Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 11UN CURIEUX BAZAR

 

Le Stchkoutchine-Dvor est unprodigieux bazar populaire qui correspondrait là-bas à notreTemple, si nous avions encore le Temple.

C’est un labyrinthe étonnant de petitesruelles couvertes, sur lesquelles s’ouvrent mille petites boutiquesoù l’on vend de tout : de vieilles bottes au cuir gras, despeaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille, des peauxde moutons, des touloupes inutilisables, de vieux habits, toute lafriperie, des détritus de dentelles, des chapeaux de femme,d’étranges herbes pharmaceutiques, des tableaux tout neufs dedébutants, des icônes dédorées, des croix d’argent oxydées, despeintures byzantines, représentant des scènes du Vieux et duNouveau Testament, des flacons emplis d’alcool où nagent dessquelettes de grenouilles ; mille choses inimaginables.

Parmi toutes ces boutiques, dans l’une desartérioles les plus obscures du Stchkoutchine-Dvor, il en était unequi avait sa réputation, c’était celle de la vieille Katharina,riche à millions. Son étalage n’était cependant point plusséduisant que tous ceux qui l’entouraient et, derrière les vitrespoussiéreuses de son petit fétide magasin, on n’apercevait qu’untas de débris dignes, pour la plupart, de la hotte duchiffonnier.

On racontait cependant que, dans sonarrière-boutique, elle montrait aux pratiques des bijoux rares, des« occasions » d’orfèvrerie merveilleuses.

À la vérité, les amateurs, les collectionneursconnaissaient le chemin du magasin de Katharina, et aussi lesgrandes dames qui venaient la trouver quand elles étaient dansl’embarras et qui laissaient entre les mains de la vieille qui soncollier, qui des bagues qui étaient presque des fétiches, étantdepuis des centaines d’années dans la famille, enfin tous lesobjets qu’elles préféraient lui confier plutôt que d’aller lesporter, au grand jour, dans un lombard (mont-de-piété)…aussi ne s’étonnait-on nullement au Stchkoutchine-Dvor des alléeset venues aboutissant à l’arrière-boutique de la mèreKatharina.

Ah ! la Katharina aurait pu en raconterdes histoires !… Elle était au courant, de par son métier, detous les potins de Petrograd et de toutes les comédies et tragédiesd’alcôve.

On pense bien que la police n’avait eu gardede se priver d’un concours aussi précieux que celui de la vieilleKatharina. Entre elle et l’Okrana, il y avait des rapportsréguliers et pleins d’intérêt.

Katharina savait très bien arranger sesaffaires. À la voir, la vieille sorcière, on lui aurait donné cinqkopecks. Elle vivait d’une assiettée de tchi et de troispommes. Elle était bien connue pour son effroyable avarice et poursa piété. Elle ne laissait jamais éteindre les lampes, ni lespetites chandelles devant les saintes images qui portaient bonheurà son commerce. Elle avait certainement dépassé quatre-vingtsans.

Ce matin-là, elle était fort occupée à mettreun peu d’ordre dans le bric-à-brac de sa boutique quand Vera,toujours accompagnée de l’acteur Gilbert apparut sur son seuil.Elle lut sans lunettes le mot que lui envoyait Hélène, esquissa unegrimace singulière, adressa à Vera quelques parolesincompréhensibles pour Gilbert et disparut aussitôt dans sonarrière-boutique.

Vera entraîna l’acteur dans le passage, en luidisant :

– Venez ! on va s’amuser !…

Vera était toujours prête à s’amuser. Il n’yavait point de caractère plus gai au monde. Jamais Gilbert n’avaitvu passer sur le visage charmant de sa petite amie l’ombre la pluslégère. Ses yeux clairs et malicieux riaient à toute la terre. Unefigure triste la faisait rire :

– Votre sœur va porter ses bijoux à laKatharina ? fit Gilbert en manière de plaisanterie.

– Ma foi ! ça se pourrait bien !répondit l’autre… je crois qu’il n’y a plus un rouble à la maison…chez nous, on ne sait pas où l’argent passe !… Ma sœur donnetout ce qu’elle a !… Il faut voir la tête du prince quand ellelui dit qu’elle n’a plus un kopeck des cinquante mille roublesqu’il lui a donnés la semaine d’avant !… Elle a bien raison…c’est comme ça que c’est amusant, l’argent !…

– Taisez-vous ! je ne vous aimeplus !…

– Ça n’est pas vrai ! Vous êtes fou demoi !…

– Alors, épousez-moi !…

– Laissez-moi tranquille avec vos sentimentset le mariage… Est-ce que ce n’est pas bien comme ça ?… Tenez,entrons dans cette boutique-là, il y a des « babas » enbois de buis, si drôles !… de vieilles babas, je faiscollection de babas, mon bon Gilbert ! Vous allez m’offrir unebaba avec un petit ménage en bois dans le ventre !… Je vaisvous ruiner, attention à vos roubles, cher barine !…

– Votre sœur ne va pas être inquiète ?Elle ne vous a pas donné rendez-vous quelque part ?…

– Si, ici !… Tenez, la voilà !…

En effet, Hélène apparaissait dans la voiecentrale du Stchkoutchine-Dvor.

– Avertissons-la, fit Gilbert.

– Inutile !… Elle va chez la Katharina etelle sait que je suis ici !… Gilbert, achetez-moi descigarettes… je n’ai plus de cigarettes !…

Hélène marchait rapidement. Elle tourna sur sagauche et quelques minutes plus tard, poussait la porte deKatharina.

La vieille était seule dans sa boutique.

– Bonjour, mama ! fit Hélène, est-cequ’ils sont ici ?

– Pas tous encore… mais ils vont venir…pourquoi as-tu demandé Doumine ? Il n’est jamais venu ici… Jet’assure, petite colombe, que je n’ai jamais aimé cet ouvrierbavard !

– Avec lui, nous avons toutes les usinesPoutilof, c’est quelque chose, mama… et puis ça ne te regardepas !

– Comment ! ça ne me regarde pas !petite colombe !… Si je prêtais ma salle à tous les ouvriersbavards, monseigneur le maître de police me prêterait bien à moiune petite chambre à Schlussenbourg, avec une petite cravate solidepour distraire ta vieille grand’mère, Hélène Vladimirovna. As-tubien réfléchi à cette petite cravate, mon bon petit ange ?

– Doumine n’est jamais venu dans la sallebasse… il ignore les réunions que nous y tenons et ce qu’il y a étédit… Rassure-toi donc, mama, il y a bien des choses que Doumineignore…

– Il en saura toujours trop, bavard comme ilest. Il fera un beau député à la Douma ! Enfin, il va venirpuisque tu l’as voulu… c’est dommage, parce que je tiens encore àma vieille peau, enfant de Dieu ! et si Alexis Vassilievitchqui t’attend dans l’arrière-boutique ne m’avait dit qu’il répondaitde tout… enfin Alexis Vassilievitch n’est pas le premier venu dansle monde des comités !… Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il faitde la politique !… Tout de même, ce Doumine !… Mais il ya donc du nouveau ?

– Mama ! mama !… va mettre tabelle toilette !…

Katharina, qui jusque-là n’avait cessé detrier ses peaux de lapin, lâcha ce qu’elle avait dans les mains, etse redressa comme galvanisée… ses yeux étaient redevenusterriblement jeunes, d’une jeunesse menaçante et joyeuse, sous sesépais sourcils blancs. Toute sa vieille peau grimaçait d’allégresseet ses lèvres exsangues étaient agitées d’un tremblementconvulsif.

– Va te faire belle ! va te fairebelle !… répétait Hélène d’une voix sourde.

– C’est vrai, milinki moï (ma petiteenfant chérie), par les saintes icônes, est-ce bien vrai ?… Ilva venir, ce doux jambon ? en es-tu sûre ?… enes-tu sûre ?… et tu crois que les autresvoudront ?… Tu verras, tu verras qu’ils ne voudront pasencore !… Il vaudrait mieux attendre pour mettre ma belletoilette… Qu’en dis-tu, ma chère petite âme ?

– Va mettre ta belle toilette ! va mettreta belle toilette…

– Je n’ose pas t’embrasser, milinkimoï ! il y a des barines qui regardent dans la boutique…mais le cœur de ta vieille grand’mère y est, HélèneVladimirovna ! et je sens celui de Vladimir Apostol battreautour de nous !…

Ces derniers mots avaient été prononcés si basque la danseuse les devina presque sans les entendre.

Elle quitta la vieille et passa dansl’arrière-boutique.

Un jeune homme était là qui feuilletaitdistraitement un vieux livre. C’était Alexis Vassilievitch. Ilportait le costume d’officier des Préobrajensky. Il avait unefigure calme, intelligente, énergique, un peu froide, des yeuxclairs, étonnamment clairs.

Il se leva à l’entrée d’Hélène.

– J’ai reçu ton mot, dit-il tout de suite, etj’ai fait prévenir le doux jambon. Il sera là dans uninstant. Quelque chose de grave ?

– Oui, Serge Ivanovitch a été assassiné cettenuit (Alexis tressaillit et ne put retenir une sourde exclamation)…mais ce n’est pas seulement pour cela que j’ai voulu vous voir…c’est pour quelque chose de beaucoup plus grave quecela !…

– Quoi donc ?…

– Tu sauras tout à l’heure, quand le douxjambon sera là !… Descendons-nous dans la sallebasse ?

– Si tu veux !…

Ils ouvrirent une porte, descendirent quelquesmarches et se trouvèrent dans une petite pièce étroite déjà remplied’une épaisse fumée de tabac.

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