Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 13« LE COMITÉ DE LA MORT »

 

Alexis lui mit sous les yeux la liste de leursnoms écrits de sa main.

Il en ressentit un choc intérieur qu’ilparvint à dissimuler et il essaya d’ironiser.

– Eh bien ! fit-il, cela prouve que jesuis bien renseigné ! À chacun son métier. Si je ne faisaispas convenablement le mien, je n’aurais jamais pu vous rendre aucunservice.

– À qui cette liste était-elle destinée ?interrogea Alexis.

– À moi, dit-il.

– Vous voyez maintenant l’imprudence d’undocument pareil, répliqua froidement Alexis. Il s’est égaré dansnos mains. Il aurait pu tomber dans d’autres…

– Je le croyais bien caché ! ditGounsowsky.

– À Berlin ! répliqua tranquillementHélène.

Il blêmit.

– Que voulez-vous dire : àBerlin ?

– Oui, répondirent les autres, pourquoi :à Berlin ?

– Parce que cette liste a été envoyée par lessoins de Gounsowsky à Berlin. Heureusement que, par les miens, elleest arrivée ici !…

Gounsowsky comprenait, trop tard, hélas !qu’il allait avoir surtout en face de lui Hélène !… C’étaitelle qui avait monté ce traquenard. Il ne pouvait plus en douter.Il ne la regarda pas. Il répondit à Alexis directement :

– Je me demande ce que Berlin vient faire danscette histoire ?

– Nous aussi ! dit Kamenka.

– Le kaiser a autre chose à faire que des’occuper de nous !… ajouta-t-il en haussant lesépaules. Tout cela, c’est des histoires de femmes !…

Quelqu’un dit, par derrière :

– Gounsowsky est-il notre ami ou notreennemi ? Il faudrait le savoir !

– Tantôt l’un, tantôt l’autre, réponditcyniquement Gounsowsky sans se retourner. Il faut bien qu’il yen ait pour tout le monde, sans ça personne ne serait jamaiscontent !… mais j’imagine que vous n’avez pas trop à vousplaindre de moi !… et je ne comprends pas le traitement que jesubis ici…

Hélène l’interrompit :

– Je demande deux minutes, deux minutes desilence pour instruire cet homme de ce qu’il ignore, dit-elle, etpour vous instruire vous-mêmes, messieurs !… après, nousserons tous fixés sur notre situation réciproque. Gounsowsky seprétend tantôt notre ami, tantôt notre ennemi, étant dans lanécessité de nous trahir pour nous servir… C’est le même langageévidemment qu’il emploie pour se justifier de l’autre côté quandces messieurs des Cent Noirs (associationcontre-révolutionnaire) daignent lui demander des comptes. Maismoi, je prétends qu’il nous trompe tout le temps ! les uns etles autres ! au profit d’un tiers qui est à Berlin !… jeprétends qu’avant tout Gounsowsky est un agent du kaiser et que lekaiser est le seul à bénéficier de toutes ces trahisons… Cetteliste qui est celle, comme il l’intitule, du Comité de lamort… cette liste était destinée au kaiser.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’il enfasse ? s’exclama Gounsowsky, lequel paraissait depuis uninstant singulièrement agité.

– C’est à vous de nous le dire, répondit de samême voix calme Hélène, à vous qui lui avez conseillé de lafaire parvenir au tsar !… avec tous ces papiers !ajouta-t-elle en jetant son dossier sous le nez d’Alexis et deKamenka.

Tous s’approchèrent et se penchèrent sur cesdocuments qu’elle montrait tour à tour à Gounsowsky.

– Reconnais-tu celui-ci ? etcelui-ci ? et celui-ci ? lui disait-elle. Tout ce que tuas pu surprendre de l’organisation politique révolutionnaire russe,tu l’as livré à Berlin pour en faire une arme entre les mains dukaiser, arme de chantage, arme d’encouragement à une paixséparée !… « La révolution est à ta porte,Nikolouchka !… Fais la paix avec moi ! Moi seul suis tonami, qui te livre la tête des conspirateurs du Comité de lamort ! » Lisez, messieurs, lisez !

Gounsowsky, visiblement effondré, regardaitd’un œil hagard les conjurés, qui se passaient les documents avecdes exclamations, des phrases de rage, des menaces.

– Qui est-ce qui a pu nous trahir ? Qui apu nous trahir ? répétait inlassablement Artaman… Il faut quecet homme nous le dise… Cet homme n’a jamais eu aucun rapport avecnous !… Vous autres, exprima-t-il avec rage en regardantAlexis, Kamenka et Rumine… vous aviez « des affairesensemble… » il vous connaît bien !… Mais nous ! maisnous ! notre nom n’aurait jamais dû être prononcé !… Quia prononcé nos noms ?

– Examinez la liste ! dit Hélène, sansélever la voix… et la liste vous le dira…

Tous reprirent la liste, et ils furent tous,un instant, penchés sur elle…

Tout à coup, quelqu’un dit :

– Mais Doumine n’y est pas !

– Mais non ! Je n’y suis pas, fitDoumine, avec effort… (Et tout le monde s’aperçut qu’il étaithorriblement pâle.) Ah ! vous n’allez pas croire !…Ah ! vous n’allez pas croire, par exemple !… Mais le nomde cette femme non plus n’y est pas !… C’est cettefemme ! c’est cette femme !…

Il balbutiait… Les mots ne pouvaient plussortir de sa gorge… Il ne savait plus ce qu’il disait… Il accusaitHélène, stupidement, sans conviction… Et soudain, il bascula entreleurs bras vengeurs. Ils le jetèrent dans un coin et lui appuyèrentla tête contre le pavé. Artaman, qui le tenait d’une main par lescheveux, prit de l’autre son revolver. On voyait les yeux deDoumine s’égarer. Une horreur incommensurable était peinte sur cevisage encore tout à l’heure si insolent.

Le coup partit, et Rumine jeta un vieux tapissur le corps.

Hélène dit :

– Vous avez eu le vôtre ; maintenant, jeveux le mien ! Celui-ci est à moi !

Et elle mit sa petite main sur l’énorme épaulefrissonnante de Gounsowsky, qui eut un sursaut et balbutia tout desuite :

– Écoutez-moi ! écoutez-moi !… j’aides choses à vous dire… il faut nous entendre. D’abord, je ne suispas un traître, moi, je ne suis pas un des vôtres !… siquelqu’un a le droit de me tuer !… ça n’est pas vous !quand je vous pourchasse, moi, je fais mon métier !… et puis,je vous ai rendu des services, vous ne pouvez pas l’oublier !Des services, je suis encore capable de vous en rendre !… etd’énormes !… Avec moi, l’Okrana est à votredisposition, ma parole !… C’est à considérer !… àconsidérer de très près, je vous assure ! Je puis prendre avecvous des engagements sérieux, j’y suis disposé !…

« Nous sommes bien d’accord, n’est-cepas !… La paix séparée ! la paix séparée ! j’aitravaillé pour elle ! qu’est-ce que ça peut vous faire ?Ce n’est pas une histoire à tuer un homme, au contraire !… ence qui concerne la dénonciation… je n’ai fait que mettre sur unpapier ce que tout le monde sait déjà !… on sait bien que vouscomplotez !… mais quoi ? est-ce que j’ai dit quelquechose d’important ? Est-ce que je connais vos projets ?Je les ignore !… Ce n’est pas une dénonciation grave… c’estune arme politique, voilà tout, dans les mains du kaiser, une armevague… peu redoutable pour vous autres… vos moyens d’actionexactement, je les ignore… je le jure sur la Vierge de Kazan !Alors ? alors ? entendons-nous !… je ne vous auraisjamais laissé arrêter, je vous aurais prévenus !… C’estcertain !… Comme je le fais toujours… Vous connaissez monsystème !… Est-ce que je ne t’ai pas prévenu, toi, Kamenka,quand le grand maître de police m’avait donné l’ordre de te mettreà l’ombre, il y a deux ans !… Et tu sais, tu n’en seraisjamais sorti !… Alors, alors, il ne faut pas me tuer, ceserait trop bête !

Kamenka dit :

– Il m’a prévenu, en effet, je dois même direqu’il, m’a sauvé. Cet homme, après tout, peut nous être encoreutile, s’il pouvait nous donner des gages.

Gounsowsky se jeta sur ces paroles :

– Des gages ! je puis vous donner de grosgages !… tenez, tenez, je puis vous donner ce que j’ai de pluscher au monde…

Hélène l’interrompit en frappant un terriblecoup de son petit poing sur la table.

– Est-ce que vous n’allez pas arrêter cettebave ? Est-ce que vous êtes des hommes pour le laisser parlerainsi, mes petits pères ? Voilà ce qu’une femme vient vousdire :

« – Pour voler ces documents qu’elle vousapporte, il lui a fallu être aimable avec un prince qu’elle hait ettromper ce prince avec un prince qui la dégoûte !…

– Comment ! s’écria le colonel, il y en ad’autres que cet homme qui connaissent nos noms ?…

– Il y en a deux autres, répliqua-t-elle, etpour que vous n’ayez plus rien à apprendre, je vous lesnommerai : c’est le prince Khirkof et le comteSchomberg !

Tous s’écrièrent :

– Mais alors, nous sommes perdus !…

– Non ! ils sont les seuls à lesconnaître et ils ne parleront pas tant qu’ils n’auront pas reçu lesordres de Berlin !… Comprenez qu’ils croient ces documentspartis pour Berlin dans la valise diplomatique de l’ambassade deSuède… comme le croyait Monsieur lui-même !

Et elle se retourna vers Gounsowsky.

– Mais dans dix jours, ils sauront la véritéet ils parleront ! fit remarquer Alexis.

– Eh bien ! répliqua Hélène, il nes’agit que de les faire taire d’ici dix jours ! C’est eneffet une question de vie ou de mort non seulement pour nous, cequi est de peu d’importance, mais pour tous nos projets,monsieur !…

Le jeune Rumine proposa :

– Sacrifiez-moi, ça m’est égal ; en toutcas, j’en tuerai toujours bien un. Qui veut l’autre ?

– Je me charge de tous les deux, dit Hélène,et, croyez-moi, la besogne sera bien faite. Seulement, si je vousdonne Khirkof et Schomberg, donnez-moi Gounsowsky !

Tous les officiers s’écrièrent qu’il fallaitlui donner le doux jambon, car, maintenant, le douxjambon leur faisait peur ! Kamenka hésitait, se taisait.Alexis décida :

– Donnons-le-lui, elle l’a mérité !

Et avec Vassilikof il attacha solidement lesmains et les pieds de Gounsowsky, cependant que l’autres’effondrait de terreur entre leurs bras.

– Ah ! merci ! s’écria Hélène,merci ! merci ! pour ce cher petit cadeau.

Et elle embrassa passionnément les mainsd’Alexis.

Gounsowsky comprit qu’il était perdu, et il sepassa quelque chose de plus affreux encore que la tuerie de tout àl’heure, ce fut l’ignominie et la lâcheté du misérable en face dela mort.

Il se roula par terre en bredouillant despromesses infâmes. Il disait :

– Mais je vous les aurai, moi, Khirkof etSchomberg, et tous ceux que vous voudrez. Mes bons et chers petitspères ! Ils seront morts avant demain soir, si vousvoulez ! Et sans danger pour vous. Je vous assure. Vous pouvezen croire la parole de votre bon vieil ami qui vous a toujoursrendu de si bons services ! Ne me laissez pas ! Nem’abandonnez pas ! Elle me tuerait ! Comprenez-moi, mesbons petits pères. Tous ceux qui vous gênent ne pèseront paslourd ! Je connais le truc ! Je connais bien le truc,moi ! Écoutez, je vais vous dire ! Je vais vous donner ungage, un gage formidable. Ça, vous ne pouvez pas le refuser, etvous serez bien obligés de me croire.Mme Gounsowsky ! Hein,Mme Gounsowsky, ma femme ! Eh bien, je vousdonne ma femme. C’est un gage, cela ! Je l’aime plus que tout.Nous faisons un bon ménage, un excellent ménage. Eh bien !prenez Mme Gounsowsky. Prenez-la, mettez-la où vousvoudrez !… Je n’en saurai rien, je ne vous demande rien, et sije ne marche pas droit, à votre idée, eh bien ! tuez-la !Voilà !… Hein ! c’est entendu ?

Alexis Vassilievitch avait fait un signe et,déjà, écœurés par une si monstrueuse agonie, les autres évacuaientla salle. Au fur et à mesure que celle-ci se vidait, le policier,comprenant qu’on l’abandonnait à son sort, redoublait degémissements et de supplications et d’ignobles promesses. Enfin, ilse trouva seul en face d’Hélène.

Il s’était redressé contre la muraille etouvrait des yeux immenses où se lisait toute la terreur du monde,car la danseuse venait tranquillement de sortir de son réticulequ’elle avait déposé, en entrant sur la table, un lacet, une solidecordelette qui devait proprement pendre son homme.

Tranquillement, elle fit un nœud coulantparfait qui eût fait envie au bourreau.

Puis elle se leva, alla à l’escalier et appelaKatharina.

La vieille descendit et jeta un coup d’œilflamboyant sur le prisonnier.

Elle vit Gounsowsky dressé dans un coin,flageolant, tremblant, ficelé, déjà à moitié mort avec des yeux quila fixaient dans un effroi terrible.

Elle se mit à rire et se frotta les mains.

Puis elle rajusta son bonnet sur sa tignasse,son beau bonnet dont elle n’avait plus l’habitude et qui avaitpeine à se tenir convenablement en équilibre sur cette têterebelle.

– Tu vois, lui dit Hélène, que tu ne te seraspas habillée pour rien !

– Je vois, je vois, ma petite âme !…

Et elle rit encore de bonheur, montrant lesdeux dents, qui lui restaient et qui menaçaient Gounsowsky.

– Est-ce qu’ils sont tous partis ?…

– Oui, le dernier vient de s’en aller… Nousvoilà en famille… Personne ne nous dérangera…

– Mama… Il faut aller chercher Vera.

– C’est juste !… Tu as raison… Vera doitvoir cela !… Cela lui est dû, à elle aussi !… Je vaischercher Vera…

– Tu la trouveras dans la peréoulok desschein, tu sais, les juifs qui vendent des« babas » !…

– Je sais… je sais… à tout à l’heure… Net’ennuie pas toute seule !…

– Eh ! fit Hélène, je ne suis pas touteseule !… J’ai un bon partenaire pour laconversation !…

La vieille était déjà partie. Hélène dit àGounsowsky :

– Je l’ai éloignée pour que nous puissionscauser plus facilement. Je puis te sauver, Gounsowsky !…

L’autre eut un rugissement d’espoir. Il nes’attendait pas à cela.

– Tout ce que tu voudras ! tout ce que tuvoudras !… Je te le donnerai !… Oh ! ma petitefille, glapit-il, dans un rauque sanglot, j’ai toujours été ton amiet nous avons fait de si bonnes choses ensemble… Je savais bien quetu ne pourrais pas me tuer !… Ça n’est pas possible !… Tuas voulu me faire peur ! dis !… pourquoi ?…pourquoi ?…

Il s’arrêta, cessa un instant de baver. Il nepouvait croire à ce qu’il voyait… Il était prêt de s’évanouir dejoie !… Hélène le déliait !… Cependant, il s’aperçutbientôt qu’elle ne lui avait délié qu’une main… mais c’étaittoujours cela… On peut faire tant de choses avec unemain !…

Hélène lut clairement cette suprême penséedans les yeux désorbités de l’homme, et, froidement, sortit de sonsac son revolver. La vue de ce revolver fit mal à l’homme, quidétourna les yeux avec une grimace…

Il vit alors dans l’autre pièce, en face delui, la forme du cadavre de Doumine, sous le tapis. Une mare desang venait du tapis, gagnait de son côté, et Gounsowsky se reculaautant qu’il le pouvait pour ne pas glisser dans cette fangerouge.

– Si tu veux que je te sauve, dit Hélène, tuvas me signer l’ordre de « rupture de surveillance » dansl’affaire du canal Catherine !…

– C’est pour ça !… c’est pour ça !s’exclamait-il. Ah ! ma petite fille !… bien sûr que jevais te signer ça !… tout de suite !… Faut-il que tu ytiennes à cette affaire-là !… Si j’avais compris que tu ytenais tant à ta Prisca, je te l’aurais laissée tout desuite !… J’ai été bête et je méritais une bonne leçon,hein ?… C’est ça !… tu ne fais jamais rien comme lesautres… Tu as voulu me donner une bonne leçon, n’est-ce pas ?Dis-le !… Attends, je vais te signer ça… Et puis prends montimbre dans ma poche !… Il est dans mon portefeuille… j’aitout ce qu’il faut là… et des papiers tout libellés… Gounsowsky atoujours eu de l’ordre, c’est connu !…

Hélène le fouilla et vida ses poches… toutesses poches… Elle trouva les ordres et le timbre et tout ce qu’ilfallait.

Gounsowsky signa et timbra lui-même ledocument qui libérait immédiatement Prisca de la surveillance del’Okrana… Il écrivit encore de sa main le nom de la jeunefille et ajouta quelques petites autres choses nécessaires quidevaient lever toute difficulté d’exécution.

Et il attendit qu’Hélène finît de ledélivrer.

Celle-ci plia l’ordre, le mit dans son sac, setourna vers Gounsowsky et dit !

– Et maintenant, tu vas mourir !…

L’autre s’y attendait un peu. Il avait un brasde libre et il savait qu’il risquait le coup de revolver d’Hélène.Mais il ne lui restait pas autre chose à faire. L’occasion suprêmes’offrait à lui. Il était seul dans la maison avec cette femmearmée d’un revolver. Il savait qu’elle allait tirer, mais si ellele manquait ou si elle ne le tuait pas sur le coup, il pourraitfaire encore de la bonne besogne avec son bras.

Il se jeta donc sur elle de tout son poids etsa main chercha la main armée d’Hélène… Le coup partit pendantqu’Hélène roulait avec lui sur le pavé.

Il poussa un gémissement horrible et lâchaHélène. La balle lui avait traversé la gorge… il étouffait… le sanglui sortait par la bouche en bouillonnant.

Hélène se releva, furieuse, forcenée. Il avaitroulé dans le sang de Doumine. Elle le redressa contre la murailleà côté de l’autre cadavre. Un instant, il parut respirer plusfacilement :

– J’ai eu peur qu’il ne trépassât comme ça,fit-elle.

Et elle appela :

– Arrivez-vous ? Arrivez-vous, vousautres ? Il va crever ! dépêchez-vous !…

On entendit des pas rapides dans l’escalier,et Vera parut, précédant la vieille Katharina.

L’enfant avait sa mine joyeuse de toujours etles bras pleins de ces énormes poupées de buis peinturluré appelées« babas », que son amoureux venait de lui acheter dans lebazar du schein.

Elle vit sa sœur couverte de sang, cet hommequi râlait contre la muraille et qui était aussi dans une marerouge. Elle aperçut un cadavre sous un tapis.

Elle ne cria pas d’effroi, mais, devenantgrave, peut-être pour la première fois de sa vie, elle s’approchade sa sœur et lui dit :

– Tu n’es pas blessée, Hélène ?… Que sepasse-t-il donc ?…

– Pourquoi as-tu commencé sans nous ?demanda Katharina, d’une voix sourde et méchante.

– Il s’est jeté sur moi et j’ai dû tirer, ditHélène !… Mais il n’est pas mort ! heureusement ! etil nous voit ! et il nous entend !… Vera… c’est l’un desassassins de ton père… Il a été garde-chiourme dans les mines de latouga et un des plus durs… C’est sur son témoignage quenotre père a été condamné à mort !…

La vieille s’approcha de l’oreille de l’hommeet cria :

– Souviens-toi d’Apostol ! d’Apostol,d’Arthénius Petrovitch Apostol Scistounof ! Te voilà bienrenseigné, maintenant, hein ! tu peux crever…

– Je pensais bien, dit Vera, quand j’ai vu quemama avait mis sa belle toilette, qu’il allait y avoir quelquechose comme ça ! Est-ce qu’on va le pendre commepapka ?

– Oui ! dit Hélène ! tiens !aide-moi, mama !…

La vieille et Hélène transportèrent Gounsowskysur la table.

– Il va me salir ma belle robe que je n’avaispas mise depuis le mariage d’Apostol, fit la grand’mère… mais je neregrette rien !… Je la laverai dans son sang, à ce cherdoux jambon !…

Et elle ricana encore effroyablement.

Vera les laissait faire, n’ayant point lelibre usage de ses bras, toujours encombrés de jouets, mais elle neperdait pas un mouvement ni un soupir de Gounsowsky.

Celui-ci s’était remis à respirer bruyammentet le sang coulait à nouveau de sa bouche.

Quand il fut sur la table et qu’Hélène luipassa le lacet autour du cou, il eut un soubresaut, sa boucha écumaet gronda et ses yeux, qui s’étaient à demi refermés, se rouvrirentplus grands que jamais.

Hélène attacha le lacet à un énorme piton quiétait vissé dans une poutre du plafond et qui avait dû servir àsoutenir une de ces vieilles lampes de bronze comme on n’en voitplus qu’aux stchkoutchkine-dvor.

Pendant ce temps, la vieille passait le nœudcoulant au cou du patient, dont elle avait soulevé le buste.

– Ça y est, fit Hélène, et elle sauta de latable sur le pavé.

Alors les deux femmes rejetèrent la table decôté et Gounsowsky se trouva pendu.

Bientôt l’homme eut un dernier soubresaut. Ilétait mort. Les trois femmes s’embrassèrent.

– Ne t’occupe point des cadavres ! ditKatharina à Hélène, je m’en charge ; je les enterrerai ici. Dureste, ils auront de la compagnie.

Et elle montrait une large dalle, dans un coinde la pièce.

Hélène détourna les yeux et soudain :

– Dis donc, mama, monte un peu avec moilà-haut, j’ai quelque chose à te dire.

Vera ramassait ses babas et les essuyait avecun grand soin du sang frais qui les avait maculés. Elle remontaderrière les deux femmes. Hélène avait abandonné son manteau rougede sang, mais elle renouait solidement sa voilette. Dansl’arrière-boutique, les trois femmes se prosternèrent devant lesimages saintes et remercièrent la Vierge et les saints archanges,parce que tout s’était bien passé comme elles l’avaient désirédepuis longtemps.

Vera embrassa sa sœur et sa grand’mère etsortit. Elle allait rejoindre Gilbert, qui l’attendait.

Dans l’arrière-boutique, Hélène mit dans lamain de la vieille la croix de dix mille roubles que lui avaitofferte le prince Khirkof.

– Prête-moi huit mille roubles là-dessus, ditHélène, j’ai besoin d’argent. Je viendrai te rapporter ça avanthuit jours et il y aura cinq cents roubles pour toi…

– Non ! je te l’achète cinq millesecs ! répondit la vieille après avoir examiné la croix detoutes les façons.

– Six ! mama !… Donne-moi au moinssix mille roubles. Elle en vaut dix et même davantage.

– C’est à prendre ou à laisser, ma petitecolombe.

Hélène se sentit toute prête à dire à sagrand’mère des choses fort désagréables, mais elle connaissaitl’avarice de la vieille et savait que rien ne la ferait fléchir, etaussi elle avait besoin d’argent tout de suite.

– Eh bien, donne et n’en parlons plus.

– Attends-moi !

Elle disparut dans un cabinet noir qui luiservait de cuisine, referma la porte sur elle et réapparut deuxminutes plus tard avec les billets.

Quand elle eut les billets, Hélène la traitade vieille sorcière avare et partit sans même se retourner. Elleavait regardé l’heure à sa montre. Il était plus d’une heure. Elletraversa le Stchkoutchine-Dvor d’un pas hâtif, héla un isvotchicket jeta l’adresse du canal Catherine.

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