Le Sergent Bucaille

Chapitre 17

 

Quand le jour se leva, j’aperçus à mes côtésdes cadavres et des blessés que des rôdeurs sortis on ne sait d’oùétaient en train de détrousser. Ces misérables s’étaient, après labataille, abattus comme des corbeaux sur les héroïques victimes decette sanglante journée. L’un d’eux m’aperçut et déjà il s’avançaitvers moi, mais il comprit sans doute que je n’étais pas disposé àme laisser dévaliser, car il disparut… L’arrivée des ambulanciersmit en fuite ces misérables. Plusieurs furent arrêtés et fusillésséance tenante.

Comme j’avais repris quelques forces, je pusme diriger à pied vers un poste de secours. Là, je retrouvaiquelques grenadiers de la Garde. Tous étaient très excités, et l’und’eux, un sergent, ne cessait de répéter :

– Nous avons été trahis !… nous avons ététrahis !…

Et les autres l’approuvaient.

– Nous devions vaincre, affirmait-il, mais ily en a qui n’ont pas exécuté les ordres qu’on leur avait donnés…Ah ! si tous les généraux avaient été comme Ney etCambronne.

Ce sergent qui se nommait Jolibois avait eul’honneur de combattre jusqu’à la fin… Il faisait partie du derniercarré, de celui que commandait Cambronne.

– Ah ! mes amis, nous dit-il… ceux quin’ont pas vu notre Empereur à la fin de la bataille n’ont rien vu…Comprenant qu’il n’arriverait pas à ramener les fuyards, il seplace au milieu de notre carré… on veut le forcer à s’en aller,mais il refuse… « La mort ne veut pas de vous, lui disaientles officiers… retirez-vous ». Mais il ne voulait rienentendre. Il voulait périr avec nous… On parvint à l’entraîner… Jele vois encore s’en allant sous la mitraille, tête nue, accompagnéde quelques fidèles… Sûr qu’il voulait mourir avec nous…[13] Quand on nous a sommés de nous rendre,Cambronne leur a répondu et vertement, je vous prie de le croire.Alors nous nous sommes tous terrés contre l’aigle… et ceux quipouvaient encore se tenir debout, malgré leurs blessures, tiraienttoujours.

– Et l’Empereur, qu’est-il devenu ?demanda un blessé.

– L’Empereur, répondit quelqu’un… on ne saitpas… Peut-être bien qu’il est prisonnier…

– Prisonnier… lui !… jamais de lavie ! On m’a affirmé qu’il était mort…

Mort ! L’Empereur ! Cela noussemblait impossible… Nous ne pouvions pas non plus nous imaginerqu’il eût été fait prisonnier.

On espérait encore… on croyait toujours en luimalgré l’écrasante défaite qui nous avait coûté tant d’hommes.

– Vous verrez, fit le sergent, qu’il n’a pasdit son dernier mot… Ah ! N… de D… ! tout blessé que jesuis je partirais bien d’ici si je savais qu’il a besoin encore unefois de tous ses hommes…

– Tu partirais sur une patte, alors, ricana unvoltigeur.

– Parfaitement, sur une patte…

L’exaltation morbide de tous ces malheureuxtorturés par la fièvre leur faisait débiter les piresinsanités…

Les uns parlaient de se tuer, ne voulant passurvivre à la défaite, les autres soutenaient que nous n’avions pasété battus et que l’Empereur avait dû reformer son armée.

Certains allaient même jusqu’à prétendre qued’énormes renforts nous étaient arrivés de Paris, et que Napoléontenait maintenant Blücher et Wellington comme dans un étau. Nousétions, on le voit, partagés en deux camps : ceux quicroyaient au désastre irrémédiable, et ceux qui comptaient encoresur une éclatante revanche.

Les chirurgiens et leurs aides nousprodiguaient des soins, emprisonnant les membres brisés dans desappareils faits à la hâte.

Le linge manquait pour les pansements, et lesinfirmiers utilisaient tout ce qui leur tombait sous la main. Quandun bras ou une jambe étaient trop gangrenés, on procédaitimmédiatement à l’amputation. Le blessé était étendu sur une tableet pendant que quatre hommes le tenaient pour l’immobiliser, lechirurgien coupait, sciait, tranchait, avec le plus de rapiditépossible. Les patients mettaient en général un point d’honneur à nepas hurler sous la douleur, mais il y en avait qui tournaient del’œil dès que l’acier commençait à mordre leur chair. L’opérationterminée, on entourait le moignon de feuilles et d’herbes imbibéesd’eau-de-vie ou de vin, et on maintenait le pansement au moyen decordes disposées en croix.

Beaucoup succombaient, quelques heures aprèsl’opération, au milieu d’atroces souffrances. Seuls résistaientceux qui n’avaient pas perdu trop de sang, ou qui étaient douésd’une santé robuste, mais les vétérans affaiblis par des campagnessuccessives ne résistaient généralement point.

……  …  …  …  … . .

Le sergent Jolibois supporta avec un couragehéroïque les souffrances de l’amputation. Pendant qu’on lui coupaitla jambe, il trouvait la force de plaisanter, mais lorsque tout futfini, il laissa retomber sa tête en murmurant : « Adieu,camarades, ça y est… je suis cuit ».

Et il expira presque aussitôt.

Le chirurgien qui me pansa était un jeunehomme assez inexpérimenté ; il me fit horriblement souffrirpour m’extraire la balle que j’avais dans l’épaule… Il s’y reprit àplusieurs fois et enfin retira un lingot de plomb tout déformé oùse voyaient de petites déchirures.

Les ennemis mâchaient leurs balles pour lesrendre plus meurtrières.

Je fus le surlendemain évacué sur Laon, où jedemeurai quelques jours. J’ignorais encore ce qu’était devenul’Empereur. Un officier blessé m’apprit qu’il s’était, sur lesconseils de ses généraux, décidé à partir pour Paris. Tout n’étaitpeut-être pas perdu… Waterloo n’avait pas anéanti notrearmée ; les pertes de l’ennemi avaient été plus considérablesque les nôtres, et beaucoup croyaient que Napoléon pouvait, avecles troupes qui lui restaient, résister à la coalition.

L’Empereur espérait encore, mais toutconspirait contre lui.

Quand il arriva à Paris, il fut l’objet de lapart du peuple d’un accueil assez froid. La Chambre desreprésentants que présidait Lanjuinais était nettement contre lui.La Chambre des pairs ne tarda pas, elle aussi, à se montrerhostile, et il comprit qu’il n’avait plus qu’à abdiquer. « Onveut que j’abdique, dit-il, mais si je le fais, il n’y aura plusd’armée dans deux jours… Il ne s’agit pas de moi, mais de laFrance. Je n’aurais qu’à vouloir, et, dans une heure la chambrerebelle n’existerait plus… mais je ne suis pas revenu de l’îled’Elbe pour faire couler le sang dans Paris. »

Après avoir tenu un grand conseil dont Josephet Lucien, ses frères, faisaient partie, il déclara que puisquel’on jugeait son abdication nécessaire, il n’avait plus qu’à céder,et il adressa au peuple français la déclaration suivante :

« En commençant la guerre pourl’indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous lesefforts, de toutes les volontés et le concours de toutes lesautorités nationales. J’étais fondé à en espérer le succès, etj’avais bravé toutes les déclarations des puissances contre moi.Les circonstances me paraissent changées. Je m’offre en sacrifice àla haine des ennemis de la France ; puissent-ils être sincèresdans leurs déclarations et n’en avoir voulu seulement qu’à mapersonne. Ma vie politique est terminée et je proclame mon filssous le titre de Napoléon II, empereur des Français. Les ministresactuels formeront provisoirement le conseil du gouvernement.L’intérêt que je porte à mon fils m’engage à inviter les Chambres àorganiser sans délai la Régence par une loi. Unissez-vous tous pourle salut public, et pour rester une nation indépendante. »

Et pendant qu’il signait cette déclaration,Grouchy arrivait à Paris avec quarante mille hommes et centcinquante pièces de canon.

L’Empereur avait quitté le palais de l’Élyséeet s’était rendu à La Malmaison… Ce fut de là qu’il nous adressases derniers adieux…

J’étais revenu à Paris, et je suivais tous cesévénements avec une émotion que l’on doit comprendre. Comme nouscommencions à être mal vus d’une certaine partie de la population,nous fûmes bientôt obligés de demeurer à la caserne. Nous étionsassez inquiets. Qu’allait-on faire de nous ? quels chefsallaient nous commander ?

Enfin, un matin, nous lûmes le placardsuivant, qui avait été affiché devant l’École militaire :

« 1° Il y a suspension d’armes ;

« 2° Demain, 14 juillet, l’arméefrançaise commencera à se mettre en marche pour se porter derrièrela Loire. Là elle sera dissoute ;

« 3° Le service intérieur de Paris serafait par la garde nationale et par le corps de la gendarmeriemunicipale ;

« 4° Les troupes des puissances alliéesvont occuper la Capitale. »

C’était la défaite !… la honte,l’humiliation !… Nous avions cru un moment que l’Empereur seressaisirait et se mettrait de nouveau à la tête de ses troupes,mais il n’y fallait plus compter. Quelle raison avais-je maintenantde demeurer soldat ?

Ainsi, on allait nous emmener comme untroupeau de moutons, nous pousser vers la Loire et là, nous enlevernos armes. Nous serions considérés comme des ennemis de la France,des traîtres, des bandits. Notre héroïsme passé deviendrait unetare, et cette croix de la Légion d’honneur que je portais sur lapoitrine me désignerait aux yeux des royalistes comme unennemi.

Un ancien colonel de la Garde, devenu généraldepuis quelques jours, entreprit de nous convertir. Un matin, ilnous réunit dans la cour de la caserne, et nous adressa un discoursdans lequel il nous assurait que le Roi saurait oublier que nousl’avions combattu et qu’il ne verrait plus en nous que des Françaisprêts à le servir loyalement.

Ces paroles demeurèrent sans écho.

Le lendemain l’ordre arrivait de nous évacuersur la Loire. On craignait sans doute que nous ne répondions àl’appel de certains officiers demeurés fidèles à l’Empereur. Il estcertain que si, à ce moment, un homme énergique s’était mis à notretête, nous nous serions tous ralliés autour de l’aigle impériale,mais ceux qui devaient leur fortune à Napoléon l’avaientabandonné ! Masséna, Davoust, Jourdan étaient pourvus depostes honorifiques ; d’autres sur lesquels on comptait encorene tardèrent pas à faire leur soumission.

L’Empereur n’avait plus qu’à céder et c’est cequ’il fit.

Et cependant, je suis persuadé que s’il avaittrouvé autour de lui les concours sur lesquels il avait un momentcompté, il serait parvenu à repousser l’envahisseur. Blücher quiétait séparé de l’armée anglaise ne pouvait manquer d’être tailléen pièces avec toutes ses forces. C’eût été ensuite le tour deWellington, mais il n’y eut que Carnot pour approuver les nouveauxprojets de l’Empereur.

Napoléon, comprenant que son étoile s’étaitdéfinitivement éteinte, quitta La Malmaison et partit pourRochefort après avoir adressé à ses fidèles soldats cetteproclamation que quelques-uns furent seuls à connaître :

« Quand je cède à la nécessité qui meforce à m’éloigner de la brave armée française, j’emporte avec moil’heureuse certitude qu’elle justifiera par les services éminentsque la patrie attend d’elle les éloges que nos ennemis eux-mêmes nepeuvent pas lui refuser.

« Soldats, je suivrai vos pas, quoiqueabsent ; je connais tous les corps et aucun d’eux neremportera un avantage signalé que je ne rende justice au couragequ’il aura déployé. Des hommes indignes d’apprécier vos travaux ontvu dans les marques d’attachement que vous m’aviez données un zèledont j’étais seul l’objet ; que vos succès futurs leurapprennent que c’était la patrie par-dessus tout que vous serviezen m’obéissant, et que si j’ai quelque part à votre affection, jela dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune.Soldats, soyez jusqu’à la fin tels que je vous ai connus et vousserez invincibles. »

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