Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 5LES TÉNÉBREUSES

 

L’ambulance fondée à Tsarskoïe-Selo par lessoins de la comtesse Wyronzew était fréquentée de toute la cour.Outre l’occasion que ne pouvaient laisser échapper ces damesd’exercer leur charité en soignant les victimes de la guerre, ellestrouvaient là le prétexte de se réunir aux heures qui leurplaisaient pour s’entretenir entre elles du salut de l’empire et dequelques autres questions qui ne leur paraissaient pas moinsimportantes.

Cette ambulance était en effet le siège socialdes partisans les plus marquants de Raspoutine ; là était leurclub, et un téléphone spécial, installé dans la lingerie,communiquait directement avec l’appartement de Raspoutine.

Le gestionnaire de l’ambulance se nommaitRechnikow, et il était certainement l’adjudant le plus zélé deRaspoutine. Son passé restait assez obscur. On savait seulementqu’il avait épousé la sœur de Varnava, évêque de Tobolsk. Quand onsaura également que ce Varnava avait été nommé évêque par lavolonté de Raspoutine, dont il était le camarade d’enfance etl’ancien jardinier, on sera édifié tout au moins sur l’espritd’humilité de ces grandes dames qui ne répugnaient point àfréquenter un couple d’aussi obscure origine.

Le soir qui nous occupe et qui est celui où letsarevitch fut sauvé une fois de plus par l’intervention de l’hommede Dieu, il y a une réunion importante autour des tasses et dusamovar, dans le salon particulier que s’est réservé la comtesseWyronzew à l’ambulance.

Ces dames entourent Rechnikow et Badonaïew, le« guérisseur du Thibet ». Elles paraissent consternées.Quelques-unes ont jeté avec dépit leurs cigarettes. Là se trouventdeux dames d’honneur de l’impératrice, une grande maîtresse de lacour, la princesse Khirkof, dont on veut marier la fille augrand-duc Ivan Andréïevitch, la comtesse Schomberg, d’autresencore… Mais ce soir, il n’est guère question de politique. Iln’est point question non plus de malades. Il n’est question que deRaspoutine.

Le « saint » boude. Sitôt après sondépart du palais Alexandra, il voulait retourner à Petrograd,trouvant qu’il avait été mal reçu par l’empereur et l’impératrice,qui n’étaient point venus au-devant de lui et qui ne s’étaientpoint levés lorsqu’il était entré dans la chambre dutsarevitch.

Il en voulait surtout à la tsarine, qu’ilaccusait de froideur à son égard, et il avait fallu toute ladiplomatie de la comtesse Wyronzew pour le retenir à Tsarskoïe.

Il n’avait consenti à la suivre à l’ambulanceque sur la promesse qu’elle lui avait faite qu’une « messe derepentir » avait été préparée pour la nuit même au grandpalais et que les « Ténébreuses », comme on appelait àPetrograd ses fidèles servantes, ne lui pardonneraient pas sadéfection.

Dans le moment, le saint était enfermé dans sachambre avec la comtesse Wyronzew.

Rechnikow, le gestionnaire, et Badonaïew,« le guérisseur du Thibet », qui venaient de les quittertous les deux, apportaient une fort méchante nouvelle. Raspoutinen’avait point voulu répondre à un coup de téléphone del’impératrice et le saint déclarait que la messe du repentirn’aurait pas lieu si mamka (ainsi appelait-il la tsarine)n’honorait point cette cérémonie de sa présence ! En vain, luireprésentait-on toutes les conséquences d’une pareille exigence, lapresque impossibilité où était mamka de sortir du palais Alexandrapour se rendre au grand palais sans être suivie et reconnue, lescandale qui en résulterait, la fureur de l’empereur s’il apprenaitjamais que les dites cérémonies auxquelles il n’avait jamais voulucroire se célébraient à quelques pas de lui, et que l’impératrice yassistait. Têtu, Raspoutine ne voulait rien entendre.

Pas de messe de repentir sans mamka.

Au récit des deux hommes, ces damessoupiraient, protestaient, montraient des figures dedésespérées.

La comtesse Schomberg, une grosse dameboulotte, tassée, qui ne cessait, entre deux bouffées de cigarette,de s’ingurgiter des petits verres de liqueur, déclarait queRaspoutine avait raison, qu’il avait assez fait pour les autrespour qu’on fît quelque chose pour lui !

La grande maîtresse de la cour, elle,affirmait que ç’avait été toujours le plus grand plaisir de mamkade venir « prier » avec l’homme de Dieu à ces messes,mais on devait comprendre tout le parti que les ennemis de mamkapourraient tirer d’un fait semblable s’il était connu. Tout lemonde en pâtirait et le parti des grands-ducs reprendrait dansl’esprit de Nicolas toute l’influence qu’il avait perdue. Une desraisons de la disgrâce des grands-ducs tenait justement dans lescalomnies qu’ils avaient apportées à la cour relativement à laconduite de l’impératrice et de ses amies avec Raspoutine.

S’il était prouvé tout à coup qu’il y avaitquelque chose de vrai dans ces racontars, on s’imaginait l’effetproduit sur l’empereur ! Ce serait terrible.

À ce moment, une porte s’ouvrit et l’on vitarriver la comtesse Wyronzew, la figure toute défaite.

– Qu’y a-t-il, Annette ? Qu’ya-t-il ? lui demanda-t-on de toutes parts :

– Il se trouve mal ! Il se trouvemal !… gémit-elle.

Les Ténébreuses se levèrent d’un mêmemouvement : mais un geste de la Wyronzew les arrêta :

– Ah ! je vous en prie ! n’y allezpas ! il ne veut plus nous voir ! il ne veut plus mevoir !… il m’a chassée… il dit que ma présence le rendmalade ! c’est affreux !… Allez-y, Nathalie ! Il neveut voir que vous, m’a-t-il dit… et ne lui dites rien ! nelui dites rien !… mais restez auprès de lui, jusqu’à ce qu’ilaille mieux !… Il ne veut que vous !…

Et elle éclata en sanglots.

Une jeune fille se détacha du groupe.

C’était Nathalie Iveracheguine, qui avaitrompu l’hiver précédent avec son fiancé, pour se consacrerentièrement aux soins des blessés et à la dévotion de l’homme deDieu. Elle avait, sous ses voiles blancs, une figure de cire oùbrûlait la flamme de deux grands yeux noirs, son teint était d’unetransparence, d’une beauté liliale et funèbre.

Elle glissa sans un mot vers la porte quiconduisait chez Raspoutine et disparut.

La Wyronzew dit :

– Il n’y a plus qu’elle pour lui faireentendre raison. Mais il se lassera d’elle comme de noustoutes !… Il faut songer à cela… il ne faut pointlaisser refroidir son cœur !…

Or, ces dames n’avaient pas encore fini deconsoler leur petite Annette que Nathalie Iveracheguineréapparaissait. Elle n’était point plus pâle : c’eût étéimpossible, mais elle se soutenait difficilement et finit partomber comme une masse inerte sur un canapé en soupirant ;« Il m’a injuriée ! Il ne veut quemamka ! »

Toutes ces dames la regardèrent avec unecertaine satisfaction.

Leur culte pour l’homme de Dieu n’était pointdénué de jalousie, et l’une d’elles dit à Nathalie avec un méchantsourire :

– Il faut être forte, Natacha !… celadevait arriver.

Mais Nathalie fit celle qui ne l’avait pasentendue et cacha son pâle visage désespéré dans ses mainsdiaphanes.

Or, voilà justement que la grande-duchesseNadiijda fit son entrée. Toutes ces dames s’empressèrent. Elleparaissait très affairée et messagère de nouvelles importantes.

– Où est-il ?… fit-elle tout de suite.Mamka ne peut pas venir, mais elle lui a écrit une lettreadmirable !

Et elle entraîna Annette dans la salled’opération qui était déserte à cette heure et elle lui lut lalettre que la tsarine avait écrite sur ses prières et qu’elle luiavait confiée. Elle devait rapporter la lettre.

– Mamka est trop prudente ! déclaraAnnette. Je lui ai dit souvent : elle ne sera jamais une vraieTénébreuse !…

– Ne dis pas cela, ne dis pas cela,Annette ! protesta la grande-duchesse. En vérité, il estimpossible qu’elle vienne cette nuit au grand palais. Si l’empereursavait jamais, il la chasserait comme une chienne !… carpapka (l’empereur) adore l’homme de Dieu, mais il est trèsombrageux, tu le sais bien, Annette !…

– Lis-moi la lettre !

La grande-duchesse tira le papier de son sacet lut à mi-voix la lettre que l’impératrice Alexandra Féodorovnaenvoyait à Raspoutine :

 

« Ma joie indicible. Notrebien-aimé ! Comme je suis heureuse que tu sois venu cheznous ! Comment te remercier pour tout ! Je ne pouvais niparler, ni écouter. Je n’étais toute qu’à un sentiment. Tu es avecnous et cela suffit. Je ne voudrais que m’endormir sur ton épaule,tranquillement, doucement ; autour, le silence, l’âme estpartie quelque part, loin. Tu l’as prise là-bas où elle aspirait.Merci pour cet oubli. Mais ensuite, comme elle souffrait !Elle aspire vers toi, notre Grand. Je ne sais comment t’appeler. Tues tout pour nous. Pardonne-moi. Tu es mon maître. Je sais que j’aipéché et pèche. Pardonne et patiente. Je tâche d’être meilleure,mais cela m’est difficile. Je sais que je fais beaucoup de chosesqui ne sont pas bonnes, mais je veux être bonne, être une bonnechrétienne. Mais c’est si difficile ! Combien il me fautlutter contre mes habitudes ! Tu m’aideras ! Tu nem’abandonneras pas. Je suis faible. Je n’aime que Toi seul. Aidenotre petite Annette. Elle souffre beaucoup. Elle m’a demandé de nerien écrire d’elle, alors je ne dirai rien de plus. Et d’abord tusais tout. Que Dieu nous donne de nous revoir bientôt. Jet’embrasse fortement. Bénis-moi et pardonne-moi. Je suis tonenfant [2] »

 

– Admirable !… Cette lettre estadmirable !… Ah ! mamka, je reconnais bien là toncœur ! s’extasia la comtesse.

Et elle entraîna la grande duchesse.

– Viens !… et puis, non ! vas-ytoute seule, Nadiijda, moi, pour le moment, il ne peut pas mesentir, c’est triste !… Du reste, il ne peut plus sentirpersonne. Il a repoussé Nathalie, tout à l’heure !… Il prétendque personne ne l’aime comme il doit être aimé !… et il apeut-être raison ! il doit avoir raison !…

– Il a sûrement raison ! déclara lagrande-duchesse. Mon Dieu, comment va-t-il me recevoir ?

– Du courage, Nadiijda Mikhaëlovna, tu as lalettre, toi !…

Et la comtesse, laissant la grande-duchessepénétrer dans la chambre de Raspoutine, s’en fut retrouver sontroupeau.

Badonaïew disait alors :

– Il faut savoir si, oui ou non, il y auramesse cette nuit ! J’ai tout préparé, moi, au grandpalais !…

– Nous allons savoir cela tout à l’heure,Badonaïew ! La grande-duchesse est avec Raspoutine. Prions,mes chères bien-aimées !

Elles lâchèrent leurs cigarettes, leurs tassesde thé ou leurs petits verres et s’agenouillèrent, et prièrentd’une voix, douce, chantante et suppliante, pour que la main deRaspoutine ne se détournât point d’elles et qu’elles continuassentà communier avec la divinité par son saint truchement.

Elles étaient encore à genoux quand lagrande-duchesse réapparut, Nadiijda Mikhaëlovna paraissait désoléeet chacun comprit qu’elle n’avait pas été plus heureuse que lesautres.

– Il n’a pas été content de la lettre,dit-elle à Annette, mais il l’a conservée. Il n’a jamais voulu mela rendre. Il m’a dit qu’il ne la rendrait qu’à mamka elle-même,si elle venait la chercher ce soir !… Et il aajouté : « Il faut qu’elle vienne la chercher cesoir ! »

– Ici ? interrogea Annette.

– Non ! non ! pas ici !… tusais bien ce qu’il a voulu dire ! répliqua lagrande-duchesse.

– Elle n’y viendra jamais ! déclara lagrande maîtresse de la cour.

– Nous verrons bien ! fit tout à coupNadiijda Mikhaëlovna.

Et elle se sauva comme si elle venait deprendre un grand parti…

– Prions ! mes chères petitescolombes ! prions ! commanda à nouveau la comtesseWyronzew… et nous serons peut-être exaucées !…

Alors, les prières recommencèrent :

– Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !…

Pendant ce temps, Raspoutine, qui avait faitun excellent dîner, s’était endormi à côté du samovar etronflait.

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