entortillait autour de la poitrine, mais quidevait être fort incommode en marche, car elle remontaitcontinuellement et lui raclait les joues et le menton.

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