Le Sergent Bucaille

Chapitre 18

 

Avec plusieurs de mes camarades, nous avionsrésolu de quitter l’armée et de retourner dans nos foyers, mais unordre parut enjoignant aux troupes de rester fidèles au nouveaugouvernement, sous peine de sanctions prévues par la législationmilitaire.

Certains régiments, au lieu d’être dirigés surla Loire, furent maintenus à Paris, et le 2e grenadiersfut parmi ceux qui restèrent.

Je ne sais ce que l’on voulait faire denous.

Espérait-on nous tenir par des promessesd’avancement ?

Tous nos officiers appartenaient maintenant auparti royaliste, et nous étions surveillés, épiés comme desconspirateurs.

On avait aussi introduit parmi nous des hommesqui avaient fait leur soumission au nouveau régime ; c’étaientpour la plupart des Vendéens auxquels le nom de l’Empereur étaitodieux.

Un jour, un sergent du nom de Guérand me prità partie sans raison :

– Il y a ici, dit-il, des sous-officiers quiont la croix d’honneur, mais on sait comment ils l’ont gagnée.

Et, en disant cela, il me regardaitinsolemment. Je m’approchai et à voix basse :

– Si tu n’es pas un lâche, tu vas me rendreraison sur l’heure…

– Je suis prêt, répondit-il.

– C’est bien, trouve-toi à sept heures dans laplaine de Grenelle, près du magasin des subsistances…

Je pris comme témoins les sergents Hamel etRivière qui acceptèrent avec joie de me seconder…

Le soir même, nous étions au rendez-vous, maisau lieu d’y rencontrer mon adversaire et ses amis, nous noustrouvâmes en face d’un officier de gendarmerie et de dix de seshommes.

Voilà quelles étaient les nouvelles mœursinstituées dans l’armée !

Cette affaire me valut trente jours deprison ; quant à Hamel et à Rivière ils s’en tirèrent avecquinze jours d’arrêts de rigueur…

L’affaire fut portée devant notre colonel etl’on m’enleva mes galons de sergent. J’eus la honte d’être dégradédevant les troupes assemblées mais, après la parade d’exécution,beaucoup de mes camarades vinrent me serrer la main.

Vous devez penser ce que fut ma vie après cetincident… Mon ancien adversaire qui m’était maintenant supérieur engrade m’infligea les pires humiliations et les officiers, loin dele blâmer, semblaient lui donner raison.

Le sergent Hamel qui n’était guère mieuxtraité que moi me dit un soir :

– Notre place n’est plus ici, Bucaille, noussommes traités en ennemis et, un jour ou l’autre, il nous arriveraquelque fâcheuse histoire. Il vient de paraître un décret quiautorise les militaires blessés au cours des campagnes del’Empereur à demander leur congé… Faisons une demande qui seracertainement agréée, car le gouvernement cherche autant quepossible à se débarrasser des « mauvaises têtes ». Nousn’avons plus rien à espérer, nos chances d’avancement sont tropcompromises, et puis j’estime que c’est une trahison que de servirun Roi qui s’est fait l’allié des ennemis de la France.

– Je t’approuve, répondis-je, nous nous étionsengagés à servir l’Empereur, mais puisqu’il n’y a plus d’Empereur,nous sommes déliés de notre serment.

Nous rédigeâmes nos deux demandes, et au boutde cinq mois seulement nous fûmes enfin autorisés à quitterl’armée.

J’avoue que ce n’est pas sans un serrement decœur que je dis adieu à mon vieux régiment.

J’avais souvent, au début de monincorporation, maudit l’Empereur, mais peu à peu, je m’étais pris àl’aimer et je l’aimais encore plus depuis que je le savaismalheureux. Je n’ai pas à apprécier sa politique. S’il a eu destorts, je veux les oublier.

Pour nous autres soldats, il fut le chef quinous menait à la victoire, et nous ne demandions pas autre chose.Il nous grisait de proclamations et de promesses, et nous lesuivions, parfois en rechignant, mais nous le suivions quand même,car il avait su réveiller en nous cet instinct combatif quisommeille au cœur de tout militaire.

Il a été l’artisan de sa propre ruine. Aprèsavoir étonné le monde, il a laissé la France plus petite qu’il nel’avait trouvée, mais on ne peut lui reprocher d’avoir méconnu lagrande idée de patrie.

Le 7 décembre 1815, je quittai avec Hamel lacaserne du Champ de Mars.

Il régnait dans Paris une vive agitation. Desgroupes se formaient çà et là et nous nous demandions si l’Empereurn’était pas remonté sur sa bête, et s’il n’allait pas bientôtrallier autour de lui les débris de son armée, quand nous apprîmesl’affreuse vérité.

Le matin même, à huit heures, le maréchal Neyavait été fusillé avenue de l’Observatoire. Hamel et moi nous nousserrâmes les mains avec émotion, et les larmes nous vinrent auxyeux car nous aimions tous le maréchal qui était vraiment un pèrepour ses hommes.

Des gens bien informés racontaient sesderniers moments. Il avait montré, comme on devait s’y attendre, uncourage héroïque.

Labédoyère avait subi le même sort. Lavaletten’avait dû son salut qu’au dévouement de sa femme et à lagénérosité de trois officiers anglais : Wilson, Bruce etHukingston. Le maréchal Soult s’était enfui en Allemagne pour ymettre sa tête à l’abri.

Dans plusieurs villes du Midi, des sicairesavaient organisé l’assassinat. Le général Brune avait été tué àAvignon, le général Ramel à Toulouse.

Une innombrable armée étrangère foulait leterritoire, en attendant que l’on eût réglé l’énorme contributionque les puissances exigeaient de nous. Leur police officieuseveillait dans l’ombre ; tout paraissait séditieux.

La France était dans la stupeur. Et déjà,celui qui avait été notre maître languissait àSainte-Hélène !

……  …  …  …  … . .

Je suis maintenant rentré dans mes foyers. Jeme suis marié et j’essaie peu à peu de reprendre la vie calme demes ancêtres, mais je suis encore comme étourdi du fracas desbatailles et, l’avouerai-je, moi qui n’avais jadis aucun goût pourle métier de soldat, je me prends parfois à regretter le bruit dela fusillade et du canon. Parfois aussi, tout en labourant meschamps avec mon père, il me semble apercevoir dans le lointain unepetite silhouette grise sur un cheval blanc… et, comme dans unrêve, je vois défiler des bataillons qui poussent ce cri que j’aientendu si souvent :

– Vive l’Empereur !…

FIN

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