Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 7UNE CÉRÉMONIE NOCTURNE À L’ERMITAGE

 

Pour mieux comprendre quel était l’étatd’esprit des souverains et de leurs intimes, et pour s’expliquer lapossibilité de certains faits, il nous faut dire quelques mots,avec Bienstock et Prougavine et quelques autres, de la morbiditéqui, depuis un certain nombre d’années, régnait dans la hautesociété russe, en général, et, en particulier, à la cour.

« Depuis dix ans environ, la cour deRussie, a écrit Bienstock dans le Mercure de France, étaitdevenue le foyer principal d’une sorte de secte dans laquelleétaient en faveur plusieurs rites des flagellants. On a même donnéà ce mouvement de dépravation mystique le nom denéo-Khlistov-tchina, dérivé du mot russe Khlisti(les fouets), sous lequel on désigne en Russie la secte anciennedes flagellants. »

Un autre savant russe, M. Prougavine,auteur de nombreuses études sur les sectes religieuses en Russie, aétudié également ce mouvement-là, et, grâce à lui, s’est trouvééclairé ce côté mystérieux et mystique de la vie de la hautesociété russe et de la cour.

« Le commencement du XXesiècle, dit-il, a vu se développer, en Russie, le même mouvementmystique qui marqua la première décade du XIXe siècle.Maintenant comme il y a cent ans, le mysticisme grossier, empreintde superstitions qui se rencontrent ordinairement dans les villagesles plus arriérés ou dans les bas-fonds de la population urbaine,soudain s’est trouvé transporté dans les hautes sphères sociales,on peut même dire au sommet de la hiérarchie sociale.

« Une particularité à noter, c’est queles figures centrales de ces mouvements sont de louchesaventuriers, prophètes, thaumaturges, « innocents », toussortis des bas-fonds du peuple.

« Pour trouver quelque chose d’analogueau mouvement mystico-religieux qui sévissait maintenant à la courde Russie, il faut remonter au XVIIIe siècle, quandplusieurs membres de la famille impériale et bon nombre dereprésentants de la haute noblesse étaient les disciples ferventsdes « hommes de Dieu » ou Khlisti.

« Les demeures des plus illustres desboïards de Moscou, d’alors, le comte Cheremetiev, le princeTcherkasky, celles de la princesse Khovansky, de la comtesseGolovkine, d’Anastasie Lopoukhine, étaient largement ouvertes aux« prédicateurs et prophètes » de cette secte. À cetteépoque, différents thaumaturges et innocents, gens de passécriminel, illettrés, faisaient la loi aux personnages illustres etpossédaient, corps et âme, les plus noblesdames. »

Or, quelque extraordinaire que cela paraisse,à l’aube du XXe siècle, la haute société russe – lemonde de la cour – s’est trouvée contaminée du même mal. Tout àcoup, parurent les phénomènes bizarres d’atavisme qui noustransportèrent à cent cinquante ans en arrière. De nouveau, lessalons aristocratiques devinrent l’asile des « Dieuvivant », des « Christ vivant », desKhlisti. C’est une véritable psychose, qui gagne même lesmilieux ecclésiastiques.

Une grande dame de la cour a raconté àM. Prougavine que, quand elle fut admise à la cour, en qualitéde dame d’honneur, elle entendit différents récits révoltants,monstrueux, qu’elle se refusait de croire et traitait de« calomnies de la rue ».

« Mais, dit-elle, malheureusement il mefallut non seulement entendre, mais voir de mes propres yeux detelles choses étranges, incroyables, incompréhensibles, que cespectacle aurait soulevé l’indignation des plus blasés. Je ne mecrois pas le droit de donner des détails, mais je puis vous direqu’il se passe dans nos hautes sphères des choses si spéciales, siincroyables, qu’on ne peut ni les expliquer, ni les comprendre.Toute la cour est en proie à une sorte d’ensorcellement ;l’esprit est obscurci, la volonté paralysée. »

Tout ce que l’on racontait sous le manteauétait si extraordinaire, en effet, que les plus prévenus avaientpeine à y croire, comme cette grande dame dont parleM. Prougavine, et nous avouons que le grand-duc Ivan n’avaitfait qu’en rire.

Certes ! il connaissait assez le milieude la cour pour ne s’étonner que de peu de choses dès qu’il étaitquestion de mysticisme ; et lui-même, élevé dans un cultepurement extérieur d’adoration byzantine qui s’adressait surtoutaux saintes images comme à des fétiches, n’était parvenu à sedébarrasser en partie de cet esprit de basse superstition qu’enconstatant tout près de lui de quelles vilenies s’accompagnaitcette espèce d’« illuminisme ».

Au moment même où Kornilof se couvrait degloire dans les champs de Galicie, Ivan avait vu la grande-duchesseau pied des icônes, priant pour le salut de la sainte Russie, et ilsavait ce que sa mère entendait par là : elle priait contre lavictoire, qui, dans l’esprit de tous, à cette époque, à la cour (sion en excepte Nicolas II, qui en voulait toujours à son cousinGuillaume de l’avoir insulté du haut du balcon de Potsdam et quirestait fidèle à l’alliance), devait être infailliblement suivie dela ruine de l’autocratie.

Des prières, des extases, des litaniesmaladives, des supplications et des imprécations et des évocationspour le triomphe d’une politique qui allait anéantir ces fous enfaisant les affaires de l’Allemagne : Ivan Andréïevitch savaitqu’il fallait compter avec tout cela, hélas ! mais, de là à lamesse noire, il y a loin !…

Il y avait moins loin qu’il ne le croyait. Lanuit où nous sortons avec lui de l’atelier de Serge Ivanovitch, iln’y avait à franchir, pour entrer de plain-pied dans toute cettefantasmagorie, que la distance du petit palais Alexandre, oùhabitaient le tsar et sa famille, au grand palais de Catherine.

Ivan et Serge pénétrèrent dans le grand parcpar une petite porte dont le jeune officier de la garde avait laclef.

Ils ne trouvèrent personne devant eux pour lesdéranger dans la première partie de leur incursion.

Il était près d’une heure du matin, et,cependant s’ils voulaient s’envelopper d’une ombre suffisante à undessein caché, il était nécessaire aux jeunes gens de resterdissimulés dans la charmille.

À la lueur laiteuse agonisante de la« nuit blanche », le parc anglais se déployait devantIvan et Serge, autour d’un grand lac.

Là-bas, tout au fond, on apercevait lasilhouette fantomale et majestueuse de la vaste colonnade du grandpalais, construit au XVIIIe siècle par Élisabeth etachevé par Catherine. L’architecte avait été, de toute évidence,inspiré par Versailles, mais l’état d’esprit de nos deux jeunesgens n’était point aux comparaisons d’architecture, et ils nes’attardèrent point à cette vision. Avec de grandes précautions,ils traversèrent le parc anglais, tout parsemé de pittoresquesfaïences.

– Nous ne sommes pas en retard ?demandait Ivan pour dire quelque chose, car il pensait surtout à laredoutable et fatale histoire qui venait de lui être révélée.

– La cérémonie est pour deux heures… Personne,je pense bien, n’est encore arrivé, répondit Serge.

Ils laissèrent derrière eux la fameuse grottede rocaille, le pavillon de l’Amirauté, dont les pignons en briquesrouges faisaient une jolie tache claire sur la verduresombre ; le bain turc et ses minarets dorés. Peu à peu, ilsavaient fait le tour du lac, avaient laissé sur leur gauche lecimetière de chiens : c’était là que, sous une pyramide ettrois dalles de marbre, étaient enterrées les levrettes favoritesde la grande Catherine. Puis, lâchant les bords de la grande pièced’eau, ils pénétrèrent dans le jardin français, au centre duquels’élevait un pavillon blanc et vert dérobé à tous les regards parune épaisse futaie. C’était l’Ermitage.

– C’est là ? demanda Ivan.

– C’est là ! répondit Serge.

L’Ermitage de Tsarskoïe-Selo, comme celui dePeterhof, avait été construit « pour l’amour »… pour lesamours impériales qui demandent quelquefois de la discrétion. Cetteretraite avait été merveilleusement agencée pour ces grandesamoureuses que furent presque toutes les impératrices deRussie.

Ici comme là-bas, du rez-de-chaussée, où estla cuisine, la table montait toute servie, par un ingénieuxmécanisme, jusqu’au premier étage, où l’on pouvait ainsi dîner sanstémoins, sans être gêné par les domestiques.

Après avoir inspecté consciencieusement lesenvirons, Serge fit signe à Ivan et ils se dirigèrent, par lesderrières de l’Ermitage, en rasant le mur, vers une porte bassedont Serge avait également la clef.

– Où as-tu eu toutes ces clefs-là ? luidemanda Ivan.

– Je les ai fait faire, répondit à voix bassele jeune officier, et il mit un doigt sur sa bouche pour luirecommander le silence.

Il ouvrit la porte et ils furent devant unpetit escalier des plus sombres et des plus humides qui montaitpresque à pic aux étages supérieurs. C’était sans doute un escalierde service ou plutôt un escalier secret.

Ils parvinrent jusque sous le toit etentrèrent dans une mansarde d’où l’on apercevait le lac et lespremiers abords du jardin français.

Ivan regardait Serge, qui s’était penché surle parquet et soulevait un étroit trapillon qui devait exister làdepuis assez longtemps et qui avait certainement déjà servi àpénétrer d’autres mystères que ceux de Raspoutine et desTénébreuses.

Ivan ne prononçait plus une parole. Sur larecommandation de Serge, il était surtout préoccupé de ne faireaucun bruit, car il y avait des chances pour que quelqu’un setrouvât déjà dans l’habitation.

Serge fit signe à Ivan de se pencher et deregarder par le trapillon qui s’ouvrait à côté d’une grosse poutreformant le plafond de la pièce du dessous.

Ivan eut d’abord quelque peine à distinguerquoi que ce fût à cause d’une curieuse obscurité rouge violacée quiétait répandue dans toute la pièce.

Le peu de jour qui restait dehors passait eneffet à travers des vitres qui avaient été garnies intérieurementd’une sorte de papier violet transparent, comme on voit des papiersrouges aux vitres des chambres noires chez les photographes.

Peu à peu, ses yeux s’habituèrent cependant àcette ombre singulière. Il avait, en face de lui, une espèced’estrade sur les degrés de laquelle, à chaque coin, étaient posésdes vases sur des trépieds tels des brûle-parfums.

Au haut de l’estrade, deux sièges aux dossierset aux pieds dorés étaient placés comme deux trônes.

Derrière ces fauteuils, sur la muraille, il yavait un triptyque sous lequel brûlaient des petites lampesenfermées dans des cassolettes découpées et qui éclairaient deleurs lumignons sanglants une triple peinture représentant : àgauche, les peines de l’enfer ; à droite, les joies duparadis, et, au centre, le mystère de la sainte Trinité, d’aprèsdes icônes byzantines que le grand-duc se rappelait avoir vues aucouvent de la Troïtza, dans les environs de Moscou. Peut-êtreétaient-ce les icônes elles-mêmes, et, à cette pensée, le jeunevisage d’Ivan devint rouge pour ceux qui n’hésitaient pas àapporter ces objets sacrés dans cette horrible chambre.

Une vraie douleur s’empara de lui à l’idée quesa mère était la complice d’un sacrilège aussi abominable. Et unehaine forcenée lui gonfla le cœur contre cet ignoble Grégory (nompaysan de Raspoutine), qui rendait ainsi toutes les femmes follesavec ses maléfices.

Soudain, il vit l’ombre violette remuer et uneombre se déplacer dans cette ombre, et, presque aussitôt, il y eutune flamme violette dans le brûle-parfums, et une odeur des plusfortes vint le saisir, une odeur bizarre, qui n’était point cellede l’encens mais où l’encens entrait pour quelque chose.

Il comprit qu’il ne fallait point resterlongtemps sous l’influence de ces parfums-là, si l’on voulaitgarder toute sa présence d’esprit.

Il faisait ce raisonnement, mais il continuaitde respirer cette odeur qui ne répondait absolument à rien de cequ’il avait senti jusqu’alors et qui était énervante, mais pointdéplaisante du tout.

Comme l’ombre qui avait allumé lesbrûle-parfums passait devant les cassolettes lumineuses, il aperçutune figure qu’il reconnut. C’était celle de Badonaïew, le« guérisseur du Thibet » ; il vit que l’homme étaitvêtu du haut en bas d’une chemise violette.

En même temps, un autre personnageapparaissait au coin de l’autel, et les yeux d’Ivan, qui voyaientbien maintenant, distinguèrent le gestionnaire de l’ambulance78 bis à Tsarskoïe-Selo, l’homme de la comtesse Wyronzew,Rechnikow ; lui aussi était habillé d’une chemiseviolette.

Il se baissait, se relevait ; Ivan ne serendait point compte de ce qu’il faisait là. Quand il se releva, ilvit que les degrés de l’autel étaient couverts d’objets dont il nepouvait déterminer la nature. Il se releva pour demander uneexplication à Serge, qui regarda et dit : « Ce sont lesfouets (khlisti). »

Ivan, de plus en plus intrigué, se remit à sonobservatoire. Cette fois, il vit Badonaïew et Rechnikow quiapportaient un grand poteau de bois. Ils le dressèrent contrel’estrade et l’y assujettirent solidement. Puis, ils apportèrent unsecond poteau et firent de même à gauche.

Ivan se releva encore :

– Regarde, dit-il, effaré, à soncompagnon.

Serge jeta un coup d’œil et dit :

– Ah ! les poteaux ! lesfouets !… Je pensais bien que nous assisterions à unemesse de repentir, ce soir !…

– Quoi ? une messe derepentir ? interrogea Ivan : qu’est-ce que cela veutdire : une messe de repentir ?

– Eh bien ! ces dames vont se repentird’avoir péché !… d’avoir péché avec Raspoutine…comprends-tu ?

– Pourquoi ont-elles péché avecRaspoutine ? Si elles n’avaient pas péché, elles n’auraientpas besoin de se repentir !…

– Tu ne comprends décidément rien, déclaraSerge avec un froid sourire… tu ne comprends pas que si ellesn’avaient pas péché et qu’elles n’eussent point par conséquent à serepentir… elles ne gagneraient point le ciel qui accueille avecjoie la pécheresse repentante !

– Eh ! non ! je ne comprendspas ! je ne comprends pas ! soupira le pauvre Ivan, quise prenait la tête à deux mains et qui se demandait déjà dansquelle maison de fous il était tombé.

Il ne comprenait pas et, cependant, ce quevenait de lui dire là Serge c’était le principal de la religion deRaspoutine, tout le mystère du culte de celui qui se faisaitappeler l’homme de Dieu, tout le secret aussi de sa toute-puissancesur ces âmes malades et ces esprits pervertis. Sa mystique tenaitdans ces mots : « Le salut est dans la contrition, lacontrition ne peut venir qu’avec le péché. Péchons donc, mes sœurs,pour mériter notre salut !… En péchant avec moi, le salut estd’autant plus certain que j’incarne l’espritsaint ! »

Serge montra au grand-duc le parc à travers lafenêtre de la mansarde… Des formes sombres sortaient des massifs etse hâtaient, se glissaient furtivement vers l’Ermitage, précipitantleur marche jusqu’à ce qu’elles disparussent sous les premièresbranches du jardin français.

Tout près de l’Ermitage, à quelques pas de lagrande porte d’entrée, deux statues colossales, deux ombres degéants les attendaient et sortaient de leur immobilité pouréchanger avec elles quelques mots rapides. C’étaient là,évidemment, les gardiens du mystère auxquels Raspoutine pouvaittout demander et dont Ivan avait entendu parler également àPetrograd.

Sur un signe de Serge, le grand-duc retourna àson observatoire dans le plancher.

La salle paraissait vide maintenant. Un quartd’heure s’écoula, puis une porte s’ouvrit au fond, à doublebattant. Et une étrange procession fit son entrée.

En tête, Badonaïew et Rechnikow, les brascroisés. Derrière eux, deux par deux, une vingtaine de femmestoutes vêtues de la longue tunique violette flottante. Elles firentle tour de l’estrade, s’inclinèrent en passant devant les trônes,et, à tour de rôle, ramassèrent chacune un des khlisti quiavaient été répandus sur les marches.

Ivan reconnut des dames d’honneur del’impératrice, la princesse Khirkof, la comtesse Schomberg, oui, lagrosse Schomberg elle-même, qui ne paraissait cependant point à laville avoir quoi que ce fût d’une mystique, car elle était solide,mangeant et buvant comme un « Préobrajensky »…

La comtesse Wyronzew clôturait la marche aveccette extatique de Nathalie Iveracheguine, qui s’appuyait à sonépaule comme une néophyte pas encore sûre de sa force et quidéfaille au moment du sacrifice. Elles aussi prirent des fouets ets’enfoncèrent dans l’obscurité violette, chaude et embaumée de lapièce.

Elles passaient exactement sous les yeux dugrand-duc, puis celui-ci ne les voyait plus, n’ayant en face de luique l’autel, le triptyque et la porte du fond.

Celle-ci s’était refermée. Elle se rouvritpour laisser passer Raspoutine, tout seul.

Il était vêtu d’une tunique safran, recouverted’une sorte d’étole brodée d’or et d’argent et toute garnie depierreries et de perles. Il gravit, appuyé sur les épaules deBadonaïew et de Rechnikow, les degrés de son autel et s’assittranquillement sur l’un des trônes. Il avait à la main un knout.Ses yeux étaient étrangement cernés et ses joues vermillonnées. Ils’était peint comme une idole.

Ivan, parmi tant de pensées quil’assiégeaient, se disait : « Au moins, ma mère n’en estpas ! », et comme c’était cela qu’il avait craintpar-dessus tout, il se trouva plus libre d’esprit pour regarder etjuger la scène qui se déroulait sous ses yeux.

Des prières, des invocations formulées en unelitanie qui montait et descendait sur un rythme étrange et saccadéavaient commencé.

Les femmes qui les proféraient, Ivan, de laplace qu’il occupait, ne pouvait les voir, mais il entendait leursouffle et leur soupir.

Puis cette litanie cessa.

Une forme violette s’avança jusqu’à la croixet Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine. Elle s’agenouilla devantRaspoutine et lui demanda la grâce d’être attachée au « poteaude la douleur » pour que fussent effacés « les dernierspéchés ». Aussitôt, des voix clamèrent : « Oui,effaçons les derniers péchés ! effaçons les dernierspéchés ! », car il est historique que lesTénébreuses ne pouvaient, d’après le rite de Raspoutine, commettrede nouveaux péchés sans avoir effacé les anciens, ce qui donnaitlieu tour à tour à trois cérémonies : la cérémonie decontrition ou messe de repentir (c’est à celle-ci que nousassistons aujourd’hui), puis la cérémonie de lapurification, ou messe du baptême qui se passaitdans une piscine ou dans une eau courante, dans un lac, au bordd’une rivière ; enfin, la cérémonie de la messe dupéché où l’on péchait généralement en plein air, la nuit,autour d’un autel sur lequel on avait allumé un brasier.

Quand on avait péché, naturellement, onrecommençait à se repentir, à se purifier et à repécher, et ainside suite.

Tel était le cycle démoniaque, dans lequel cebouc de Raspoutine avait enfermé toutes ces névropathes.

Raspoutine fit un signe et Badonaïew et sonacolyte attachèrent, avec des cordes, Nathalie Iveracheguine, aupoteau de la douleur, comme elle le demandait.

Pendant ce temps, les grands yeux d’illuminéede Nathalie ne quittaient point Raspoutine, lequel semblait penserà autre chose… et les chants avaient repris de plus belle.

Une seconde femme s’avança et sollicita lemême honneur. C’était cette grosse dondon de comtesse Schomberg,mais sa prière ne fut pas exaucée et, d’un signe, le prophète larepoussa. Alors, elle recula et s’enfonça dans l’ombre avec ungémissement ridicule.

Trois autres vinrent se jeter à genoux endressant des mains suppliantes vers Raspoutine.

Celui-ci désigna la princesse Khirkof, quiétait encore une fort belle personne, mais très renommée àPetrograd pour sa vertu et la rigueur de ses jugements. Les deuxhommes s’emparèrent d’elle et la nouèrent à l’autre « poteaude la douleur », comme ils avaient fait de Nathalie.

Ivan se demandait s’il ne rêvait point enregardant ces deux femmes au poteau et si c’était bien la jeunefille si charmante et de manières si parfaites qu’il avait connue àla cour, cette Nathalie aux yeux de folle qu’il avait en face delui, liée à un poteau pour l’exécution du fouet comme un soldat quia commis quelque grosse faute ; et si c’était bien cettegrande dame qui briguait encore la veille de devenir sa belle-mère,cette princesse Khirkof, que deux rustres immondes bousculaient deleurs mains de moujiks et liaient avec une corde grossière à cettehonteuse poutre.

Il la voyait encore recevant après le dînerles remercîments de ses invités, auxquels elle tendait sa main àbaiser, avec une hautaine grâce nonchalante, que certainesessayaient en vain d’imiter (après le repas, en Russie, il estd’usage que les hommes, dès que la maîtresse de maison se lève,aillent lui baiser la main et la remercier pour l’excellentenourriture)… ou bien, il la voyait encore servant le thé, dans sonsalon, avec sa fille, la sévère et antipathique (quoique belle, envérité) Agathe, ou encore formant cercle avec les beaux esprits etdiscutant des derniers ouvrages français et condamnant sansindulgence l’esprit nouveau et les mauvaises mœurs du siècle dontils étaient le reflet abominable.

Maintenant, des mains infâmess’appesantissaient sur elle, et elle souriait avec extase à cedémon de Raspoutine.

Cette scène extraordinaire, les chants, lesparfums contribuaient à étourdir de plus en plus le grand-duc, etde grosses gouttes de sueur perlèrent à ses tempes.

Il les essuya machinalement en poussant unsoupir et regarda avec plus d’avidité encore.

Debout, derrière lui, Serge le considérait,les bras croisés, sans un mot, jetant de temps à autre un regardvers les lointaines profondeurs du parc.

Raspoutine s’était levé et, tout droit, aumilieu des brûle-parfums et entre ces deux victimes pantelantesd’amour pour lui, en face du troupeau obscur de ces fidèles quisoupiraient dans l’ombre, il prononça d’une voix solennelle etchantante :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé ! Confondez-vous avec moi corps et âme !Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant les péchésd’autrui ! Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé !

Il se tut, et toutes reprirent d’une voixexaspérée :

– Ce n’est que par lui ! Ce n’est quepar lui ! Ce n’est que par lui !

Ivan fut alors stupéfait de voir latransformation qui s’était opérée en Raspoutine. Ses yeux lançaientdes flammes et tout son être en était comme illuminé. Son visageresplendissait d’une volonté tyrannique et méchante à laquelle rienne semblait devoir résister. Il était vraiment beau ainsi dans sasplendeur monstrueuse qui brûlait tout, autour de lui, les âmes etles corps, ainsi qu’il l’exigeait.

Et le troupeau tressaillit d’une affreuseallégresse sous ce regard terrible qui commandait lechâtiment :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé !

Et les autres reprenaient, râlantes :

– Ce n’est que par toi, Gricha !Ce n’est que par toi, Gricha ! (Gricha diminutif deGrégory, Grégoire, le petit nom de Raspoutine).

On entendait, plus haute et plus forte quetoutes les autres voix, celle de la princesse Khirkof, liée à sonpoteau :

– Par toi ! par toi !

Seule, Nathalie, à l’autre poteau, neproférait pas un son. Sa bouche cependant était entr’ouverte ;ses yeux, plus grands que jamais, reflétaient un bonheur indicible.Elle était déjà en extase.

– Repentez-vous ! ordonna Raspoutined’une voix souveraine.

Et un torrent de cris, de gémissements, declameurs délirantes s’éleva du sein de l’ombre violette.

– Effacez le péché !

Alors, une étrange procession se déroula sousles yeux d’Ivan. Toutes les fidèles, une à une, sortirent del’ombre avec leur tunique violette lâche et flottante, et ellesavaient l’air de furies, et elles se suivaient le fouet à la main,et elles passaient devant les poteaux, et, en passant devant chaquepoteau, elles cinglaient avec rage la princesse Khirkof et NathalieIveracheguine.

La princesse poussa d’abord un grand cri, puiselle s’affaissa dans ses cordes en gémissant et en regardant de sesyeux pleins de larmes Raspoutine toujours debout, immobile, sonknout à la main.

Quant à Nathalie, elle ne cria pas, mais,fixant Raspoutine, elle entr’ouvrit ses lèvres, qui ne laissèrentéchapper qu’un mot :

– Toi !… toi !… toi !…

Alors, la princesse répéta aussi cemot :

– Toi !… toi !…

C’est par lui qu’elles voulaient êtrebattues !…

Mais sans doute n’en étaient-elles pas encoredignes, car Raspoutine ne bougeait toujours pas, telle une idoleque rien n’émeut au milieu des cris, des prières, des flammes del’autel et du tourbillon enivrant des parfums sacrés.

À ce moment, la porte du fond se rouvrit ettous les bruits cessèrent. Ivan vit entrer sa mère et eut un rauquesanglot.

La grande-duchesse avait revêtu une robeviolette comme les autres. Elle s’avança très pâle, jusqu’au piedde l’autel et, regardant Raspoutine, elle secoua la tête !

Raspoutine, lui aussi, pâlit. Une affreuseexpression de rage crispa son visage.

– Alors, elle ne veut pas ?demanda-t-il.

– Non ! fit la grande-duchesse.

– Elle ne viendra pas ? interrogea-t-ilencore entre ses dents serrées.

– Non !… répéta Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette nouvelle, la lamentation devintgénérale et, voyant la colère de l’homme de Dieu, elles tombèrenttoutes à genoux en s’écriant :

– Prions pour elle, prions pourelle !…

Elle, c’était la tsarine, que l’on n’avait puencore amener à l’abominable cérémonie. Non ! Non ! cen’était pas une vraie Ténébreuse !… Une vraie Ténébreuse sedonne corps et âme ! Et elle, elle n’avait donné queson âme !… Son âme était au Raspoutine, mais elle gardait soncorps pour elle, et cela était le suprême péché ! car sielle ne péchait pas, comment pouvait-elle serepentir ?…

« Prions pour elle ! prions pourelle !… »

De fait, il n’a jamais été prouvé que latsarine, qui subissait plus que toute autre, moralement parlant,l’influence de Raspoutine, lui eût accordé ce dont, plus d’unefois, Raspoutine s’est vanté.

À ce propos, nous ne pouvons mieux faire quede citer le correspondant du Temps à Pétersbourg,M. Charles Rivet, qui, dans Le dernier Romanof, nouslivre les résultats de son enquête personnelle :

« L’ascendant de Raspoutine surl’impératrice, nous dit-il, fut prodigieux. Raspoutine, dont lesyeux clairs dans un cercle de bistre avaient une fixité vraimenttroublante, la magnétisait, la conseillait et la calmait. Il latutoyait et la subjuguait par des rappels constants de quelqueparole de l’Évangile à laquelle il donnait une forme originale.

« Il sied cependant de mettre fin auxcalomnies qui firent du thaumaturge plus que ce qu’il n’était enréalité pour son auguste pénitente. La malheureuse se tenait bien àses genoux, consentit même – c’est un grand-duc qui en témoignait –à des attouchements révoltants, mais son visage ruisselait delarmes ; c’était là la coulpe d’une exaltée et non l’extased’une Messaline.

« Le drôle la bénissait, pendant cetemps, au nom du Dieu dont il était le porte-parole. Il se flatta,il est vrai, d’avoir eu toutes les faveurs de cette pauvre femme…Il mentait… Ce pouvoir-là, il ne l’exerçait que sur une collectionde névropathes, cherchant des sensations nouvelles ou des bénéficesimmédiats…

« L’abjecte bassesse de ces sujettes nesaurait se qualifier. Boccace était vieux jeu pour ce saint-père,comme l’appelait l’impératrice ; les comédies d’exorcismequ’inventait l’érotomane « pour délivrer ses fillesspirituelles du démon de la chair » auraient fait pâlird’envie feu le marquis de Sade… et des pères – nous en pourrionsnommer – lui livrèrent, leur fille, des maris, leurfemme… »

On comprendra qu’il nous est impossible denous attarder sur le spectacle de ces folles qui, cette nuit-là, àl’Ermitage, s’étaient donné rendez-vous pour expier les péchésqu’elles avaient commis avec Raspoutine. La scène dut arrivercependant à un horrible degré d’exaspération, et le grand-duc Ivan,qui vit tout à coup Raspoutine (furieux de voir lui échapper saprincipale proie) se ruer et fustiger à tour de bras la messagèrede la mauvaise nouvelle (sa mère, la grande-duchesse NadiijdaMikhaëlovna), ne put, malgré le danger qui allait le menacer,retenir la clameur de son indignation et de son dégoût… et il jetaen russe des mots que nous ne pouvons mieux traduire que parceux-ci :

– À Charenton !… À Charenton !… ÀCharenton !…

C’est en vain que Serge, qui l’avaitbrutalement attiré à lui, épouvanté, voulut lui fermer la bouche,Ivan ne cessait pas de crier et d’injurier sa mère et Raspoutine etla princesse Khirkof avec un éclat furieux qui perçait lesmurailles et qui, descendant par l’ouverture de l’observatoire,alla frapper d’effroi et arrêta les manifestations de repentir desbelles pénitentes.

Raspoutine, lui aussi, s’était arrêté et unesombre fureur se lisait sur ses traits de prophète dérangé dans lacélébration des mystères.

Quant à toutes celles qui étaient là, qui secroyaient bien gardées par ces murailles, et qui n’avaient misaucun frein à leurs extravagances sacrées, une colère rouge netarda pas à faire place à leur premier effroi.

Un homme était là qui les avait vues, qui lesavait entendues ! Elles jetèrent sur lui des cris de mort. Cethomme était condamné. Il devait mourir. Elles crièrent :

– À mort ! À mort !

Et quand elles reconnurent la voix dugrand-duc qui insultait sa mère, elles ne cessèrent point leurscris furieux.

Et la grande-duchesse elle-même eut aussi soncri de mort :

– C’est Ivan ! Il ne sortira pas vivantd’ici !

Ce n’était pas seulement un assouvissement defureur que toutes ces femmes allaient chercher sur le corps dugrand-duc, c’était aussi la sécurité… car, s’il en réchappait,elles étaient perdues ! C’était un homme à les clouer devantle monde entier au pilori.

– À mort ! À mort !

– Tais-toi, malheureux, tu nous perds !suppliait Serge.

Mais il était trop tard pour le faire taire,hélas ! On entendait déjà le galop furibond des Ténébreusesdans le grand escalier.

Serge se précipita sur la porte de lamansarde. Elle ne fermait même pas ! Alors, soudain, voyanttout perdu, il s’empara du manteau militaire du grand-duc, quisemblait ne plus rien voir, ne plus rien comprendre et qui lelaissait faire ; et s’étant enveloppé de cette capote, ils’enfuit et bondit vers le grand escalier comme un fou. Ivan crutque son ami l’abandonnait et il en eut un chagrin immense.

Tout à coup, il y eut des vociférationsforcenées, des clameurs de douleur, la voix rauque de Badonaïew, lerugissement de colère de Raspoutine qui commandait lacurée :

– À mort ! À mort !

Alors, le grand-duc comprit que son frèred’armes se sacrifiait pour lui et s’était jeté dans le grandescalier au milieu des folles pour lui donner le temps à lui des’échapper par l’escalier de service.

Aussitôt qu’il eut compris cela, il se rua ausecours de Serge, mais déjà il n’y avait plus personne dansl’escalier.

Il continua son chemin à travers la maisondéserte et se retrouva dehors pour voir disparaître, dans la nuit,la folle cohue des femmes qui poursuivaient Serge.

Il voulut les arrêter en attirant leurattention et se mit à crier, mais on ne l’entendit point. Ellescontinuaient à courir dans la nuit, il ne savait trop maintenant dequel côté, car le ciel s’était couvert d’une nuée très noire.

Il courut ainsi en appelant Serge, la ragedans le cœur, la mort dans l’âme. Il n’avait pas une arme, ni unrevolver, ni son sabre, mais il savait que Serge était armé, et ilespéra. Ivan courait à perdre haleine, se heurtant aux arbres,entendant des cris, à droite, à gauche, en face, ne sachantfinalement au juste où diriger sa course, revenant sur ses pas,pour repartir…

Soudain, deux coups de feu éclatèrent dans lanuit. Il pensa :

– Il y a longtemps qu’il aurait dû tirer, lebruit va faire venir des gardes, des soldats !…

Il oubliait que le grand palais et sesdépendances étaient absolument déserts, et que ce lieu avait étéchoisi à cause de cette solitude par les Ténébreuses ! Il yavait bien le concierge, tout là-bas, et les dvornicks, mais cettebasse domesticité devait avoir été achetée et ne se montreraitcertainement pas.

Comme il courait toujours, il vit, au delà dulac, dans une vague clarté qui tombait là, entre deux nuages, toutela troupe derrière Serge qui se retourna encore pour tirer ànouveau. Mais en dépit des coups de feu, la troupe ne s’arrêtaitpas. Elle n’était plus séparée de Serge que par une courtedistance. Deux géants, les deux « gardiens du mystère »,sur lesquels Serge avait tiré, étaient presque sur lui.

Serge fit alors un brusque détour et tout cemonde disparut dans l’ombre du grand palais.

Quand Ivan arriva au grand palais, il trouvaune porte ouverte. C’était sans doute par là que Serge avait tentéde trouver un refuge.

Des bruits attirèrent Ivan aussitôt au premierétage. Il y bondit par le grand escalier d’honneur, et fut conduitpar la porte qu’il trouva ouverte devant lui, et qu’il cherchait àtâtons en maudissant sa maladresse. Il traversa la salle d’Argentet se trouva dans la grande galerie.

Les bruits venaient de l’extrémité de cettegalerie. Elle était au moins aussi longue que celle de Versailles.Il la parcourut sans reprendre son souffle.

Ici commençaient les appartements de la grandeCatherine, C’était tout un enchevêtrement de petites pièces ;Catherine II, en effet, à côté des pièces de parade deTsarskoïe, avait voulu se réserver des appartements intimes et elleavait fait démolir les grandes chambres fastueuses d’Élisabeth pourobtenir les « petits coins » où elle rêvait et où elleaccueillait ses favoris. Sur ses ordres, toute cette aile droiteavait été saccagée.

Dans l’ombre, Ivan avait peine à se retrouverparmi ce labyrinthe, d’autant plus que, maintenant, on n’entendaitplus aucun bruit.

Il tourna autour du salon chinois et du salonde Lyon. C’est là qu’il s’arrêta, immobilisé par un spectacle quile cloua au parquet.

Par les portes ouvertes devant lui, son regardtraversait le « cabinet d’Argent » et pénétrait dans lachambre à coucher de la grande Catherine.

Entre les colonnettes de verre violet dontelle s’ornait, Ivan apercevait, à la lueur fantomatique d’une nuitredevenue claire, le groupe formidable des Ténébreuses penchées surle lit où rien ne remuait plus.

Les Ténébreuses non plus ne remuaient plus.Et, de son côté, ce qui avait immobilisé aussi Ivan était moinsencore cette vision-là que les quelques mots prononcés par samère.

Dans un désordre honteux, la grande-duchessedont il voyait en plein la hideuse figure de bacchante, avaitdit :

– Ça y est ! Il estmort !

Il ne faisait point de doute que cesmisérables s’imaginaient l’avoir tué, lui, le grand-duc Ivan.

Et sa mère, avec Raspoutine, avait commandé lacurée !

Et elle était la première à se réjouir del’assassinat, à l’annoncer avec une rage triomphante :

– Ça y est, il est mort !

L’horreur de cela l’immobilisa… et lesauva…

Car si elle n’avait point prononcé cesmots-là, son élan n’aurait pas été interrompu et il se serait jetéau milieu des assassins, qui, dans leur délire abominable, ne luiauraient point fait grâce.

Le cadavre de Serge n’était pas encorevisible. Il restait au milieu des coussins et des oreillers, souslesquels elles avaient étouffé le malheureux, l’ayant trouvé danscette alcôve qui devait être son tombeau.

Ivan frissonnait et pleurait, et il ne secachait pas.

Si elles étaient revenues par le salon deLyon, elles l’auraient trouvé là dans son immobilité d’horreur.

Ces appartements intimes, cette chambre,avaient certainement déjà connu des drames. Il y avait eu déjàcertainement entre ces murs de l’amour et de la mort, mais ilfallait descendre jusque dans le cachot de la forteresse Pierre etPaul, où Pierre le Grand avait fait étouffer son fils, l’héritierdu trône, également sous des oreillers, pour retrouver quelquechose qui pût être comparé à cette monstrueuse tragédie.

Les deux hommes, les deux géants, étaientassis sur les oreillers. Ils se relevèrent et on enleva lesoreillers, et le corps apparut.

Les Ténébreuses s’étaient reculéesinstinctivement. Mais Nadiijda Mikhaëlovna, qui s’était rapprochée,elle, et qui s’était penchée sur le cadavre, se releva avec unnouveau cri de rage :

– Ce n’est pas lui !

Et toutes alors voulurent voir, et toutesdirent :

– Non ! non ! ce n’est paslui ! L’une dit :

– C’est Serge Ivanovitch ! C’est SergeIvanovitch !

– Mais alors où est Ivan ? s’exclama lagrande-duchesse. Il s’est donc échappé !…

Et, abandonnant ce cadavre qui nel’intéressait plus, elle se sauva, suivie de toutes lesfemmes ; elle passa par le pavillon bleu et on l’entendits’éloigner avec sa troupe des chambres pompéiennes, injuriant sescompagnes et les rejetant à la curée, ne pouvant pas admettre queson fils pût lui échapper…

Les deux géants étaient restés auprès ducadavre.

L’un d’eux avait défait sa ceinture et lié lespieds de Serge. Le corps roula sur le parquet.

Ivan eut un mouvement pour s’élancer sur cesbrutes, et à ce mouvement-là qui fit quelque bruit, ils seretournèrent, interrogeant les ténèbres.

Il vit devant lui deux bêtes prêtes à se jetersur une proie nouvelle…

Il resta dans son ombre, car il voulait vivre,vivre pour venger celui-là aussi qui avait été son fidèle ami, sonvrai frère, sa chère petite âme !…

Il lui jurait cela de toutes les forces de soncœur torturé.

Et il se détourna pour ne plus se trahir quandle corps, tiré par l’homme, glissa non loin de lui, sur le parquet.Derrière suivait l’autre géant. Ils emportèrent leur victime, etIvan se traîna jusqu’à une fenêtre du palais, d’où il put assisterde loin à la fin de la besogne.

Le corps de Serge fut amené jusqu’à la pièced’eau. Il fut attaché à une pierre et jeté dans le lac.

Et puis les rives, en un instant, devinrentdésertes.

Ivan tomba à genoux et pria pour son ami. Ilétait secoué de sanglots et se sentait d’une faiblesse telle qu’ilse laissa glisser tout à fait sur le plancher et perdit presqueconnaissance.

Il fut réveillé par une main qui soulevaitdoucement sa tête…

Aux premières lueurs renouvelées de l’aurore,il reconnut Zakhar, qui était penché sur lui.

Il eut d’abord un mouvement de défense ettenta de se relever d’un coup, mais ses jambes lui refusaient unappui solide et il tituba.

Il était à la discrétion de cet homme qu’ilsavait vendu à ses ennemis, et la créature de Raspoutine, lequell’avait introduit dans la haute domesticité du palais Alexandra.Mais Ivan se rappela en même temps que cet homme, puisqu’il s’étaitvendu, pouvait être acheté.

Il chercha d’une main tremblante de fièvre sonportefeuille, se demanda s’il ne lui avait pas déjà été volé.

Mais il le trouva et en sortit trois billetsde mille roubles : toute sa fortune.

– Pour toi, dit-il, si tu peux me faire sortird’ici sans que je sois vu de personne au monde !

Zakhar mit froidement les billets dans sapoche en disant :

– Ça n’est pas trop, monseigneur, car ce seradifficile !

Et il lui montra certaines ombres quicouraient de part et d’autre dans le parc.

– On vous cherche, monseigneur ! et onest venu me chercher moi-même pour que je vous cherche !

Ivan lui promit que, s’il le tirait de là, ilferait certainement, un jour prochain, sa fortune.

Zakhar sembla en accepter l’augure et promitde sauver « monseigneur ».

Une si froide vénalité n’était point faitepour étonner Ivan, qui, tout en grelottant de fièvre, repritconfiance.

Ne savait-il point que tout était au plusoffrant, à cette heure, dans son malheureux pays !

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