Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 23UNE VISITE

 

Pierre ne pouvait plus douter que lesTénébreuses n’eussent établi, cet été-là, leur quartier général surles rives du lac Saïma.

Par le chemin de fer qui allait à Imatra, illeur fallait à peine une journée pour venir de Petrograd. Et quantaux régions nordiques, généralement désertes, que nos jeunes gensavaient atteintes si lentement et quelquefois si difficilement,elles y parvenaient en se promenant sur ce petit vapeur qu’ellesavaient loué ou acheté.

Une pareille certitude était bien faite pourassombrir le grand-duc, qui retombait tout à coup dans cettehorreur qu’il avait cru finie pour toujours ! Sans compter quela sécurité des jeunes gens, et celle surtout de leur amour, endevenait fort précaire.

Quelquefois, le matin, Pierre laissait Priscareposer et partait de fort bonne heure avec Iouri pour relever lesengins de pêche qu’ils avaient posés la veille.

Dans une de ces promenades matinales, il setrouva sur le rivage d’un îlot qui portait encore toute la traced’un repas récent.

Et par les empreintes laissées sur le sable etdans les herbes, en ramassant un ruban ou un coin de dentelle, ileut la preuve que la troupe des Ténébreuses était venue jusque-làsans qu’ils s’en fussent même doutés.

Sans doute, ce jour-là, étaient-ils restés àla datcha. C’était un miracle que cette datcha n’eût pas encore étédécouverte !

Il n’y avait plus à hésiter, il allait falloirchercher un autre refuge ! Il en concevait un chagrin inouï,car il savait que cette détermination serait la cause d’un granddésespoir chez Prisca. Aussi retardait-il le moment de sonretour.

Il questionnait Iouri sur les environs. S’ilfallait en croire Iouri, il y avait encore beaucoup d’autres coins,vers le nord du lac, tout à fait inconnus et inhabités… mais dansces régions Iouri ne répondait plus de l’approvisionnement de luxeet il faudrait que les jeunes gens renonçassent tout à fait à leurshabitudes de confort. On découvrirait bien une touba abandonnée,mais après la datcha du bonheur, quel changement !…

Ceci n’était pas pour effrayer personnellementPierre, mais il ne pouvait imaginer Prisca vivant d’une façondouloureusement rustique.

Et puis la mauvaise saison approchait. Eux quis’étaient tant réjouis de faire connaissance avec l’hiverfinlandais, à la datcha du bonheur même qui était admirablementinstallée avec ses grands poêles de faïence, ses doubles portes etses doubles fenêtres pour braver toutes les intempéries.

Ils s’étaient promis des promenades admirablesdans des traîneaux rapides comme le vent sur l’immense surfacegelée du lac.

Prisca adorait les sports d’hiver et elleétait une des petites reines des patinoires, à Petrograd, sur laMoïka ou le canal Catherine. Elle avait fait aussi autrefoisbeaucoup de ski dans la montagne, et se réjouissait de renouvelerses exploits.

Mais, pour tout cela, il fallait, au retour,une bonne maison chaude et toutes les douceurs de la civilisationrusse en hiver.

Iouri dit :

– La barinia pourrait s’installer dans unetouba, loin d’ici, pendant le temps qui nous sépare du gel etrevenir à la datcha passer l’hiver. L’hiver, il ne viendrapersonne.

– C’est juste, approuva Pierre, et cettecombinaison lui allait parfaitement.

L’idée qu’ils n’abandonneraient pasdéfinitivement l’archipel du Bonheur éclairait son front, et ilpressa le retour à la datcha. Maintenant, il ne craignait plus deparler de leur départ nécessaire à Prisca.

Ce matin-là, Prisca s’était réveillée de bonneheure et elle fut toute triste de voir que Pierre était déjà parti.Il lui promettait toujours de l’emmener avec lui pour la relève desengins de pêche, mais, chaque fois qu’il avait le courage de laréveiller, ils se rendormaient ensemble. Et Iouri relevait leslignes, dont le poisson s’était enfui.

Elle s’habilla et descendit au jardin pourcueillir des fleurs quand, dans le vestibule, elle s’arrêta net.Des voix qu’elle ne connaissait pas se faisaient entendre audehors. Et, presque aussitôt, Nastia accourait affolée.

– Barinia, des dames, des dames viennentd’atterrir dans l’île !

Prisca courut sur le perron et se trouva enface de trois femmes, en effet, qui venaient de descendre d’uncanot automobile dont on entendait encore le moteur.

Le mécanicien était resté à bord.

Les femmes paraissaient de très grandes dames,habillées richement, bien qu’elles fussent en partie de campagne.Elles avaient des propos joyeux et, dès qu’elles aperçurent Prisca,la saluèrent et lui déclarèrent aussitôt, avec cette franchise quepermet l’hospitalité russe, qu’elles mouraient de faim et qu’ellesauraient une reconnaissance éternelle à la bonne âme qui leurferait l’aumône d’un morceau de pain.

Prisca leur répondit aussitôt qu’on allaitleur servir une collation dans le jardin et elle descenditrapidement au-devant d’elles, car elle avait la secrète angoisse deles voir pénétrer dans la datcha, sans qu’elle pût démêler, aureste, les raisons obscures de sa crainte.

Elle agissait instinctivement, regrettant quela solitude des jardins eût été violée et espérant quel’indiscrétion de ces belles visiteuses n’irait point plusloin.

C’était puéril et si en dehors de tous lesusages, que la pauvre Prisca en fut bientôt pour ses frais deprudence, car, après les compliments d’usage et pendant que Nastiamettait une nappe sur une table en plein air, ces dames demandaientà « visiter » ce séjour enchanteur. Et, déjà, ellesfaisaient le tour de l’île et complimentaient Prisca sur la belleet gracieuse ordonnance de la maison et des jardins.

C’était presque toujours la première de cesdames, pour laquelle les deux autres étaient pleines de déférence,qui prenait la parole. Elle avait fort grand air et impressionnaitbeaucoup Prisca par la façon qu’elle avait de temps à autre de laregarder de haut en bas, à travers son face-à-main.

– Nous sommes venues passer quelques Jours àRoha, disait cette hautaine personne, et j’ai fait apporter moncanot automobile, ce qui nous permet de jolies et lointainespromenades sur le lac. Mais, en vérité, je dois dire que je nem’attendais pas à découvrir ce joyau dans ce désert !

Prisca se demandait si ces femmes n’étaientpoint celles qui, quelques semaines auparavant, avaient fait fuirson Pierre avec tant de précipitation… Elle les avait elle-mêmetrop peu vues pour risquer une réponse à une aussi importantequestion. Celle-ci disait qu’elles étaient récemment arrivées àRoha. Ce ne devait pas être les mêmes, et Prisca s’en trouvait unpeu tranquillisée.

Quant à confondre ces grandes dames auxmanières si parfaites avec les folles du troupeau de Raspoutine, lapensée simple de Prisca s’y refusait absolument.

Aux questions trop curieuses de soninterlocutrice, Prisca répondait que « son mari » avaitfait construire cette datcha plusieurs années avant la guerre dansle dessein de s’y reposer au centre même de ses affaires.

– Nous avons de grands intérêts en Finlande,madame, mon mari est marchand de bois !…

Prisca espérait vaguement que l’aveu d’unesituation aussi humble déterminerait ces dames à ne point prolongerleur visite et les détournerait de pousser plus avant dans sondomaine.

Mais il n’en fut rien et quand elles eurentvisité l’extérieur, elles se dirigèrent, sans même qu’elles yfussent invitées, vers le perron de la datcha.

Prisca ne put que les suivre en soupirantdiscrètement.

Dans son malheur, elle était heureuse quePierre prolongeât son absence, ce qui lui évitait de souffrir commeelle du sans-gêne de ces intruses.

Elles entrèrent dans le vestibule et elles n’yavaient pas plus tôt mis les pieds qu’elles s’écriaient toutesensemble :

– Ah ! par exemple !

Et elles regardaient toutes avec unestupéfaction évidente le grand portrait en pied de Pierre.

Ce fut encore la première grande dame quireprit la parole pour dire :

– Vous avez là une peinture magnifique,madame !

– C’est le portrait de mon mari, réponditPrisca en rougissant jusqu’aux yeux.

Et elle balbutia un nouveaumensonge :

– Mon mari a été fait officier depuis laguerre… et cela lui a plu de demander son portrait en uniforme à unde ses amis.

La visiteuse était allée à la signature.

– Serge Ivanovitch ! Serge Ivanovitchétait l’ami de votre mari, madame ?

– Mais oui, madame !

– C’était aussi le mien, madame !

Et les deux autres dames éclatèrent de rire.Et elles avaient une façon de se regarder toutes entre elles et deregarder ensuite Prisca, qui remplissait celle-ci d’une immenseconfusion.

La grande dame dit à ses suivantes :

– Mes chères, laissez-moi, je vous prie,maintenant, avec madame ; je vous rejoindrai tout à l’heuredans le jardin !

Et elle pénétra dans le salon sans même sepréoccuper de Prisca.

Elle regardait partout autour d’elle avec unecuriosité active et pleine d’agitation. Tous les portraits dePierre l’attiraient. Elle les soulevait en répétant :

– Ah ! par exemple ! Ah ! parexemple ! Prisca était affolée.

– Votre mari s’appelle donc Ivan ?

– C’est un de ses petits noms, mais le nomdont on l’appelle plus usuellement, c’est Pierre !

Cette pauvre Prisca eût pleuré de désespoir.Elle sentait venir une catastrophe et elle était à peu près sûrequ’il était trop tard maintenant pour l’éviter.

De toute évidence, cette grande dameconnaissait « son mari » ; peut-être mêmeétait-elle renseignée sur lui beaucoup mieuxqu’elle !

– Et Ivan Andréïevitch ?…

Ah ! comme Prisca regrettait maintenantde n’avoir pas fait disparaître tous ces portraits qui l’avaienttant intriguée et qui maintenant la trahissaient.

– Oui, madame, fit-elle, sans plus.

– Et le père de votre mari était sans douteaussi marchand de bois ?…

– Oui, madame, répondit encore la malheureuseenfant, qui ne savait plus où se mettre et qui souffrait millemorts.

– On est marchand de bois de père en fils danscette famille, à ce que je vois !

– Mon Dieu, madame !…

La visiteuse se tut et regarda avec une tellefixité à travers son face-à-main la jeune femme que celle-ci selaissa choir sur un siège, tremblante et complètementdésemparée.

– Vous êtes souffrante ?…

– Non, madame… j’ai… ce ne sera rien, j’aiquelquefois des faiblesses…

– Madame, dit l’autre, en s’asseyant en facede Prisca, j’aurais une question à vous poser, une question d’unecertaine importance… aussi je vous prierais, avant de répondre, d’yréfléchir sérieusement, et, pour cela, de tâcher à reconquérir toutvotre sang-froid qui semble en ce moment vous avoir quelque peuabandonné… Je désirerais savoir exactement votre nom ?…

– Mais, madame, je… je n’y vois aucuninconvénient… nous ne nous cachons pas, non… nous n’avons rien àcacher… je vous ai dit que mon mari s’occupait d’exploitationforestière…

– Oui, il est marchand de bois, vous me l’avezdit, mais comment s’appelle-t-il ?

– Il s’appelle Pierre Pielisk !

– Pierre Ivan Andréïevitch Pielisk !Voyez-vous cela ? Vous en êtes sûre ?

– Mais, madame…

– Et vous êtes madame Pielisk ?

– Madame, je ne comprends pas votreinsistance, répondit Prisca à l’agonie, et qui n’avait certes pasla force de se révolter. Oui, je suisMme Pielisk !…

– Et vous êtes mariée avec le marchand debois ? Prenez garde. C’est là qu’est toute l’importance de laquestion…

– Madame, fit enfin Prisca en se levant avecpeine et en faisant appel à toutes ses forces, cet interrogatoireextraordinaire a suffisamment duré et je ne me laisserai pasoutrager plus longtemps…

– C’est vous qui m’outragez par vosmensonges ! éclata la grande dame. Vous ne vous appelez pasMme Pielisk. Voulez-vous que je vous dise, moi,comment vous vous appelez ? Vous vous appelez Prisca, et vousétiez gouvernante ou dame de compagnie chez la comtesseNératof.

Prisca, foudroyée, trouva cependant le moyende se redresser encore.

– Et après, madame ! ceci ne vous regardepas !

– Vous croyez cela… Et voulez-vous que je vousdise, maintenant, comment s’appelle votre soi-disant mari ? Ils’appelle le grand-duc Ivan et, moi, je suis sa mère, lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette révélation foudroyante, Priscachancela. Certes ! elle était partie pour une aventure dontelle savait devoir tout redouter. Mais, tout de même, elle n’avaitrien prévu de pareil. Elle aimait un grand-duc, presque l’héritierdu trône ! Il s’en fallait d’un peu de mauvaise santé chez letsarevitch et de quelques années de plus sur la tête chenue d’unRomanof !…

Elle était la maîtresse du grand-duc Ivan,tout simplement. C’était formidable. C’était terrible pourelle.

Elle avait pu espérer un instant et trèsvaguement que le lien obscur qui l’attachait à Pierre ne seromprait jamais. Maintenant, c’était fini. Il était brisé, et pourtoujours ! Si elle en doutait encore, elle n’avait qu’àregarder la grande-duchesse qui triomphait de sa stupeur et de sadouleur.

Étourdie, Prisca ne trouvait pas un mot àdire. Nadiijda Mikhaëlovna se mit à rire. Prisca se prit àpleurer.

– Eh bien ! madame Pielisk, fitla grande-duchesse, prétendez-vous toujours que ce qui se passe icine me regarde pas ? Ah ! vous ne vous attendiez point àce que j’arrive vous déranger si tôt ? Vous vous croyiez bienà l’abri, en vérité, au fond de cette île, protégée par tout lemystère du lac Saïma. Et je vous avouerai, quant à moi, que je neserais jamais venue chercher mon fils jusqu’ici. Je lui ai connudes goûts moins champêtres. Mais il y a quelque chose de plus fortque toutes les précautions d’une petite intrigante et de plus malinque la police : c’est la volonté de Dieu… qui m’a conduiteici !…

À ce mot d’« intrigante », Prisca sereleva, la pourpre aux joues. Elle était déchirée. Et onl’insultait. C’était trop de honte ajoutée à son immense douleur.Elle rassembla ses forces pour jeter à cette femme les quelquesmots qui devaient être dits et pour fuir.

– Madame, fit-elle, d’une voix sourde,haletante, étouffée… j’ai toujours ignoré qui était votre fils. Jel’apprends aujourd’hui !

– Vous mentez !

– C’est le dernier mot que j’entendrai devotre bouche, madame !

Égarée, sanglotante, elle courut à la porte ense heurtant aux meubles. Mais elle trouva la grande-duchesse devantelle qui, encore, l’arrêta.

– Où allez-vous ? je vous défends desortir !

– Il n’y a que cela que vous n’ayez pas ledroit de me défendre ! comme je n’ai plus qu’un droit, moi,celui de disparaître ! Laissez-moi passer, madame, vous ne meverrez plus jamais ! Vous n’entendrez plus jamais parler demoi, je vous le jure !

– Je ne vous crois pas ! Vous êtes uneintrigante ! Vous allez le rejoindre ! Non, non,maintenant, je ne vous quitte plus avant de vous avoir remis entreles mains de la police.

Cette fois, Prisca devint toutepâle :

– Madame, dit-elle, d’une voix tout à coupeffroyablement calme, je ne vous demande que la permission d’allerme tuer !

– On dit ça !

Nadiijda Mikhaëlovna ne pouvait pas croire quePrisca eût ignoré jusqu’à ce jour la personnalité de son amant.Cette petite l’avait jouée, elle, la grande dame si rouée qui,toujours, avait roulé tout le monde, et Prisca continuait de semoquer d’elle, assurément, avec son histoire de suicide. Ellevoulait lui échapper encore. Enfin, tout son orgueil se révoltait àl’idée qu’une combinaison aussi magnifique et aussi nécessaire quecelle du mariage du grand-duc avec la nièce du prince généralRostopof restait en suspens à cause de « la dactylo » ducomte de Nératof ! comme elle disait en parlant de Prisca.

– On dit ça ! continua-t-elle, et l’on vafaire la noce avec les grands-ducs !

C’était trop pour Prisca. Elle eût voulu déjàêtre morte. Ses yeux hagards cherchaient une arme autour d’elle,sur les meubles, sur les murs. Elle eût voulu se frapper devantcette femme qui la torturait avec une joie évidente et farouche… età laquelle elle ne pouvait rien répondre qui pût la convaincre.Elle ne pouvait même pas l’insulter, parce que, après tout, cettefemme était la mère de son Pierre, et elle avait le droit de croireque Prisca le lui avait volé !

Une arme et mourir ! et ne plus entendrecette voix, cet abominable rire !…

– Madame, il n’y a pas une arme ici, sans quoije serais déjà morte à vos pieds ! Mais si vous en avez unesur vous, tuez-moi, je vous en supplie, tuez-moi tout desuite !…

– M’en croyez-vous incapable ? s’écria lagrande-duchesse.

– Non, ma mère ! éclata tout à coup lavoix du grand-duc Ivan, je vous crois capable de tout !…

Pierre venait de rentrer. Il avait été toutétonné de trouver les deux dames de compagnie dans le jardin de ladatcha. Il s’était avancé rapidement vers elles et, soudain, lesavait reconnues. C’étaient des amies de sa mère !

Il se douta que quelque chose de redoutable sepassait à la datcha et il avait bondi dans le vestibule. Il étaitsurvenu juste à ce moment critique où la grande-duchesse prenaitune attitude menaçante pour la pauvre Prisca.

À son apparition, Nadiijda Mikhaëlovna avaitfait un pas en arrière, car son fils arrivait terriblement enennemi. Sa figure, ses gestes, sa voix, ce qu’il disait annonçaientune lutte plus sérieuse que celle à laquelle elle s’était sansdoute attendue. Comme la princesse Khirkof, elle avait pus’imaginer que l’aventure de son grand-duc de fils avec une jeuneFrançaise n’aurait pas de suite et qu’Ivan devait commencer à selasser d’une fugue qui s’était prolongée pendant des mois… Or,quand, par le plus grand des hasards, elle tombait en plein nid desamoureux, elle pouvait juger du premier coup, par l’attituded’Ivan, qu’il « en tenait » toujours pour sa chère petitecolombe.

– Pierre ! Pierre ! s’écria Prisca,tu vas jurer à ta mère que, ce matin encore, j’ignorais tout detoi, même ton nom !

– Je le jure ! proclama le grand-duc enregardant sa mère avec des yeux de fou.

– Et maintenant que vous savez cela, madame,continua Prisca, et que votre fils est avec vous, vous allez melaisser passer !…

– Où vas-tu ? questionna le grand-ducd’une voix rauque.

– Je te laisse avec ta mère ! Écoute tamère, Pierre ! C’est elle qui a raison ! Notre amour estune folie !…

– Où vas-tu ? Où vas-tu ?… Je neveux pas, tu entends, je ne veux pas que tu me quittes !…

– J’aurais cependant quelques petites choses àte dire, Ivan Andréïevitch, fit entendre Nadiijda Mikhaëlovna, ens’avançant avec son plus grand air au milieu de la pièce et en nedéfendant plus le chemin par lequel elle eût été heureusemaintenant de voir Prisca disparaître.

– Moi aussi, j’aurais quelques petites chosesà vous dire, ma mère !… Mais nous nous dirons tout cela devantMadame, si vous le voulez bien !… Et si, par hasard, vous nele vouliez pas…

– Il sera fait comme tu voudras,Vanioucha !

Le ton de la grande-duchesse avait changé toutà coup. Elle venait de comprendre, à la tournure que semblaientprendre les événements, qu’elle avait fait fausse route en semontrant d’une brutalité un peu trop moscovite avec Prisca, etsurtout qu’elle n’avait rien à gagner à heurter de front la fureuramoureuse de son fils.

Elle manœuvra aussitôt pour, autant quepossible, l’apaiser. Elle était maîtresse dans l’art de la comédiedramatique, telle qu’elle se joue dans l’ombre des palais et jusquesur les marches des trônes.

Prisca avait fait encore un mouvement pour seretirer, mais le grand-duc, lui prenant la main, l’avait faitasseoir avec une autorité souveraine à laquelle la pauvre enfantn’avait su résister. Il se tenait debout à son côté, en face de samère qui, elle aussi restait debout. Pour rien au monde, lagrande-duchesse n’eût voulu s’asseoir devant Prisca assise.

Donc, Nadiijda Mikhaëlovna, tigresse tout àl’heure prête à manger le cœur de Prisca, s’était transformée enmère chatte qui ronronnait suavement ces phrases chantantes qu’onne trouve que dans la bouche des grandes dames russes, surtoutquand elles parlent français. Elle expliquait son irritationpremière par la douleur si naturelle dont son cœur s’était remplidepuis la fuite de son fils.

Elle fit une peinture touchante de ce quis’était passé à la cour, à cette occasion ; la colère del’empereur et de l’impératrice en face d’un acte d’indiscipline quiles avait outragés (le grand-duc avait rompu ses arrêts) avait faitplace bien rapidement à une angoisse chaque jour grandissante, car,en l’absence de toute nouvelle et devant l’impuissance de la policeà en fournir, on pouvait redouter le pire.

– Tu ne sauras jamais, Vanioucha, combien tues aimé à la cour. C’est dans une circonstance pareille qu’une mèredésespérée, à laquelle on vient prodiguer les plus doucesconsolations, peut juger de la place que son fils tient dans lecœur de ses parents et de ses amis ! On t’a pleuré avec moi,car je t’ai bien pleuré !… On a pu croire à un terribleaccident et peut-être à un abominable attentat… Nous traversons destemps si méchants !… Quand on a été à peu près sûr qu’il nes’agissait que d’une « partie d’amour », beaucoup t’ontpardonné, et moi-même je t’ai pardonné, car j’ai toujours eu ungrand faible pour toi, tu le sais… Tout de même, il y a des momentsoù il faut parler sérieusement, n’est-il pas vrai, Milieinkimoï (mon petit enfant chéri).

Ici, elle s’arrêta une seconde, autant pourjuger de la position conquise que pour voir comment elle allaitaborder le plus difficile de sa tâche.

Jusqu’alors, elle n’avait pas encore prononcéle nom de Khirkof, et elle s’était bien gardée de faire allusion àla fiancée et au prince général Rostopof dont les richessesattendaient toujours de passer dans la corbeille de mariage… maisil fallait bien y venir… Elle s’y résolut. Et la meilleureprécaution qu’elle put trouver fut celle qu’elle mit tout d’aborden avant :

– En ce qui concerne les projets que tu nesaurais avoir oubliés, car ils sont selon la volonté de l’empereur,sache, Vanioucha, que rien ne presse. Autour du princegénéral, tout est en deuil, et il convient de laisser quelquessemaines s’écouler avant de réaliser l’espoir de deux grandesfamilles…

Elle toussa, s’arrêta une seconde et regardales deux jeunes gens. Elle attendait d’être renseignée par un motou par un geste, mais ils ne dirent rien et ne changèrent pointd’attitude. Alors, elle continua, avec plus de douceurencore :

– Tu ne vis pas dans une retraite si profondeque tu n’aies pu apprendre l’effroyable drame de la datcha des îleset tout ce qui s’est passé chez la Kouliguine. Peut-être mêmet’a-t-elle renseigné elle-même, car, si je dois en croire lesbruits de la cour et de la ville, vous étiez de fort bons amis tousles deux…

La grande-duchesse, en prononçant cesdernières paroles, avait-elle dessein de porter quelque excitationjalouse dans le cœur de cette petite Prisca qu’elledétestait ? La chose était fort plausible. N’avait-elled’autre but que de faire sortir son fils d’un mutisme quicommençait prodigieusement à l’agacer ? En tout cas, si ellene réussit point à troubler Prisca, trop sûre de son Pierre, elleparvint à faire desserrer les dents à celui-ci :

– Hélène Vladimirovna a toujours été une amiepour moi, ma mère ; pourtant, mes rapports avec elle sont sirares et, quoi que vous en pensiez, ma retraite ici était sicomplète que j’ignore tout à fait ce à quoi vous faites allusion.J’espère qu’il n’est point arrivé malheur à la Kouliguine ?demanda-il d’une voix qui tremblait un peu, tant il avait de peineà se dominer, car, pour ce qu’il allait avoir à dire, il tenait àse montrer calme et réfléchi, et il redoutait sa nature propre quile portait toujours à quelque éclat.

– Mon Dieu, il ne lui est point arrivé d’autremalheur que celui de n’avoir plus à se montrer, pendant un an, surles scènes de Petrograd et de Moscou, par ordre de l’empereur, à lasuite du scandale qui s’est terminé chez elle par un duel aprèssouper entre le prince Khirkof et le comte Schomberg, qui se sonttaillés en morceaux pour les yeux de la belle, laquelle avaitrendez-vous, ce soir-là, avec Schomberg fils. Le vieux Schomberg,qui venait d’abattre Khirkof, eut encore la force de venir frapperson cher petit rejeton dans les bras de la danseuse, à la suite dequoi tout ce monde expira, à l’exception, bien entendu, d’HélèneKouliguine, qui, elle, ne s’est jamais mieux portée ! Il sera,du reste, beaucoup pardonné à la Kouliguine, car le lendemain de cejour funeste, elle ramena chez elle, à l’hôtel des Grandes-Écuries,la pauvre Agathe, qu’elle avait rencontrée aux environs dePetrograd, cherchant un couvent pour y pleurer dans une paixconvenable sur tous ces drames et… et pour patiemment t’yattendre, Vanioucha !…

– C’est tout ce que vous avez à me dire, mamère ?…

– Non ! Vanioucha, ça n’est pas tout,assurément ! et ce que j’ai encore à te dire ne sera point,j’imagine, pour te déplaire… Je saurai parler en ta faveur à LeursMajestés, et tu verras que tout sera pour le mieux, si tu esraisonnable.

Ici, encore une pause, puis elle dit sansregarder Prisca.

– Mademoiselle a prononcé tout à l’heure uneparole qui est juste, en vérité, et ceci me laisse à penser que jeserai peut-être entendue ici et comprise comme il est désirablepour tous. « Votre amour est une folie ! » Cettefolie-là, ce n’est pas moi qui te la reprocherai. Elle est de tonâge, et à tout péché, miséricorde !… Aimez-vous, mais, à côtédes plaisirs de la jeunesse, il ne faut pas tout à fait oublierqu’il y a des devoirs auxquels on ne saurait échapper. Tu es tropintelligent pour ne point saisir toute ma pensée, et simademoiselle t’aime réellement, elle sera la première à te rappelerqu’il y a tout de même une autre destinée pour un prince comme toi,né si près de l’empereur… et de l’empire, que celle d’une amoureuseet d’ailleurs charmante idylle au fond d’une forêt finlandaise.

À ces mots, Prisca voulut se lever et parler,et il ne pouvait y avoir de doute sur ce qu’elle allait dire. Elleallait rendre toute sa liberté à Pierre, mais le grand-duc, quiavait compris, lui aussi, fit encore rasseoir Prisca et lui coupanet la parole par ces mots prononcés avec une brutalitévoulue :

– On n’interrompt pas ma mère quand elleparle !

– Mais, Vanioucha, cette fois, je crois bient’avoir dit tout ce qu’une mère tendre mais raisonnable, aurait dità ma place à un terrible enfant comme toi !

– Eh bien ! alors, ma mère, c’est à montour de parler !… Voici ce que j’ai à vous dire, qui estcourt… Ma destinée, comme vous dites, est d’aimer Prisca… et je nem’en séparerai jamais !… Ceci est parfaitement clair et vousrenseignera sur votre devoir à vous qui est de m’oublier,comme je vous ai déjà oubliée, comme j’ai oublié tous ceux qui vousentourent et dont je me suis séparé à jamais !

La grande-duchesse n’en pouvait croire sesoreilles, ni ses yeux, car l’air dont cela avait été dit valait leton : un ton calme et un air assuré.

– En vérité, en vérité, IvanAndréïevitch ! Songez-vous à ce que vous dites ?…

– Il n’y a plus d’Ivan Andréïevitch, ma mère…Ivan Andréïevitch est mort !… Il n’y a plus de grand-duc de cenom-là !… Il faut rayer ce nom-là de la liste desgrands-ducs !… je vous en prie…

Et il s’était incliné avec une grandepolitesse.

Alors, cette fois, elle éclata :

– Tu ne me connais pas, Ivan !… ceci nesera pas, je t’assure… par Dieu le père et les saints archanges etpar la volonté de l’empereur, ceci ne sera pas ! Quand on a,comme toi, dans les veines, du sang des Romanof, tu apprendras àtes dépens que l’on n’est pas libre de quitter l’ombre dutrône !

– Quand on a comme moi dans les veines du sangde Vladimir Sergeovitch Asslakow, on ne craint pas d’aller mouriren Sibérie, ma mère ! Mon père m’en a montré lechemin !…

– Ivan Andréïevitch, qu’avez-vous proféré,malheureux enfant ? Avez-vous perdu tout à fait laraison ! râla la grande-duchesse, absolument suffoquée souscette réplique qui, devant une étrangère, la couvrait de honte.

Mais le jeune homme, lui aussi, devant lesmenaces de sa mère, était parti pour un grand éclat et, voyantqu’il n’avait plus rien à ménager, continua de laisser libre coursau bouillonnement de son cœur. Et se tournant versPrisca :

– … Car il y a encore une chose que cetteenfant ne sait pas, ma mère, et qu’il faut que je lui apprenne, detelle sorte qu’elle puisse me laisser sans remords à sescôtés : c’est que je ne suis que le fils d’un pauvre seigneurpour lequel vous avez eu quelques bontés, entre autres celle de lefaire mourir au fond des geôles sibériennes !…

– Tu es le fils de moi ! et celasuffit, donc ! En vérité, si jamais tu l’oubliais vraiment,sache qu’il faut t’attendre à un sort pire que celui de l’hommedont tu as osé devant moi prononcer le nom, petit misérable !Et quant à celle-ci… continua-t-elle en daignant cette fois setourner vers Prisca.

Mais elle ne put en dire plus long. Avant mêmequ’elle eût achevé la phrase dont elle menaçait Prisca, le jeunehomme avait saisi entre ses doigts de fer le poignet de NadiijdaMikhaëlovna et, entraînant la grande-duchesse, qui étouffait derage impuissante, il lui jetait dans la figure :

– Ah ! celle-ci ! n’ytouchez jamais, ma mère ! j’ai pu me contenter de fuir devantbien des ignominies ; j’ai pu voir, sans vous dénoncer àl’empereur, le fouet de Raspoutine s’abattre sur les plus hautesdames de la cour comme sur des bêtes folles, j’ai pu voir étoufferdevant moi, qui suis arrivé trop tard pour le sauver, mon ami SergeIvanovitch, que vous avez assassiné, croyant tuer le fils deVladimir Sergeovitch Asslakow, votre amant !… car vous avezvoulu me tuer, vous avez voulu me tuer, moi, votreVanioucha !… mère délicieuse, dans un moment de fureur où mamère n’était plus qu’une chienne enragée !… Mais, sur laVierge de Kazan et sur mon salut éternel, ne touchez pas àcelle-ci !… pas un cheveu de sa tête !… n’approchez pasde son ombre !… cessez de déshonorer l’air qu’elle respire… jevous chasse !… que je ne vous voie plus ou je vous… ou jevous…

Sa fureur était telle que les mots nepouvaient plus sortir de sa bouche écumante.

Nadiijda Mikhaëlovna n’était plus qu’uneloque, entre ses mains forcenées.

Prisca s’était jetée sur le groupe de la mèreet du fils qui se déchiraient et essayait de leur faire lâcherprise avec des cris déments. La grande-duchesse avait vu passer lamort dans les prunelles sanglantes d’Ivan et elle appelait ausecours. Les deux dames de compagnie, qui étaient restées, sur sonordre, dans le jardin, accouraient au tumulte. Elles arrivèrenttout juste pour recevoir la grande-duchesse qui se pâmait.

Elles l’emportèrent plutôt qu’elles nel’entraînèrent jusqu’au bord de l’eau, se jetèrent avec elle dansle canot automobile qui démarra et disparut sous les branches de larive.

Dans la salle, Pierre était encore debout,tremblant ; une sueur froide lui coulait des tempes. Ilsemblait ne rien entendre de toutes les phrases désordonnées dePrisca, ne rien sentir de ses embrassements et de ses larmes.

Enfin, quand il revint à lui, il ditsimplement :

– J’aurais dû la tuer !

À ce moment, Pierre et Prisca aperçurentIouri, qui était sur le seuil, sa casquette à la main.

– Que veux-tu, Iouri ? demandaPierre.

– Je viens vous dire, maître, que tout estprêt et que je suis à vos ordres pour le départ !…

– Oh ! oui ! partons ! s’écriaPrisca, qui était dans une agitation folle, allons-nous-en !Allons-nous-en tout de suite…

Pierre la fit taire et dit à Iouri :

– Quel départ ? Je ne t’ai donné aucunordre pour le départ.

– Le maître m’excusera, répondit Iouri, maisj’ai tout préparé pour que nous quittions la datchaimmédiatement.

– Depuis quand as-tu préparé toutcela ?

– Depuis que j’ai vu les barinias dansl’île…

– Tu sais qui sont les barinias ?

– Oui, maître ; il faut partir. Dans uneheure, avec leur canot automobile, les barinias seront à Roha.Elles téléphoneront à Imatra. Dans trois heures, il y aura dunouveau ici, mais dans trois heures nous serons loin…

– Où vas-tu nous conduire ?

– Le maître couchera ce soir dans cette toubadont je lui ai parlé. Mais il ne faut pas perdre une minute.

– Bien, Iouri, nous te suivons !…

– J’ai les manteaux, j’ai tout ce qu’ilfaut…

– Attendez ! je vais prévenirNastia ! fit entendre Prisca.

– Nastia est dans le canot avec les affairesde la barinia.

– Ce Iouri est extraordinaire, exprima Pierre.Suivons-le donc, Prisca !…

– Oh ! mon Dieu ! gémit la jeunefemme, qui défaillait sous le coup de tous ces cruels événements,allons-nous quitter ainsi notre chère datcha sans lui direadieu ? Ne ferons-nous pas un dernier tour dans l’île duBonheur ?

– Impossible, barinia !…Excusez-moi !

– Obéissons à Iouri, car, ma parole, je voisque c’est lui qui commande ici ! fit Pierre avec un bonsourire à l’adresse du domestique.

– Non, maître, c’est elle !… lamaîtresse, qui le veut ainsi, celle qui m’a chargé de veiller survous !…

– Hélène Vladimirovna murmura legrand-duc.

– La Kouliguine, soupira Prisca… Décidément,elle est notre bienfaitrice…

– Oui, dit Pierre, elle a pensé à tout !…Elle a tout prévu… Eh bien ! Iouri, qu’attends-tu,maintenant ?…

– Si le maître veut aller au canot, je vaistout fermer ici derrière lui…

– Allons-nous-en donc, dit Prisca…allons-nous-en puisqu’il faut partir, hélas ! mais je veuxemporter un souvenir de cette chère demeure… Tiens ! ceportrait de toi, mon Pierre, ce portrait que j’ai regardé sisouvent… si souvent… tu sais, tu m’as surprise quelquefois en trainde l’interroger… c’est celui où tu as l’uniforme des cadets…

Et elle s’avança rapidement vers la chèreimage, avec des gestes égarés, car il lui semblait que touttournait autour d’elle… mais voilà que Iouri dit :

– Ma maîtresse désire que l’on n’emporte aucunde ces portraits… Excusez-moi, barinia !…

Prisca regarda Pierre ; tous les deuxgardèrent le silence, puis, sans rien se dire, ils quittèrent cettemaison où ils avaient été si heureux.

Ils trouvèrent le canot déjà à moitié pleindes paquets et des provisions que Nastia y entassait. Aussitôt quela servante, en se retournant, vit les jeunes gens près d’elle,elle se jeta à genoux devant Pierre. Celui-ci lui ordonna de serelever, mais elle n’en voulait rien faire et ne faisait quepleurer et se signer en invoquant toutes les vierges de la sainteRussie. Ce fut Iouri qui mit fin à la scène, après l’avoir un peubousculée et lui avoir jeté quelques phrases en patois.

– Qui donc a appris à cette fille qui jesuis ? demanda Pierre à Iouri.

– Elle a entendu les barinias dans le jardin,monseigneur…

C’était la première fois que Iouri appelaitainsi Pierre, mais c’était aussi la première fois que le jeunehomme faisait allusion devant Iouri au rang qu’il tenait dansl’empire.

– Il faut que cette femme sache et que tusaches aussi, Iouri, que monseigneur est mort ! etqu’il n’en doit plus être jamais question.

– Jamais, maître…

Et le domestique dit quelques mots encore àNastia, qui poussa un soupir à se fendre le cœur et fit un derniergrand signe de croix, le front dans la poussière.

Tout le monde embarqua. Pierre et Iouriramèrent. Prisca eut un sanglot en voyant s’éloigner ces lieuxbénis qu’ils ne reverraient peut-être jamais plus. Le jeune hommeétait sombre et se donnait beaucoup de mouvement pour ne paslaisser paraître son émotion.

Cependant, lui aussi eut des larmes dans lesyeux quand les toits de la datcha se furent effacés…

Rapidement, ils glissaient entre les rives deleur cher archipel. Quand ils furent sortis de l’archipel et quetout cet enchantement ne fut plus qu’un souvenir, Prisca se laissaretomber sur son banc et ferma les yeux pour, quelque temps, ne pasvoir autre chose que ce qu’ils venaient de regarder.

Son cœur avait des battements quil’étouffaient. Les lèvres de Pierre sur sa main la firent revenir àla vie. Elle lui sourit.

– Maintenant que tu sais tout, luisouffla-t-il à l’oreille, tu me pardonnes ?

Elle ne lui répondit pas, car ils n’étaientpoint seuls, mais il put voir dans ses yeux qu’elle l’adorait à enmourir.

Ils montaient vers le nord du « lac auxmille îles ». Certainement, ce ne serait pas tout d’abord dece côté qu’on irait les chercher, car cette route ne conduisait àrien qu’à des solitudes inhabitables ou à des petits bourgs où leurprésence ne pouvait passer inaperçue. Ils abordèrent derrière unenchevêtrement inextricable d’îlots, non loin de Pnumala, et c’estlà qu’ils trouvèrent cette touba, pauvre maison depaysans, dont avait parlé Iouri. Ils y furent reçus avec une grandehospitalité, mais n’y passèrent qu’une nuit et un jour.

Iouri s’était absenté. Il revint avec deuxpetits chars traînés par des chevaux d’un entrain merveilleux. Et,tout de suite, ils se lancèrent encore vers le nord, à travers lesplus épaisses forêts. Mais, arrivés à Jokkar, ils redescendirentvers le sud. Ils évitaient, dans le moment, toute agglomération etcouchaient, le soir venu, roulés dans leurs couvertures. Les nuitscommençaient à être très froides. Prisca ne se plaignait jamais etse montrait extraordinairement vaillante. Son âme délicate ettimide avait su, du premier coup, s’élever à la hauteur de cettefarouche aventure. Ils savaient maintenant où Iouri les conduisait.Il les menait, disait-il, en toute sécurité, dans une maison oùil n’y avait que des amis de la Kouliguine.

Il avait redemandé à Pierre ses passeports aunom de M. et Mme Pielisk et il leur en avaitdonné d’autres. Maintenant, ils s’appelaient M. etMme Sponiakof. Ils avaient, une fois de plus,changé de nom, mais ils étaient toujours marchands de bois.

Pierre et Prisca ne pouvaient s’empêcherd’admirer le calme et la décision de Iouri ; il n’était jamaistroublé par quoi que ce fût, et se montrait propre à tout. C’estlui qui faisait leur cuisine, lavait leur linge, soignait leschevaux. Il se servait fort habilement de la carabine et semontrait aussi bon chasseur que Pierre l’avait vu bon pêcheur.Aucun accident ne le surprenait. Il avait tôt fait de remettre touten ordre. Il raccommodait les traits cassés comme un bourrelier etles vêtements comme un tailleur.

Huit jours après avoir quitté l’île duBonheur, nos voyageurs entrèrent dans Viborg sans avoir étéinquiétés.

Ils se crurent sauvés ! c’est là que lesattendait le plus redoutable destin…

FIN DU LIVRE PREMIER.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer