Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 22UNE FUMÉE DANS LE JOUR, UNE FLAMME DANS LA NUIT…

 

À la suite de cette aventure, ils prirent larésolution de ne plus dépasser les limites de leur paradis. Et,pendant plus d’un mois, ils restèrent exactement dans les eaux deleur archipel.

Tout en gardant un souvenir heureux de cetteexpédition, les dangers qu’ils avaient courus les portaient à uneextrême méfiance de tout événement susceptible de modifier d’unefaçon quelconque le cours régulier de leur bonheur.

Prisca l’avait senti menacé le soir de leurfuite, plus menacé que lorsque les vagues avaient failli lesengloutir. Elle se rappelait avec une angoisse toujours nouvellecet air épouvanté qu’avait eu son Pierre en apercevant « lesdames »…

Quelles étaient donc ces femmes qui avaient ledon de donner à Pierre de pareilles frayeurs ?

Prisca avait bien tenté une timide question,une fois encore, mais Pierre avait eu une réponse des plusvagues…

– Il y avait là deux amies de ma famille… Aufond, ce n’est pas extraordinaire que nous nous soyons rencontrés àRoha. Cet hôtel est le seul qui existe du côté du lac, et c’estl’aboutissement nécessaire d’une promenade qui s’impose quand onvient passer deux ou trois jours en Finlande et qu’on arrive deschutes de l’Imatra…

Et il n’en avait plus été question entreeux.

« Des amis de sa famille. » Quelleétait cette famille, avec laquelle Pierre se conduisait d’une façonsi extraordinaire ? La terreur qu’il en avait, l’influence quePrisca lui supposait à la suite de ses démêlés personnels avecl’Okrana étaient bien faites pour émouvoir l’imaginationd’une jeune femme qui, comme Prisca, redoutait tout pour sonamour.

C’était la force même cet amour qui,jusqu’alors, l’avait gardée de toute curiosité, mais du jour où ilfut menacé sous ses yeux, elle ne fut plus maîtresse de son désirde savoir. Souvent, elle s’arrêtait devant le grand portrait duvestibule ou en face des photographies, et son cœur interrogeaitcette chère image énigmatique.

– Pardonne-moi, lui disait-elle du fond de sonâme, si je vais encore te redemander ce que, peut-être, tu ne veuxpas me dire. Mais il me semble que, si je savais, je saurais mieuxte garder. Je t’éviterais des imprudences et mon amourm’inspirerait.

Il y avait là des photographies du temps où ilétait tout jeune homme, et elle vit que l’uniforme dont il étaitalors revêtu était celui des cadets. Il était donc allé à cetteécole militaire, et il en était assurément sorti officier. Lapreuve qu’il était officier avant la guerre, c’est que le grandportrait signé de Serge Ivanovitch était daté de 1913. Elle avaitdécouvert cette date dans un petit coin, près du cadre. Son Pierrelui avait donc menti.

Et, à cette époque, avant la guerre, il étaitdéjà capitaine, si jeune. Et quel était cet uniforme ? Ellepensait bien, mais cependant elle ne pouvait l’assurer, que c’étaitcelui du Préobrajensky, un régiment, le plus célèbre des régimentsde la Garde !

Un jour, elle était en face d’une de cesphotographies et soupirait en la regardant quand, se retournant,elle aperçut Pierre :

– Tu regardes toujours mes portraits, dit-il,qu’est-ce que tu leur demandes donc ? Et tu les embrasses sifort que je vais être jaloux. À quoi réfléchis-tu, Prisca, devantmes portraits ? Je voudrais que tu ne réfléchisses pas. Est-ceque je réfléchis, moi ? Je te jure ! Je te jure, Prisca,qu’il vaut mieux ne pas réfléchir.

Elle se jeta dans ses bras et lui demandapardon. Non, non, elle ne réfléchirait pas. Elle ne penserait plus.C’était encore un crime de perdre son temps à penser… C’étaient desminutes volées à l’amour.

Dès lors, elle revint à la simplicitépremière, à la farouche inconscience des premiers jours de leurbonheur.

Les nuits blanches qui s’étaient enfuiesdepuis longtemps, le cours plus rapide des jours, tout leurconseillait tout bas de se hâter. Et ils ne perdirent plus uneheure à de sombres pensées.

Un jour de grand soleil que Pierre et Priscaétaient seuls dans leur barque, le jeune homme désira revoirl’immensité du lac. Jusque-là, ils s’en étaient gardés et n’avaientévolué que dans le labyrinthe intérieur des îles.

– Prends garde ! supplia Prisca. Nousnous sommes promis de ne plus retourner sur le lac…

– Oh ! nous ne nous éloigneronspas ! Seulement pour voir !… Il fait un temps siclair !… Tu ne serais pas curieuse, toi, d’apercevoir dans lelointain l’ombre du rivage où nous avons passé cette inoubliablejournée ?

– Certes, acquiesça Prisca, mais soyonsprudents…

Ils s’en furent donc à l’extrémité des îles etils découvrirent l’étendue des eaux. Leurs regards allaient toutlà-bas, vers Roha, qu’ils ne pouvaient distinguer.

Soudain, ils virent une fumée qui traînait àl’ouest sur le lac et qui semblait se rapprocher d’eux, bienqu’elle fût encore à une très grande distance.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? sedemandèrent-ils.

Ils restèrent ainsi quelques minutes àconsidérer cette fumée qui se déplaçait.

– Mais, mon Dieu ! s’écria Prisca, c’estun bateau à vapeur !

– Oui, fit Pierre d’un air sombre, c’est lepetit bateau à vapeur qui, en pleine saison, fait la navette entreRoha et la dernière station du sud, tout là-bas.

– Mais alors, que vient-il faire parici ?

– C’est d’autant plus incompréhensible quel’on m’avait dit à Roha, que ce petit vapeur, qui est le seul surce lac, ne naviguait plus depuis la guerre.

– Mais vois donc ! il s’approche !…Il vient de notre côté !…

Pierre ne répondit pas et prit les rames.

Quand la petite barque fut à l’abri etinvisible de tous, ils l’attachèrent et sautèrent sur une île àl’extrémité de laquelle ils coururent pour revoir le lac et lafumée.

Celle-ci s’était considérablement rapprochée.On distinguait maintenant très bien la coque du petit navire. Ilvenait droit sur l’archipel.

Le cœur des jeunes gens battait fort. Priscaretenait ses larmes.

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que çapeut être ? murmura-t-elle dans un émoi grandissant.

– Ils viennent sur l’île même, nous ferionsbien de nous en aller ! dit Pierre.

– Oui, allons-nous-en !…

Ils s’en allèrent donc, mais pas très loin,dans une autre île d’où ils pouvaient surveiller les événements. Etils restèrent là, plus d’un quart d’heure, sans rien se dire, setenant la main et se communiquant leur fièvre. Enfin, ilsentendirent distinctement le bruit de l’hélice dans l’eau, et,entre deux branches, virent passer, à l’extrémité d’un canalnaturel qui débouchait sur le lac, le profil sombre du bateau.

Il y avait beaucoup de monde à bord, un grandnombre de femmes, il leur sembla, en toilette claire.

Mais Pierre ayant attaché son regard sur lahaute silhouette d’un homme qui se tenait isolé, tout à fait àl’avant, et les bras croisés, immobile, les yeux fixés sur lesterres où l’on abordait, ne put retenir une sourdeexclamation :

– Raspoutine !

– Quoi ! Raspoutine ! Raspoutine estlà ? s’écria Prisca, dont l’effroi grandissait avec celui dePierre.

– Oui ! c’est Raspoutine ! avec lesTénébreuses !… fuyons !

Et ils s’enfuirent, comme s’ils avaient lediable à leurs trousses. Cependant, quand ils furent arrivés à leurbarque, ils s’arrêtèrent et écoutèrent. On n’entendait plus aucunbruit :

– Nous ne pouvons partir ainsi, émit Pierre,et rentrer chez nous en laissant un pareil danger dansl’archipel, sans savoir ce qu’il devient !

– Ne rentrons pas chez nous ! dit Prisca,ils pourraient découvrir la datcha… Allons nous cacher dans l’île,Pierre, au fond des sapins, ils ne nous trouveront paslà-bas !…

– Attends-moi ! dit Pierre…

– Où vas-tu ? où vas-tu ? Je ne veuxpas que tu me quittes !…

– Je vais aller au bord de l’île et me cacherdans les herbes et je verrai bien… Je ne serai pas longtemps…Attends-moi ici !…

– Non ! j’irai avec toi…

– Ma chérie, je t’en supplie, soisraisonnable !…

– Et toi, tu trembles. Ah ! monDieu ! Nous étions trop heureux, ça ne pouvait pas durer.

Et elle se mit à sangloter.

– C’est bien ! Allons-nous-en, concédaPierre, qui ne pouvait la voir pleurer.

Elle l’embrassa passionnément.

– Tu comprends, il n’y a peut-être pas lieu denous inquiéter. Ils sont venus en promenade en Finlande, et ils ontloué le bateau pour faire un tour sur le lac Saïma. C’est toutnaturel, cela. Ils vont sans doute prendre une collation ici ets’en retourner.

Le jeune homme « nageait » avecdouceur. Ses rames ne faisaient aucun bruit sur l’eau et ils’enfonçait dans l’intérieur de l’archipel.

– Je ne serai tranquille, dit-il, que lorsqueje les aurai vus partir.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demandaPrisca.

– Écoute, nous allons débarquer et je vaismonter à cet arbre, d’où je pourrai certainement voir ce qu’ilsfont. C’est nécessaire.

– Sois bien prudent, et surtout ne te laissepas voir, toi.

Il monta à l’arbre, agile comme un écureuil,et Prisca le vit bientôt disparaître dans les hautes branches. Là,il arrêta son excursion, qui devenait dangereuse, et ils’orienta.

Il avait bien choisi son observatoire. Sonregard passait au-dessus de trois petites îles et il voyait le lacet le bateau, dont la cheminée continuait de dégager une fuméenoire. Il avait jeté l’ancre à une encablure du rivage et un canotfaisait la navette entre l’île et le vapeur.

À chaque voyage, le canot débarquait dansl’île des dames en toilettes blanches, avec des ombrelles.

À cette distance, il ne pouvait reconnaîtrepersonne et il ne vit point si sa mère était parmi ces femmes.Elles disparaissaient rapidement sous les branches et il ne lesaperçut plus.

Soudain, il les revit un peu plus loin, sur sagauche.

Là, il y avait une sorte d’étang qui,certainement, devait communiquer avec le lac et qui formait uncharmant bassin intérieur entouré de hautes verdures de toutesparts.

C’est autour de cet étang qu’il vit lesTénébreuses réapparaître.

Il n’aperçut pas d’abord Raspoutine. Mais ilfinit par le découvrir adossé à un rocher et toujours les brascroisés dans une pose hiératique.

Les Ténébreuses entouraient la pièce d’eau etfermaient autour d’elle et de Raspoutine une corbeille claire.

Elles se mirent soudain à chanter avecexaltation, et, quand elles, se furent tues, Raspoutine parla, enétendant les mains sur l’étang.

Il paraissait bénir les eaux. Et les chantsreprirent avec une force nouvelle.

Puis il y eut un grand silence, et lesTénébreuses se mirent à genoux sur l’herbe, et Raspoutine, seul,garda sa tête haute. Son regard faisait orgueilleusement le tour deson troupeau prosterné.

Il sembla lancer un ordre. Les femmes serelevèrent et disparurent sous les arbres. Raspoutine se glissaderrière son rocher.

Il réapparut le premier. Il était tout nu etpénétra dans l’étang jusqu’à ce qu’il eut de l’eau sous lesbras.

Alors Pierre se rappela ce qu’il avait entendudire des Ténébreuses et de certaines cérémonies des bains.

À Tsarskoïe-Selo, on lui avait rapportécertains passages d’une lettre du moine Illiodore auxquels sanature droite et saine n’avait pu ajouter foi. Illiodore prétendaitque le prophète lui avait raconté à lui-même, avec force détails,comment il s’était baigné avec la comtesse Wyronzew et avecd’autres dames ; comment il avait prodigué ses consolations àla nourrice des enfants impériaux et à d’autres femmes ;comment, dans la cellule du père Macaire, à Verkotourié, des femmeslui avaient témoigné leur amour… et bien d’autres histoires.

Maintenant, depuis que, personnellement,Pierre avait pu juger de la folie de ce troupeau féminin lors de latragique nuit de l’Ermitage, il croyait tout possible.

Et il vit bien, ce jour-là, du haut de sonarbre, que tout était possible.

Raspoutine lui-même avait eu l’occasion des’expliquer sur cette sorte de cérémonie, et cette explicationétait un aveu. Le grand journal de Pétersbourg, le Rietch, a donnéune relation pittoresque de cet épisode :

 

« Il est vrai, déclara le prophète, quej’ai mené au bain ces pauvres malades du corps et de l’âme et quej’y suis resté avec elles, mais, par là, j’ai prouvé de manièreéclatante et mon pouvoir de guérir les passions voluptueuses et monempire sur moi-même ! »

 

Pierre ne tarda pas à voir réapparaître, àleur tour, les Ténébreuses. Elles étaient toutes maintenant dans lecostume d’Éden, aux premiers jours du Monde, et elles descendirentdans l’eau en chantant un hymne.

Elles formèrent un cercle dans l’eau, commetout à l’heure, sur la rive, et ce cercle se rétrécissait de plusen plus autour de Raspoutine, qui en occupait le centre.

Le prophète chantait maintenant avecelles.

Elles se prirent toutes par la main ettournèrent dans l’eau autour du prophète. Celui-ci les aspergea etfit entendre des paroles exaspérées, dont il était impossible àPierre de saisir le sens, mais elles eurent le don de transformerces dames en naïades furieuses qui poussèrent des cris inarticuléset pressaient le prophète de leurs bras nus et exaltés.

Elles formèrent alors un groupe si compactautour de Raspoutine que Pierre cessa d’apercevoir le prophète.Alors, il descendit. Il en avait assez vu. Il ne voulait pas envoir davantage. Parmi ces femmes, il y avait peut-être sa mère.

Et quand il retrouva Prisca au pied del’arbre, il avait le rouge de la honte au front et sur lesjoues.

– Ah ! les horribles femmes !gémit-il.

– Elles sont toujours là ? demandaPrisca.

– Oui, mais j’espère qu’elles vont bientôtpartir et ne plus jamais revenir…

– Elles ont déshonoré l’archipel duBonheur ! exprima Prisca, qui, elle aussi, avait entenduparler des Ténébreuses.

Et elle était d’une tristesse infinie.

– Oui, fit Pierre, d’une voix sourde, il nefaudra jamais retourner dans l’île où elles ont abordé et ne jamaiste baigner dans ses eaux.

– Je les ai entendues crier, chanter !Elles sont folles, dis ?

– Oui, elles sont folles !

– Est-ce que tu en connais, toi, de cesfemmes-là ?

– Hélas ! oui, ma petite Prisca, j’enconnais.

– Comme te voilà sombre !… Ma questiont’a fait de la peine ?

– Oui, dit Pierre.

– Qu’elles soient maudites ! s’écriaPrisca. Elles sont la cause de la première peine que je te fais…Sauvons-nous loin d’elles, pour ne plus les entendre et chassons-enle souvenir !…

– Nous ne nous en irons, répondit le jeunehomme, que lorsqu’elles seront parties…

Ils restèrent ainsi près de deux heures aupied de l’arbre.

Le plein silence régnait à nouveau surl’archipel. Pierre remonta dans l’arbre et aperçut, déjà loin surle lac, la fumée du petit vapeur qui s’éloignait.

Il redescendit :

– Elles sont parties ! dit-il.

Alors, ils revinrent tout pensifs à leur îledu Bonheur.

– Est-ce que, parmi ces femmes, il y avaitcelles que nous avons rencontrées à Roha ? demanda Prisca.

– Ne me reparle jamais de ces femmes, réponditPierre.

Et ils n’en reparlèrent plus.

Mais ils avaient grand’peine à ne plus penserà leur solitude violée et au mystère de leur archipel déchirémaintenant par cette affreuse troupe d’ennemies…

Pendant quelques jours, ils ne sortirent plusde leur île, et presque pas de leur maison…

Ce coin-là était encore inconnu du monde etleur appartenait tout entier. Par un muet accord, ils semblaient enjouir d’autant plus qu’ils redoutaient au fond d’eux-mêmes que cecoin-là, lui aussi, un jour, ne leur fût volé.

Quand ils reprirent leurs promenades, ils nes’égarèrent jamais plus du côté du sud-ouest où se trouvait l’îledes Ténébreuses, et ils dirigeaient leur barque du côté opposé,vers le nord.

Huit jours environ après les événements quenous venons de raconter, ils s’étaient attardés dans leur promenadeet avaient été surpris par le soir. (Le soir tombait assez vitemaintenant, car la saison s’avançait et il y avait près de deuxmois et demi qu’ils étaient dans l’archipel.) Comme ils allaientpénétrer dans les canaux qu’ils devaient prendre pour rentrer chezeux, ils aperçurent une lointaine lueur sur les eaux du lac, versle nord.

Ils arrêtèrent leur barque et regardèrent. Lalueur était vacillante, tantôt mourante, tantôt éclatante.

– On dirait un incendie, n’est-ce pas ?Qu’est-ce que ça peut être encore ? fit Prisca.

– Oui, c’est bizarre !… On dirait plutôtun signal, répondit Pierre.

Ils restèrent ainsi plus d’une heure, jusqu’àce que le feu lointain s’éteignît tout à fait.

Alors, ils rentrèrent. Leur dîner fut triste àla datcha.

– Ce feu n’était pas très loin de nous, émitPierre. Certainement, il était allumé sur l’îlot solitaire qui estplacé comme une sentinelle au nord de l’archipel.

– C’est ce que je pensais, dit Prisca.

– J’irai voir demain ce qu’il en est, ditPierre.

– Non ! ce serait imprudent !…Envoie Iouri.

– C’est cela, j’enverrai Iouri.

Iouri y alla de bonne heure et fut revenuavant le grand déjeuner. Les jeunes gens l’attendaientanxieusement.

– Cet îlot est désert, dit Iouri… Aucun de cesîlots n’est habité… Seulement, on y a en effet allumé du feu, ungrand feu sur une pierre…

– As-tu remarqué de nombreuses traces depas ?

– L’herbe autour de cette pierre était foulée,barine.

– Ce sont peut-être des pêcheurs qui se sontarrêtés là pour faire cuire leur souper, émit Prisca.

– Je ne pense pas, barinia. Il n’y avaitaucune trace d’un repas.

– Voilà qui est singulier. En cette saison, onn’allume pas de feu pour se chauffer. Ce doit être un signal. Quelsignal ?

Quand vint le soir, ils retournèrent à cetendroit, d’où la veille ils avaient aperçu le feu, mais ils ne lerevirent point et revinrent un peu plus tranquilles.

Deux soirs de suite ils repassèrent par lemême endroit, sans rien remarquer d’anormal, et ils commençaient àse rassurer tout à fait quand, le troisième soir, la flammeréapparut.

– Oh ! il faudrait savoir. Nous nepouvons pas rester ainsi dans l’ignorance, dit Pierre. C’estvraiment malheureux que nous n’ayons pas une longue-vue.

Il fit glisser sa barque trèsprécautionneusement sur les eaux noires du lac. Prisca le suppliaitde ne pas se risquer plus loin :

– Regarde comme cette flamme est incertaine.Tantôt on croit qu’elle va mourir, et elle se rallume avec uneforce nouvelle, projetant une grande lueur devant elle sur leseaux. Que cette lueur nous atteigne et l’on nous apercevra. Prendsgarde.

Le raisonnement était juste. Pierre s’arrêta.Une heure plus tard, tout était redevenu absolument noir.

– Je crois que nous pouvons rentrer, ditPrisca.

– Oui, rentrons, j’ai une idée.

Il se rappelait avoir vu à Roha une longue-vuemarine posée sur un trépied au seuil du jardin. Quand ilsarrivèrent à la datcha, il fit venir Iouri et lui ordonna de serendre à Roha et d’essayer d’avoir cette longue-vue pour quelquesjours, à n’importe quel prix.

– J’ai déjà essayé de l’avoir, dit Iouri, maisils ne veulent ni la prêter, ni la louer.

– Eh bien ! vole-la, et tu la rapporterasquand nous n’en aurons plus besoin.

Le surlendemain, ils avaient la longue-vuequ’ils emportèrent chaque soir dans leur barque, mais ils n’eurentpoint tout de suite l’occasion de s’en servir.

Ils se croyaient débarrassés de cette histoirede signaux lumineux et ils allaient donner l’ordre à Iouri dereporter la longue-vue inutile quand celui-ci les réveilla enpleine nuit.

Il leur annonçait que la flamme était revenue,et qu’elle n’avait jamais autant brillé. Les jeunes gens luiavaient défendu de retourner à cette île, ni même d’en approcher,sans cela il serait déjà parti pour se renseigner.

Mais Pierre craignait une imprudence et luicommanda de rester à la datcha.

Prisca, naturellement, voulut accompagnerPierre. Ils prirent la longue-vue et montèrent dans leur barque.Ils furent bientôt à la pointe d’une île qui leur servaitd’observatoire.

La flamme, en effet, n’avait jamais été aussihaute, et, sur un vaste espace, le lac en était tout éclairé.

– On dirait des ombres qui dansent autour dela flamme !… dit Prisca.

Le jeune homme installa sa longue-vue etregarda. Et voici ce qu’il vit, mais très nettement, à cause du feuardent qui embrasait, là-bas, toutes choses :

Sur le rivage, autour du feu, se démenait uneronde enragée sous les regards de Raspoutine, dont le jeune hommene pouvait distinguer les traits, mais qu’il reconnut à son costumeet à sa silhouette et à sa façon d’être.

Parfois, il se mêlait à la ronde et parfoiss’en écartait pour jeter des sarments dans le brasier.

Cette fois, il y avait des hommes et desfemmes. Pierre était en face d’une de ces scènes de sabbatretracées dans une des plaintes adressées par le clergé de Tobolskau saint synode du temps que Raspoutine n’opérait encore qu’enSibérie.

– Il me semble qu’on entend leurs crisjusqu’ici… dit Prisca, laisse-moi regarder.

– Non ! répondit Pierre.

Et il se releva au moment que la flamme,là-bas, s’éteignait, et la jeune fille l’entendit quimurmurait :

– Et voilà ceux qui conduisent cetempire !

Ils revinrent, et c’est en vain que Priscavoulait faire parler Pierre.

Il gardait un silence farouche.

– Voilà encore que tu me fais peur !Pierre ! parle-moi !…

Il ne desserra les dents que lorsqu’ils furentde retour à la datcha, dans leur chambre. Il l’étreignit avec uneforce où il y avait de la colère :

– Ah ! ma chérie ! ma chérie !il n’y a que nous de purs au monde !

– Alors, mon chéri, pourquoi es-tu encolère ?

– Mais faudra-t-il remonter jusqu’au pôle,s’écria-t-il encore, pour ne plus voir les hommes !…

Ayant dit cela, il ricana avec amertume… Ilétait allé déjà dans les solitudes glacées de l’Arctique, et làencore il avait rencontré sous des tentes des animaux humains quivivaient dans une promiscuité repoussante. La fenêtre del’appartement des jeunes gens était ouverte sur lesétoiles !

– Ah ! les étoiles, les étoiles !…Il leva les bras vers les étoiles.

– Les étoiles osent nous regarder par une nuitpareille !… Que regardez-vous, étoiles ?… De la boueet du sang ?…

– Il y a nous ! murmura Prisca, quel’exaltation de Pierre épouvantait.

– Tâchons de ne pas nous salir, ma petiteâme.

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