Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 2LA LEÇON INTERROMPUE

– Bonjour, mon amour !…

– Pierre Féodorovitch, voulez-vous êtresérieux, je vous prie ! D’abord, à cette heure-ci, vous pouvezme dire bonsoir ; et vous êtes en retard, monsieur. Vous aurezun mauvais point.

Et Prisca retira doucement la main que Pierreavait portée à ses lèvres avec un peu trop d’effusion. Le jeunehomme soupira en lui souriant, puis promena son regard avecsatisfaction sur tous les objets charmants qui entouraient labien-aimée. C’était toujours avec une joie nouvelle qu’ilretrouvait la douce atmosphère de ce modeste appartement du canalCatherine, ces fleurs éclatantes cueillies dans leurs promenadesaux îles enchantées de la Néva, ces bibelots « vieuxrusse », les « babas » énormes au ventre de buispeinturlurés avec une naïveté paysanne, et, se balançant à lafenêtre, la petite flasque habillée d’osier qui avait contenu duchianti, souvenir d’une dînette à Oranienbaum, muée en pot defleurs pour les premières roses de la saison.

– Bonjour ? bonsoir, fit-il, est-ce qu’onsait jamais, avec ce merveilleux printemps ? Nos nuitsblanches ne ressemblent-elles pas aux plus beaux des jours !Depuis que je vous connais, Prisca, il y a dans mon cœur et sur mesyeux une éternelle aurore…

– Poète !… Poète !… Il ne s’agit pasde poésie, mais bien de votre leçon.

– Poète !… serait-ce un reproche de votrepart ? fit-il avec exaltation. Vraiment, il pleut du sangautour de nous. Prisca, mon amour, le monde est en proie auxvautours, ma chère petite colombe ! si tu veux que nos cœursne se gonflent pas d’horreur, laisse-les se remplir derayons !… Pourquoi pleures-tu ?… Tu pleures, Prisca, tupleures !… Pleures-tu sur l’horreur du monde ! pleures-tusur notre amour ?…

– Je pleure parce que vous faites encore lefou ! Vous ne serez donc jamais raisonnable ? Vousm’aviez promis d’être un élève bien sage ! Hélas ! c’estfini de jouer !…

– De jouer ! s’écria Pierre, impétueux,de jouer !… Vous appelez notre amour un jeu, Prisca !

– Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais,Pierre Féodorovitch !…

– En vérité, répliqua l’autre, en fronçant lessourcils, je vous défie de me dire que vous ne m’aimezpas !…

Elle se leva à son tour, très pâle. Ellesemblait se soutenir avec peine.

Elle fit, presque à voix basse :

– Il faut nous dire adieu, Pierre, c’est toutce que j’ai à vous dire ! Et pardonnez-moi, mon ami, tout estde ma faute !… Je suis cruellement punie…

– Mais je ne vous comprends pas !… Maisje ne vous comprends pas !…

Elle eut un geste vague et il put croirequ’elle allait s’évanouir. Il la retint dans ses bras frémissants.C’était la première fois qu’il la tenait ainsi, quasi pâmée. Il sepencha sur ce visage adorable, sur toute cette faiblesse amoureuse,et ses lèvres n’étaient pas bien loin des lèvres de Prisca quandcelle-ci, retrouvant soudain ses forces, l’écarta doucement maisrésolument en lui disant :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…Il faut que vous vous en alliez !… Je vous écrirai…

Ils étaient maintenant face à face, aussipâles l’un que l’autre, et ils se regardaient tristement. Ilsétaient beaux tous les deux. Elle était brune avec des yeux d’azurclair pleins d’une douceur étrange. C’était le mélange du Nord etdu Midi, l’union de deux races qui avait produit ce chef-d’œuvreplein de fraîcheur, de charme, de langueur et auquel il ne manquaitpoint cependant une certaine force, une énergie évidente, unepuissance de volonté qui étonnait toujours chez Prisca, dans lemoment qu’on la croyait la plus nonchalante et la plus docile,gracieusement abandonnée au cours des heures.

Française, née d’une mère italienne, qui avaitété célèbre pour son art et par sa beauté, et d’un grand industrieldu Nord, qui s’était ruiné quelques années avant la guerre dans uneentreprise qui semblait devoir doubler sa fortune, orphelinemaintenant et réduite à ses propres ressources, elle avait regardéla misère sans peur et n’en avait pas été touchée. Parlantcouramment quatre langues, et désireuse de voyager, elle étaitpartie pour la Russie, où l’attendait une place des plus honorableset des mieux rétribuées auprès d’un des plus puissants tchinovnicksdu ministère des Affaires étrangères. Elle eût aimé, en toutesimplicité, se consacrer quelque temps à l’éducation des deuxdernières petites filles du comte Nératof, mais le vieux seigneuravait eu tôt fait de déclarer qu’il ne pouvait se passer d’une aideaussi précieuse pour la rédaction de ses rapports diplomatiques etla traduction de sa correspondance. En même temps, il lui faisaitune cour assidue et vite scandaleuse. Elle s’en alla.

Elle était d’une fierté que rien encoren’avait salie. Elle partit en pleurant, car elle aimait déjà lespetites, qui l’aimaient bien aussi, et son cœur, qui n’avait connuque la peine, était plein d’une tendresse inassouvie.

Elle résolut de vivre librement de ses leçonset s’installa, avec ses économies, dans ce petit appartement ducanal Catherine, qu’elle fit le plus clair et le plus gracieuxpossible pour chasser les idées noires dont elle avait peine,parfois, de se défendre. Dans les salons du comte, elle s’étaitcréé quelques relations qui lui furent utiles, et la comtesseelle-même, qui lui savait gré de son départ et de sa vertu et de sadiscrétion, l’avait aidée mieux que de ses conseils. Elle lui avaitenvoyé deux élèves venus de la meilleure société de Pétersbourg.Elle dut bientôt en refuser.

Elle avait refusé tout d’abord, par exemple,de donner des leçons à Pierre Féodorovitch, qu’elle ne connaissaitpoint et qui s’était présenté un soir assez inopinément, forçantpresque sa porte, avec la seule recommandation de son uniforme àliséré d’étudiant. Elle crut même reconnaître en lui une certaineombre qui l’avait suivie dans sa dernière promenade aux îles.

L’étudiant était parti, furieux, mais nondésespéré, car il renouvela ses vaines tentatives et écrivit deslettres pleines de fautes de français qu’il soulignait lui-même enajoutant en marge que, lorsqu’on écrivait le français comme ça, onavait absolument besoin d’un professeur ! Ces lettresamusèrent Prisca, mais ne la firent point céder. La guerre avaitéclaté sur ces entrefaites ; plus d’une année s’écoula sansqu’elle entendît parler de son étudiant. Et puis celui-ci lui avaitécrit à nouveau. Il revenait du front dans le plus méchant étatphysique et moral. Et le ton des lettres avait changé. Il y avait,cette fois, à chaque ligne, une telle désespérance de toutes choseset une telle sincérité dans la douleur qu’elle en fut émue auxlarmes. Il lui disait qu’il n’avait jamais été aimé de personne aumonde, que son père était mort, que sa mère le détestait, qu’ilétait le plus pitoyable des hommes et qu’il n’y avait qu’une chosequi pût le consoler de tant de malheurs, l’espoir de se fortifier« dans l’étude de la belle langue française », qu’ilparaissait du reste connaître à fond.

Bien que cette détresse parût proche de lasienne, elle hésita, car elle avait le pressentiment qu’elletouchait à une heure grave de son existence. L’étudiant était beau,d’une beauté mâle et charmante à la fois, avec des manièresparfaites qui dénotaient une éducation des plus soignées ;quelques-unes de ses protestations, lorsqu’elle l’avait mis sicourageusement à la porte, étaient des mieux tournées, et si bien,ma foi, qu’elle en avait conservé les termes un peu osés, quoiquetoujours polis et même délicats, dans une mémoire qui n’était pastoujours fidèle. Le ton, la voix, cette douce chanson du françaisprononcé par les Russes de la haute société n’avaient pas été nonplus pour lui déplaire.

Il n’était point jusqu’à cette atmosphère demystère dont Pierre était entouré, qui ne la séduisît, car ellecontinuait à ignorer tout de lui en dehors de ce qu’il avait bienvoulu lui confier, à savoir que sa mère, qui habitait Odessa,l’avait envoyé faire ses études à Pétersbourg pour se débarrasserde lui. Cependant, il devait lui cacher quelque événementextraordinaire, car il lui était apparu quelquefois inquiet,singulièrement agité.

Finalement, elle ne répondit pas.

Mais un soir (Pierre venait toujours le soir),elle trouva le jeune homme installé dans son cabinet de travail,malgré les admonestations de Nastia, sa fidèle servante, qui avaitla consigne de ne pas recevoir l’étudiant s’il se présentait. Elleavait grondé. Alors il avait parlé. Il avait dit qu’il n’avait quequelques semaines à passer à Petrograd, puis qu’il repartirait pourle front, où il se ferait certainement tuer, et que si elle n’avaitpoint un cœur de granit, elle lui accorderait certainement troisleçons par semaine. « Le français est très utile dans lescirconstances que nous traversons. » Il voulait paraîtreenjoué, quand il était visible qu’il souffrait réellement. Elle eutpitié. Les leçons furent accordées.

Dès la première, elle eut peur de se trouverseule avec la musique de cette voix qui l’enveloppait d’un charmeencore inconnu. Elle donna ces leçons dehors. Ce fut pis. Lespromenades étaient délicieuses, et, par moments, silencieuses, cequi devenait grave. Et puis, de temps en temps, il faisait le fou.Il glissa dans un lac des îles, en voulant lui cueillir une fleurde nénuphar, et elle poussa un cri affreux qui lui révéla à ne s’ypoint méprendre son propre état d’âme. Mais déjà Pierre larassurait et plaisantait en nageant avec aisance ; il luiordonnait de s’éloigner, de rentrer chez elle, affirmant qu’ilnagerait jusqu’à la limite de ses forces plutôt que de se montrerdevant elle, ruisselant et ridicule. Mais elle le supplia sijoliment et si tendrement, qu’ils ruisselèrent bientôt, sur larive, de la même eau ; elle l’enveloppa de son manteau qu’ilemporta et qu’elle ne revit plus.

Ces quelques scènes feront comprendre assezfacilement à quel point psychique se rencontraient maintenant lesdeux jeunes gens, à l’heure où nous les rejoignons dans la maisondu canal Catherine. Tout de même, il devait y avoir quelque chosede nouveau qu’ignorait encore Pierre Féodorovitch, car l’émoi dePrisca dépassait tout ce qu’il avait encore vu.

– Vous me chassez, dit-il… vous n’avez doncpas la patience d’attendre que des événements, dont je ne suis pasle maître, nous séparent peut-être à jamais…

Ces paroles semblèrent produire un singuliereffet sur la jeune fille et lui rendre tout son sang-froid.

– Je ne vous chasse pas, mon ami !…prononça-t-elle, en regardant Pierre bien en face, et soyez sûr queje n’oublierai jamais les quelques heures que nous avons passéesensemble… Si j’ai pu vous être de quelque secours moral dans lacrise que vous traversez, Pierre Féodorovitch, je ne regretterairien… surtout si vous me promettez de ne plus revenir, de ne plustenter de me voir… et de ne plus m’écrire…

– Pourquoi ? Mais pourquoi ?… Maispourquoi ? Que se passe-t-il ? protesta Pierre en fermantles poings avec rage. Au lieu de m’écrire, ayez donc le courage deparler !

Elle sembla hésiter encore un instant, puis sedécida :

– Je ne vous fais aucun reproche, Pierre, etj’ai toujours imaginé, vous le pensez bien, qu’il nous faudraitmettre rapidement un terme à d’aussi… dangereux enfantillages. Nem’avez-vous pas avertie vous-même que vous deviez partirprochainement pour le front ?…

– Je ne pars plus, Prisca !…

– Non, mon ami, je le sais !… mais… (etelle essaya de sourire et elle parvint à sourire)… mais vous allezvous marier !… et alors… alors, vous comprenez !… vouscomprenez qu’il serait plus convenable…

Elle s’arrêta, toujours souriante, mais sipâle et prête à étouffer… Quant à lui, il l’avait laissée dire etpuis, tout à coup, il jeta un cri :

– Moi ! jamais ! clama-t-il… quivous a dit cela ?… je veux le savoir !… et il se mit àtourner autour de la chambre comme un jeune tigre…

Elle lui tendit une lettre ; il lut etpâlit :

 

« Mademoiselle, il faut cesser vosleçons avec Pierre Féodorovitch et ne plus le revoir. C’est unconseil précieux que l’on vous donne à tous les points de vue.Pierre va se marier. Après le conseil, voici un ordre qui voussauvera de tout ennui. Quittez tout de suiteSaint-Pétersbourg ! »

 

– Notre Seigneur et les saintsarchanges ! haleta le jeune homme, vous allez me dire, Prisca,qui vous a apporté ce mot-là !

Mais, à ce moment, il fut stupéfait del’expression horrifiée avec laquelle Prisca regardait du côté de lafenêtre, et il aperçut à cette fenêtre la face hideuse et blafarded’un homme tout enveloppé d’un manteau marron avec col garni defaux astrakan…

– Lui ! soupira-t-elle !… C’est luiqui m’a glissé ce mot hier soir comme je rentrais des îles !Il m’a fait une peur !…

– Saint Serge ! gémit encorel’étudiant ! l’Okrana c’est l’Okrana !j’en suis sûr !… Ne bouge pas, Prisca, laisse-moi m’éloignerdoucement… je vais regagner la porte sans en avoir l’air… faiscelle qui continue de bavarder avec moi !… Il le faut !…je veux savoir !… il me faut cet homme !… parle !mais parle donc !…

Lentement, il avait gagné le coin du salon quiétait invisible de la fenêtre ; il s’était glissé dans levestibule et bondissait maintenant sur le quai, sous le nez desdvornicks effrayés. Dans le même moment, il se heurtait à un jeuneofficier qui sautait d’un isvô dont les chevaux se cabraienthennissants et fumants.

– Laisse-moi donc passer, Serge Ivanovitch,lui jeta Pierre, mais l’autre le retenait et l’homme de la fenêtreavait profité de l’incident pour disparaître dans la plus prochaineperéoulok (petite rue). Pierre était furieux et tempêtaitsans arriver à se défaire de l’emprise de Serge.

– Monseigneur ! lui dit Serge, àvoix basse, excusez-moi !… Ordre de l’empereur. Sa Majesté estarrivée hier du grand quartier général et vous mande en toute hâteà Tsarskoïe-Selo !

– Qui t’a transmis l’ordre ?

– Un domestique de lagrande-duchesse !

– Ma mère !… Oh ! ma mère !rugit sourdement l’étudiant ; et il sauta dans l’isvô de luxe,dont l’énorme cocher enveloppa ses deux chevaux de son court fouetretentissant.

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