Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 10GOUNSOWSKY

 

Hélène précipitait la course de son équipageen donnant des coups de poing dans le dos de l’isvotchick et en luicriant : Scari ! Scari !(Vite ! Vite !) L’isvô ne s’arrêta que devant unpadiès très ordinaire d’une maison quelconque, dans unepetite rue, derrière la place Isaac.

Le schwitzar salua jusqu’à terre en apercevantHélène. Celle-ci allait pénétrer dans le vestibule quand elleaperçut, marchant comme deux amoureux sur le trottoir, l’acteurGilbert et sa sœur Vera. Alors Hélène, revenant sur ses pas, allaau-devant des jeunes gens.

Ils venaient sans la voir, heureux de lacouleur du ciel, paraissant se préoccuper le moins possible desévénements extérieurs qui ne les touchaient point,particulièrement.

– Que fais-tu là ? demanda Hélène à sasœur.

– Tiens, Hélène !… mais tu vois, nousnous promenons… Quand je me suis levée ce matin, on m’a dit que tuétais sortie, alors, comme je m’ennuyais, je suis sortie, moiaussi, pour faire un petit tour… J’ai rencontré Gilbert sur laperspective Newsky !

– Pour mon malheur ! expliqua Gilbertavec son gros rire (il ne savait pas si bien parler, le pauvregarçon), oui, pour mon malheur, car, depuis, Vera n’a cessé de mefaire enrager et de se moquer de moi !…

Mais il s’arrêta devant l’airextraordinairement préoccupé de la danseuse.

Déjà elle avait sorti un léger portefeuille desa poche et elle inscrivait hâtivement quelques mots sur unefeuille, au crayon.

Elle enferma le papier dans une enveloppe,donna celle-ci à sa sœur et dit à voix basse :

– Vous allez entrer tous deux dans labrasserie d’en face. Vous prendrez une table, au premier étage,près de la fenêtre qui donne en face de ce padiès. Au-dessus dupadiès, examinez cette fenêtre, au second étage ; si vous m’envoyez soulever le rideau moi-même (je mettrai le front sur lavitre), Vera ira porter cette enveloppe immédiatement auStchkoutchine-Dvor, chez la mère Katharina.

– Vous avez donc des bijoux à mettre aulombard (au mont-de-piété) ? demanda en riantGilbert.

– Justement, j’ai en ce moment de gros besoinsd’argent, mon cher…

– Et vous allez en demander àGounsowsky ? interrogea toujours en riant le joyeux Gilbert eten lui montrant la fenêtre du second étage qu’elle venait dedésigner.

– Non ! répondit en souriant à son tourla danseuse, la police politique est plus pauvre que moi !… Jevais chercher là-haut un passeport pour un ami auquel on lerefuse.

L’acteur et Vera pénétrèrent dans labrasserie.

Hélène, le front soucieux, entra dans cettemaison qui abritait en effet un personnage assez célèbre dans lesannales des causes politiques et révolutionnaires de la Russie.

Il avait été, ce Gounsowsky, le directeurtout-puissant de l’Okrana au temps de la fameuse affaireTrébassof, quand il y eut cette série d’attentats contrel’ex-gouverneur de Moscou. Puis il avait été dégommé aprèsl’affaire Azew, quand il avait été prouvé que ce fameuxrévolutionnaire-policier avait tranquillement perpétré l’assassinatdu premier ministre Plehve avec Gounsowsky lui-même, le chef de lapolice secrète de Plehve.

On avait simplement, après une affairepareille, disgracié Gounsowsky, parce qu’il tenait à peu près toutle monde à la cour, et particulièrement deux des plus hautspersonnages qui touchaient de près le tsar et qui avaient euintérêt à la disparition du ministre.

Quand avait éclaté la guerre, Gounsowsky étaitrentré en faveur. Il n’était plus le chef de l’Okrana,mais il devint le directeur d’un nouveau département de policepolitique créé tout exprès depuis la guerre pour lui et quidisposait de tous les moyens de l’Okrana et de tous sesagents.

C’était lui qui était chargé également desrelations avec les agents de l’étranger chargés de missionsparticulières dans les plus hauts cercles du monde.

Cet homme, qui disposait secrètement d’unepuissance aussi formidable, avait un aspect pauvre etrepoussant.

Il était gras, huileux, sale, obséquieux ettoujours prêt aux courbettes comme un laquais.

Il possédait une femme dans son genre :Mme Gounsowsky, qui avait une apparence semblable àla sienne.

Ils devaient être terriblement riches, etpourtant ils habitaient à Petrograd un petit local, appartement debourgeois à peine à son aise.

Gounsowsky reçut Hélène dans son bureau auxmeubles démodés et aux tentures tristes. La pièce sentait le chienmouillé et le cigare éteint.

Il se leva aussitôt qu’elle apparut et il nelui fit grâce d’aucune de ses formules de basse politesse et deplat dévouement.

– Qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure,ma belle enfant ?

Hélène avait tenu jadis Gounsowsky parl’affaire Stolypine et elle eût pu, quelques années auparavant, leperdre en portant à certain grand-duc, oncle de Sa Majesté, despapiers dans lesquels Gounsowsky se déchargeait entièrement desresponsabilités qu’on lui avait découvertes dans cette affaire, enaccablant ledit grand-duc et en faisant entendre clairement quecelui-ci avait été l’instigateur du crime, ce qui était faux. Cegrand-duc-là ne badinait pas avec ce genre de plaisanteries et ileût abattu le Gounsowsky comme un chien !…

Comment Hélène avait-elle eu cespapiers ? Voilà ce que Gounsowsky n’avait jamais pusavoir ; comment la danseuse « perdit-elle » à sontour ces papiers ? Voilà ce qu’Hélène ignora toujours. Ilss’étaient volés l’un et l’autre avec une telle adresse qu’ils nepouvaient mieux faire que de concevoir une grande admiration l’unpour l’autre.

Il était résulté de tout cela des rapportssecrets entre eux dont ils paraissaient jusqu’à ce jour fortsatisfaits. Par Gounsowsky, Hélène avait pu rendre de trèsimportants services à ses amis ; et, par Hélène, Gounsowskyavait obtenu sur ce qui se passait à la cour (grâce aux confidencesde son protecteur, le prince Khirkof) et de beaucoup d’autres deses admirateurs, des renseignements de premier ordre qui luiévitaient bien des impairs.

Hélène s’assit et alla droit au but.

– Écoutez, Gounsowsky, j’ai besoin de vous.Qu’est-ce que c’est que cette histoire du canalCatherine ?

– Quelle histoire du canal Catherine ?fit l’autre, en mettant ses lunettes.

– Ne faites pas le dourak(l’imbécile), je n’ai pas le temps !… J’ai vu cette âme damnéede Skopine !… ne riez pas… je lui ai parlé… Vos agentssurveillent le « quartir » d’une jeune Française quiétait, il y a quelques mois, chez le comte Nératof.

– Ah ! parfaitement… fit enfinGounsowsky, mais c’est une affaire sans intérêt !…

– Eh bien ! si c’est une affaire sansintérêt, abandonnez-la. Cette petite Prisca est mon amie et je l’aiprise sous ma protection… lâchez-la, c’est tout ce que je vousdemande !… tout ce que je suis venue vous demander !…Vous n’allez pas me refuser cela, Gounsowsky ?

L’autre enleva ses lunettes, soupira et dit…tapotant son bureau de ses gros doigts huileux :

– Croyez bien que je suis désolé, ma chèreenfant… ce que vous me demandez là est impossible !… Lademoiselle doit rester sous notre surveillance, j’en ai reçul’ordre…

– L’affaire est donc plus grave que vous ne ledisiez ? ce n’est donc pas une petite affaire ?

– Ma foi ! je n’en sais rien !…

– Qu’est-ce que l’on veut, après tout… qu’ellequitte Petrograd !… Eh bien, je vous donne ma parole qu’elleva quitter Petrograd !… Donnez-moi la vôtre que vous cesserezde la faire suivre !… C’est simple… et tout le monde seracontent, puisqu’elle va disparaître !… et qu’on ne demande queça !…

– Vous avez l’air plus renseignée que moi danscette histoire… Moi, j’ai reçu un ordre ! je l’exécute… Maisles raisons de cet ordre, je les ignore !

– L’ordre vous est venu de Tsarskoïe-Selo, jele sais !

– Ça, par exemple, non ! je vous jure quenon !… Écoutez, nous sommes de bons amis… je vois que vousfaites fausse route… Moi, je ne puis rien pour vous dans cettepetite affaire ; je suis responsable de la filature, voilàtout !… Et à ce point de vue, mes agents ont reçu des ordresextrêmement sévères, je ne le cache pas !… mais je pourraisvous donner un tuyau… (Ici, il s’arrêta une seconde.) À unecondition, cependant.

– Laquelle ? demanda Hélène.

– Vous aurez la bonté de me dire tout ce quis’est passé hier soir à Tsarskoïe-Selo, chez Serge Ivanovitch, oùvous étiez… tout ce qui a été dit, tout !… Vous savez queSerge Ivanovitch a disparu ?…

– Non !

– Il n’est pas rentré chez lui ! Il n’apas pris son service au palais… on ignore ce qu’il est devenu… Lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna m’a fait prier par le princeVolgorouky d’ouvrir discrètement une enquête. J’ai fait envoyerchez son amie Nandette, du théâtre Michel, qui ne sait rien… Maisvous, vous savez peut-être quelque chose…

– Peut-être ! déclara Hélèned’un air plein de promesse.

– Il n’y a pas de peut-être !…Le grand-duc Ivan, qui était aux arrêts, a disparu, lui aussi… Lesdeux jeunes gens seront allés faire la fête quelque part… et voussavez où… Allons, soyez bonne pour moi… Ils ne sont pas chez vous…je sais que vous êtes rentrée seule… Vous vous taisez !… Jecomprends !… Donnant donnant, n’est-ce pas ?… Comme j’aiconfiance en vous, je vais commencer le premier…

– Je vous écoute !…

– Eh bien ! mon enfant, si vous voulezfaire lever la consigne qui m’a été donnée et si vous voulez êtreutile à votre protégée… il faut regarder du côté du comteNératof…

Hélène fut stupéfaite :

– Le comte Nératof ?…

– Oui, c’est l’ami du prince Khirkof,justement… le prince n’a rien à vous refuser… le comte n’a rien àrefuser au prince…

– Le comte Nératof s’intéresse à cettedemoiselle ?…

– Paraît !… La jeune fille, entre nous,l’a quitté dans des conditions assez bizarres, vous voyez que jevous livre tout mon sac !… Vous me devez le vôtre !…

– Voyons !… Voyons !… fit Hélène,impatiente… mais dites-moi, si je vous comprends bien !… il yaurait eu quelque chose entre le comte Nératof et cettedemoiselle ?

– Ah ! je ne vous ai pas dit ça… je nevous ai même rien dit du tout… à votre tour, ma chère amie !je vous entends déjà !

– Le comte passe pour un vieux libertin,exprima Hélène. Il se sera mal conduit avec Prisca et Prisca seraitpartie… et il continue de la poursuivre… c’est bien cela ?

Gounsowsky se leva, appuya sa grosse mainpoilue qui sortait d’une manchette douteuse sur le brasd’Hélène.

– En vérité, c’est peut-être aussi bien autrechose… et ce qui expliquerait les ordres très sévères qui ont étédonnés… d’une façon solennelle donc !… non point comme ondemande un service de complaisance, je vous assure de lecroire !… Réfléchissez bien à cela, ma chère petite amie…

– Oh ! fit Hélène, il est capable detout, quand ses passions sont en jeu… C’est bien connu, mon cherGounsowsky !

– Le comte est un grand seigneurparfait ! c’est tout ce que je puis dire et je suis trèsheureux d’être à même de rendre service au comte… comprenez-leencore, Hélène Vladimirovna !

– Et à moi, vous ne seriez pas heureux de merendre service, mon cher Gounsowsky ?…

– Très heureux ! très heureux !…mais, dans cette affaire, impossible !…

– Pourquoi ?

– Écoutez, n’insistez pas, Hélène… Je vousdemande cela, s’il vous plaît, j’ai tant de peine à vous refuserquelque chose…

– On ne le dirait pas, en vérité !

– Je vous ai conseillé de parler au princeKhirkof.

– Nératof enverra promener Khirkof s’il s’agitde ses passions… et vous le pensez aussi bien que moi, vieux petitpère ! Tous les moyens lui sont bons à lui… Mais vous, vousfaites un métier ignoble, Gounsowsky !… Je ne vous l’envoiepas dire, ce sera mon dernier mot et je ne vous raconterai rien dece qui s’est passé dans la soirée chez Serge Ivanovitch.

Le policier haussa les épaules :

– C’est comme vous voudrez, ma chèreenfant.

À ce moment, on frappa et une porte s’ouvrit.Mme Gounsowsky fit son entrée.

Elle se prosterna presque devant Hélène,roulant des yeux d’extase devant la beauté « toujoursfraîche » de la belle Hélène et l’assurant qu’elle se feraitmettre en miettes pour lui faire plaisir, à la premièreoccasion.

Enfin son énorme, gélatineuse, roucoulantepersonne s’immobilisa une seconde pour parler à l’oreille de sonhuileux époux, et, ceci fait, elle se sauva après d’énormescourbettes.

Gounsowsky se tourna vers Hélène, en luisouriant, lui aussi, d’un air si aimable que la danseuse, tout desuite, se méfia :

– Ma chère enfant, tout cela tombe très bien,en vérité, pour nous soulager l’un et l’autre… je ne tiens plus dutout à savoir ce qui s’est passé chez Serge Ivanovitch et vouspourrez vous taire tant qu’il vous sera agréable. Encore unconseil, cher petit ange… gardez votre petite langue… (Il se penchaà son oreille, redevenu grave tout à coup.) Il y a du Raspoutinelà-dessous… du Raspoutine et du sang… faisons les morts !…

Hélène s’éloigna du bonhomme, car son haleinefade l’eût fait s’évanouir.

– Mais je ne suis pas venue ici pour m’occuperdes affaires de Raspoutine, moi ! Je suis venue pour l’affairedu canal Catherine…

– Ah ! je n’y pensais plus !… pourcelle-là aussi je crois que nous n’avons plus rien à nousdire ! fit-il d’un ton sec… Et maintenant, je vous dirai quej’ai un gros travail et que je n’ai plus une minute à perdre enbavardage, en vérité !… Que Dieu le père vous protège, HélèneVladimirovna !…

Hélène se leva comme si on l’avait giflée.

– Gounsowsky, je te défends de me parler surce ton !

Elle voyait qu’il n’y avait plus rien àobtenir de lui ; elle le connaissait assez pour savoir cela.Elle alla négligemment jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau,sembla intéressée un instant par ce qui se passait dans la rue,laissa retomber le rideau.

Quand elle se retourna, l’autre était derrièreelle, courbé, obséquieux, larmoyant :

– Vous n’allez pas me quitter fâchée ! Jevous assure que je suis moi-même au supplice. Vous savez bien quechaque fois que je peux… Mais je ne peux pas, cette fois, je nepeux pas ! Ayez pitié de votre serviteur, Hélène Kouliguine.Tenez, asseyez-vous, ne vous en allez pas comme cela ! J’aiappris des choses bien intéressantes sur le comte Khirkof, je vousles raconterai… et nous nous quitterons bons amis.

Il la fit asseoir et se dirigea vers sonbureau. Pendant qu’il avait le dos tourné, Hélène lui lança unregard si effroyable que, s’il avait pu le surprendre, il en auraitfrissonné jusqu’aux moelles, d’autant plus que c’était une chosebien connue de tout le monde, que Gounsowsky n’était pas très, trèsbrave.

Il fouilla dans un tiroir et y prit un rapportde police qu’il feuilleta.

– Voilà ce que vous m’avez demandé,fit-il.

Hélène parut s’intéresser à ce que lui disaitet lui montrait Gounsowsky et elle ne lui parla plus de Prisca.

– À la bonne heure ! vous voilà doncraisonnable ! Et comme elle s’était approchée du bureau, illui baisa encore la main à plusieurs reprises.

– Allons ! allons ! la paix estfaite ! dit-il.

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