Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 17DANS LA LOGE DE LA KOULIGUINE

Raspoutine, lui aussi, était entré dans laloge. Sa fureur était extrême. Il n’était pas habitué à uneaventure aussi compliquée. La terreur d’Agathe était une insulte àsa divinité. Mais la difficulté de l’entreprise et la résistance dela victime n’avaient fait que décupler son désir.

Sans plus se préoccuper qu’il ne l’avait faitjusqu’alors des vagues individualités qui pouvaient l’entourer, ilmit la main sur l’épaule de la malheureuse, qui s’était effondréedans les bras de la Kouliguine, laquelle comprit tout dès qu’elleeut vu l’ignoble visage de Raspoutine.

– Qu’est-ce que vous voulez ? luidemanda-t-elle d’une voix glacée.

Il ne lui répondit même pas. Agathe était sapénitente. Elle lui appartenait. On la lui avait donnée. C’étaitson bien. Personne n’avait le droit de se mêler de cette affaire,et il mit encore la main sur Agathe comme sur son esclave.

La pauvre enfant eût fait pitié au démon. Sarobe blanche légère était en lambeaux. Dans ce désordre, ellelevait vers la Kouliguine un regard effrayant de suprêmeespoir.

La Kouliguine repoussa Raspoutine avec unebrutalité si inattendue de l’homme de Dieu, que celui-ci duts’appuyer contre le mur.

Puis, la danseuse avait emporté Agathe dansses bras et l’avait déposée sur un canapé derrière le paravent quise trouve dans toutes les loges d’artiste.

Quand elle revint à sa coiffeuse, elle trouvaun Raspoutine écumant.

Seulement, il vit cette femme pour la premièrefois et il fut ébloui. Souvent, il avait entendu parler de laKouliguine, mais il n’avait encore jamais eu l’occasion del’approcher. Et, tout à coup, il l’avait devant lui, une jambe dansun bas de soie, l’autre nue et le buste presque sansvoile !

Il comprenait maintenant ce qu’on racontaitd’elle, qu’elle faisait tourner la tête à tous ses amis et qu’ilsse ruinaient tous pour elle, avec joie.

Était-elle belle cette femme qui luidisait :

– Va-t’en !

Et avec quel geste, avec quel bras, quel beaubras blanc, quelle chair magnifique ! Il se retint pour ne pasmordre dedans.

– Va-t’en ! répétait Hélène. Tu n’as plusrien à faire ici !

Raspoutine secoua la tête :

– Non ! fit-il, je ne m’en irai pas.

– J’ai pris cette enfant sous ma protection,malheur à toi si tu y touches.

– Je ne sais pas ce que tu veux dire ! Jene sais pas de qui tu parles, répliqua l’autre. C’est toi queje veux sauver ! Toi, toi seule, tu entends…

Et il s’avança sur elle, les yeuxbrûlants.

– Écoute ! fit la Kouliguine, écoute-moibien ; tu es Raspoutine, tu es le prophète, tu es l’homme deDieu que je désirais tant connaître. Je suis heureuse de t’avoirvu, mais tu vas partir et tu viendras me voir chez moi ! Celate va-t-il ?

– Oui, répondit Gricha, mais tout desuite !

– Tout de suite, je ne le peux pas. Ne faispas la bête, et tu ne le regretteras pas !

Et elle eut pour lui le regard auquel nuln’avait jamais résisté.

Raspoutine fronça les sourcils, essayant de sereprendre, car le mâtin comprenait très bien qu’en attendantqu’elle réalisât sa promesse, la Kouliguine lui prenait Agathe. Cen’était pas « donnant donnant ».

Cependant, lui aussi, qui avait fait tant dechoses avec ses yeux, était obligé de compter avec les yeux de laKouliguine. C’était à son tour de frissonner sous un regard et dene plus savoir au juste ce qu’il faisait, et d’être le moins fort,à cause de ce regard.

– Eh ! grogna-t-il, je veux tesauver… cette nuit… cette nuit même, je ne sauraisattendre ! Une pécheresse comme toi a besoin d’être sauvéetout de suite par un homme de Dieu comme moi ! Cette nuitdonc, hein ? C’est entendu ?

– C’est entendu, répondit Hélène, sanshésitation.

– J’irai chez toi cette nuit, tu m’yattendras !

– Ne viens pas avant quatre heures du matin,ce sera mieux ! Et tu seras sûr de me trouver seule, jet’attendrai.

– Tu le jures ?

– Je le jure !…

Il saisit sur sa poitrine une image d’or.

– Tiens, dit-il, c’est la Vierge de Kazan. Tuvas jurer sur la Vierge de Kazan que tu m’attendras dans tachambre, cette nuit, à quatre heures du matin…

Hélène jura encore cela sur la Vierge deKazan.

Alors, il fut tranquille et redevint à peuprès normal.

Agathe Anthonovna lui était devenue tout àfait indifférente. Il enveloppa une dernière fois la danseuse deson regard hideux et s’en alla heureux, persuadé que cette bellefemme était à lui.

Il retrouva dans les salons les Ténébreusesqui firent cercle autour de lui et lui posèrent des questions fortintéressantes concernant le Raskol, c’est-à-dire leschisme. Il y a toujours eu en Russie des sectes qui ont prétenduinterpréter à leur manière les textes divins, et c’est cela quel’on appelle le Raskol.

Raspoutine avait réponse à tout et sortait destruismes qui ne manquaient point de faire se pâmer sesadmiratrices. Plus la forme dont il enveloppait parfois sesréponses était obscure et incompréhensible, plus on les trouvaitprofondes et pleines d’un sens surhumain.

La bonne volonté qu’il mit à satisfaire lacuriosité de toutes les dames qui l’entouraient fut appréciée parcelles-ci comme une preuve que le saint homme n’avait pas eu àregretter sa soirée et que cette petite sauvage d’Agathe avait finipar consentir à écouter la bonne parole.

C’est tout juste si elles ne félicitaientpoint la princesse de l’honneur qui venait d’être fait à samaison.

On craignait qu’après le « cercle »,Raspoutine ne se retirât, mais il manifesta le désir de rester à lareprésentation qui se préparait.

– La danse, ajouta-t-il, est d’institutiondivine.

Ce fut l’occasion de parler de la danse deDavid devant l’arche et aussi de celle de Salomé.

Dans le salon des jeux, le comte Nératofdéclarait « sans atout », quand on vint le prévenir quele gaspadine Grap le demandait.

Il se leva aussitôt, passant son jeu à unremplaçant, et trouva le chef de l’Okrana dans une petitepièce obscure qui servait de vestiaire ce soir-là.

– J’ai tenu à venir voir moi-même, Votre HauteNoblesse, lui dit Grap, car j’ai des nouvelles de nos fugitifs. Jesuis sûr qu’ils n’ont pas pris le chemin de fer, mais qu’ils sontentrés en Finlande avec une voiture. Ils sont passés près deViborg, et tout fait croire qu’ils se dirigeaient vers la frontièresuédoise. C’est de toute évidence, qu’ils vont tenter de sortir deRussie de ce côté.

– Et peut-être de gagner la France, exprima lecomte de Nératof. Certainement, la jeune fille veut rentrer enFrance !… Vous avez bien fait de venir me trouver,Grap !…

– Oui, j’ai voulu venir vous trouver avant dedonner des ordres à la frontière… Je ne puis rien faire, vouscomprenez, à cause du grand-duc… Je ne donnerai un ordre pareil quesi Votre Haute Noblesse se met d’accord avec Tsarskoïe-Selo, ce quine doit pas être bien difficile… L’empereur est furieux que legrand-duc ait rompu ses arrêts, et la grande-duchesse seraenchantée de remettre la main sur son fils !…

– J’irai demain à Tsarskoïe-Selo et je verraila grande-duchesse, dit Nératof.

– Si Votre Haute Noblesse me permettait de luidonner un conseil, je l’engagerais certainement à parler aussi, etmême tout d’abord, au prince général Rostopof.

– Rostopof ! Pourquoi Rostopof ?

– Comprenez que le général prince est le plustouché de tous par le départ du grand-duc, plus encore que lagrande-duchesse, croyez-moi, monsieur le comte ! Rostopof nepeut pas marier sa nièce au grand-duc sans grand-duc !… Nonseulement, il empêchera le grand-duc de sortir de Russie, lui, maisil le séparera définitivement de cette demoiselle… Et c’est surtoutce que Votre Haute Noblesse désire, si j’ai bien compris… Au fond,il s’agit moins de nous attaquer à la personne du grand-duc, ce quiest toujours désagréable, que de chercher à rendre un réel serviceà une jeune femme, égarée dans une aventure sans issue autrepour elle que celle que nous lui proposerons… Mon plan estsimple, Votre Noblesse !… Si la jeune fille ne veut pasentendre nos raisons, on la bouclera sans s’occuper du grand-duc…et quand elle aura suffisamment réfléchi, vous la sauvez deprison !

– Parfait, Grap… acquiesça Nératof, mescompliments, mon ami !…

– Mais il faut que j’aie toute liberté d’agirsur la jeune Française, reprit le haut policier… Voilà pourquoi jevous dis : voyez Rostopof. Il n’aura qu’un mot à dire au comteVolgorouky, dont il est le grand ami, et l’empereur signera tout cequ’on voudra, sans même savoir de quoi il s’agit. Enfin, il ne fautpas oublier qu’elle est Française. Si nous ne voulons pas avoird’ennui du côté de l’ambassade, il faut que nous puissionstransformer cette affaire, au besoin, en affaire d’État…ce qui nous permet tout le secret et nous libère de touteexplication pour le temps que nous voudrons… Apportez-moidonc, monsieur le comte, le timbre de Tsarskoïe-Selo !… etexcusez-moi d’être venu vous déranger ce soir !…

– Vous êtes tout excusé, Grap, et vous aureztout ce qu’il vous faut après-demain matin. Venez me voir auministère.

Grap s’en alla et le comte se dirigea vers lessalons, assez content de ce qu’il venait d’entendre.

Il était tellement préoccupé qu’il se perditdans un corridor et pénétra tout à coup dans la loge de laKouliguine.

Agathe venait d’en sortir avec sa gniagnia quela danseuse avait envoyé chercher.

Ce n’est pas sans mal qu’Hélène avaitconvaincu Mlle Khirkof qu’elle ne courait aucun dangeret qu’elle pouvait rentrer dans ses appartements sans avoir àredouter les entreprises de Raspoutine :

– Vous n’avez plus rien à craindre ! Jel’ai pris pour moi !

Quand le comte Nératof entra dans la loge dela Kouliguine, Vera était en train de lui attacher sa robe légèrede gaze. Il s’excusa, mais un très cordial accueil de la danseusele fit s’asseoir un instant.

– Vous avez l’air préoccupé ! comte, luidit Hélène. Vous avez toujours des peines de cœur ?

– Eh ! lui répondit-il en allumant unecigarette, c’est bien à vous de vous moquer de moi ! Le vôtren’est-il pas en deuil ?

– Comment cela ? demanda brusquementl’artiste en se tournant vers lui.

– Ma foi ! Je ne crois pas être indiscreten vous rappelant qu’il n’y a pas un an passé, vous me confiiezl’intérêt que vous portiez à un certain jeune seigneur…

La Kouliguine rougit, mais se remitpromptement :

– Bah ! vous vous souvenez encore decette plaisanterie ?

– Eh ! eh ! ce n’était pas uneplaisanterie, et quand vous m’avez prié de faire en sorte de vousprésenter, ma chère amie, vous me parliez de ce cher… de ce cherIvan (appelons-le Ivan tout court pour ne compromettre personne)avec un enthousiasme, une chaleur… enfin, l’entrevue que je vousavais ménagée, ma chère enfant, m’avait fait espérer pour vous…

– Quoi ? interrompit brusquement Hélène.Vous rêvez, comte ! À vous entendre, on ne serait occupé qu’àcette chose que vous appelez l’amour et que j’appelle, moi, d’unautre nom, et me répugne à un degré que vous ne comprendrezjamais ! Si j’ai tenu à faire la connaissance de ce jeunehomme, mon Dieu ! c’est parce qu’on en parlait beaucoup, qu’ils’était déjà singularisé dans son monde par quelques traits peubanals, et que je suis, étant femme, tout de même naturellementcurieuse… Enfin, c’est qu’on le représentait comme un indépendant,et que j’aime les indépendants ! C’est que j’avais lu aussi larelation qu’il venait de faire paraître de son voyage en Amériqueet au Japon et que j’y avais découvert une qualité d’esprit etd’intelligence qu’on ne rencontre pas tous les jours dans lessalons de Pétersbourg. Et puis, pourquoi vous le cacher ?c’est que peut-être j’avais le vague espoir de trouver un ami, unami sincère, rien qu’un ami. C’est si rare.

– Et vous l’avez trouvé ? reprit Nératof,nullement décontenancé par le tour singulièrement hostile qu’avaitpris tout à coup l’entretien.

– Mon Dieu ! oui ! Le grand-duc estun de mes amis, ça n’est un secret pour personne. Et je ne vois paspourquoi je le cacherais. Que voyez-vous d’extraordinaire àcela ?

– Mais rien, chère amie !… maisrien ! êtes-vous drôle, ce soir, et irascible, envérité !

Et il se permit un gros rire qu’il jugeait bonenfant et susceptible d’adoucir l’humeur de la belle artiste.

– Je m’étonne seulement que vous m’ayez parlédu grand-duc sur ce ton, reprit Hélène assez sèchement… c’est unechose que je ne vous permets pas !… Et je tiens, puisquel’occasion s’en présente, à ce qu’il soit bien entendu par vous,comte, de façon que vous puissiez au besoin le répéter à vosnombreux amis, que le grand-duc Ivan n’a jamais été pour moi qu’unami charmant !

– Eh bien ! je vous crois ! vousvoyez comme je suis gentil ! repartit Nératof, qui n’enpensait pas un mot. Mon excuse, belle Hélène, de vous avoir rappeléun souvenir qui, je le vois, ne vous est pas tout à fait agréable,tient tout entière dans cette coïncidence que l’on vient, àl’instant même, de me donner des nouvelles du jeune seigneur enquestion !… On le cherchait partout en vain, et je viensd’apprendre à peu près où il se trouve !…

– Et où se trouve-t-il donc ? interrogeala danseuse, soudain rendue inquiète par les propos du comte.

– Je vous répondrais avec plaisir, ma chèreHélène, si je le pouvais… mais je dois respecter un secretprofessionnel ! ajouta-t-il en jetant sa cigarette et en selevant… Seulement, je puis vous dire déjà une chose… une chose quidoit intéresser tous ses amis, continua-t-il malicieusement enhochant la tête… là où il est, il ne se trouve point mal…

– Ah ! vraiment !

– Non ! il a emmené avec lui une jeunepersonne… une jeune personne qui est certainement elle aussi de sesamies…

– Il a bien raison !… fit la Kouliguine,en affectant l’indifférence, mais elle avait un peu pâli sous sonrouge… Il est d’âge à se distraire ! il est si jeune !…Ne doit-il pas se marier prochainement ?… et pas loind’ici ! n’est-ce pas ?

– Oui !… « avec votre charmantebelle-fille ! »… ricana Nératof, que sa passioncontrariée pour Prisca rendait décidément bête et méchant…

Et il ajouta, allumant une autrecigarette :

– Ça va toujours avec Khirkof ?

– Bah ! comme ci comme ça !… lui ouun autre, ça m’est égal, oui, vous savez ! pour ce que çam’intéresse, ces choses-là ! Dites donc, comte, vous partezdéjà ?…

– Oui, j’ai un bridge en train !…

– Un petit mot !… dites-moi un petit mot…là, à l’oreille… vous savez que je suis discrète… dites-moi le nomdu pays où se trouvent les… les amoureux.

– Ah ! ah ! voyez-vous cela !…voyez-vous cela !… mais je ne peux pas ! mais je ne peuxpas !… le secret professionnel, ma chère enfant !…

– Dans l’oreille, un petit mot, dansl’oreille, mon cher petit comte !… et vous aurez le droitd’embrasser l’oreille…

– Eh ! eh ! soupira l’autre. C’estbien tentant de toucher du bout des lèvres ce jolicoquillage-là ! Allons ! je vais vous dire au moins ceque je peux vous dire ! mais le secret, hein ?

– Je le jure !

– Oui, vous jurez toujours, et je sais qu’avecvous ça n’a aucune importance… mais ce que je vais vous dire, aprèstout, n’a pas non plus une très grande importance… Eh bien, legrand-duc et sa compagne font tout leur possible pour quitter laRussie et gagner la France !… Là, êtes-vouscontente ?

– Très contente ! s’exclama l’artiste…embrassez l’oreille ! Vous l’avez mérité…

Il embrassa l’oreille, et, comme il voulaitaussi embrasser le cou, elle le mit à la porte.

– Si vous avez besoin d’autres renseignements,faites-moi signe ! Toujours au même prix !

– C’est entendu, imbécile !murmura-t-elle… Il m’a fait une peur !… Allons, Vera,passe-moi la petite brosse et la bougie…

Et elle se mit en mesure de se faire lesyeux : mais le jeune et ardent Nicolas Mikhaëlovitch, seprécipita alors dans la loge en coup de vent.

– Balinsky n’est pas encore arrivé, c’estinouï !… gémissait-il. Il doit être encore à ripailler enville. Il va nous arriver ivre mort !

– Bah ! répliqua la Kouliguine,calmez-vous, mon ami, je danserai sans lui !

Le Schomberg fils se calma, mais pour peu detemps. Il voyait un dos admirable, des épaules de déesse… Il n’endemandait pas plus pour l’instant et il embrassa tout cela comme unfou… La Kouliguine voulait se fâcher :

– Il m’enlève toute ma poudre, il m’enlèvetoute ma poudre !

– Je la mange ! répliquait l’autre…

Et de fait, il en avait plein sa moustache… etla Kouliguine ne put que rire…

– Vera, passe-moi ma boîte, ma petite, et mescrayons… jamais je n’aurais cru que Nicolas aimait tant que ça lapoudre de riz, le blanc gras et le kohol vermillon.

– Dites donc, vous ! vous vous faitesfaire la cour par Nératof, dit brusquement Nicolas.

– Non, Nikolouchka, par votre père !…

– Hein ?

– Je dis que je ne me fais pas faire la courpar Nératof, mais je dis que votre père me fait la cour…

– Ça n’est pas sérieux !

– Rien n’est sérieux !

– Enfin, pourquoi me dites-vouscela ?

– Pour être la première à vous en avertir… etque vous ne me fassiez pas encore de scène à cetteoccasion !

– Mais, ma petite Hélène, je ne vous fais pasde scène, moi !

– Non ! c’est Vera !

– Je n’ai pas le droit de vous faire de scène,moi ! Je ne suis rien pour vous, je le sais !… Vous vousmoquez de moi, je le sais !… Vous me le prouvez tous les jourset tous les soirs !… Je vous adore, et un point, c’esttout !…

– Vous êtes bien malheureux !

– Oui !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ?

– Oh ! vous voulez donc que je tuequelqu’un, Hélène ?

– Pour moi ! vous en seriezincapable !

– Mettez-moi à l’épreuve et vous verrez, fitl’autre sérieusement.

– Vous êtes bête ! Ne prenez pas cet airtragique ! ça ne vous va pas !… Vous êtes tropblond !

– Hélène… pourquoi me parliez-vous de monpère ?

– Ah vous y revenez ?… Mais je vous l’aidit, pourquoi.

– Savez-vous, Hélène, que vous avez tortd’exciter ainsi ma jalousie ?… Savez-vous bien que,quelquefois, quand je vois le prince Khirkof près de vous et que jepense à de certaines choses… savez-vous bien que j’ai envie de tuerle prince Khirkof ?… Vera, passe-moi les allumettes… non, pasla bougie, tu vois bien que ta sœur en a besoin pour ses yeux… Oui,Hélène Vladimirovna… je me suis dit cela quelquefois… Letuer !… le tuer comme un chien ! ça mesoulagerait !

– Et ça vous causerait bien des ennuis, etvous n’en seriez pas plus avancé, mon cher ! Tout de même,vous êtes brutal dans la famille ?

– Pourquoi, dans la famille ?

– Parce que ce que vous venez de dire là àpropos du prince, votre père me le dit aussi.

– Non !

– Exactement. Il ne peut pas sentir, lui nonplus, Khirkof.

– Mais c’est son plus vieil ami !

– Ça ne l’empêche pas de le détestercordialement. « Quand je le vois près de vous, j’ai envie dele tuer ! » Exactement, exactement. Voilà ce qu’il medit. Heureusement que ça ne me frappe pas. La mort, l’amour, vousparlez de cela comme vous dites : « Bonjour, ma chère,comment vous portez-vous ? » Tout de même, ce pauvreKhirkof, que l’on dit ruiné, ferait bien de contracter uneassurance. Voilà une occasion d’assurer la vie de sa femme et deses enfants.

– Hélène, je vous hais.

– Embrassez-moi.

Et elle lui tendit ses lèvres.

Ça nétait pas la première foisqu’elle lui accordait une aussi précieuse faveur, mais ce coup-ci,elle fit de lui une ardente petite bête sauvage dont elle euttoutes les peines du monde à se débarrasser en entendant la voix deKhirkof et de Schomberg qui se rapprochaient de la loge.

– Votre père ! je vous en supplie !Nikolouchka, votre père ! soyez raisonnable.

Les deux vieux amis entrèrent, baisèrentchacun une main de la danseuse et, sur un signe de son père,Nicolas Mikhaëlovitch quitta la loge.

Khirkof et Schomberg prirent un siège etregardèrent avec un intérêt puissant la Kouliguine qui se refaisaitle visage et se repoudrait les épaules.

Maintenant, armée de la petite brosse qu’elleavait chargée d’une mixture noire passée à la flamme de la bougie,elle se refaisait les cils et les chargeait d’ombre. Quand elleregarda les deux amis avec ces nouveaux yeux-là, Schomberg ne putque s’exclamer :

– Compliments, Khirkof ! Ta petite amieest jolie en diable. Tu es un heureux compère, moncamarade !

Ces mots sonnèrent mal à l’oreille et au cœurdu prince. Il ne quittait plus Schomberg, et quand il l’avait vu sediriger vers la loge d’Hélène, il lui avait emboîté le pas.

Schomberg en était bien fâché, car il eûtdonné quelque chose pour avoir un instant d’entretien seul à seulavec la Kouliguine.

Évidemment, dans les compliments dont ilaccablait Khirkof, il y avait une certaine ironie méchante où l’onpouvait démêler un peu de cette satisfaction diabolique qui luivenait du tour admirable qu’il avait joué à son meilleur ami, enlui prenant sa maîtresse.

Et, en vérité, il ne savait point sil’allégresse qui en était tout d’abord résultée n’avait pas étédoublée par l’idée de [prendre][5] ce qu’ilavait de plus précieux à son cher vieux excellent camarade.

Ceci est bien humain, se voit sous toutes leslatitudes et n’appartenait point en propre à Schomberg. Ce groshomme était bien heureux de se découvrir aussi exactementmachiavélique, mais disons tout de suite qu’il était trèsmalheureux qu’une aussi belle victoire ne se fût point renouvelée.La Kouliguine passait pour capricieuse, mais il y a des limites àtout, et Schomberg estimait qu’Hélène les dépassait en luirefermant sitôt la porte d’un paradis si brièvement entrevu.

Bien mieux, elle semblait prendre un malinplaisir à se montrer aimable avec Khirkof quand Schomberg était là.Ainsi, ce soir, elle était tournée à demi vers le prince et n’avaitpas encore adressé la parole à Schomberg.

Visiblement, Khirkof triomphait des quelquessourires et amabilités de la danseuse, et comme il n’était pas sanss’apercevoir de l’effet produit sur Schomberg, il ne douta plus,après ce qui lui avait été raconté le soir même par cette vieillegale de Rostopof, il ne douta plus que Schomberg eût des intentionssur la danseuse.

Cette pensée le rendit enragé.

Il se demanda depuis combien de tempsSchomberg était dans ce menaçant état d’esprit, et il se reprochade ne l’avoir pas surveillé plus tôt. L’idée même lui vint qu’iln’était point tout à fait invraisemblable que les relations ducomte et de la danseuse ne s’en fussent point tenues à certainséchanges de galanteries verbales. Ainsi s’expliqueraient certainsairs de Schomberg, certaine manière « suffisante » qu’ilavait de lui demander parfois des nouvelles d’Hélène ; etencore en ce moment même, son dépit n’était-il point corrigé par uncoin de sourire bien déplaisant arrêté à la commissure de sesgrosses lèvres ?

En vérité, Khirkof trouvait que, ce soir,Schomberg avait une figure à gifles. S’il ne le gifla point, c’esttout juste pour ne pas être ridicule et parce que c’était son vieilami. Mais ce n’était pas l’envie qui lui en manquait.

Sur ces entrefaites, Vera, qui était sortie uninstant, revint et dit un mot à l’oreille de sa sœur. Aussitôt,celle-ci pria ces messieurs de se retirer, ce que ceux-ci firentavec quelques soupirs et nouveaux compliments et en assurant Hélènequ’ils allaient goûter une joie exceptionnelle à la voirdanser.

– Messieurs, je vous donne rendez-vous ici,dans ma loge, après le ballet, et je vous emmène. Nous irons souperchez moi.

Schomberg accepta d’enthousiasme. Khirkof, quecette invitation en bloc ne ravissait guère, ce soir-là, émitquelques objections basses sur ses devoirs de maître de maison.

– Eh bien ! restez, j’emmèneSchomberg !

– J’irai, fit Khirkof.

– C’est comme vous voudrez, mon ami. On n’apas absolument besoin de vous.

– Caracho ! Caracho ! (trèsbien), s’écria Schomberg, avec son bon gros rire que jusqu’alorsKhirkof avait trouvé si bon enfant et qui maintenant lui portaithorriblement sur les nerfs.

– Mais oui ! mon petit Michel, noussouperons tous les deux et ce sera très gentil !

C’était maintenant Schomberg qui rayonnait etKhirkof qui faisait une triste mine. Ainsi s’entendait-ellemerveilleusement à les faire souffrir tour à tour et à transformeren une haine bien solide et compacte une amitié de trente ans.

– Allons, sauvez-vous !

Mais comme Schomberg ne se décidait pas àquitter la loge le premier, Khirkof restait. Elle dut les mettre àla porte tous les deux.

Aussitôt, une vieille femme à laquelle onaurait donné dix kopecks entra, introduite par Vera.

C’était Katharina, qui sortit de dessous sonchâle un vieux coffret fermé à clef, qu’elle ouvrit avecprécaution. Il était plein des plus riches bijoux dont Hélène separa aussitôt. La vieille lui louait cette magnificence à chaquereprésentation et ainsi le public et la foule des admirateurs de laKouliguine n’avaient point à s’étonner qu’une artiste aussi courueet fêtée que celle-ci n’eût plus de perles à se mettre au cou nicinq cent mille roubles de diamants à se pendre aux oreilles et surla poitrine. Ils n’avaient pas non plus à se demander ce que laKouliguine pouvait faire de tout son argent.

– Quoi de nouveau ? s’enquit Hélène enfaisant signe à Vera de veiller aux portes et en attachant soncollier.

– J’ai vu Zakhar ! souffla la vieille,qui ne perdait pas un geste de la danseuse et qui avait l’air desouffrir chaque fois que celle-ci puisait dans le coffretmerveilleux.

Du reste, elle avait accoutumé de ne pointperdre des yeux son trésor, tant qu’il n’avait pas réintégré lecoffret et elle suivait toujours la danseuse, jusque sur le« plateau » et de là, surveillait derrière un« portant » toutes les évolutions de sa bijouterie.

– Que t’a dit Zakhar ?…

– Il exige absolument des nouvelles précisesd’Ivan…

– Pourquoi ?

– Il dit qu’on en aura bientôt besoin…

– Non ! tu lui répondras que nous nepouvons rien en faire en ce moment, mais que nous pouvons comptersur lui quand l’heure sera venue…

– Il voudrait savoir où il est. Il estinquiet… Il prétend que tu t’abuses et que Grap déploie en cemoment une activité dangereuse sans qu’on sache exactement aubénéfice de qui…

– Dis-lui que nous n’avons rien à craindre deGrap… que je sais tout ce que fait Grap… et qu’il est sur unefausse piste…

– Ce n’est pas l’avis de Zakhar…

– C’est le mien !… en voilàassez !…

À ce moment, le jeune Schomberg frappa à laporte et cria que tout était prêt.

– Balinsky est-il arrivé ? demanda ladanseuse.

– Oui, c’est moi-même qui l’ai habillé… maisil tient à peine sur ses jambes… vous feriez mieux de danserseule…

– Pas du tout !… je danserai aveclui !

– Ça sera un désastre ! gémitNicolas…

– Laissez-moi faire ! dit Hélène…

– Vous savez, ma petite âme, que je saistout ! fit Nicolas en se penchant à l’oreille de ladanseuse !… Mon père vous fait la cour, c’est exact, mais vousne faites qu’en rire, n’est-ce pas, Hélène ?

– Ah ! mon petit, vous n’allez pasm’énerver au moment de mon entrée en scène !

Et elle passa sans plus s’occuper de lui. Ils’appuya tout pâle, contre un décor.

Vera en eut pitié et lui dit :

– Êtes-vous niais de vous mettre dans un étatpareil pour ma sœur ! Vous feriez mieux de faire entrer enscène Balinsky !…

Il alla chercher le danseur, qui était dans unbien fâcheux état et chantait des couplets de cabaret.

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