Le Sergent Bucaille

Chapitre 7

 

En campagne, pendant le repos, les cantinièresse tenaient près du dépôt du régiment auquel ellesappartenaient.

C’était un assez bon métier que celui decantinière. Ces dames commençaient ordinairement par suivre unsoldat qui leur avait inspiré de tendres sentiments. On les voyaitd’abord cheminer à pied, avec un petit baril d’eau-de-vie ensautoir, mais bientôt elles avaient une voiture et un cheval, quine leur avaient rien coûté bien entendu, et que leur avaientprocurés des soldats « débrouillards ». Trouver unevoiture et un cheval, rien n’est plus simple, lorsque l’on est enguerre. Quant aux provisions : vin, cervelas, fromage etconfitures, elles les « achetaient » aussi, la plupart dutemps, sans bourse délier. Les cantinières (cela arrivaitquelquefois) servaient assez fréquemment de complices auxmaraudeurs en mettant dans leurs voitures les objets volés.

Pendant quelque temps, on infligea à cellesqui étaient prises prêtant la main aux « chapardeurs »une punition qui était exactement celle qu’on infligeait, sousl’ancien régime, aux filles de mauvaise vie ; elles étaienttondues et condamnées à passer toutes nues à califourchon sur unâne devant le front du régiment.

Cela avait amusé tout d’abord, mais n’avaitpas tardé à indigner les soldats parmi lesquels les cantinièresavaient beaucoup d’amis.

D’ailleurs la liberté du pillage devenait dejour en jour plus grande, et on finit par fermer les yeux sur lespetits trafics de ces dames. Elles ne vendaient pas seulement àboire, elles prêtaient aussi de l’argent. Au camp, la tente de lacantinière servait de salon de compagnie, d’estaminet, de café. Ony jouait, on y buvait, on y fumait et l’on s’y tenait au courantdes petits potins de régiment.

Le jeu en honneur était le loto, et une amendeétait infligée à celui qui ne désignait pas les numéros par lespériphrases d’usage : le numéro un était appelé lecommencement du monde ; le 2, la petite poulette ; le 3,l’oreille du juif ; le 4, le chapeau du commissaire ; le5, l’alène du cordonnier ; le 7, la potence ; le 22, lescanards du Mein[4], le 33, les deux bossus ; le 89,la Révolution, etc.…

Les cantinières rendaient de grands services àl’armée, tout en faisant leur fortune. Douées d’une énergie peucommune, bravant le chaud, le froid, la pluie et la neige, comme devrais soldats, elles suivaient les troupes. Beaucoup avaient labravoure de vieux grenadiers.

La maman Gertrude, que nous appelions« Finette » (je ne sais pourquoi) portait de l’eau-de-vieaux hommes au milieu des balles et des boulets. Elle avait étéblessée deux fois. Et ne croyez pas que ce fût l’amour du gain quilui fît affronter le danger, non, c’était un sentiment plus noble,puisque les jours de bataille, elle ne demandait pas d’argent.

D’autres cantinières l’imitaient, mais pasavec la même crânerie.

Beaucoup d’entre elles étaient mariées, et jen’ai pas besoin de dire que leurs pauvres maris en voyaient dedures. Quand leur présence devenait gênante, certainssous-officiers ne manquaient jamais de saisir un prétexte pour lespunir et les faire coucher à la garde du camp.

La maman Gertrude était la veuve d’ungrenadier tué à Iéna. Elle avait environ quarante ans, et étaitdemeurée jolie femme, mais elle avait une façon de s’habiller quila faisait paraître plus vieille qu’elle n’était. C’est sans doutepour cela qu’on lui donnait ce nom de « maman » qui eûtmieux convenu à d’autres beaucoup moins jeunes et bien moinsappétissantes.

Les mauvaises langues prétendaient que« la Finette » avait le cœur sur la main et ne savaitrien refuser aux sous-officiers et aux soldats, à conditiontoutefois qu’ils lui plussent. Elle avait toujours un favoriqu’elle gardait huit jours, quelquefois plus, mais rarement, et cefavori était généralement un gars solide. Très brune, légèrementmoustachue, avec de grands yeux à damner un saint, la mamanGertrude avait le don du commandement. Elle vous remettait lesfarceurs à leur place, fallait voir, et se débarrassait desivrognes en un tournemain.

Le sergent Rebattel passait pour avoir obtenuses faveurs, mais aujourd’hui il était simplement le camarade, etlorsque, pris de boisson, il se montrait trop entreprenant, la« Finette » lui appliquait une vigoureuse gifle et iln’insistait pas.

Quand nous arrivâmes auprès de sa voiture,elle était en conversation avec un sous-officier de voltigeurs quila regardait amoureusement, en tortillant sa longue moustache.

Nous mîmes fin à ce tête-à-tête, au grandmécontentement du voltigeur qui s’en alla en grommelant.

– Finette, s’écria le sergent Rebattel, devinece qui nous amène ?

– Parbleu, répondit la cantinière, vous avezenvie de vous rincer le bec.

– Ça oui, et sérieusement… mais y a autrechose…

Et tout en parlant, le sergent tenait sa largepaume sur sa poitrine pour dissimuler sa croix.

– Et quoi donc ? demanda lacantinière.

– Devine…

– Tu as découvert un chargement devin ?

– Non.

– Une cargaison de volailles ?

– Tu n’y es pas.

– Tu as peut-être déniché un trésor dans unemaison en ruines ?

Le sergent souriait en nous regardant.

– Voyons, parle…

Rebattel laissa tomber sa main, et ditsimplement :

– Regarde.

La Finette demeura un moment interdite, puisse précipitant vers le sergent, l’embrassa sur les deux joues endisant :

– Eh bien, Gaspard… tu ne l’as pas volée… y alongtemps que tu devrais l’avoir… vrai je suis contente, oui là,bien contente…

– Moi aussi, murmura Rebattel… On a beau fairefi de ces machins-là, un coup qu’on les a, on a de la satisfactionquand même… Un vieux briscard comme moi qui n’a pas le brimborionpasse pour un jean-f… aux yeux de ses soldats… Allons, pour arroserça, verse-nous du giclard et du meilleur, c’est les conscrits quipayent…

– Pas du tout, c’est moi… approchez, lesenfants…

Et la cantinière, grimpant dans sa voitureavec la légèreté d’une jeune fille, nous distribua des« moques » d’un petit vin blanc qu’elle tenait en réservepour les grandes occasions.

Rebattel pérorait, cherchant ses mots, car ilétait déjà passablement gris, bien qu’il supportât merveilleusementla boisson, mais depuis le matin, il avait copieusement arrosé sacroix avec les camarades… Il devenait galant, et cherchait àembrasser la Finette. Celle-ci le repoussait en riant auxéclats.

Le sergent crut sans doute que c’était notreprésence qui empêchait la cantinière de répondre à son ardeur, caril nous dit, en bégayant :

– Vous autres… allez voir au cantonnement sij’y suis… et n’oubliez pas que vous devez toujours une tournée… çasera pour demain… Tâchez moyen de conserver de la pécune… ou sansça… oui parfaitement… comprenez…

Nous partîmes.

De loin nous apercevions le pauvre sergent quifaisait de grands gestes, mais la cantinière pour mettre fin auxexpansions de l’ivrogne, fouetta son cheval et Rebattel demeura surle chemin, ahuri, titubant, le shako en arrière…

Nous ne le revîmes que le soir, mais dans quelétat, grand Dieu !… Ce n’était plus un homme, mais un paquetde boue…

« Vive l’Empereur ! Vive l’Em… pe…reur ! bégayait-il entre deux hoquets… salauds de Russes…cochons de Russes !… Revenez-y, n… de D… revenez-y pourvoir !… »

Et avec son sabre, il exécutait de siterribles moulinets que nous dûmes nous écarter de lui.

Je ne sais où il passa la nuit ; lelendemain, il était complètement dégrisé. Il avait lavé sa capoteet ses guêtres et fourbi le fourreau de son sabre. Il semblait nese souvenir de rien et nous évitâmes, bien entendu, de faireallusion à la petite scène de la veille.

Des estafettes couraient de tous côtés. Lesordres se précipitaient, nous allions reprendre notre marche enavant.

Rebattel nous fit aligner, prit un air grave,et prononça :

– Bucaille… Martinvast… Boivin ! sortezdes rangs.

Nous nous avançâmes. Le capitaine Cassoulettira de sa poche une feuille de papier et lut à hautevoix :

« Par décision, en date de ce jour, lesnommés Bucaille, Boivin et Martinvast sont nommés caporaux, enraison de leur brillante conduite au combat de Vitebsk… Ilsdevront… »

Une colonne qui s’avançait l’obligead’interrompre sa lecture.

– En avant ! arrche ! commanda-t-il…Nous n’allons pas nous laisser passer dessus par ces clampins… Pasaccéléré !… Plus vite, n… de D… !

Notre compagnie, très éprouvée, on le sait,avait besoin d’être reformée et on s’apprêtait à la compléter avecdes réserves qui venaient d’arriver.

L’Empereur avait, paraît-il, reçu de mauvaisesnouvelles, et allait, à marches forcées, se transporter versMoscou.

C’était là qu’il espérait signer la paix.

Le lendemain, nous nous trouvions dans unerégion marécageuse où la marche devenait des plus difficiles. Onnous dit que nous nous dirigions sur Kobrin. Une ville ou une autrecela importait peu ; nous n’avions aucune idée de la régiondans laquelle nous nous trouvions, et ne pouvions supposer que lesdistances que nous avions encore à parcourir fussent sigrandes.

Un caporal de notre compagnie qui passait pourtrès instruit avait, quelques jours auparavant, déployé une cartedevant nous, et en voyant sur cette carte combien les villes et lesvillages étaient rapprochés les uns des autres, nous en avionsconclu que nous n’étions pas loin de Moscou.

– C’est l’affaire de deux jours, avait ditRebattel avec assurance… Tenez… v’là la route à suivre.

Ce qu’il prenait pour une route était unfleuve, mais le brave sergent qui ne voulait point avouer sonignorance, répétait à chaque instant :

– Parbleu… j’la connaissais la route… J’avaisdéjà lorgné la carte… pas besoin d’être officier d’état-major pours’y reconnaître sur ces machins-là…

Quand il vit que nous pataugions dans desmarécages, et qu’il fallait souvent marcher trois ou quatre joursavant de rencontrer un centre habité, il ne se démonta pas pour sipeu.

– Parfaitement ! dit-il, les officiersnous font faire un détour pour surprendre les Russes… vous allezvoir qu’avant peu nous allons leur tomber dessus à cessaligauds-là…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer