Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 14DÉPART

 

Quand Hélène rentra à sa datcha des îles, elleétait accompagnée de Prisca. Elle pénétra avec la jeune fille dansla pièce où Ivan l’attendait. En apercevant Prisca, le grand-ducpoussa un cri de joie et s’élança vers elle. Ils s’embrassèrentavec passion. Quand ils sortirent de cet embrassement-là, ilss’aperçurent qu’ils étaient seuls.

– Merci, murmurait-il, merci, mon amiechérie ! ma petite âme adorée ! Merci d’être venue !Je n’espérais plus ! Il y avait si longtemps qu’Hélène étaitpartie te chercher. Je me disais : « Elle ne viendrapas ! Elle ne viendra pas… » Ah ! mon ange, jen’aurais pas pu partir si tu n’étais pas venue. Non ! toutplutôt que de ne pas te revoir ! Tu m’aimes, dis,Prisca ? Tu m’aimes, tu m’aimes, mon amour !

– Oui, fit simplement Prisca.

Et elle se tut, en le regardant.

Elle n’eût pu prononcer une phrase. Elledéfaillait encore du baiser qu’il lui avait donné. Elle en étaitencore tout étourdie. Elle ne soupçonnait pas qu’il pouvait y avoirtant de bonheur dans un baiser. Elle le regardait en souriant etelle avait les yeux humides, et elle était étourdie, étourdie,comme ivre un peu, elle ne savait pas bien ce qu’il luidisait ; elle avait laissé sa main dans la sienne, et elleavait trouvé ce baiser si bon qu’elle attendait qu’il l’embrassâtencore : c’est ce qu’il fit.

– Oh ! mon Dieu ! gémit-elle, surses lèvres. Mon Dieu !

– Tu m’aimes, répéta-t-il, tum’aimes ?

– Oh ! oui ! fit-elle.

– Alors, pourquoi pleures-tu ?

– Je ne sais pas.

Ils restèrent un instant silencieux. Ilss’admiraient tous les deux, car ils étaient bien beaux, et sijeunes, si rayonnants en cette minute suprême et si peu soucieux detoutes les autres minutes qui allaient suivre.

Ils furent tout étonnés que quelqu’un osât lesdéranger dans cette extase.

C’était Hélène.

Elle n’avait pas quitté sa voilette. Elleétait horriblement pâle sous ce voile, mais qui s’en seraitaperçu ?

– Il va falloir partir, dit-elle d’une voixferme. La voiture est en bas, je vous donne mon cocher. Vous pouvezavoir confiance en lui. Il se fera tuer pour vous comme pour moi.Quant à votre femme de chambre, dit-elle à Prisca, je la garde ici.Elle vous rejoindra bientôt, j’en fais mon affaire. Si vous aviezpu tous partir en auto, cela aurait mieux valu, pour toutes sortesde raisons. Mais les chemins sur lesquels je vous envoie sontimpraticables à l’auto.

– Où allons-nous donc ? demanda Ivancomme s’il sortait d’un rêve.

– Dans un coin absolument désert de laFinlande où vous serez parfaitement heureux, dit Hélène, dont lavoix, cette fois, tremblait.

– Oh ! quel bonheur ! quelbonheur ! s’écria Prisca. C’est si joli, laFinlande !

– De quel côté de la Finlande ?interrogea le grand-duc.

– Sur le lac de Saïma… dans un coin absolumentisolé, inconnu… je connais là-bas une touba (maison depaysan) dans laquelle vous serez en toute sécurité… Et voilà vospasseports ! ajouta-t-elle en lui tendant des papiers.

Ils y jetèrent les yeux. Tout était en règle.Seulement, ils apprenaient qu’ils s’appelaient maintenantM. et Mme Pielisk, qu’ils étaient originairesde Perm, que M. Pielisk était un marchand de bois se rendantavec sa femme en Finlande pour étudier sur place l’exploitation desforêts. Prisca jeta un cri de joie :

– Oh ! vous vous appelez toujoursPierre ! quelle chance !

– Pierre Semenovitch, dit le grand-duc… Vapour Pierre Semenovitch ! et vous, Nathalie, mais ça ne meregarde pas, ce nom-là !… Eh bien ! maintenant,partons !

Ils avaient hâte de partir maintenant pour seretrouver seuls, tout seuls avec leur bienheureux amour…

– Avez-vous de l’argent ? demandaHélène.

– Ah ! ma foi, non ! je n’y pensaispas ! dit le grand-duc.

– Moi, j’ai sur moi toutes mes économies…mille roubles, dit Prisca.

– En voilà cinq mille ! fit Hélène endonnant les billets au grand-duc. C’est tout ce qu’il y a en cemoment à la maison, mais ne craignez rien, je ne vous en laisseraipas manquer… et puis, là-bas, vous aurez si peu àdépenser !

Le grand-duc mit les billets dans sa pochesans même penser à la remercier.

– Comment pourrons-nous vous écrire ?demanda Prisca.

– Ne m’écrivez pas, à moins que vous necouriez quelque danger !… Cela vaudra mieux. Si je ne reçoisrien, c’est que vous êtes heureux et que tout va bien !…Allons, en route !…

Ils l’embrassèrent rapidement, avec des motshâtifs d’amitié.

– Oui, oui ! allez-vous-en !allez-vous-en !… je ne vous reconduis pas… j’ai dit au cochertout ce qu’il doit savoir… montez dans la voiture et bonvoyage !…

Ils partirent.

Par une fenêtre de la chambre, elle regarda lavoiture disparaître à un tournant du chemin. Quand elle ne put plusla voir, elle poussa un cri de lionne, arracha sa voilette, sonvêtement, comme une folle :

– J’étouffe !… j’étouffe !…

Et elle s’enfonça les ongles dans la chairadmirable de sa gorge qui saigna.

Comme on frappait à sa porte, elle hurla qu’onla laissât tranquille… mais la porte de la chambre fut poussée, etNandette, l’amie de Serge Ivanovitch, entra. Elle était, elleaussi, dans un grand désordre. Elle sanglotait…

– Serge est mort !… Serge estmort !… on a retrouvé son cadavre dans la pièce d’eau dupalais à Tsarskoïe-Selo !… c’est horrible !…

Et elle s’affala, poussant un lugubregémissement de bête blessée. Hélène la regardafroidement :

– Comme je t’envie, dit-elle.

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