Le Sergent Bucaille

Chapitre 9

 

Rebattel qui nous précédait ouvrit l’une deces portes d’un coup de talon, et nous nous trouvâmes dans unevaste salle à manger où le couvert était mis. Sur une nappedamassée, éblouissante de blancheur, il y avait des assiettes, desverres de cristal, des cuillers, des fourchettes en argent, et uneénorme bouilloire en cuivre qui contenait un liquide encore chaud.C’était ce que les Russes appellent un samovar.

Le sergent souleva le couvercle, reniflabruyamment, puis dit d’un ton méprisant :

– Pouah ! du thé ! c’est bon pourles malades… laissons ça… nous allons trouver mieux, je suppose. Ilouvrit un placard, et nous vîmes, rangées sur une tablette, degrosses bouteilles ventrues, d’autres longues et minces, et desflacons de grès portant des étiquettes bizarres.

– Voilà de quoi, dit Rebattel.

Et avec le pommeau de son sabre il brisa legoulot d’un de ces flacons. Il goûta et déclara, en faisant claquersa langue :

– Ça, mes enfants, c’est du nectar…

– Attention ! lui dis-je… voyez-vous queles habitants de cette maison aient empoisonné ces fioles…

Rebattel eut un haussementd’épaules :

– On voit bien, dit-il, que ces flacons n’ontjamais été débouchés…

Et il ingurgita une large régalade.Quelques-uns d’entre nous qui s’étaient répandus dans les autrespièces, revenaient bientôt, rapportant des jambons, et de grandesgalettes plates que les Russes appellent « trilkas »…

– Parbleu ! fit Rebattel, je me doutaisbien que les particuliers qui habitaient ici devaient avoir desréserves… À table, les enfants !… pour une fois, nous allonsnous remplir à en éclater…

Il s’assit au milieu de la table, à la placed’honneur, posa à côté de lui son shako, dégrafa son hausse-col,déboutonna sa capote, et, avec son sabre, se mit à partager unénorme jambon dont il nous jetait les tranches, en agrémentantchaque geste d’une grossière plaisanterie.

Vers le milieu du repas, il voulut nous faireun discours, mais il bredouillait déjà affreusement et mangeait lamoitié des mots…

– Je crois… dit-il pour terminer… que c’est…le moment… le moment… de… de boire… à la santé de… del’Empereur.

Il se leva, s’appuya d’une main à la table, etde l’autre, leva son verre en hurlant d’une voix cassée :

– Vive l’Empereur !

Nous répétâmes tous ce cri, en frappant leparquet de nos bottes, et en lançant dans les vitres les bouteillesvides et les assiettes. Nous nous excitions de plus en plus, etnous continuions de boire… Plusieurs d’entre nous avaient déjàroulé sous la table, d’autres, rendus fous furieux parl’eau-de-vie, brisaient tout à coups de crosse…

Rebattel qui supportait merveilleusement laboisson, conservait encore toute sa lucidité…

Soudain, il se leva, et martelant la table deson énorme poing :

– La fête a assez duré… dit-il… partagez-vousles fourchettes et les cuillers… fouillez partout, liberté depillage… Je prends tout sur moi.

Ces paroles nous dégrisèrent. Nous explorâmesla maison de fond en comble, et fîmes main basse sur tout ce quinous semblait avoir quelque valeur. J’eus pour ma part un splendidemanteau doublé de fourrure, un bonnet de poil, un sabre recourbédont la poignée devait être en or, et que j’échangeai bientôtcontre une paire de bottes fourrées en assez mauvais étatd’ailleurs. Rebattel avait déniché dans une armoire une paire depistolets qu’il passa gravement dans son ceinturon et une sorte decolback qu’il coiffa aussitôt pour remplacer son shako sans fond etsans visière.

D’autres s’étaient emparés d’effetsbizarres : vestes à brandebourgs, culottes de cheval,talpacks, gilets de velours, vestes de peau, etc.… Les armoires àlinge furent vidées en un clin d’œil. Depuis longtemps nousn’avions plus de chemises, aussi fut-ce avec une réelle volupté quenous enfilâmes des chemises blanches, sans nous soucier sic’étaient des chemises d’homme ou de femme. Nous déchirâmes desdraps de lit pour nous entourer les pieds, et certains se firent delarges ceintures en découpant avec leurs sabres des tentures develours.

Quand il s’agit de se partager une dizaine debottes et de guêtres de cuir, qu’un de nous venait de découvrirdans une armoire, des contestations s’élevèrent, et quelques-uns envinrent aux mains. Rebattel rétablit l’ordre en faisant lui-même ladistribution.

Nous croyions trouver de l’argent, mais aprèsavoir brisé cassettes et coffrets, nous ne recueillîmes en tout etpour tout qu’une vingtaine de pièces d’or que Rebattel s’adjugea ensa qualité de sergent, ce qui souleva, on se l’imagine, de vivesprotestations.

– Je verserai ça à la caisse de la compagnie,dit-il, pour calmer les mécontents. Mais il faut croire qu’ilmanquait de mémoire, car nous n’entendîmes plus jamais parler decette somme.

Le pillage terminé, nous retournâmes dans lasalle à manger, pour nous rafraîchir encore un peu, car nous étionstoujours fort altérés, et nous nous mîmes en mesure de vider lesflacons qui restaient.

Nous n’avions aucune idée de l’heure qu’ilpouvait être, car nous vivions dans une sorte de rêve.

– Allons, les enfants, dit Rebattel… enroute !…

Nous descendîmes le grand escalier de marbre,traversâmes l’antichambre où nous avions tout brisé, quand, à notregrande surprise, nous trouvâmes fermée la porte par laquelle nousétions entrés…

– Quel est l’enfant de salaud, grommela lesergent, qui nous a joué ce vilain tour ?…

Cette porte était énorme et toute bardée defer. Nous l’attaquâmes à coups de crosse, mais elle ne bougea mêmepas.

Cependant, nous nous obstinions à frapper avecrage.

Rebattel tira deux coups de pistolet dans lesserrures, mais sans résultat.

– Tiens, s’écria tout à coup un soldat,quelqu’un a allumé, là-haut…

En effet, une lueur rouge qui semblaitprovenir de la salle à manger, éclairait maintenant les marches del’escalier.

La maison était donc habitée ?

Pourtant, nous n’avions rencontré personne, aucours de notre perquisition. Il est vrai que nous n’avions pasvisité les sous-sols. Nous remontâmes tous en trombe le grandescalier de marbre, décidés à empoigner les gens qui se tenaientlà-haut, et à nous faire ouvrir, en employant au besoin la force.Parvenus dans la salle à manger, nous reconnûmes que la lueurvenait du dehors.

En face, dans la rue, une maison brûlait, etles flammes venaient lécher les murailles de la pièce où nous noustrouvions… Une vive chaleur arrivait jusqu’à nous, et déjà nousentendions crépiter et craquer les vitres…

– Si nous restons ici dix minutes de plus, ditRebattel maintenant complètement dégrisé, nous allons être rôtiscomme des volailles… Y a pas à hésiter, puisque la porte d’en basest fermée, passons par les fenêtres !

Nous nous trouvions au premier étage, mais cetétage était situé à quinze pieds au moins du pavé de la rue. Aumoyen de la nappe de la salle à manger, des tentures et des rideauxnous confectionnâmes une sorte de corde le long de laquelle nousnous laissâmes glisser.

Il était temps, les flammes commençaient àatteindre l’endroit que nous venions de quitter.

– Ça flambe dur, dit Rebattel… Y a doncpersonne dans ce sacré N. de D. de pays pour éteindre lesincendies ?

À peine avions-nous tourné le coin de la rueque nous aperçûmes devant nous d’autres maisons qui brûlaient…

– Ah ! j’comprends, s’écria le sergent,ces salauds de Russes, avant de partir, ont foutu le feu aux quatrecoins de la ville…

Partout, c’était un effroyable tumulte. Onentendait, à la fois, le pétillement des flammes, l’affaissementdes bâtiments, les cris des animaux qui y avaient été abandonnés,les imprécations des soldats disputant au feu le butin qu’ilsavaient découvert.

Le pillage et l’incendie marchaient de front.Une clarté sinistre se répandait maintenant sur la ville destsars.

De tous les spectacles qu’offrit le sinistrede Moscou, le plus horrible fut certainement celui de l’incendiedes hôpitaux russes. Il n’y était resté que des soldats grièvementblessés, tous ceux qui pouvaient marcher ayant fui à l’approche del’armée française.

Aussitôt que le feu eût atteint les salles oùils étaient entassés, on les vit se traîner le long des créneaux ouse précipiter par les fenêtres. Nous parvînmes, non sans danger, àen sauver quelques-uns.

Pendant trois jours, l’incendie continua sesravages avec la même violence.

Des magasins d’habillement, d’équipement et devivres, qui auraient été si utiles à notre armée, furent la proiedes flammes.

L’Empereur avait cru, tout d’abord, que cesincendies résultaient d’accidents. Dès le 15, il s’était rendu auKremlin et s’y était installé avec sa suite. L’infanterie de lavieille Garde faisait le service près de sa personne.

Cependant, les incendies se multipliaient avecune telle rapidité qu’il n’était plus possible de les considérercomme des accidents ordinaires. Leur véritable cause fut bientôtconnue. Des incendiaires furent pris en flagrant délit, et Napoléoninstitua pour les juger une commission militaire. Ils avouèrentqu’ils avaient agi sur les ordres de Rostopchine. On les condamna àmort et ils furent exécutés sur-le-champ.

J’eus le triste devoir de faire partie d’unpeloton d’exécution, et j’avoue que j’éprouvai quelque répugnance àfaire feu sur des hommes désarmés, bien qu’ils fussent d’horriblescriminels. L’un d’eux fit preuve d’un courage étonnant. Il refusade se laisser bander les yeux, et jusqu’à ce qu’il tombât chanta unair lugubre qui nous faisait froid dans le dos.

Ces exécutions n’arrêtèrent point lesincendies. Dans la nuit du 16, ils redoublèrent d’intensité. Unvent impétueux activait les flammes, et Moscou offrait leterrifiant spectacle d’une mer de flammes en furie. De la terrassedu Kremlin, Napoléon pouvait contempler ce désastre. Il voyait avecdouleur la destruction d’une ville sur la possession de laquelle ilavait fondé ses espérances, et il paraît (c’est un de nos officiersqui nous rapporta ces paroles) qu’on l’entendit s’écrier :« Moscou ! Moscou !… Moscou n’est plus !… jeperds la récompense que j’avais promise à ma bravearmée. »

Je ne pourrais garantir l’exactitude de cesparoles, mais il y a de fortes chances pour qu’il les ait en effetprononcées.

Le soldat désirait ardemment la paix, nonpoint pour échapper aux dangers, car on a vu qu’il les bravaitgaîment, mais à cause des fatigues et des privations qui excédaientses forces. Il avait compté trouver des vivres dans Moscou, s’yreposer quelques semaines, et il ne rencontrait devant lui que desdébris fumants, des cadavres d’hommes et d’animaux carbonisés, desvivres à demi consumés.

On avait cependant découvert dans les cavesdes denrées qui n’avaient pas trop souffert : du vin, desliqueurs, du sucre, du café, des poissons secs et des légumes, maisen quantité insuffisante pour nourrir toute l’armée.

L’Empereur, incommodé par la chaleur del’incendie et une pluie de feu qui tombait continuellement sur lesbâtiments du Kremlin, était allé s’installer dans le châteauimpérial de Peterskoë, qui est situé sur la route deSaint-Pétersbourg, à une demi-lieue de Moscou.

Il ne reparut au Kremlin que quatre joursaprès. On disait déjà que, désespéré de son désastre, il avaitregagné la France, en abandonnant son armée, et cette nouvelledonna lieu à des manifestations hostiles que les officiers eurentbeaucoup de peine à apaiser.

Les Russes avaient continué leur retraite etsans qu’on eût pu le prévoir s’étaient dirigés vers le sud. Ilspassèrent à un moment près de la ville en flammes et la vue del’incendie les mit dans un état de fureur indescriptible. On leuravait laissé ignorer que c’était Rostopchine qui avait fait mettrele feu à Moscou, et les officiers entretenaient la haine dessoldats en leur disant : « Les Français ont porté unemain sacrilège sur la Ville Sainte, ils veulent la destruction denotre nation et de notre religion. »

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