Le Sergent Bucaille

Chapitre 13

 

Le 1er mars, nous abordâmes la côtefrançaise au Golfe Juan et établîmes notre bivouac dans un champd’oliviers.

Les paysans, étonnés d’abord, se rassurèrentpeu à peu.

Il y avait parmi nous quatre grenadiers quiétaient d’Antibes, et qui se chargèrent de les renseigner, enemployant leur patois. Bientôt l’Empereur reçut une délégation à latête de laquelle se trouvait un ancien sergent de voltigeurs quiavait perdu une jambe à Eylau. Il voulait à toute force noussuivre, malgré son infirmité, et quand on lui eut fait comprendreque c’était impossible, il pria l’Empereur d’engager son neveu, unjeune homme de dix-huit ans qui fut agréé aussitôt.

– Voilà déjà du renfort, me dit Manjoux enriant…

L’Empereur voulut d’abord s’assurer lagarnison d’Antibes, et envoya une trentaine de grenadiers enparlementaires, avec la consigne de se présenter comme déserteurset de séduire les troupes, mais on les attendit vainement. Sansdoute s’étaient-ils mal acquittés de leur mission ou avaient-ilsété suspects dès leur arrivée. Il fallut renoncer à s’adjoindre lessoldats d’Antibes.

À la nuit, nous nous mîmes en route ; leslanciers polonais qui nous accompagnaient portaient leur selle surle dos, en attendant qu’ils pussent trouver des chevaux. Nous fîmesle premier jour dix lieues sans nous arrêter, étapeparticulièrement difficile dans un pays fort accidenté. Bien quenous eussions perdu à l’île d’Elbe l’habitude de la marche, nousaccomplîmes cependant ce tour de force, car c’en était un.

Le 5, nous arrivions à Gap et, là, l’Empereurfaisait imprimer les proclamations qu’il avait dictées à bord del’Inconstant.

Il y en avait deux : une à l’armée, uneautre au peuple français.

Je ne reproduirai ici que celle quis’adressait aux soldats, et qui est peut-être une des plus bellesque l’Empereur ait lancées :

« Soldats !

Nous n’avons pas été vaincus. Des hommessortis de nos rangs ont trahi nos lauriers, leur pays, leur prince,leur bienfaiteur. Dans mon exil, j’ai entendu votre voix ; jesuis arrivé à travers tous les obstacles et tous les périls. Nousdevons oublier que nous avons été les maîtres des nations, maisnous ne devons pas souffrir qu’aucune se mêle de nos affaires. Quiprétendrait être le maître chez nous ? Reprenez ces aigles quevous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Montmirail ! Lesvétérans de l’armée de Sambre-et-Meuse, du Rhin, d’Italie,d’Égypte, de l’Ouest, de la gendarmerie sont humiliés. Venez vousranger sous les drapeaux de votre chef, et la victoire marcheraencore au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationalesvolera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. Dansvotre vieillesse, entourés et considérés de vos concitoyens, ilsvous entendront avec respect raconter vos hauts faits, et vouspourrez dire avec orgueil : « Et moi aussi je faisaispartie de cette grande armée qui est entrée deux fois dans les mursde Vienne, dans ceux de Rome, de Berlin, de Madrid, de Moscou, quia délivré Paris de la souillure que la trahison et la présence del’ennemi y ont empreinte ».

Quand il affirmait que « l’aigleimpériale volerait de clocher en clocher jusqu’aux tours deNotre-Dame », il disait vrai.

Accueilli d’abord avec plus d’étonnement qued’enthousiasme, il vit les populations s’animer au fur et à mesurequ’il avançait. Lorsqu’il eut traversé la Durance, il commença àrecevoir des renforts.

Le 7, comme nous entrions dans le départementde l’Isère, nous rencontrâmes un bataillon qui nous accueillitbientôt avec transport. Ce bataillon hésitait d’abord. Napoléons’approcha, et découvrant sa poitrine : « S’il en est unqui veuille tuer son Empereur, il le peut, me voici ! »,s’écria-t-il.

Des cris de : « Vivel’Empereur ! Vive Napoléon ! » lui répondirent.Manjoux exultait.

– Hein ? me dit-il, tu constates quej’avais raison, quand je te disais que notre voyage de la côteméditerranéenne à Paris serait un voyage triomphal… Partout où nouspasserons, nous serons reçus à bras ouverts, et les officiersroyalistes ne parviendront pas à retenir leurs troupes.

– Oui, répondis-je, tu avais raison, maist’es-tu demandé ce qui arrivera une fois que nous serons àParis ?

– Parbleu ! c’est bien simple !l’Empereur réorganisera son armée et courra sus aux Russes, auxAutrichiens… et aux Prussiens. Ah ! nous assisterons encore àde beaux combats, tu peux en être sûr… et qui sait, nousdécrocherons peut-être bientôt nos galons d’officier.

– Oh ! moi, je me contente de mes deuxsardines et de ma croix.

– Alors, tu ne voudrais pas êtreofficier ?

– À quoi bon ? Comme sergent, j’estimeque je rends autant de services. Pour être officier, vois-tu, ilfaut des qualités que je n’ai pas.

Manjoux haussa les épaules :

– Les seules qualités pour un officier,dit-il, c’est d’avoir du courage et de l’audace… Vois donc ceux quiont obtenu de hauts grades, est-ce que tu crois que ce sont deshommes autres que nous ?… Aujourd’hui les grades nes’obtiennent plus par faveur, mais à la force du poignet. Lemoindre fils du peuple peut devenir maréchal de France… et lapreuve… nous l’avons eue plus d’une fois sous les yeux :Augereau, fils d’un domestique ; Lefebvre, fils d’unmeunier ; Murat, fils d’un laboureur ; Drouot, fils d’unboulanger ; Masséna, fils d’un vigneron… et j’en oublie…

– Mon cher Manjoux, tu me sembles bienambitieux.

– Oh ! moi, vois-tu, je vise toujoursplus haut… ça n’est pas défendu, n’est-ce pas ?

– Bien sûr… On te verra peut-être un jourmaréchal de France, et duc de quelque chose…

– Ne te moque pas de moi, Bucaille… je n’aipas tant de prétentions, mais je deviendrais chef de bataillon ousimplement capitaine, que cela ne me déplairait pas… En tout cas,si j’obtiens les galons de lieutenant, ça me permettra de vider unevieille querelle…

– Que veux-tu dire ?

Un ordre lancé par notre commandant noussépara l’un de l’autre.

Nous approchions de Grenoble, il fallait êtreprêts à toute éventualité.

C’était, nous l’apprîmes, le général Marchandqui défendait cette ville.

Bientôt nous vîmes approcher des troupes.Est-ce que celles-là allaient aussi faire leur soumission ?Quand elles ne furent plus qu’à une centaine de mètres, le colonelqui les commandait arbora l’aigle et la cocarde tricolore et sonrégiment nous rejoignit en criant : « Vivel’Empereur ! »

Ce régiment était le 7e de ligne,et son colonel, François Huchet de La Bedoyère, que les Bourbonsdevaient faire fusiller quelques mois plus tard. Dès que nousarrivâmes à Grenoble, les portes de cette ville étaient fermées,mais la garnison nous attendait. Il y avait là le 4ed’artillerie, dans lequel l’Empereur avait été officier, etl’esprit qui animait ce régiment ne pouvait qu’être favorable.Bientôt ce fut de la frénésie : les portes de la ville avaientété brisées par les habitants eux-mêmes ; soldats et civilsfraternisaient.

Napoléon était maintenant sûr du succès, etnous arriverions à Paris sans tirer un coup de fusil.

Dans l’espace de six jours, nous avions faitquatre-vingts lieues, sur des routes souvent défoncées, et dans unesaison où la pluie et la boue ne sont point rares. Il y a, jecrois, peu d’exemples dans l’histoire d’une marche aussirapide.

Avant de quitter Grenoble, l’Empereur passa enrevue la garnison. Quand il fut devant le front du 4ed’artillerie, il s’arrêta et s’adressant aux canonniers :« C’est parmi vous, dit-il, que j’ai commencé le métier de laguerre ; je vous aime tous comme d’anciens camarades. Je vousai suivis sur le champ de bataille, et j’ai toujours été content devous ; vous et toute l’armée serez contents de moi. Lessoldats ont retrouvé en moi un père ; ils peuvent compter surles récompenses qu’ils ont méritées. »

En un instant toutes les troupes avaientarboré la cocarde tricolore et ce n’étaient point des cocardesneuves, mais des vieilles, salies, usées qui avaient vu plus d’unefois le feu de l’ennemi. Chaque soldat avait naguère caché lasienne dans son sac, comme une relique et tous étaient heureux depouvoir la montrer maintenant, pour prouver à l’Empereur qu’ilscomptaient bien le revoir à leur tête.

Nous continuâmes notre marche, acclamés parles populations.

Partout, à notre approche, dans les moindresvillages comme dans les plus grandes villes, les cloches sonnaienten notre honneur.

Un enthousiasme que nous n’avions peut-êtrejamais ressenti nous emportait tous, nous soulevait d’un soufflehéroïque. Nous étions fiers de suivre l’Empereur, et pas un de nousmaintenant ne doutait de la victoire.

Manjoux était venu me rejoindre, et nousmarchions tous deux côte à côte…

– Eh bien, lui dis-je, et cettequerelle ?

Il me regarda, étonné, puis sesouvenant :

– Ah ! oui… c’est vrai, je n’ai pas finimon histoire… tu tiens à la connaître ?

– Dis toujours, cela fera passer le temps.

– Oui… Eh bien ! si je tiens tant àavancer en grade, et à décrocher au moins les galons de lieutenant,c’est pour demander raison à un homme que tu connais.

– Et qui donc ?

– Le lieutenant Gérard…

– Bien sûr que je le connais, nous l’avonsmême à quelques pas devant nous… Il n’a pas la réputation d’être unméchant homme… Que t’a-t-il fait ?

– Cela remonte à 1809… c’est-à-dire à six ansdéjà… c’était la veille de la bataille de Wagram… Gérard étaitsergent, et moi simple caporal… nous avions été bien ensemblejusqu’alors, mais voilà-t-il pas qu’il s’avise de me donner unordre, et comme je n’avais pas entendu, il se met à m’en débiter,fallait voir… j’ai riposté comme de juste, et alors, tu ne sais pasce qu’il m’a dit… il m’a dit : « J’ai bien tort dediscuter avec un idiot comme toi ». Idiot, ma foi, c’était pasun compliment, bien sûr, mais enfin j’aurais passé là-dessus, quandil a ajouté : « C’est pas dans les voltigeurs que tudevrais servir (à ce moment je n’étais pas encore dans la Garde) tudevrais appartenir au régiment des riz-pain-sel ».

Pour une injure, c’en était une… il avaitl’air de me dire que j’étais bon à rien, quoi ! C’est deschoses qu’on n’oublie pas quand on a un peu de cœur au ventre… Lelendemain j’enlevais un drapeau autrichien… c’était une bonneréponse, hein ? J’aurais cru que Gérard m’aurait au moinscomplimenté, mais sais-tu ce qu’il m’a dit… Oh ça ! parexemple, c’était le comble… il a dit « que les Autrichiensavaient f… le camp, en abandonnant leur drapeau sur le champ debataille, et que je n’avais eu qu’à le ramasser. » Alors, jelui ai répondu : « Si nous avions le même grade, vous merendriez raison de ce que vous venez de me dire, ça viendrapeut-être un jour. » Comprends-tu, maintenant, pourquoi jedésire si vivement avancer en grade ? Quand il a vu qu’on menommait sergent et qu’on me donnait la croix, il a failli en faireune maladie… car lui, il ne l’a pas la croix… je ne sais même pascomment il est parvenu à se faire nommer lieutenant… On dit qu’ilest protégé par le prince Eugène… Depuis, il a cherché à renoueravec moi, parce qu’il sait bien que je le retrouverai un jour, maismoi je n’ai pas oublié… M’accuser d’avoir ramassé un drapeau, quandj’ai attrapé quatre blessures pour m’en emparer, et que j’ai failliavoir le poignet coupé !… Ça se paye, ces choses-là. Est-ceque tu n’es pas de mon avis ?

– Je ne puis que t’approuver.

– Eh bien ! avant peu, tu verras un beauduel… Ah ! je ne le ménagerai pas, je te prie de le croire… etil le sait bien, l’animal, car, pendant que nous étions à l’îled’Elbe, il ne quittait pas la salle d’armes.

– Il se peut que tu attendes longtempsencore.

– Non… À la prochaine affaire, je décrocheraimes galons… j’en suis sûr… l’Empereur me connaît, tu as vu que,là-bas, il ne dédaignait pas de causer avec moi… Un jour, il m’amême demandé : « Qu’est-ce que tu désirerais,Manjoux ? » « Moi, Sire, que je lui ai répondu, jedésirerais devenir officier. » Alors, il a souri, et a ditcomme ça : « C’est dans les choses possibles, monbrave. »

– Donc, tu as des chances…

– Oui, n’est-ce pas ? À la prochainebataille je veux faire une action d’éclat ou crever.

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