Le Sergent Bucaille

Chapitre 6

 

Les Russes fuyaient maintenant devantnous.

L’intention de l’Empereur était, paraît-il, decontinuer à les poursuivre, mais la pluie, la fatigue d’une marcherapide, le forcèrent à s’arrêter. Peu de soldats auraient pu suivreleurs drapeaux et il était, de plus, nécessaire de compléterl’attelage des batteries.

Le repos fut très court, et les opérationsrecommencèrent bientôt avec une nouvelle vigueur.

Cependant, Napoléon se retira à Vilna. Ilavait avec lui Maret, duc de Bassano, son ministre des relationsextérieures, et le comte Daru, son secrétaire d’État. Il ordonna deconstruire un camp retranché sur la rive droite de la Wilia, enface de Vilna, mais ces travaux furent vite abandonnés pour mettreKovno à l’abri d’un coup de main. Cette ville était son principalentrepôt de vivres ; ils y arrivaient par eau, maisparvenaient rarement jusqu’à nous. Nous étions souvent oubliés etdevions chercher notre nourriture où nous pouvions.

Nous vivions dans un état d’énervement tel quenous souhaitions plus que jamais de marcher au feu.

Ce ne fut que le 27 juillet que nous pûmesenfin nous rendre compte de ce qu’est une bataille. Nous avionsd’ailleurs le pressentiment que ça « allait chauffer »,car le sergent Rebattel était d’une gaîté folle, et ne cessait derépéter :

– Nous allons les voir à l’œuvre lesconscrits… et nous saurons bientôt ce qu’ils ont dans leventre.

Pour nous exciter, sans doute, il nousracontait les diverses batailles auxquelles il avait assisté, etson récit se terminait invariablement par cette phrase qu’ilsemblait affectionner : « Alors, nous fonçons sur eux àla baïonnette, et je crois bien qu’il n’en est pas resté unseul. » Eux, c’étaient tour à tour les Autrichiens, lesAnglais, les Espagnols ou les Turcs, des « sacréscochons » comme il disait, qui se mettaient toujours dixcontre un.

Et il fallait le voir, son sabre à la main,mimant une charge en hurlant comme un possédé. Les yeux luisortaient de la tête, et sa longue moustache se hérissait jusqu’àson nez. La nuit, nous rêvions de charges à la baïonnette, detueries et de victoires.

C’était vraiment un rude entraîneur d’hommesque ce sergent, et avec lui nous nous sentions en confiance. Ilnous semblait qu’en marchant à ses côtés nous n’aurions rien àredouter.

« La mort ne veut pas de moi »,affirmait-il.

Et comme quelqu’un lui faisait remarquer qu’ilpourrait bien la rencontrer un jour, il répondit en riant :« Ce jour-là, nous serons deux ».

Que pouvait craindre un tel homme ?

Je ne puis oublier que si, plus tard, je suisdevenu ce qu’on appelle un « flambard », c’est à Rebattelque je le dois.

Pour l’instant, je n’étais quunpauvre conscrit, qui saluait encore les boulets et les balles.

Un matin, nous apprîmes que les Russes étaientembusqués près d’un bois, à une lieue environ de Vitebsk, mais,pour les atteindre, il fallait traverser un ravin sur lequel onavait jeté un petit pont.

Dès que nous approchâmes, la mitraille se mità pleuvoir sur nous, et à peine le pont était-il franchi que deslanciers russes sortant de derrière le bois nous chargeaient enfourrageurs. Nous avions avec nous comme soutien deux centsvoltigeurs parisiens du 9e de ligne, des soldatsaguerris qui nous communiquaient leur entrain.

Il me serait bien difficile aujourd’hui dedécrire cette bataille. Tout ce que je puis dire c’est qu’une sortede folie s’était emparée de moi (et de mes camarades aussiprobablement). Grisé par l’odeur de la poudre, par le bruit descoups de feu, les hurlements gutturaux de l’ennemi, je me lançaisen avant, enfonçais ma baïonnette dans des corps d’hommes ou dechevaux, en poussant des cris furieux. Mon front ruisselait, mesmains aussi, mais ce n’était pas de sueur, c’était de sang. Je fusrenversé deux fois, j’entendis au-dessus de moi un galop furieux,et je ne sais comment je me retrouvai debout, le fusil à la main,piquant avec frénésie tout ce qui était devant moi, autour de moi,tout ce que je sentais au bout de ma pointe.

Les Russes avaient fui, et je frappaistoujours dans le vide, croyant encore faire face à l’ennemi.

– Bravo, conscrit, me dit une voix que jereconnus pour celle du sergent Rebattel… Pour un début tu t’es biencomporté… nous reparlerons de ça…

Dégrisé, je regardai autour de moi, et ne visque des cadavres ou des corps qui s’agitaient désespérément…

Rebattel, rouge de sang, pareil à un démon, setenait droit, son sabre fiché en terre… Une trentaine de fusiliersl’entouraient, les yeux brillants, les dents serrées, l’uniforme enlambeaux… Le capitaine Cassoulet, tête nue, sans hausse-col,l’habit sans boutons, s’appuyait sur un homme, en riant d’un airfarouche.

C’était tout ce qui restait de notrecompagnie. Je cherchai Martinvast et l’aperçus enfin à quelquespas. Il était assis par terre et s’entourait la main d’un lambeaud’étoffe.

Je lui touchai l’épaule, mais il ne mereconnut pas tout d’abord.

– Ah ! c’est toi, dit-il enfin… tu en esrevenu, t’as de la chance et moi aussi… N… de D… quellesuée !

– Tu es blessé ?

– J’sais pas… ma main m’fait mal… un coup desabre probablement…

Et avisant un voltigeur qui semblait leregarder :

– Qu’est-ce qu’il a celui-là, grogna-t-il…C’est-y qu’il voudrait que j’lui f… un coup de baïonnette à luiaussi…

L’homme à qui il en avait était debout, adosséà une pile de cadavres, tenant à la main un fusil brisé. Il nebougeait point et son regard fixe, sa face crispée avaient quelquechose de narquois et d’effrayant.

– Tu vois donc pas qu’il est mort, dit uncamarade.

– Tant mieux pour lui, murmura Martinvast, carje lui aurais appris comment que je m’appelle…

Une sorte de folie s’était emparée des raressurvivants de notre compagnie… ce n’étaient plus des hommes, maisdes fauves qui, pour un mot, se seraient entre-tués.

– Allons, les enfants, dit le capitaineCassoulet qui venait de bourrer son éternelle pipe, par quatre eten avant !…

Et d’une voix fausse, horriblement enrouée, ilentonna sur le rythme d’une marche de tambour cette chansontraditionnelle que j’avais entendue tant de fois sur lesroutes :

En avant ! fils de la grenade

Amorcez ! voilà l’ennemi !

En joue ! feu… à l’escalade !

Il ne faut pas vaincre à demi.

Entraînés par ce chant, les débris de la3e du 2 s’en allèrent, au pas, dans la grande plainejonchée de cadavres d’hommes et de chevaux.

Bientôt nous nous mêlions aux autres soldatset regagnions la réserve du 48e.

Notre exaltation était tombée : unegrande lassitude s’était emparée de nous… Seuls le capitaine et lesergent Rebattel tenaient toujours bon, en vieux briscards rompus àces sortes d’affaires.

Le père Cassoulet tirait énergiquement sur sapipe et le sergent, de ses doigts rouges de sang, roulait calmementles pointes de ses moustaches.

Il paraît que le courage et l’énergie dontnous avions fait preuve n’avaient pas échappé à l’Empereur qui, salorgnette aux yeux, avait suivi du haut d’un monticule toutes lesphases du combat.

Le lendemain soir, Rebattel, que nous n’avionspas vu de la journée, vint nous retrouver dans la maison en ruinesoù nous nous étions réfugiés, avant de reprendre notre marche enavant.

Il était à moitié ivre, et dès son entrée,s’écria d’une voix de tonnerre :

– Ça y est, les enfants, j’ai le« brimborion »…

Et comme nous le regardions,surpris :

– Ben quoi, ça vous étonne… c’est-y que vousseriez jaloux de votre sergent, par hasard ? Vous voudrieztout de même pas qu’après quatre mois de service, on vousrécompense comme les vieux briscards… Vous n’étiez pas à Fleuras,j’suppose, ni à Lodi, ni à Hohenlinden, ni à Marengo, ni àAusterlitz… moi, j’y étais, et ça chauffait quasiment plus durqu’hier… Alors quoi ?… est-ce que vous supposeriez que j’aipas mérité le brimborion… Allons, debout, conscrits, et rendez leshonneurs à votre sergent !

Il s’était adossé à la muraille, la maingauche sur le pommeau de son sabre, tandis que de la droite, ilcaressait en souriant une belle croix de la Légion d’honneur quipendait au bout d’un ruban rouge sur le côté gauche de sapoitrine.

C’était cette croix qu’il appelait lebrimborion.

Nous ignorions ce terme militaire, et jamaisil ne nous serait venu à l’esprit que l’on pût donner un tel nom àune récompense si enviée. Mais il était de tradition dans l’arméede désigner la croix sous ce vocable assez ridicule… et presqueméprisant.

Cela venait de ce qu’à l’origine, les croix dela Légion d’honneur étaient distribuées avec parcimonie. Ceux quine l’avaient pas obtenue, semblaient en faire fi comme d’un objetsans valeur et riaient, jusqu’à ce qu’ils l’eussent obtenu, de ce« brimborion » qu’ils brûlaient cependant dedécrocher.

Il en est toujours ainsi. Les choses neprennent réellement de valeur que lorsqu’on les possède enfin,après les avoir longtemps convoitées. D’année en année le mots’était propagé, mais on n’y attachait plus maintenant le senspéjoratif du début. Brimborion avait dévié de son vrai sens, etétait devenu un terme courant qui n’avait rien d’irrespectueux…

L’Empereur lui-même n’hésitait pas àl’employer et il lui arrivait souvent de dire à un homme décoré, enlui pinçant l’oreille, suivant son habitude :

– Où as-tu gagné ton brimborion ?

Le sergent Rebattel attendait la croix depuislongtemps. Il l’avait méritée autant que bien d’autres qui, plusheureux, l’avaient obtenue assez vite.

La première fois qu’il avait été blessé, ilcroyait bien l’avoir, la deuxième fois, il y comptait, mais à latroisième blessure, il avait abandonné tout espoir.

Il était furieux au fond, mais n’en laissaitrien paraître et se moquait de ceux qui l’arboraient sur leurpoitrine. « Encore un qui a su « manœuvrer »,disait-il. Une fois cependant il avait eu une émotion. À une revue,l’Empereur s’était arrêté devant lui. Rebattel avait vu trouble. Ilcroyait déjà sentir la main du « Petit Caporal »épinglant le « brimborion » sur sa capote, mais Napoléonlui avait dit simplement :

– Je te reconnais, toi… tu étais à Marengo… Etil avait passé, raide dans sa redingote grise, les mains audos.

Rebattel avait éprouvé une vive déception, etavait fini par croire que quelque officier l’avait desservi auprèsde l’Empereur. Ses soupçons s’étaient d’abord portés sur uncommandant qui s’appelait de Boigneville, et ensuite sur un colonelqui l’avait, un jour, pris en faute : « C’est cechameau-là qui me nuit », ne cessait-il de répéter. Cependant,à Eylau, ce colonel avait été tué, et Rebattel attendait toujoursle « brimborion ».

Après l’affaire de Vitebsk l’Empereur, entouréde son état-major, avait décerné de nombreuses récompenses pourapaiser un peu l’armée qui commençait à murmurer, et, cette fois,Rebattel avait obtenu la croix des braves :

– Voyez-vous, nous dit-il, vaut mieux tard quejamais… le mérite finit toujours par être récompensé car le PetitTondu a l’œil à tout, et il voit tout ce qui se passe sur le champde bataille. (La veille encore, il accusait l’Empereur de se f… deses soldats comme de sa première culotte). Faut croire qu’ilm’avait remarqué, car il m’a dit en épinglant le brimborion :« Tu es un brave ». Pour ça, je crois qu’il ne setrompait pas… Il a même ajouté « et tes hommes aussi sont deslapins ». Quand il a appris par un grand type qui se tenait àcôté de lui et dont j’ignore le nom, que vous n’étiez que desconscrits, il a dit comme ça : « Faut les récompenser,eux aussi »… Oh ! croyez pas qu’il va vous f… la croix,non… vous êtes encore trop jeunes, mais il va s’occuper de vousquand même… On m’a demandé les noms des plus méritants et, ma foi,j’ai répondu que vous l’étiez tous les uns autant que les autres…j’pouvais pas dire autrement, s’pas ?… Cependant, j’ai donnéton nom, Bucaille, parce que c’est toi qui as occis le plus deRusses… J’étais à côté de toi, et j’ai bien vu, N… de D… commentque tu les houspillais ; J’ai cité également Boivin etMartinvast… Vous désolez pas les autres, vous aurez votre touraussi, car les occasions ne vont pas manquer… Paraît que l’Empereurva tenter un grand coup… Je l’sais, mais motus, ça neregarde personne… Allons, c’est pas tout ça, si quelques-unsd’entre vous ont de l’argent de reste, je pense qu’ils ne vont paslésiner pour arroser la décoration de leur sergent… c’est dansl’ordre… et la maman Gertrude ne demandera pas mieux que derecevoir vos sit nomen. Allons… par le flanc droit, enavant… arrche !…

Et Rebattel, plus crâne que jamais, nousentraîna vers la voiture de notre cantinière.

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