Le Sergent Bucaille

Chapitre 4

 

L’imminence d’une nouvelle lutte dont lapréparation mystérieuse avait quelque chose d’implacable, lacontinuation de la guerre d’Espagne et de Portugal, où l’Angleterreemployait à profusion ses trésors, ses armées et ses flottes,avaient, paraît-il, absorbé toutes les forces militaires de laFrance.

Il fallait donc pourvoir au remplacement deces troupes. En conséquence, le 10 mars, l’Empereur soumit à lasanction du Sénat un projet de sénatus-consulte qui divisait entrois bans la levée nationale : le premier comprenait leshommes de vingt à vingt-six ans, le second ceux de vingt-six àquarante, le troisième les hommes de quarante à soixante.

Nous quittâmes notre caserne et fûmes dirigésd’abord sur Mayence, où nous devions, paraît-il, établir noscantonnements. Les dures étapes que nous eûmes à fournir, lesprivations, la fatigue nous avaient considérablement déprimés, etnotre bel enthousiasme du départ avait bientôt fait place à unmécontentement général.

Les aides de camp, les estafettes, lesordonnances à cheval se croisaient en tous sens pour faire hâterles détachements qu’ils rencontraient. Beaucoup de femmes suivaientleurs maris à l’armée, soit que, par tendresse conjugale, elles nevoulussent point se séparer d’eux, soit que leur modeste fortune neleur permît point de vivre chez elles. Cependant quand nousentrions en campagne elles restaient au dépôt. Ces damesvoyageaient en cabriolet, en calèche, et marchaient avec leséquipages. On doit se douter que leurs chastes oreilles enentendaient de raides, et que leurs yeux voyaient souvent desspectacles assez indécents. Elles étaient, ainsi que nous, exposéesaux surprises, mais certaines d’entre elles se montraient trèsbraves ; j’en ai vu qui ne craignaient pas de s’emparer dufusil d’un blessé, et de faire le coup de feu avec nous.

La femme d’un colonel de hussards, tombée unjour dans une embuscade, défendit le convoi avec cinquante hommes,et bien qu’elle eût été blessée continua de tenir jusqu’à l’arrivéede renforts. D’autres, il est vrai, se montraient moinsbelliqueuses, et poussaient des cris de terreur dès qu’ellesentendaient siffler les balles.

Nous appelions ces équipages de femmes, les« chars d’amour », car certaines d’entre elles n’étaientpas insensibles aux œillades de quelque beau sous-officier…

Quand nous les retrouvions dans uncantonnement, elles venaient causer avec nous et ne dédaignaientpas d’accepter un verre de gros vin. Elles avaient presque toutesadopté des costumes moitié civils, moitié militaires, qui serapprochaient autant que possible de ceux de leurs maris. On disaitque la concorde ne régnait pas toujours entre elles. Cela étaitfatal, car il arrivait fréquemment que les femmes légitimes serencontrassent avec les maîtresses. Nous eûmes souvent à apaiserdes conflits, et à séparer de belles combattantes qui se crêpaientle chignon avec une rage folle et cherchaient à s’arracher lesyeux.

Ces dames n’étaient guère aimées descantinières dont elles réclamaient sans cesse les services, et dontelles eussent voulu faire leurs femmes de chambre.

Napoléon avait un moment interdit ces convoisde femmes, mais s’il parvenait à se faire obéir de ses officiers,il ne trouvait pas autant de soumission auprès de leursépouses ; elles n’avaient tenu aucun compte des ordresimpériaux et, comme l’Empereur ne pouvait tout de même pas lesfaire fusiller, il avait laissé faire. Il voyait cependant d’unmauvais œil cette invasion féminine et évitait de s’approcher deleurs équipages, craignant les reproches et les réclamations.

À Châlons, où nous bivouaquâmes en attendantde nouveaux ordres, car il régnait un peu de confusion dans lesarmées, nous nous installâmes dans une grande plaine crayeuse, àfaible distance de la ville. Malheureusement l’endroit où nous noustrouvions avait été ravagé par les troupes qui y avaient passéavant nous. Il n’offrait plus aucune ressource, et je puis direqu’il fallait du génie pour se procurer la subsistance de chaquejour, car les voitures de ravitaillement étaient toujours en retardet arrivaient régulièrement cinq ou six heures après que nousavions levé le camp…

La nuit, nous nous répandions dans la campagneet faisions main basse sur tout ce que nous pouvions trouver. C’estdans ces occasions que se distinguaient vraiment les« anciens ». Ils avaient toutes les ruses, péchaientpoules et canards au moyen d’hameçons, s’introduisaient même dansles maisons, au grand effroi de l’habitant qu’ils rançonnaient sansvergogne.

Malheur à ceux qui défendaient tropjalousement leur bien, car on ne les ménageait guère.

À vrai dire, nous nous conduisions tous commede vrais brigands, mais c’était la guerre, et nous estimions quepuisque nous défendions les terres des paysans, ils devaient enéchange nous approvisionner de pain, de viandes, de volailles et devin.

L’art de faire vivre une armée en campagneétait inconnu à cette époque. Une nuée d’employés avec grand etpetit état-major s’occupaient avant tout de faire leur fortune et yréussissaient sans peine. Leur soin principal était de pourvoir laGarde, et le reste s’arrangeait comme il pouvait.

Napoléon, qui a tout prévu, semble cependants’être désintéressé du service de ravitaillement ; iln’ignorait pas d’ailleurs que ses soldats savaient fort bien sedébrouiller eux-mêmes, et fermait les yeux sur leurs rapines etleurs déprédations.

En territoire étranger, le pillage et le volpouvaient à la rigueur se comprendre, mais en France la conduitedes troupiers était un scandale continuel, et les paysans nousredoutaient autant que l’ennemi.

En résumé, pour nous nourrir, nous affamionsl’habitant. Moi qui suis fils de cultivateurs et qui sais parexpérience combien ces pauvres gens ont de peine à vivre, tout entravaillant beaucoup, je m’insurgeai d’abord contre ces procédés,mais quand j’eus faim et que j’eus compris qu’il fallait voler ouse résigner à mourir, je fis comme les autres et devins un habile« chapardeur ».

Pour notre excuse, nous n’employions jamais leverbe voler ; nous le remplacions par le verbe« trouver »… En effet, un soldat ne vole jamais, il« trouve ».

Un soir, il m’en souvient, il nous arriva àMartinvast et à moi une assez désagréable aventure. Nous nousétions introduits dans la cour d’une petite maison, située enbordure de la route, et nous apprêtions à partir, quand un hommeparut, fusil à la main. Il nous invita à abandonner notre prise,mais nous ne tînmes aucun compte de cet ordre…

– Rendez-moi mes lapins, cria-t-il, ou je vousenvoie une charge de plomb.

Et il fit comme il disait, mais nous manqua àcause de l’obscurité. Nous feignîmes d’avoir été atteints, et nousnous mîmes à geindre de façon pitoyable. Le paysan s’approcha, nousnous jetâmes sur lui, et après l’avoir étourdi de coups, et luiavoir enlevé son fusil dont nous brisâmes la crosse sur le sol,nous pénétrâmes dans la maison. Elle était assez bien pourvue, etnous y trouvâmes de nombreuses bouteilles rangées dans un petitcellier. Comme la course de la nuit nous avait fort altérés, nousbûmes sans doute plus que de raison, car lorsque nous voulûmesrepasser le mur, cela nous fut impossible. Nous goûtâmes encore aupetit vin du bonhomme, et nous ne tardâmes pas à perdre la notiondes choses. Quand nous nous éveillâmes, nous nous trouvions étendusdans une charrette remplie de paille qui cheminait en grinçant surses essieux derrière notre compagnie.

De temps à autre la toile de la voitures’écartait, et la figure joviale du sergent Rebattel se montraitdans l’ouverture :

– Ah ! mes cochons, disait-il, c’estcomme ça que vous buvez seuls… vous ne pouviez donc pas faire signeà votre sergent… Vous apprendrez, fils de Bacchus, que lorsqu’ontrouve un bon endroit, faut toujours avertir son supérieur.

Nous étions un peu honteux, mais nous netardâmes point à nous apercevoir que cette aventure nous avait faitmonter dans l’estime du sergent et des hommes de la compagnie. Tousnous enviaient et nous fûmes promus au rang de gaillardsdélurés.

Comme on le voit, petit à petit, je devenaisun « dur à cuire », et ceux qui m’avaient pris pour unniais reconnaissaient maintenant que j’avais toutes les qualitésrequises pour faire un bon soldat, c’est-à-dire un habilechapardeur.

Nous ne savions pas au juste où nous allions.Nous avions cru tout d’abord que l’on nous dirigeait sur Mayence,mais des camarades bien informés (il y en a toujours dans unecompagnie) soutenaient que nous étions désignés pour garder lafrontière, explication bien vague, car il eût été difficile de direoù commençait et finissait la frontière… La France était partout,nous le croyions du moins.

Jusqu’à présent nous n’avions pas encore vul’Empereur dont on nous annonçait l’arrivée à chaque instant. Nousmarchions toujours ; nos étapes étaient longues, et plus nousavancions plus nous trouvions le pays dévasté. Les portes desvillages se fermaient à notre approche, et nous avions beau cogner,personne ne consentait à nous ouvrir. Avec nos uniformespoussiéreux, nos mines défaites, nous avions l’air de véritablesbandits, et nous avions beau crier : « Vivel’Empereur », nos voix demeuraient sans écho.

Le beau soldat de France, naguère popularisépar l’image, n’inspirait plus confiance ; seule la Garde quin’était point, comme nous, obligée de piller pour vivre, conservaitencore quelque prestige.

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