Le Voyage de Monsieur Perrichon

Scène septième

 

Les Mêmes, Jean, Daniel

Jean, annonçant. – M. DanielSavary!..

Perrichon, s’épanouissant. – Ah! levoilà, ce cher ami!… ce bon Daniel!…

Il renverse presque le guéridon en courant au-devant delui.

Daniel, saluant. – Mesdames… Bonjour,Armand!

Perrichon, le prenant par la main. -Venez, que je vous présente à Majorin… (Haut.) Majorin, jete présente un de mes bons… un de mes meilleurs amis… M. DanielSavary…

Majorin. – Savary? des paquebots?

Daniel, saluant. – Moi-même.

Perrichon. – Ah! sans moi, il ne te payeraitpas demain ton dividende.

Majorin. – Pourquoi?

Perrichon. – Pourquoi? (Avec fatuité.)Tout simplement parce que, je l’ai sauvé, mon bon!

Majorin. – Toi? (A part.) Ah çà! ilsont donc passé tout leur temps à se sauver la vie!

Perrichon, racontant. – Nous étionssur la mer de Glace… Le mont Blanc nous regardait, tranquille etmajestueux…

Daniel, à part. – Second récit deThéramène!

Perrichon. – Nous suivions, tout pensifs, unsentier abrupt…

Henriette, qui a ouvert un journal. -Tiens, papa qui est dans le journal!

Perrichon. – Comment! je suis dans lejournal?

Henriette. – Lis toi-même… là…

Elle lui donne le journal

Perrichon. – Vous allez voir que je suis tombédu jury! (Lisant.) « On nous écrit de Chamouny…  »

Tous. – Tiens!

Ils se rapprochent.

Perrichon, lisant. – « Un événement quiaurait pu avoir des suites déplorables vient d’arriver à la mer deGlace… M. Daniel S… a fait un faux pas et a disparu dans une de cescrevasses si redoutées des voyageurs. Un des témoins de cettescène, M. Perrichon (qu’il nous permette de le nommer)… « (Parlé.) Comment donc! si je le permets!(Lisant.) « M. Perrichon, notable commerçant de Paris etpère de famille, n’écoutant que son courage, et au mépris de sapropre vie, s’est élancé dans le gouffre…  » (Parlé.) C’estvrai! « Et, après des efforts inouïs, a été assez heureux pour enretirer son compagnon. Un si admirable dévouement n’a été surpasséque par la modestie de M. Perrichon, qui s’est dérobé auxfélicitations de la foule émue et attendrie… Les gens de cœur detous les pays nous sauront gré de leur signaler un pareiltrait. »

Tous. – Ah!

Daniel, à part. – Trois francs laligne!

Perrichon, relisant lentement la dernièrephrase. – « Les gens de cœur de tous les pays nous sauront gréde leur signaler un pareil trait. » (A Daniel, très ému.)Mon ami… mon enfant! embrassez-moi!

Ils s’embrassent.

Daniel, à part. – Décidément, j’ai lacorde…

Perrichon, montrant le journal. -Certes, je ne suis pas un révolutionnaire, mais, je le proclamehautement, la presse a du bon! (Mettant le journal dans sapoche et à part.) J’en ferai acheter dix numéros!

Madame Perrichon. – Dis donc, mon ami, si nousenvoyions au journal le récit de la belle action de M. Armand?

Henriette. – Oh! oui! cela ferait un jolipendant!

Perrichon, vivement. – C’est inutile!je ne peux pas toujours occuper les journaux de mapersonnalité…

Jean, entrant un papier à la main. -Monsieur…

Perrichon. – Quoi?

Jean. – Le concierge vient de me remettre unpapier timbré pour vous.

Madame Perrichon. – Un papier timbré?

Perrichon. – N’aie donc pas peur! je ne doisrien à personne… Au contraire, on me doit…

Majorin, à part. – C’est pour moiqu’il dit ça!

Perrichon, regardant le papier. – Uneassignation à comparaître devant la sixième chambre pour injuresenvers un agent de la force publique dans l’exercice de sesfonctions.

Tous. – Ah! mon Dieu!

Perrichon, lisant. – Vu leprocès-verbal dressé au bureau de la douane française par le sieurMachut, sergent douanier… « .

Majorin remonte.

Armand. – Qu’est-ce que cela signifie?

Perrichon. – Un douanier qui m’a saisi troismontres… j’ai été trop vif… je l’ai appelé « gabelou! rebut del’humanité!…  »

Majorin, derrière le guéridon. – C’esttrès grave! très grave!

Perrichon, inquiet. – Quoi?

Majorin. – Injures qualifiées envers un agentde la force publique dans l’exercice de ses fonctions.

Madame Perrichon et Perrichon. – Eh bien?

Majorin. – De quinze jours à trois mois deprison…

Tous. – En prison!…

Perrichon. – Moi! après cinquante ans d’une viepure et sans tache… j’irais m’asseoir sur le banc de l’infamie?Jamais! jamais!

Majorin, à part. – C’est bien fait! çalui apprendra à ne pas acquitter les droits!

Perrichon. – Ah! mes amis, mon avenir estbrisé.

Madame Perrichon. – Voyons, calme-toi!

Henriette. – Papa!

Daniel. – Du courage!

Armand. – Attendez! je puis peut-être voustirer de là.

Tous. – Hein?

Perrichon. – Vous! mon ami… mon bon ami!

Armand, allant à lui. – Je suis liéassez intimement avec un employé supérieur de l’administration desdouanes… Je vais le voir… peut-être pourra-t-on décider le douanierà retirer sa plainte.

Majorin. – Ca me paraît difficile!

Armand. – Pourquoi? un moment de vivacité…

Perrichon. – Que je regrette!

Armand. – Donnez-moi ce papier… j’ai bonespoir… ne vous tourmentez pas, mon brave monsieur Perrichon!

Perrichon, ému, lui prenant la main. -Ah! Daniel! (se reprenant) non, Armand! tenez, il faut queje vous embrasse!

Ils s’embrassent.

Henriette, à part. – A la bonneheure!

Elle remonte avec sa mère.

Armand, bas à Daniel. – A mon tour,j’ai la corde!

Daniel. – Parbleu! (A part.) Je croisavoir affaire à un rival et je tombe sur un terre-neuve.

Majorin, à Armand. – Je sors avecvous.

Perrichon. – Tu nous quittes?

Majorin. – Oui… (Fièrement.) Je dîneen ville!

Il sort avec Armand.

Madame Perrichon, s’approchant de son mariet bas. – Eh bien, que penses-tu maintenant de M. Armand?

Perrichon. – Lui? c’est-à-dire que c’est unange! un ange!

Madame Perrichon. – Et tu hésites à lui donnerta fille?

Perrichon. – Non, je n’hésite plus.

Madame Perrichon. – Enfin, je te retrouve! Ilne te reste plus qu’à prévenir M. Daniel.

Perrichon. – Oh! ce pauvre garçon! Tucrois …

Madame Perrichon. – Dame, à moins que tu neveuilles attendre l’envoi des billets de faire-part?

Perrichon. – Oh non!

Madame Perrichon. – Je te laisse avec lui…Courage! (Haut.) Viens-tu, Henriette? (SaluantDaniel.) Monsieur…

Elle sort par la droite, suivie d’Henriette.

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