Le Sergent Bucaille

Chapitre 8

 

Depuis les derniers combats, il régnait surles routes une grande confusion. Les paysans qui avaient étéchassés de leurs villages à l’heure de la bataille, y revenaientsoit en voiture, soit à pied. Des groupes de soldats séparés deleur corps se mêlaient à cette foule et faisaient route avec elle.Lorsque nous sortîmes enfin de la forêt, nous nous trouvâmesaussitôt en compagnie. Nous étions sauvés. Dans ces groupes desoldats et de paysans, nous trouvâmes un homme qui baragouinaitquelques mots de français. Afin de ne pas éveiller ses soupçons,nous lui dîmes que nous étions déserteurs, et il nous approuvad’avoir abandonné la cause de l’Empereur qui, selon lui, étaitperdu, et venait de demander un armistice afin de préparer untraité de paix.

Vous sûmes plus tard qu’à cette époque, aprèsla grande bataille de Leipzig qui avait duré trois jours, et oùnous avions eu cinquante mille hommes tués, blessés ou prisonniers,l’Empereur avait en effet entamé des négociations avec ses ennemis,mais ceux-ci, qui se sentaient en force, étaient devenus tellementexigeants qu’il avait dû s’en remettre encore au sort desarmes.

Il voyait ainsi s’évanouir son rêve de lamonarchie universelle.

Déjà les Russes et leurs alliés, après s’êtrefait précéder d’un manifeste qui séparait la cause de Napoléon decelle de la nation, et qui promettait à la France l’intégrité deson ancien territoire, avaient passé le Rhin sur divers points à lafois. La Franche-Comté, l’Alsace, la Bourgogne et la Lorraineallaient être envahies.

De Dresde nous étions rentrés en France àmarches forcées, et on nous avait dirigés sur Châlons.

Là, nous retrouvâmes le maréchal Ney qui nouspassa en revue. Arrivé devant Rebattel qu’il reconnut, il luidit :

– Ah ! te voilà, mon brave… Tu étais àLeipzig ?

– Non, monsieur le maréchal… à Bautzen, c’estlà que j’ai été blessé et fait prisonnier.

Le maréchal lui donna une petite tape surl’épaule en disant :

– Il n’en est pas resté beaucoup de votrecompagnie ?

– Je crois, monsieur le maréchal, que nous nesommes plus bien nombreux à présent… On nous a ramassés sur lechamp de bataille et faits prisonniers… mais on s’est évadés… et onest encore solides au poste… je vous assure.

Le maréchal se tourna vers un colonel de laGarde qui l’accompagnait, causa quelques instants avec lui, puis setournant vers nous, dit à haute voix :

– Les trois évadés, sortez des rangs.

Nous fîmes quatre pas en avant et demeurâmesimmobiles face au maréchal. Celui-ci nous félicita en présence destroupes et nous dit :

– À partir de ce jour le sergent Rebattel estnommé sous-lieutenant à la 2e compagnie des grenadiers de la Gardeet les caporaux Bucaille et Larivière feront fonctions de sergent àla même compagnie…

Rebattel chancelait d’émotion. Il était trèspâle ; il voulut prononcer quelques phrases de remerciement,mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.

Nous reprîmes nos places dans le rang et,quand la revue fut terminée, nous nous dirigeâmes vers la cantinedu camp. Là, Rebattel fit découdre ses galons de sergent et me lesremit en disant :

– Tiens, mon fils… prends ces galons… ils sontun peu défraîchis… mais je suis sûr qu’ils te porteront bonheurcomme à moi…

Et il ajouta, mais plus bas :

– Tu sais, pour toi je suis toujours lesergent Rebattel… c’est pas mes galons de sous-lieutenant quipourront me faire oublier que tu es un ami… Espérons qu’un jour,toi aussi, tu auras de l’avancement… et ça ne tardera peut-êtrepas, car je sais qu’il se prépare quelque chose de soigné… Onattend l’Empereur… paraît qu’il va les remettre au pas tous cesCosaques…

– S’il n’avait affaire qu’aux Cosaques, mais,malheureusement, il a contre lui les Prussiens, les Autrichiens etles Russes.

– Tant mieux, il se débarrassera d’eux d’uncoup. Ah ! ils ne savent pas ce qui les attend… Ils ont eu letoupet de venir chez nous, mais ça va leur coûter cher…

– Ça pourrait tourner mal, dit un voltigeurqui se trouvait dans la cantine…

Rebattel le regarda :

– Qu’est-ce que tu dis, toi ?…

– Je dis, fit le soldat, que ça ne s’annoncepas bien… Les alliés arrivent de tous côtés… J’ai entendu unofficier qui disait tout à l’heure qu’avant quinze jours ilsseraient à Paris.

Rebattel faillit suffoquer…

– À Paris ! rugit-il… à Paris !…oui, s’il n’y avait que des clampins comme toi… Heureusement quenous avons des briscards, des durs à cuire… et même des conscritsqui ne se laissent pas marcher dessus… F… le camp… je ne sais cequi me retient de…

Le voltigeur s’était éclipsé. Pendant prèsd’une demi-heure, Rebattel ne fit que grogner et pester contre« ce vaurien, ce trembleur, ce porteur de faussesnouvelles ».

– À Paris !… ah ! ah !ah ! faudrait voir… S’ils y arrivent un jour, c’est quel’Empereur ne sera plus… qu’un boulet l’aura envoyé adpatres, mais tant qu’il sera là… on ne verra jamais une chosepareille… non… jamais !…

Larivière et moi parvînmes à le calmer. Lesconscrits qui se trouvaient en notre compagnie avaient offert unerégalade pour arroser nos galons et Rebattel qui, depuis longtemps,n’avait pas eu l’occasion de « s’humecter la plaque defour », retrouva vite toute sa gaîté fanfaronne.

J’ai dit que l’Empereur avait formé denouveaux régiments de la Garde dans lesquels entraient environ untiers de recrues. Ces « jeunes », qui se trouvaientencadrés de vieux briscards, allaient bientôt recevoir le baptêmedu feu. Chaque jour de nouvelles troupes arrivaient à Châlons… Ilrégnait dans le camp une agitation intense ; à chaque instantdes estafettes passaient et repassaient au galop ; desofficiers d’état-major se pressaient vers la tente où se trouvaientréunis maréchaux et généraux. On attendait Napoléon qui devaitvenir de Paris où il avait confié à la fidélité de la gardenationale l’Impératrice et le petit Roi de Rome.

Il arriva le 25 janvier dans l’après-midi, etaussitôt tout fut en branle au quartier général. Le lendemain matinil passa en revue ses régiments, et ce fut de nouveaul’enthousiasme des grands jours.

L’Empereur avait retrouvé son armée.

Les soixante mille hommes réunis à Châlonsétaient prêts à marcher à l’ennemi avec une ardeur nouvelle, carcette fois il s’agissait de défendre le sol de la France.

Dès le lendemain, commencèrent des manœuvresqui amenèrent une série de succès. Le 29, nous culbutions uneavant-garde ennemie à Brienne, et deux jours après, Blücher étaitbattu et manquait d’être pris avec son état-major. Ce combat avaitété dur. Blücher qui communiquait avec les Autrichiens parBar-sur-Aube avait voulu se maintenir à Brienne jusqu’à leurarrivée. Il s’était établi sur une colline : ses plus bellestroupes occupaient les terrasses du château, et les Russes tenaientle bas de la ville. Ma compagnie eut l’honneur de donner le premierassaut ; le général Château qui s’était mis à la tête de lacolonne nous entraîna avec une telle fougue que la position futenlevée en un clin d’œil, et Blücher eut à peine le temps de sesauver.

Dans la soirée, Napoléon après avoir donné desordres retournait à son quartier général, suivi de quelquesofficiers. La nuit était fort obscure, et il fallait être trèsrapproché pour pouvoir distinguer les uniformes et sereconnaître.

Tout à coup, une bande de Cosaques arrive,parvient jusqu’à la route et se jette brusquement sur l’escorte del’Empereur. Bientôt celui-ci est menacé, mais Corbineau et Gourgaudse jettent au-devant de lui, et Gourgaud d’un coup de pistolet abatun cavalier qui allait transpercer l’Empereur. Les ennemis battenten retraite, mais reviennent bientôt, et tombent sur un escadron decarabiniers de la Garde qui les massacrent jusqu’au dernier.

Ce guet-apens, qui avait failli coûter la vieà l’Empereur, le rendit désormais plus prudent, et il ne s’aventuraplus, le soir, dans la plaine, qu’avec une forte escorte decavaliers.

Malgré l’énergie déployée par nos généraux,malgré les combats acharnés qui se livrent chaque jour, l’ennemiqui nous est supérieur en nombre s’avance sur Paris. Napoléon semontre alors d’une décision et d’une habileté remarquables. Ilécrase une division russe à Champaubert, coupe l’armée de Silésieen deux, bat Sacken à Montmirail, et met en déroute le corps dugénéral Yorck, à Château-Thierry.

Quelques jours après, nous marchions sur Meauxavec le corps de Macdonald. Nous joignons alors Victor et Oudinotdéjà aux prises avec Schwarzenberg qui se dirigeait sur Paris avecune armée de cent cinquante mille hommes. Le surlendemain nous luilivrons bataille devant Nangis et nous lui faisons éprouver le mêmesort qu’à Blücher. Son armée est battue, et il fait demander unarmistice.

L’Empereur qui se sent sûr de lui ne veut riensigner. Nous étions persuadés que Victor allait, comme il en avaitreçu l’ordre, s’emparer de Montereau, mais il n’en fit rien, etnous dûmes marcher sur cette ville. L’ennemi, qui avait une bonneartillerie, labourait furieusement le plateau sur lequel nous noustrouvions.

C’est à cette heure que Napoléon fit preuved’un beau sang-froid. Voyant que les canonniers n’arrivaient pas àcontre-battre les batteries ennemies, il pointa lui-même plusieurspièces, sous un feu terrible, et comme ses officiers le suppliaientde se retirer, il leur répondit sans s’émouvoir : « Necraignez rien… le boulet qui doit me tuer n’est pas encorefondu. »

Cependant, malgré notre tir, les Autrichiensavançaient et allaient arriver sur le plateau. Notre compagnie, quiavait déjà été fort éprouvée, reçut l’ordre de se porter en avant.Un demi-escadron du 5e lanciers se précipita surl’ennemi, entraîné par le baron Thévenot, qui criait :« Hardi ! Hardi ! mes amis, sabrez-moi cetteracaille ». Et à la tête de ses hommes, le sabre à la main, ils’élança au galop, mais avant qu’il eût fait dix toises, il étaitfrappé d’une balle au front, vidait les étriers, et tombait decheval. Privés de leur chef, entourés par les Autrichiens, leslanciers allaient être massacrés. C’est alors que notre compagnie,qui ne se composait plus que de cinquante hommes, entra en action,commandée par le capitaine Lorillot. Il fut tué presque aussitôt.Rebattel prit alors le commandement.

D’une voix de tonnerre, il s’écria enbrandissant son sabre :

– Foncez dedans, mes enfants… culbutez-moitous ces Cosaques.

Ces Cosaques étaient des Autrichiens, mais, jel’ai déjà dit, pour Rebattel tout ennemi était un Cosaque. Nousnous jetons sur les tuniques blanches avec furie, en hurlant commedes démons… Rebattel, blessé, continue de sabrer avecfrénésie ; je me tiens à côté de lui, et frappe de droite etde gauche. Une balle m’enlève mon bonnet à poil, un coup debaïonnette me traverse le bras gauche ; ma fureur s’accroît,je suis fou furieux, et je sens mon sabre qui s’enfonce dans de lachair encore, encore et toujours.

Enfin les ennemis s’éclaircissent autour denous ; des piles de cadavres nous entourent et nous voyons lesAutrichiens qui fuient devant un escadron de réserve qui descend duplateau.

Rebattel s’appuie alors sur moi. Il est rougede sang.

– Mon fils, me dit-il, je crois que cettefois, j’ai mon compte… mais c’est égal… nous les avons bousculésles Cosaques.

Six hommes seulement sont debout à nos côtés,horribles, sanglants, les habits en lambeaux… C’est tout ce quireste de notre pauvre compagnie déjà si éprouvée…

Rebattel fléchit, il va tomber… J’appelle ungrenadier, et à nous deux, bien que mon bras me fasse horriblementsouffrir, nous le ramenons dans nos lignes.

Au moment où nous débouchons sur le plateau,nous nous trouvons face à face avec l’Empereur. Rebattel, que noussoutenons toujours, se met au garde à vous… Nous l’imitons.L’Empereur nous regarde. Nous sommes, sans compter Rebattel, septhommes, souillés de sang, affreux, méconnaissables…

Et Napoléon, qui vient d’appeler un de sesofficiers d’ordonnance, épingle lui-même sur les sept poitrines lacroix de la Légion d’honneur…

À cette minute, je ne sens plus ma blessure…je ne vois que le visage de l’Empereur, un visage grave, un peutriste, qui semble resplendir dans une auréole lumineuse. Le bruitdu canon m’empêche d’entendre ce qu’il dit… je ne saisis quequelques mots : « Bravoure… honneur… laFrance !… »

Rebattel a tenu autant qu’il a pu, mais ilvient de s’évanouir. On le transporte à l’ambulance où je vaismoi-même me faire soigner avec les six camarades qui ont survécu àl’affreux carnage et qui sont tous blessés, eux aussi. Larivièren’est point parmi eux… Le brave garçon est resté là-bas dans laplaine…

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