Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 21DES FIGURES CONNUES

 

Ils passaient leurs journées à courir dans lesbois et sur les rivages, à cueillir des plantes et des herbessauvages, dont ils décoraient la datcha. Ils ne voyaient toujourspas de domestique, mais quand ils revenaient à l’heure du granddéjeuner, « le ménage » était fait et le repas lesattendait. S’ils revenaient à une heure convenable, ils pouvaientmanger un plat chaud, que la fée inconnue du logis, comme ilsdisaient, leur avait apporté dans un grand récipient adhoc. La fée était au courant de tous les progrès modernes etpensait à tout.

Ils avaient toujours suffisamment deprovisions et ils pouvaient à leur fantaisie emporter leur déjeunerou leur dîner dans la forêt. Ils avaient fait depuis longtemps letour de leur petit domaine ; mais, en réalité, les îlesenvironnantes ne leur appartenaient-elles pas ? Ils en usèrentcomme s’il en était ainsi.

Dans leur yole, ils allaient à la découverte,abordaient des rives inconnues, s’enfonçaient sous les branches,dans le labyrinthe des eaux, se plaisaient à donner des noms auxmoindres recoins.

Une fois, ils s’amusèrent à faire du feu dansune île, avec des branches mortes, entre deux pierres, et ilsfirent cuire des poissons. Ce fut quelque chose d’horrible, debrûlé et pas cuit. Ils ne purent y mettre la dent, mais ils étaientenchantés et déclaraient qu’ils n’avaient jamais si bien dîné.

Ce soir-là, ils se perdirent au retour. Ilsconduisaient leur embarcation au hasard, dans ce labyrinthe où ilsne reconnaissaient plus rien. Ils revenaient toujours au même pointet étaient exténués.

– Nous ne retrouverons peut-être jamais plusla datcha ! disait Prisca.

– Elle n’a peut-être jamais existé ! ditPierre.

– Ne dis pas cela, même en riant ! luirépondit la jeune fille.

– Ma foi, tout cela a l’air tellement d’unrêve ! reprenait Pierre.

– Et c’en est peut-être un ! Mais sic’est un rêve, il n’y a que ce rêve qui existe ! Ne dis doncpas que la datcha n’a jamais existé… Elle, toi et moi et ces îles,voilà la vérité du monde, de la terre et du ciel !

– C’est vrai ! c’est vrai, ma Priscaadorée !… Aimer, être aimé, c’est là le seul but où l’on doittendre. Cela seul est vrai dans l’univers ! Mais je sais celaseulement depuis que je te connais, ma petite âme !

En attendant, ils ne retrouvaient toujours pasleur route d’eau. Ils étaient exténués. Alors ils attachèrent leurbarque à une racine que leur tendait une île inconnue et ilss’enfoncèrent sous les arbres, cherchant un endroit propice à leurrepos.

Mais, sans doute, la nuit était peut-être tropbelle pour qu’on se lassât de la regarder, car ils ne fermèrent pasles yeux. En vérité, il y avait des heures où ils s’aimaient avecfrénésie, avec une sorte de hâte maladive qui touchait au délire.C’est qu’au fond d’eux-mêmes la pensée que les jours de leurbonheur étaient comptés ne les quittait pas. En vain voulaient-ilsla chasser, elle revenait toujours et ils se comprenaient sans riense dire. Jamais ils ne parlaient de cette chose affreuse qui lesmenaçait, qui était en suspens sur leurs têtes.

Le lendemain de cette nuit qu’ils passèrentsur un lit de mousse dans une île inconnue, ils retrouvèrent laroute de la datcha, et, en abordant, il leur sembla apercevoir uneombre qui s’enfuyait sous les arbres. Ils coururent derrièreelle :

– C’est la fée ! criait Prisca.

– Oui ! elle devait être inquiète de neplus nous voir revenir !… disait Pierre.

Et ils firent si bien qu’ils rattrapèrentl’ombre ! tout essoufflée d’avoir couru si vite.

C’était une ombre bien humble et qui portaitle costume des servantes.

– Nastia ! s’écria Prisca.

Déjà celle-ci était aux genoux de sa maîtresseet lui baisait la robe en murmurant des paroles de dévouement et decrainte :

– Barinia ! barinia ! pardonnez àNastia de s’être laissé voir !

Ils la confessèrent et ils surent qu’elleétait là depuis le premier jour et qu’elle obéissait aux ordresd’Hélène en les servant aussi mystérieusement et en se cachantpendant tout le temps qu’ils se trouvaient dans l’île.

– Nastia ! c’était donc Nastia, lafée ? disait Pierre.

– Non ! répliqua Prisca, Nastia n’est quela servante de la fée ; la fée, c’est Hélène ! De près oude loin, elle veille toujours sur nous. Il faut l’aimer,Pierre !

– Mais je l’aime bien, répondit Pierre.

– Tu n’auras plus besoin de te cacher,maintenant, fit Prisca à Nastia. Tu continueras à nous servir avecle même dévouement, et tu ne t’en iras que lorsque nous t’endonnerons l’ordre !

– Oui, barinia !…

Elle les salua comme on salue les icônessaintes, et disparut par une petite porte à ras de terre quidonnait dans les sous-sols de la datcha.

Ils multiplièrent leurs promenades loin del’île, qui n’était plus à eux tout seuls, et un jour, voici ce quileur arriva : ils étaient dans leur petite barque et ilsavaient voulu sortir de l’archipel qui formait jusqu’alors lecercle où ils avaient enfermé leur bonheur.

Ils s’amusaient à glisser sur l’immense plaineliquide qui les gardait des vivants. C’est à peine si, très auloin, ils apercevaient la ligne estompée d’une des rives dulac.

Soudain, un vent brusque et très violents’éleva, contre lequel ils durent lutter. Un courant les emportaet, malgré tous leurs efforts réunis, ils ne faisaient ques’éloigner de l’archipel qu’ils tentaient de regagner.

Le ciel s’était couvert de gros nuages venusde l’ouest. Une tempête éclata.

La petite barque sautait comme une plume surles vagues qui se faisaient de plus en plus hautes etredoutables.

– Nous allons périr ici ! dit Prisca.

Et elle pleura.

Pierre, très fataliste, essayait de larassurer ; mais il commençait à sentir une fatigue extrême ettout ce qu’il pouvait faire était de se maintenir à la lame et dene point présenter le flanc de l’embarcation à des vagues quiaccouraient sur eux et qui semblaient chaque fois devoir lesengloutir.

Heureusement, sans qu’ils s’en doutassent, lecourant les emportait avec rapidité vers ce rivage qu’ils voulaientfuir et qui les sauva. Ce rivage n’avait point de falaise et venaiten pente douce jusqu’aux eaux déchaînées.

Ils furent jetés là très brutalement avec leurbarque brisée. Et Pierre sortit de ce drame des eaux avec Priscapresque évanouie dans ses bras.

Il s’orienta et aperçut non loin de là unehabitation assez importante. C’était un hôtel pour touristes. Unécriteau lui apprit qu’ils étaient à Roha.

Il pénétra dans l’établissement avec son cherfardeau, et on leur prodigua immédiatement tous les soinsdésirables.

Ils furent heureux de constater qu’il n’yavait que deux ou trois voyageurs dans cette pension, et queceux-ci repartaient le soir même pour les chutes de l’Imatra, d’oùils étaient venus.

La tempête dura deux jours, au bout desquelsils virent arriver Iouri, qui les cherchait.

Iouri n’était donc pas retourné auprèsd’Hélène ? Il dut bien l’avouer. C’était lui qui assurait leravitaillement de la datcha. Il avait de l’argent sur lui ; ilen proposa à Pierre, qui le remercia, car il était loin d’avoirépuisé l’or de la Kouliguine, et il fut entendu que Iourireconduirait lui-même les deux jeunes gens dans leur île lesurlendemain matin. Il ne fallait pas compter partir avant, car lelac était encore très dangereux, et Iouri, qui venait d’accomplirla traversée périlleuse, refusait de prendre sur lui de lesrembarquer avant ce terme. Il avait pris cette résolution aprèsavoir consulté les gens du pays.

Du reste, la pension de Roha était maintenantabsolument vide de voyageurs, et rien ne pressait outre mesure ledépart de Pierre et de Prisca. Iouri les quitta en leur donnantrendez-vous le surlendemain matin, à six heures.

La journée du lendemain fut adorable. Lesoleil s’était levé, les eaux du lac se calmèrent et cette petitestation de Roha était un enchantement avec ses jardins fleuris etses kiosques entourés de sapins que l’on louait aux voyageurs.

Ce matin-là, ils firent la grasse matinée. Ilsprirent leur petit déjeuner au lit et, comme on leur avait apportédes journaux, Pierre commanda à la servante de les remporter.

Il ne voulait rien lire, il ne voulait riensavoir de ce qui pouvait se passer dans le vaste monde :

– Tu as bien raison, mon chéri ! approuvaPrisca.

Et ils écoutèrent chanter les oiseaux et ilsrespirèrent la brise embaumée du matin en se rappelant « deshistoires de leur île ».

Ainsi leur bonheur avait déjà un passé et ilsne s’en apercevaient pas. Ce bonheur avait trois semaines, et illui restait tant de semaines encore qu’il leur semblait qu’il nefaisait que commencer.

– Allons nous promener ! dit Prisca…

Et ils s’habillèrent à la hâte pour aller sepromener.

Ah ! la belle matinée !… et commeils s’amusèrent dans les herbes ! Prisca connaissait les nomsde toutes les plantes et les nommait à Pierre. Elle aimait lesplantes, les fleurs, comme elle aimait les bêtes, et avait pourelles les mêmes caresses.

Puis ils revinrent par les bois, le long dulac, pour voir comment il se comportait. C’est à peine maintenants’il clapotait. Ils auraient pu partir, mais ils ne tenaient pas àpartir tout de suite, et ils furent très heureux que Iouri leur eûtaccordé encore cette journée-là.

Et puis ils n’avaient plus de barque et ils nesavaient pas laquelle de toutes les embarcations qui étaientattachées au ponton était celle de Iouri. Et ils ne voulaientdemander à personne, non plus, de les conduire dans leur île, dontils gardaient le secret. Enfin, ils étaient heureux de vivre cesheures simples.

Ils suivirent le rivage jusqu’à l’endroit oùils avaient fait naufrage et retrouvèrent les débris de leurnacelle.

Cette petite barque, Pierre l’avait appeléePrisca, comme il faisait pour tous les objets qui luiétaient chers. Maintenant, elle était brisée. Ils se rappelèrenttoutes les belles promenades qu’ils avaient faites avec elle. Etcela les rendit tristes.

– Il ne faut pas être tristes, ce serait uncrime ! s’écria Prisca… Je vais emporter quelques morceaux denotre petit bateau, et nous en ferons des souvenirs comme ceux quel’on vend à Roha.

Elle ramassa des bouts de planchettes.

– Chère petite barque, c’est tout de même ellequi nous a sauvés ! je suis sûr que ces petits bouts de boisnous porteront bonheur !… Touche du bois, monchéri !…

Et il fallait qu’il touchât le bois sanssourire. Prisca était superstitieuse.

Ils reprirent le chemin de la pension,doucement, apaisés, goûtant une joie sereine qu’ils neconnaissaient pas encore.

Ils avaient la main dans la main et se laserraient de temps à autre. Ils se comprenaient. Ils avaientconfiance. Ils souriaient sans se regarder.

Cette sérénité rayonnait autour d’eux, ettoute la nature était d’un calme ineffable.

Ils mangeaient à une petite table, sur laterrasse de l’hôtel. C’était la place accoutumée de M. etMme Pielisk, leur nom de passeport. De là, ondécouvrait les jardins et le lac.

Ils touchaient à la fin de leur repas etPierre venait de régler la note de l’hôtel qu’on lui avait apportéesur sa demande, car ils devaient partir le lendemain, à la premièreheure. Comme le pourboire avait été magnifique, les remerciementset les courbettes de la domesticité n’en finissaient plus, etPierre eut un geste d’ennui auquel il rapporta tout d’abord lafuite des serviteurs importuns.

Il ne fut pas longtemps à se rendre compte queceux-ci avaient couru au-devant des voyageurs, ou plutôt desvoyageuses qui venaient d’arriver et qui s’installaient à unetable, dans les jardins mêmes, exactement sous M. etMme Pielisk.

Pierre ne put retenir un murmure d’effroi etdevint tout à coup plus pâle que la nappe. Il venait de reconnaîtreà quelques pas de lui la comtesse Wyronzew, Natacha Iveracheguine,la comtesse Schomberg, la comtesse Khirkof… et la grande-duchesseNadiijda Mikhaëlovna, sa mère !…

– Qu’as-tu ? lui demanda Prisca. Quet’arrive-t-il ?

– Silence ! râla le jeune homme en selevant doucement et en se reculant dans l’ombre de la terrasse.Viens !

Prisca se leva stupéfaite et, comme elletournait les yeux vers le groupe de femmes qui s’installa à latable du jardin, Pierre répéta effaré :

– Mais viens donc !

Elle le rejoignit dans un grand émoi. Elle lequestionnait, mais il ne lui répondait pas ; il l’entraînaitloin de cette salle, loin de cette terrasse et de ce jardin.

Il lui fit prendre une porte de derrière etelle eut de la peine à le suivre, tant il précipitait samarche.

– Qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Oùme conduis-tu ?

– Fuyons !

Ils s’en furent rapidement sur la rive du lac,près du ponton. Pierre la fit monter dans la première petite barquequi s’offrit à eux et dont il détacha l’amarre et prit lesrames.

– Où allons-nous ? lui demanda-t-ellealors. Nous retournons à l’île ?

– Oui, fit-il simplement.

Et il se mit à ramer, ramer.

La barque volait sur les eaux, il ne consentità ralentir son effort qu’une demi-heure plus tard, quand le rivagene fut plus qu’une ombre.

– Ce sont ces femmes, interrogea-t-elle, cesont elles qui t’ont fait fuir ainsi ?

– Oui.

– Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ?Ça avait l’air de grandes dames ?

– Oui… parmi elles, il y avait quelquesfigures connues de moi… Alors, tu comprends !

– Je comprends ! Tu as bienfait !…

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