Le Voyage de Monsieur Perrichon

Scène huitième

 

Armand; puis L’Aubergiste et Le Commandant

Armand. – Quel singulier revirement chezDaniel! Ces dames sont là… elles ne peuvent tarder à sortir, jeveux les voir… leur parler… (S’asseyant vers la cheminée etprenant un journal.) Je vais les attendre.

L’Aubergiste, à la cantonade. – Parici, monsieur…

Le Commandant, entrant. – Je ne restequ’une minute… je repars à l’instant pour la mer de Glace…(S’asseyant devant la table sur laquelle est resté le registreouvert.) Faites-moi servir un grog au kirsch, je vousprie.

L’Aubergiste, sortant par la droite. -Tout de suite, monsieur.

Le Commandant, apercevant le registre.- Ah! ah! le livre des voyageurs! Voyons!… (Lisant.) « Quel’homme est petit quand on le contemple du haut de la mère deGlace! » Signé: « Perrichon. » Mère! Voilà un monsieur qui mérite uneleçon d’orthographe.

L’Aubergiste, apportant le grog. -Voici, monsieur.

Il le pose sur la table à gauche.

Le Commandant, tout en écrivant sur leregistre. – Ah! monsieur l’aubergiste.

L’Aubergiste. – Monsieur?

Le Commandant. – Vous n’auriez pas, parmi lespersonnes qui sont venues chez vous ce matin, un voyageur du nomd’Armand Desroches?

Armand. – Hein?… c’est moi, monsieur.

Le Commandant, se levant. – Vous, monsieur?…pardon. (A l’aubergiste.) Laissez-nous. (L’Aubergistesort.) C’est bien à M. Armand Desroches de la maison Turneps,Desroches et Cie que j’ai l’honneur de parler?

Armand. – Oui, monsieur…

Le Commandant. – Je suis le commandantMathieu.

Il s’assied à gauche et prend son grog.

Armand. – Ah! enchanté!… mais je ne crois pasavoir l’avantage de vous connaître, commandant.

Le Commandant. – Vraiment? Alors je vousapprendrai que vous me poursuivez à outrance pour une lettre dechange que j’ai eu l’imprudence de mettre dans la circulation…

Armand. – Une lettre de change?

Le Commandant. – Vous avez même obtenu contremoi une prise de corps.

Armand. – C’est possible, commandant, mais cen’est pas moi, c’est la maison qui agit.

Le Commandant. – Aussi n’ai-je aucunressentiment contre vous… ni contre votre maison… Seulement, jetenais à vous dire que je n’avais pas quitté Paris pour échapperaux poursuites.

Armand. – Je n’en doute pas.

Le Commandant. – Au contraire!… Dès que jeserai de retour à Paris, dans une quinzaine, avant peut-être… jevous le ferai savoir et je vous serai infiniment obligé de me fairemettre à Clichy… le plus tôt possible…

Armand. – Vous plaisantez, commandant…

Le Commandant. – Pas le moins du monde!… Jevous demande cela comme un service…

Armand. – J’avoue que je ne comprends pas…

Le Commandant; ils se lèvent. – MonDieu, je suis moi-même un peu embarrassé pour vous expliquer…Pardon, êtes-vous garçon?

Armand. – Oui, commandant.

Le Commandant. – Oh! alors je puis vous fairema confession… J’ai le malheur d’avoir une faiblesse… J’aime.

Armand. – Vous?

Le Commandant. – C’est bien ridicule à mon âge,n’est-ce pas!

Armand. – Je ne dis pas ça.

Le Commandant. – Oh! ne vous gênez pas! Je mesuis affolé d’une petite… égarée que j’ai rencontrée un soir au balMabille… Elle se nomme Anita…

Armand. – Anita! J’en ai connu une.

Le Commandant. – Ce doit être celle-là!… Jecomptais m’en amuser trois jours, et voilà trois ans qu’elle metient! Elle me trompe, elle me ruine, elle me rit au nez!… Je passema vie à lui acheter des mobiliers… qu’elle revend le lendemain!…Je veux la quitter, je pars, je fais deux cents lieues; j’arrive àla mer de Glace,… et je ne suis pas sûr de ne pas retourner ce soirà Paris… C’est plus fort que moi!… L’amour à cinquante ans…voyez-vous… c’est comme un rhumatisme, rien ne le guérit.

Armand, riant. – Commandant, jen’avais pas besoin de cette confidence pour arrêter les poursuites…Je vais écrire immédiatement à Paris…

Le Commandant, vivement. – Mais dutout! n’écrivez pas! Je tiens à être enfermé; c’est peut-être unmoyen de guérison. Je n’en ai pas encore essayé.

Armand. – Mais cependant…

Le Commandant. – Permettez! J’ai la loi pourmoi.

Armand. – Allons, commandant, puisque vous levoulez…

Le Commandant. – Je vous en prie… instamment…Dès que je serai de retour… je vous. ferai passer ma carte et vouspourrez faire instrumenter… Je ne sors jamais avant dix heures.(Saluant.) Monsieur, je suis bien heureux d’avoir eul’honneur de faire votre connaissance.

Armand. – Mais c’est moi, commandant…

Ils se saluent. Le Commandant sort par le fond.

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