Le Voyage de Monsieur Perrichon

Scène dixième

 

Les Mêmes, Perrichon, Daniel, Le Guide,l’Aubergiste

Daniel entre, soutenu par l’aubergiste et par leguide.

Perrichon, très ému. – Vite! de l’eau!du sel! du vinaigre!

Il fait asseoir Daniel.

Tous. – Qu’y a-t-il?

Perrichon. – Un événement affreux!(S’interrompant.) Faites-le boire; frottez-lui lestempes!

Daniel. – Merci… Je me sens mieux.

Armand. – Qu’est-il arrivé?

Daniel. – Sans le courage de M. Perrichon…

Perrichon, vivement. – Non, pas vous!ne parlez pas!… (Racontant.) C’est horrible!… Nous étionssur la mer de Glace… Le mont Blanc nous regardait, tranquille etmajestueux…

Daniel, à part. – Le récit deThéramène!

Madame Perrichon. – Mais dépêche-toi donc!

Henriette. – Mon père!

Perrichon. – Un instant, que diable! Depuiscinq minutes, nous suivions, tout pensifs, un sentier abrupt quiserpentait entre deux crevasses… de glace! Je marchais lepremier.

Madame Perrichon. – Quelle imprudence!

Perrichon. – Tout à coup, j’entends derrièremoi comme un éboulement; je me retourne; Monsieur venait dedisparaître dans un de ces abîmes sans fond dont la vue seule faitfrissonner…

Madame Perrichon, impatiente. – Monami…

Perrichon. – Alors, n’écoutant que mon courage,moi, père de famille, je m’élance…

Madame Perrichon et Henriette. – Ciel!

Perrichon. – Sur le bord du précipice, je luitends mon bâton ferré… Il s’y cramponne. Je tire… il tire… noustirons, et, après une lutte insensée, je l’arrache au néant et jele ramène à la face du soleil, notre père à tous!…

Il s’essuie le front avec son mouchoir.

Henriette. – Oh! papa!

Madame Perrichon. – Mon ami!

Perrichon, embrassant sa femme et safille. – Oui, mes enfants, c’est une belle page…

Armand, à Daniel. – Comment voustrouvez-vous?

Daniel, bas. – Très bien! ne vousinquiétez pas! (Il se lève.) Monsieur Perrichon, vousvenez de rendre un fils à sa mère…

Perrichon, majestueusement. – C’estvrai!

Daniel. – Un frère à sa sœur!

Perrichon. – Et un homme à la société.

Daniel. – Les paroles sont impuissantes pourreconnaître un tel service.

Perrichon. – C’est vrai!

Daniel. – Il n’y a que le cœur… entendez-vous,le cœur!

Perrichon. – Monsieur Daniel! Non, laissez-moivous appeler Daniel…

Daniel. – Comment donc! (A part.).Chacun son tour!

Perrichon, ému. – Daniel, mon ami, monenfant! … votre main. (Il lui prend la main.) Je vousdois les plus douces émotions de ma vie… Sans moi, vous ne seriezqu’une masse informe et repoussante, ensevelie sous les frimas…Vous me devez tout, tout! (Avec noblesse.) Je nel’oublierai jamais!

Daniel. – Ni moi!

Perrichon, à Armand, en s’essuyant lesyeux. – Ah! jeune homme!… vous ne savez pas le plaisir qu’onéprouve à sauver son semblable.

Henriette. – Mais, papa, Monsieur le sait bien,puisque tantôt…

Perrichon, se rappelant. – Ah! oui,c’est juste! Monsieur l’aubergiste, apportez-moi le livre desvoyageurs.

Madame Perrichon. – Pour quoi faire?

Perrichon. – Avant de quitter ces lieux, jedésire consacrer par une note le souvenir de cet événement!

L’Aubergiste, apportant le registre. -Voilà, Monsieur.

Perrichon. – Merci… Tiens, qui est-ce qui aécrit ça?

Tous. – Quoi donc?

Perrichon, lisant. – « Je feraiobserver à M. Perrichon nue la mer de Glace n’ayant pas d’enfant,l’e qu’il lui attribue devient un dévergondage grammatical. » Signé: »Le Commandant. »

Tous. – Hein?

Henriette, bas à son père. – Oui,papa! mer ne prend pas d’e à la fin.

Perrichon. – Je le savais! Je vais lui répondreà ce monsieur. (Il prend une plume et écrit.) « LeCommandant est un paltoquet! » Signé: « Perrichon. »

Le Guide, rentrant. – La voiture estlà.

Perrichon. – Allons! dépêchons-nous. (Auxjeunes gens.) Messieurs, si vous voulez accepter uneplace?

Armand et Daniel s’inclinent.

Madame Perrichon, appelant son mari. -Perrichon, aide-moi à mettre mon manteau. (Bas.) On vientde me demander notre fille en mariage…

Perrichon. – Tiens! à moi aussi!

Madame Perrichon. – C’est M. Armand.

Perrichon. – Moi, c’est Daniel… mon amiDaniel.

Madame Perrichon. – Mais il me semble quel’autre…

Perrichon. – Nous parlerons de cela plustard…

Henriette, à la fenêtre. – Ah! ilpleut à verse!

Perrichon. – Ah diable! (Al’aubergiste.) Combien tient-on dans votre voiture?

L’Aubergiste. – Quatre dans l’intérieur et un àcôté du cocher…

Perrichon. – C’est juste le compte.

Armand. – Ne vous gênez pas pour moi.

Perrichon. – Daniel montera avec nous.

Henriette, bas à son père. – Et M.Armand?

Perrichon, bas. – Dame, il n’y a quequatre places! il montera sur le siège.

Henriette. – Par une pluie pareille!

Madame Perrichon. – Un homme qui t’a sauvé!

Perrichon. – Je lui prêterai moncaoutchouc!

Henriette. – Ah!

Perrichon. – Allons! en route! en route!

Daniel, à part, – Je savais bien queje reprendrais la corde!

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