Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 15M. ET Mme RASPOUTINE

 

Quelques jours après les événements que nousvenons de rapporter, nous pénétrons dans un appartement bourgeoisde Gorokhovaia, une rue du centre de Petrograd.

Le quartir est modeste, mais tout garni detapis précieux, d’icônes, de portraits, de cadeaux de LeursMajestés. C’est l’appartement de Raspoutine.

Il a deux suisses solides qui gardent sonantichambre, toujours pleine de visiteurs, de quémandeurs, defidèles qui attendent là sa bonne volonté pendant des journéesentières et s’en vont souvent sans avoir été reçus, malgré toutesles recommandations et les précieux pourboires.

Le paysan de la taïza sibérienne, lemoujik de Prokrovsk (gouvernement de Tobolsk) est entouré d’unevéritable cour, et c’est de Gorokhovaia, quand ce n’est pas deTsarskoïe-Selo, où il s’installa parfois en maître, que partenttous les ordres, toutes les indications qui bouleversent lapolitique de l’empire.

Nous le trouvons dans sa salle à manger avecsa femme, qu’il a fait venir de son désert sibérien, ainsi que sesdeux filles.

Mme Raspoutine est unegrossière paysanne habillée maintenant comme une dame de la ville,avec des robes de soie, aux corsages couverts de bijoux, dependeloques et de colliers d’or. Assise dans son fauteuil, prèsd’une fenêtre, dans sa salle à manger, elle passe son temps àregarder les voitures de luxe qui s’arrêtent devant sa porte et lescouples princiers qui en descendent et qui se font introduire dansles bureaux ou dans le salon de son mari, quand celui-ci y consent.Le bureau de Raspoutine ! C’est tout juste si le saint hommesait lire et écrire. Son ignorance est admirable. Le matin même, ilvient de se faire montrer une carte d’Europe que lui a apportée legénéral Ivanoff, car il désirait apprendre où se trouvaitl’Allemagne par rapport à la Russie. Mais, en vérité, un prophète,un véritable homme de Dieu, a-t-il besoin d’en apprendretant ?

Ne porte-t-il point toute science enlui ? Et Raspoutine ne l’a-t-il point prouvé ? C’est ceque pense Mme Raspoutine pendant que son mari et le« guérisseur du Thibet » ont une discussion qui agacefort la chère dame. Raspoutine est trop bon ! Quen’envoie-t-il promener, comme il convient, ce rebouteux de villagequi voudrait en faire accroire à la ville et à la cour et qui neserait rien sans Raspoutine !

Elle finit par se lever et par jeter àBadonaïew :

– Tu devrais te taire ! comment oses-tuouvrir la bouche devant lui ?… Cet homme-là ; c’est leChrist, entends-tu ?… Pour le tsar, il est le Christ ! Letsar et la tsarine le saluent et s’inclinent devant lui, jusqu’àterre ! Et toi, tu oses lui parler, garçon !…

– Tais-toi, petite mère ! et va voir dansta cuisine si j’y suis, grogne Raspoutine.

– Non ! c’est moi qui m’en irai, déclarale « guérisseur du Thibet », furieux ! et vous ne meverrez plus !…

Et il s’en alla.

– Bon voyage ! lui cria la petitemère.

– Vous entendrez parler de moi, cria encoreBadonaïew, qui paraissait hors de lui.

– Tais-toi donc ! tais-toi donc !gros âne de la taïza ! lui clama-t-elle encore… un fouet nesaurait briser une hache !

Quand ils furent seuls un instant, Raspoutinese tourna contre elle :

– Tu as tort ! grosse bête ! fit-il,j’ai besoin de Badonaïew.

– Tu n’as besoin de personne au monde !Le Christ n’a besoin de personne. Tu ne vas pas t’imaginerpeut-être que c’est lui qui guérit le tsarevitch !

– Non ! fit Raspoutine, c’est moi qui leguéris, mais c’est lui qui le rend malade !

– Eh bien ! c’est ce que je disais, ceguérisseur n’est bon qu’à rendre malade et toi tu guéris ! Tuvois bien que tu n’as plus besoin de lui ! Il t’en faitaccroire ! Au fond, tout le monde t’en fait accroire. Si jen’étais pas là !… Tu ne connais pas ta sainteté, petitpère ! Tu ne sais pas jusqu’où elle peut aller !… Il fautsavoir ce que l’on est ou nous redeviendrons des petites gens et cesera ta faute. N’as-tu pas toujours été satisfait de mesconseils ? C’est moi qui t’ai dit, là-bas, à Prokrovsk, quandnous étions si pauvres, de faire comme ce saint homme que tu asconduit en voiture dans un village voisin : « Deviens unsaint homme comme lui et marche… tout le monde le croira et ons’arrachera tes miracles !… » Te l’ai-je dit ?… tel’ai-je dit ?

– Oui, petite mère !

– Et tu ne t’en es pas trouvé mal ?…Gricha… rappelle-toi quand nous étions si pauvres !… Mais lamain de Dieu était sur toi !… Ça, il ne faut pasl’oublier !… Sans la main de Dieu et les belles dames, il n’yaurait rien eu de fait !… Viens que je te peigne, homme deDieu ! Une tempête a passé dans tes cheveux… Que diraient cesdames qui sont au salon et t’attendent ?… Allons, approche unpeu, petit père !…

Raspoutine soumit son épaisse toison huileuseaux soins empressés de sa femme. C’était son caprice à elle, depeigner cette belle tête d’homme… À part cela, elle le laissaittranquille, ne paraissant jamais dans ses exercicesmystico-religieux et autres, bien trop rusée pour le gêner en quoique ce soit dans sa carrière qui s’annonçait si bien et avait déjàréalisé de si belles espérances.

L’histoire de Raspoutine dépasse, en effet,tout ce que l’on peut imaginer, et il suffit d’en retracerrapidement les principales péripéties pour qu’il soit prouvé unefois de plus que l’imagination des romanciers est une bien pauvrechose à côté de certaines réalités de la vie.

Grégoire Raspoutine naquit en 1871, de lafamille la plus misérable d’entre les plus pauvres de son village.Son père se nommait Éfim. On avait ajouté à son nom, pour luiconstituer un état civil, le sobriquet de Raspoutine, Lehasard fait bien les choses ; Raspoutine voulait dire ledissolu, par altération du mot raspoutnik. Lefils allait pleinement justifier le sobriquet déjà mérité par lepère. Et le triste sire en tira parti plus tard, quand, pour fairecesser les plaisanteries faciles auxquelles ce nom et la vie dedébauche de son porteur donnaient trop facilement naissance, latsarine lui fit décerner le nom de Novi, le Nouveau. Il lerefusa pour garder l’ancien, dont il était orgueilleux.

Le jeune Grégoire enfreignit à ce point lamorale pourtant relâchée de ses semblables que le tribunal despaysans de Prokrovsk lui fit administrer le fouet, à plus d’unereprise, pour des délits commis au préjudice de ses voisins, deconnivence avec deux compagnons de prédilection, le jardinierBarnabé et Spriatchef.

Un jour, Grégoire eut à conduire en voiture,dans un village voisin, un prêtre qui jouissait, parmi les paysans,d’une grande réputation. Cet homme de bien crut pouvoir convertirRaspoutine, et celui-ci sembla se prêter à cette honorable etdifficile besogne ; la vérité était qu’il avait compris, deconcert avec sa femme, le parti à tirer de l’exploitation dessimples d’esprit, en affectant les mœurs d’un cénobite et enprêchant la bonne parole.

Il acquit tout de suite un ascendant marquésur les femmes et compta bientôt de nombreuses Madeleinesauxquelles il inculqua son étrange évangile.

Il y eut des plaintes, mais elles ne nuirentpoint au novateur, au contraire. L’autorité ecclésiastiqueprescrivit même au clergé du lieu d’instruire Grégoire. Saréputation faisait tache d’huile ; on venait à lui de fortloin pour baiser son caftan, se faire soigner. Il guérissait. Desdames de Tobolsk se joignaient aux naïves paysannes.

Raspoutine devint ambitieux. Le supérieur ducouvent de Verkotourié, où il avait fait un court séjour, l’ayantmuni d’une lettre pour le père Jean de Cronstadt, autre guérisseurfort à la mode à cette époque, il partit pour la capitale.

Le père Jean l’accueillit fort bien et leprésenta à plusieurs prélats qui se laissèrent séduire par la piétédu saint homme, lequel ne parlait que par paraboles ; et ill’introduisit dans la maison la plus difficilement accessible dePétersbourg, celle de la comtesse Ignatief, salon des princes del’Église et des dévots, de hauts fonctionnaires civils et de grandschefs militaires, ou, sous prétexte de religion, on s’adonnait fortactivement à la politique.

Raspoutine devint bientôt l’oracle de cecercle ; le paysan débauché, tartufe ignare, fut décrététruchement du Seigneur ; on le sacra voyant, intercesseur,prophète, parcelle de la divinité.

Il devenait célèbre, d’une célébrité dont leséchos parvinrent à Tsarskoïe-Selo, par la bouche d’une despremières conquises, nous avons nommé notre déjà vieilleconnaissance, la comtesse Wyronzew.

Nous connaissons la suite. Ce que l’on a peineà imaginer, c’est la réelle puissance de cet homme qui tint tête ausaint-synode lui-même et fit nommer évêque ce Barnabé, le compagnondes mauvais jours de son enfance, le petit jardinier avec qui ilallait jadis voler des chevaux.

Est-il besoin de dire que l’on affluait chezle compère ? Il tondait ses brebis avec un entrain que rien nepouvait lasser… C’est par l’or que le parti allemand, si puissantalors à Petrograd, finit par se l’attacher ; les liens dedévotion mystique qui le rattachaient déjà à la tsarine avaientcommencé cette facile opération.

Un mot de lui bouleversait les ministères etla politique extérieure. On bouda le Japon, un moment à la cour,parce que le grotesque conseiller avait dit, en voyant sortirl’ambassadeur du cabinet du tsar, qui venait de le recevoir enaudience :

– Méfions-nous de ces diables !

Raspoutine alla jusqu’au quartier général. Etil s’adressa au grand-duc Nicolas pour le persuader de faire cesserla guerre. Bien qu’il sût mieux que personne tout le crédit dontjouissait Raspoutine, le grand-duc eut le beau courage de lerenvoyer du quartier général, où l’intrigant s’était rendu, poussépar ceux dont il était le perroquet.

Rentrons maintenant dans la salle à manger deRaspoutine. La sœur de Barnabé, dont il avait fait sa secrétaire,entra en coup de vent ; c’était une vieille sèche demoisellequi tenait à jour la comptabilité du prophète et prenait à sonintention toutes notes sur tous les gens qui fréquentaient lamaison.

La sœur de Barnabé, cet après-midi-là, étaitdans un grand émoi. Elle jeta en entrant :

– Gricha ! En voilà bien d’uneautre !… L’affaire du saint métropolite ne marche pas dutout ! Le saint-synode ne veut rien entendre !… Du reste,mon frère qui vient de me téléphoner sera ici dans uninstant !…

Raspoutine cracha et dit :

– Le saint-synode, je le mettrai dans mesbottes, dans mes bottes. Téléphone cela à ton frère de mapart !

– Tu le lui diras, il arrive !

Une porte s’ouvrit, et Barnabé, son anciencamarade, qui avait partagé ses jeux de gamin avec Spriatchef etdont il avait fait une espèce de garde du corps, entra en disantque la comtesse de Wyronzew arrivait de Tsarskoïe-Selo et demandaità être reçue tout de suite. Le gaspadine Manus demandait aussi à levoir sans retard.

– Fais attendre la Wyronzew, commandaRaspoutine. Elle m’embête ! Ils m’embêtent tous àTsarskoïe-Selo.

– Elle dit que tu seras content.

– Fais entrer Manus.

– Tu vas recevoir Manus avant lacomtesse ? Tu deviens fou, Gricha ! proclamaMme Raspoutine. Elle doit avoir quelque chose detrès important à te dire ! Ton Manus nous ennuie. Il veut êtreExcellence. A-t-on jamais vu ?Excellence ! Son Excellence monsieur Manus !Excellence ! J’en rirai jusqu’au tombeau. Un maître chanteur.Un spéculateur. Un nouveau riche ! Excellence ! Il nesait même pas monter à cheval. Tu l’as vu aux îles ? Un chien.Il monte comme un chien savant. Un vrai chien sur unepalissade ! Voilà comme il monte à cheval, ton Manus ! Etça veut être Excellence ! Qu’est-ce qu’il a versé ?

– Cinquante mille roubles, répondit la sœur deBarnabé.

– Eh bien ! mon cher petit Spriatchef, valui dire qu’il en apporte cinquante mille autres, et il seraExcellence. Va, mon bon petit ami.

Spriatchef sortit et revint presque aussitôten annonçant que l’autre était parti chercher les cinquante milleroubles.

– Il le peut, il est riche.

– Puis-je faire entrer la comtesse ?

– Fais-la entrer dans mon bureau.

– Ton bureau est plein, Gricha. On ne pourraitpas y mettre une épingle, et puis la comtesse demande à être reçueseule. Elle dit que tu seras content.

– Fais-la entrer ici, commandaMme Raspoutine.

– Elle a dû te donner un solide pourboire, ditGricha à Spriatchef.

Celui-ci sourit et ouvrit la main ; il yavait un billet de cent roubles dedans.

La comtesse entra et baisa son saint homme surles lèvres, dévotement, comme on baise une icône. La présence deMme Raspoutine ne la gênait pas. C’est comme sielle n’avait pas été là.

– Gricha, j’ai de bonnes nouvelles. Tu vast’installer à Tsarskoïe-Selo, petit père, et tu seras comme cheztoi. Tu seras le maître, cette fois.

– Nous verrons cela ! fit-il. S’il merepousse encore, Dieu l’abandonnera.

– Tu sais qu’il ne fait pas toujours ce qu’ilveut. Ni elle non plus !

– Ne me parle pas d’elle ; ne me parlepas d’elle.

Depuis que la comtesse était entrée, ses mainsjouaient avec un petit paquet. Tous les yeux étaient sur ce petitpaquet.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandaMme Raspoutine, qui était au bout de sacuriosité.

– Gricha, dit la comtesse, c’est un présent deSa Majesté.

– Voyons cela, voyons cela, fit la femme enagitant ses doigts impatients.

La Wyronzew reprit :

– C’est un présent de la tsarine. Sa Majesté apassé une partie de la nuit pour que je puisse te l’apporteraujourd’hui. L’impératrice tient à ce que tu revêtes ce qu’elle acousu de ses mains, dès demain matin, après ta saintecommunion !

Raspoutine prit le paquet des mains de lacomtesse et le défit : c’était une chemise de soie bleue,chemise russe comme il avait l’habitude d’en mettre, flottante surun pantalon très large qu’il rentrait dans ses bottes vernies àsoufflets.

– Nous verrons cela après ! fit-il d’unair dépité.

Et il jeta le présent sur un meuble.

La chemise glissa à terre et personne ne sebaissa pour la ramasser.

– Gricha, tu n’es pas raisonnable, exprimadoucement la comtesse. Si ta mamka (ainsi Raspoutineappelait-il l’impératrice) apprenait cela, elle pleurerait. Maissois tranquille, je ne le lui dirai point.

– Tu peux le lui dire ! Ça m’est bienégal !

– Tu ne sais pas comme elle t’aime !comme elle travaille pour toi en ce moment ! Le ministère vaêtre remanié de fond en comble… Quand nous aurons nos ministres,rien que nos ministres, nous ferons ce que nous voudrons !

– C’est malheureux que je ne sache pas assezlire et écrire pour être ministre moi-même ! dit Raspoutine.Sans quoi tout marcherait bien !

– Tu es plus que ministre ! Tu es plusque tout ! Tu es l’homme de Dieu !

– On dit ça ! Mais on commet tout letemps le péché en me m’obéissant pas ! Le monde ne peut pasêtre sauvé de cette façon-là, c’est clair ! C’est bienconnu ! Tout le monde est d’accord et tout le monde commet lepéché ! Où en est l’affaire Protopopof ?

– Elle n’est pas encore assez avancée,Gricha ! Il faut être patient !

– Enfin, est-ce qu’elle a parlé autsar ?

– Oui ! oui ! elle l’a dit au tsaret elle lui a dit aussi que tu avais eu une vision et qu’il fallaitnommer Protopopof. Il sera ministre, c’est sûr, mais il fautattendre encore quelque temps.

– Tu ne me dis pas ce que le tsar a répondulorsqu’elle lui en a parlé.

– Gricha, le tsar n’était pas assezpréparé !

– Je t’ordonne de me le dire, et ne menspas.

– Eh bien, il a paru étonné. Il a dit que çane ferait pas un très bon ministre…

– Mais enfin ! tu lui as dit que j’avaiseu une vision ?

– Mais oui ! et cela l’a fait subitementréfléchir… ne crains rien, tout n’est pas perdu pour Protopopof,rassure-toi, Gricha…

Mais Gricha était furieux et c’est dans cetétat qu’il pénétra dans le salon, où une douzaine de grandes damesl’attendaient avec une impatience fébrile.

Il jeta un coup d’œil circulaire et constataqu’il les connaissait toutes, depuis longtemps. Cela n’était pointfait pour calmer sa mauvaise humeur. Il gronda :

– Malheur à celui qui ne reconnaît pas l’hommedu Seigneur ! Dieu se vengera en le frappant dans ce qu’il ade plus cher !

Et, avant même qu’elles eussent pu ouvrir labouche, il ordonna à la princesse Khirkof (comme il eût parlé à unlaquais) de téléphoner à Protopopof de venir chez lui,immédiatement.

La princesse, enchantée d’être utile à l’hommedu Seigneur, courut au téléphone qui se trouvait dans lebureau.

Ce après quoi, il daigna écouter les histoiresde ces dames et accepta l’invitation à dîner de la princesseKhirkof, invitation qui était restée en suspens depuis huit jours,ce qui mettait la princesse « à l’agonie », pour nousservir de son expression.

– Hélène Kouliguine viendra danser le balletde la Rose avec Balinsky… tu seras content, Gricha !… et je teprésenterai ma fille, que tu ne connais pas !…

Il désirait beaucoup connaître cette jeunepersonne qui venait d’arriver à Petrograd. Elle se trouvait, depuisle commencement de la guerre, chez ses grands-parents, dans le Midide la France, et elle avait fait le voyage en toute hâte, surl’ordre de son oncle, le prince général Rostopof, grand maître descérémonies, qui avait arrangé le futur mariage de sa nièce et dugrand-duc Ivan. Le prince général possédait une des plus grossesfortunes de la Russie, et il avait promis comme dot à AgatheAnthonovna toutes ses propriétés de la province de Kazan et sesmines de l’Oural si elle faisait entrer un Romanof dans safamille.

Il avait promis, en outre, à la mère dugrand-duc, à Nadiijda Mikhaëlovna, ses terrains pétrolifères deBakou qui n’étaient pas encore en exploitation et quireprésentaient, à eux seuls, une somme immense. Le prince généralgardait pour lui ses puits de Balakani, qui lui fournissaient deuxmillions de roubles de revenus. Enfin, le prince Khirkof, père dela mariée, aurait, pour sa part et pour redorer son blason trèsdéteint, toutes ses maisons de Perm et ses terres de la provinceenvironnante.

On voit qu’un pareil mariage était la fortunepour tout le monde. Aussi l’empereur y était-il extrêmementfavorable.

Le malheur était que le grand-duc y étaitabsolument opposé, et l’on se demandait pourquoi, car Agathe étaitcharmante.

Le tsar avait déclaré que si Ivan nes’inclinait pas, il l’enverrait en exil en Perse, auprès du généralPolctzof.

Les choses en étaient là quand éclata le dramequi a ouvert ce récit. En ce n’est pas un des moindres sujetsd’étonnement et de réflexion que cette rage mortelle qui avait, unmoment, transformé nos très politiques Ténébreuses en furies,capables d’anéantir un aussi riche projet en vouant au trépas unjeune homme qui les avait offensées. La ruée diabolique de la mèreelle-même, de cette grande-duchesse dont les désordres avaienttoujours été jusqu’alors habilement calculés, était une marquedéfinitive de la puissance de Raspoutine. Leur dieu avait étéinsulté. Et sous l’influence de cette étrange messe derepentir, enivrées qu’elles étaient par leurs rites monstrueuxet les pernicieux parfums dont elles exaltaient leur délire, ellesl’eussent certainement vengé sur le corps pantelant du grand-ducIvan comme elles l’avaient fait sur celui de ce pauvre SergeIvanovitch !

Toutefois, il est bon de dire que, parmi lespoursuivants, ne se trouvait pas la princesse Khirkof. Sa premièreimpulsion l’avait fait courir comme les autres après le grand-ducsacrilège, mais la vision du mariage de sa fille manqué l’avaitsoudain rendue à la raison, et elle était restée dans l’ombre del’Ermitage, écoutant, anxieuse, les bruits qui lui parvenaient detemps à autre et qui la faisaient trembler d’inquiétude. Enfin,elle eut la joie d’apprendre que le grand-duc Ivan avait échappé àtoutes les recherches.

Cette joie, du reste, fut partagée dès lelendemain par la grande-duchesse elle-même, revenue elle aussi àdes sentiments plus pratiques et plus matériels, et il fut reparléde la grande affaire ; du mariage que l’on devait réussir àtout prix.

Seulement, si elles savaient où étaitmaintenant Serge Ivanovitch, elles ignoraient ce qu’était devenuIvan, et elles résolurent de tout faire pour le retrouver.

Elles comptaient sur Gounsowsky pour cela,mais elles apprirent bientôt que Gounsowsky, lui aussi, avaitdisparu.

Elles avaient fait nommer à sa place, parintérim, un ami de Raspoutine, un nommé Grap,tchinovnick de la dernière catégorie policière, mais qui étaitpropre à toutes les besognes et qui s’était attelé particulièrementà celle de retrouver le grand-duc, ne tenant pas du tout àretrouver Gounsowsky.

On l’annonça. C’était un petit homme aussi secque Gounsowsky était bouffi de mauvaise graisse. Il avait un tic,il faisait le sourd, alors qu’il entendait très bien, arrivantainsi à faire répéter les phrases qu’il emmagasinait textuellementdans sa prodigieuse mémoire et se donnait ainsi le temps deréfléchir à ses propres réponses.

Il possédait deux qualités fort appréciablesdans son métier : il était absolument discret et savait fairecroire qu’il avait oublié les services rendus.

Il y eut un conciliabule entre Grap, dès sonentrée, et la princesse Khirkof, à laquelle vint se joindre laWyronzew.

– Je crois que je suis sur une bonne piste,dit-il. Son Altesse avait une amourette en ville. J’ai découvertcela en recherchant une jeune Française qui, elle aussi, a disparuet qui intéresse fort un de nos chers seigneurs.

– Qui ? qui ? demanda laWyronzew.

– J’ai oublié son nom, répondit en souriant lepolicier.

– Oh ! ma chère, si vous croyez tirerquelque chose de Grap, il n’y a rien à faire. Laissez-le dire cequ’il veut et faisons-en notre profit. Nous vous écoutons,Grap.

L’autre reprit :

– Le grand-duc aimait cette jeune personne, illui rendait des visites, déguisé en étudiant, sous le nom de PierreFéodorovitch. La jeune fille a disparu le même jour, presque à lamême heure que le grand-duc. À mon avis, ils sont partis ensemble.C’est une femme, dont on n’a pu voir le visage, qui est venuechercher la Française, laquelle habitait un petit appartement surle canal Catherine. Cette femme a parlé à l’homme de la policechargé de surveiller la Française pour le compte du seigneur enquestion, et elle a réussi à faire lever la surveillance.

– Mais on peut savoir qui est cette femme parl’homme de la police !

– L’homme de la police ne dira rien. Il estmort. On a retrouvé son cadavre dans la Néva, pas bien loin du pontTroïtsky.

– Quelle étrange histoire ! exprima laWyronzew.

– Et quelle conclusion tirez-vous de là ?demanda la princesse Khirkof.

– Je conclus assurément que la fuite dugrand-duc et de la jeune personne a été protégée par quelqu’un quidispose de certains moyens… et qui ne recule devant aucun…

– Eh bien ! fit tout à coup la princesse…ce que vous me racontez là, mon cher Grap, ne m’ennuie pas du tout…Du moment que c’est une amourette, il n’y a rien de perdu !…Le grand-duc est tout de premier mouvement… et tant mieux qu’ilssoient partis ensemble… il s’en lassera plus vite… et il nousreviendra !… Maintenant, je comprends bien des choses… Quandle grand-duc ne sera plus amoureux, il fera ce que nous voudronsavec l’aide de Dieu, de sa mère et du tsar !… Je ne lui donnepas quinze jours pour qu’il vienne faire sa cour à Agathe…

– Je vous le souhaite ! fit la Wyronzew.En attendant, Grap, je vous prie de pousser vos recherches le plusactivement possible.

Comme il allait prendre congé, il s’arrêtapour dire :

– Ah ! à propos, il est absolumentdémontré que le capitaine Serge Ivanovitch mourut d’un accident. Ils’est noyé dans une promenade qu’il faisait au grand palais.

– Pauvre garçon ! fit la Wyronzew. Maisalors ? et cette pierre que l’on aurait trouvée attachée à sespieds ?

– C’est un dvornick qui avait rêvé. Il n’y ajamais eu de pierre, jamais, c’est prouvé !…

– Mais ce dvornick mériterait qu’on lepende !…

– C’est fait, dit Grap.

Et il s’en alla en saluant ces dames jusqu’àterre, mais avec une certaine dignité qui avait été ignorée toutesa vie de cette boule de Gounsowsky.

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