Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 12LE DOUX JAMBON

 

Dans cette salle basse, ils trouvèrent lecapitaine Nicéas Morouvieff, Alexandre, cornette aux gardes àcheval, et Artaman, colonel du régiment des hussards d’Akhtyr.

– Je vois que toute ta douma (tondirectoire) est là ! fit Hélène en entrant.

Tous s’étaient levés et lui baisaient lamain !

– Moi, je sais toujours où les prendre,répondit Alexis Vassilievitch, mais les autres ne sauraienttarder !

En effet, presque aussitôt arrivèrent cequ’ils appelaient l’oupravy (le comité) de gauche avecKamenka, Vassilikof et Rumine. C’étaient trois jeunes gens, ledernier presque un enfant. Ceux-là n’étaient point des soldats… Ilsavaient aussi des figures sévères sous leurs longs cheveux blonds.Rumine avait jeté, à côté de lui, une casquette d’étudiant.

– Nous voilà au complet ! fit remarquerNicolas.

– Non, fit Alexis. J’attends Doumine.

– Doumine ? s’étonnèrent les autres…

– Dommage que l’on ait fait venir Doumineici ! exprima Nicéas. Les ouvriers n’ont rien à voir avec labesogne qui se fait ici…

Ainsi reprenait-il le thème de la vieille.

– Hélène Vladimirovna a tenu absolument à cequ’il vînt !… Elle nous dira pourquoi !…

– Oui, c’était nécessaire, dit-ellesimplement.

– Et le doux jambon aussi va venirchez Katharina pendant que nous y sommes… Était-ce bienutile ? bien utile ? interrogea Artaman, le colonel.

– Oui, bien utile ! fit encoreHélène.

Alexis dit :

– Il n’a rendez-vous qu’avec moi sans quoi ilne serait pas venu !… J’irai le recevoir dansl’arrière-boutique… c’est toujours là que je le rencontre… lerendez-vous est normal… Il n’aura aucun soupçon…Tranquillisez-vous !…

– Je voudrais bien comprendre ! exprimaVassilikof.

Hélène dit :

– Tout de suite… Je suis à vosordres !

– Oui, on pourrait commencer !…

– Il n’y a aucun inconvénient, dit Hélène, àcommencer sans Doumine ! Au contraire… Du reste, on nel’introduira ici que lorsque vous le jugerez nécessaire…

Vassilievitch et Kamenka s’assirent tous deuxà une petite table sur laquelle il y avait une écritoire. Ilsallongèrent leurs mains croisées sur cette table en regardantHélène. Ils semblaient présider l’assemblée et ils attendaient quela jeune fille parlât.

Celle-ci fit part à ses compagnons descirconstances de la mort de Serge Ivanovitch et leur raconta toutce que lui avait appris le matin même le grand-duc Ivan.

– Où est le grand-duc ? demanda AlexisVassilievitch ?

– Chez moi, répondit Hélène, je me charge delui…

– Cette affaire est regrettable à tous lespoints de vue, remarqua Vassilikof. Elle arrive quelques mois troptôt. Et elle ne fera même pas scandale !

– Nous nous arrangerons pour qu’elle fassescandale ! gémit Rumine. Il est absolument nécessaire qu’unepareille histoire ne reste pas ignorée. Elle peut nous servir parla haine et le dégoût qu’elle dégage…

– Tu parles comme un enfant, Rumine, émitdoucement Alexis. L’état de l’affaire entraînerait une fois encorela retraite de Raspoutine loin de la cour, et nous avons besoin detoute sa pourriture à Tsarskoïe-Selo !

– Certes ! approuva Nicéas, sa présenceofficielle là-bas fait plus pour nous qu’un assassinatquotidien ! Laissons-le faire. Il travaille comme unmaître !…

– Avant trois mois, reprit Alexis, leProtopopof sera premier ministre et avec lui sera maîtresse toutel’ignominie qu’il traîne à ses bottes… Alors l’affaire sera mûre etnous aurons tout le monde pour nous !…

– Tout de même, c’est dommage qu’ils n’aientpoint réussi à étouffer le grand-duc ! exprima froidementAlexandre, le cornette à cheval, qui n’avait encore rien dit et surle visage duquel ne passait jamais l’ombre d’une émotion, soit pourle bien, soit pour le mal. On disait de lui qu’il n’avait aucundéfaut. Il ne fumait même pas.

Aux paroles du cornette, Hélène pâlit etrépliqua sur un ton qu’elle fit aussi glacé que possible :

– Je ne comprends pas ces paroles dans tabouche, Alexandre ! Le grand-duc nous est maintenant dévoué àla mort et j’en réponds. Et c’est une précieuse recrue !

– Il est populaire, répliqua non moinsfroidement Alexandre, et si, à la place du cadavre de SergeIvanovitch qui n’était rien, on avait pu tirer, un jour prochain,de la grande pièce d’eau du palais le corps du grand-duc Ivan avecune pierre au cou, cela aurait produit son petit effet ! C’estmon avis…

Quelques voix approuvèrent Alexandre, et lecolonel du régiment de hussards d’Akhtyr dit :

– Il est encore temps pour qu’on le laisseassassiner. Sa mère doit être encore toute chaude de l’avoirmanqué. Il ne faut pas attendre. Le scandale serait épouvantable,d’autant plus que les grands-ducs Nicolas et Féodor l’aimentbeaucoup, ce gamin. Il y aurait un peu de tapage chez les Romanof…Quel est ton avis, Alexis Vassilievitch ?

– Trop tôt !… répondit simplementAlexis.

– Vous oubliez simplementZakhar ! fit entendre la voix d’Hélène qui tremblait.

– C’est vrai, firent les autres. Elle araison.

– Où en est Zakhar ? interrogea lecapitaine Nicéas Morouvieff, qui se faisait les ongles avec soncanif.

– Tout calcul fait et si rien ne vient ledéranger, répondit Alexis, il faut compter encore au moins quatremois !… Zakhar reste quelquefois huit jours sans pouvoirtravailler !…

– Mais, à cette heure, où en est exactement letravail ? demanda encore Morouvieff.

– … Sous l’édifice…

– Seulement ?

– Comment ! seulement ? c’est untour de force !

– Ah ! quand tout cela pourrasauter ! gronda entre ses dents le capitaine.

– Oui, je n’en vis plus, grogna à son tour lejeune Rumine.

Mais Katharina se montra sur ces entrefaites.Elle annonça que Doumine était là et demandait AlexisVassilievitch. Celui-ci ordonna de l’introduire.

Le contremaître de Poutilof entra.

Tous lui serrèrent la main.

Il s’étonna de les trouver dans ce sous-soldont il ignorait l’existence.

– C’est donc ici que l’on se réunitmaintenant ? interrogea-t-il.

Mais on le fit asseoir.

Il considérait aussi très curieusement Hélène,qu’il ne connaissait pas. Celle-ci s’était levée etcommençait :

– Si je vous ai amenés ici, c’est pour vousfaire part d’un abominable fait d’espionnage !…

Aussitôt les « civils » et surtoutDoumine firent entendre leurs protestations. Il dit :

– Si c’est pour cela qu’on nous a fait venir,cette jeune demoiselle aurait mieux fait de ne pas nousdéranger : elle n’a qu’à s’adresser au département de lapolice !…

Et il demanda des explications sur Hélène.Alexis lui répondit qu’elle faisait partie du comité avant qu’il yentrât. Il reprit avec une grossière humeur :

– Qu’est-ce que ça peut nous faire, à nous,l’espionnage ? Nous ne sommes pas chargés de faire la besognede Gounsowsky !…

Les autres approuvèrent et tout le mondeparaissait de l’avis de Doumine, même les militaires, à l’exceptiond’Alexis, qui attendait des explications d’Hélène.

– Justement, j’ai fait venir Gounsowsky,dit-elle, et nous allons l’entendre !…

– Mais vous êtes tous fous ! s’écriaDoumine, qui montra un visage cramoisi d’indignation. Faire venirici le doux jambon pendant que nous y sommes !…

– C’est ce que nous disions ! repritNicéas. Si Gounsowsky pénètre ici, ça ne peut être que pour neplus en sortir !

– Nous voilà donc du même avis, releva Hélène…Vous allez me donner aujourd’hui la peau de Gounsowsky !

– Ah çà ! mais qu’est-ce que çasignifie ? s’exclama Doumine. Nous avons besoin de lui !…Je m’oppose à une stupidité pareille !…

Et il frappa de son rude poing sur latable.

Kamenka dit, en face d’Hélène :

– Assurément, nous ne sommes pas venus icipour tes petites affaires, Hélène Vladimirovna, et la peau deGounsowsky nous est trop précieuse pour que nous te la donnionsaujourd’hui… Sois patiente, toi aussi ! ton tour viendra commecelui des autres ! Nous serons tous rassasiés, il fautl’espérer !…

– Qu’est-ce que tu as à dire contre Gounsowskyque nous ne sachions déjà ? reprit Vassilikof… Qu’il noustrahit… et que nous sommes des dupes ?… C’est entendu !…Les autres aussi sont des dupes de se faire servir par le douxjambon… Mais le moyen de s’en passer ?… C’est le plustraître et c’est justement celui-là qu’il nous faut !…Nous le tenons assez pour être sûrs qu’il ne dépassera pascertaines limites et qu’il marchera dans certaines circonstancessans broncher !… Et tu voudrais briser cet instrumentunique ! Là, c’est de la folie !… Patience, petite amie…dans six mois, je t’aiderai à en faire des morceaux !

Doumine appuyait bruyamment lescompagnons.

– Si vous ne le tuez pas aujourd’hui, repritHélène de plus en plus calme, je ne vous donne pas huit jours pourque vos os à tous aillent pourrir dans les marécages de la baie deLachka !…

Et elle sortit de sous son manteau un assezlourd dossier que liait une sangle.

À ce moment, la porte de l’escalier s’ouvritet Katharina fit une nouvelle apparition. Cette fois, elle étaithabillée comme pour une noce bourgeoise ou pour un baptême, et demémoire d’homme, dans le Stchkoutchine-Dvor, on ne l’avait vueaussi belle. Elle avait une vieille robe de soie fanée avec desdentelles de prix et un magnifique bonnet sur la tête. Enl’apercevant, la stupéfaction fut si forte que personne ne putretenir son rire, à l’exception d’Hélène et d’Alexandre, lecornette, qui ne riait jamais.

– Tu vas te marier ? demanda Doumine.

– Oui, fit-elle, sans sourciller, avec ledoux jambon ! qui est là et qui demande AlexisVassilievitch !…

Alexis regarda les autres :

– Si je le fais descendre ici, dit-il, il estcertain qu’il n’en doit point sortir !…

– Fais-le descendre, Katharina ! commandaHélène…

– Jamais de la vie ! protestèrent lesautres… Il en est d’entre nous qu’il ne connaît pas !…

– Il nous connaît tous ! répliqua Hélène,et en voici la preuve !…

Elle sortit du dossier une feuille qui passade main en main.

Sur ce papier, il y avait les noms et qualitésde ceux qui se trouvaient là et cette lettre était de l’écrituremême de Gounsowsky, que connaissait bien Alexis Vassilievitch…

– C’est une dénonciation en règle ! jevous le prouverai tout à l’heure… dit Hélène, et en tout cas, vousvoyez que vous ne risquez rien ! Votre présence ici ne luiapprendra pas grand’chose de nouveau !… Il sait que vouscomplotez contre la vie du tsar, il est temps d’agir ! Si vousn’agissez pas immédiatement, vous êtes perdus !… et beaucoupd’autres avec vous !…

– Lequel de nous a pu nous trahir !gronda Artaman.

– C’est ce que nous allons lui demander !déclara Alexis. Il faudra bien qu’il réponde !…

Katharina était remontée dans le magasin. Elley trouva Gounsowsky là où elle l’avait laissé, très occupé parl’examen d’un vieux bibelot, car il était amateur.

– Alexis est en bas et vous attend,souffla-t-elle.

– Il est seul ?

– Non ! il est avec Kamenka, petitpère !… Cela ne vous dérange pas ?…

– Non ! non ! ricanaGounsowsky ! celui-là aussi est un ami…

Et il passa dans l’arrière-boutique.

– Ils sont en bas, fit la vieille qui lesuivait pas à pas…

– Où est-ce en bas ?

– Eh bien ! dans la salle d’en bas, petitpère… tu n’es jamais allé dans la salle d’en bas ?…

– Non ! répondit Gounsowsky… Va chercherAlexis Vassilievitch !…

La vieille ouvrit la porte d’un escalier qu’iln’avait jamais vu… Aussitôt, il se retourna et, par prudence, mitla main sur la clenche de la porte qui faisait communiquerl’arrière-boutique avec le magasin. Il lui sembla entendre desbruits suspects. Il voulut ouvrir la porte derrière lui. Il n’yparvint pas. La vieille, sans doute, avait pris sesprécautions.

Aussitôt Alexis se montrait et venait à lui leplus simplement du monde.

– Venez donc, lui dit-il, Kamenka est en bas…nous avons des choses très importantes à nous dire…

– Pourquoi cette porte est-elle fermée ?demanda Gounsowsky.

– Mais Katharina ferme toujours pour qu’on nevienne pas nous déranger.

Disant cela, il était allé à la porte commepour l’examiner et il se trouva alors derrière Gounsowsky. En mêmetemps, en bas de l’escalier se montrait Kamenka.

– Eh bien ! lui dit Kamenka, qu’est-ceque vous faites ? Nous n’avons pas de temps à perdre.

Les deux hommes se jetèrent tout à coup surlui, avant même qu’il ait pu sortir son revolver qu’il cherchaitdans sa poche. Ils le désarmèrent et le firent rouler dans l’étroitescalier où le doux jambon ne s’arrêta qu’à la dernièremarche.

Il se releva, moins furieux que terrifié,surtout quand il eut aperçu dans la petite salle la face défaite deDoumine, qui se détournait de lui.

Alexis et Kamenka lui demandaient pardon deleur brutalité et le priaient de s’asseoir auprès d’Hélène. Iln’avait pas vu d’abord celle-ci dans la fumée qui remplissait lapièce. Il fut stupéfait de la trouver là et il eut un mouvementd’espoir, mais Hélène ne le regardait même pas et il vit bien qu’ilne pourrait compter sur elle, qu’elle avait partie liée avec ceshommes, et cela l’étonnait bien. La Kouliguine avec Alexis,Vassilikof et Doumine ! Il n’était décidément qu’un pauvrehomme, et il se méprisa.

Mais comme il tenait beaucoup à sa peau et quece n’était pas la première fois qu’il avait dû essuyer de rudesexplications avec quelques-uns de ces messieurs, il fit appel àtout ce qui pouvait lui rester d’astuce et d’intelligence poursortir au plus tôt de ce sinistre trou.

Peu à peu, il distinguait les figures. Il lesreconnaissait. Il constata qu’il avait autour de lui tout lecomité de la mort, comme il désignait lui-même ces hommes dansses dossiers les plus secrets.

Il savait qu’Alexis et son compagnon avaientjuré la mort du tsar et peut-être de quelques autres personnages,mais il savait aussi qu’ils n’avaient pas juré la sienne et c’étaitlà le principal. Encore une fois, il fallait s’arranger. Décidé àleur faire toutes les concessions qu’ils voudraient pour aboutir àun résultat qui lui rendît, ne fût-ce que pour quelques instants,la sécurité, et la liberté, il attendit, avec un peu plus de calmeintérieur, les événements.

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