Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 3AU PALAIS ALEXANDRA

 

Aussitôt son arrivée au palais Alexandra, legrand-duc Ivan Andréïevitch fut introduit dans l’appartement de samère, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna. Il était trèstroublé et très irrité. De toute évidence, sa mère était au courantde tout et ne devait rien ignorer de son intrigue avec Prisca, deson déguisement et de toutes les audacieuses fantaisies del’étudiant Pierre Féodorovitch, car Pierre et Ivan ne faisaient,bien entendu, qu’un seul et même personnage.

Pour le moment, il avait quitté son uniformeuniversitaire pour se sangler dans la tunique des officiers de lagarde. Dans le boudoir, il attendait, fébrile, ne pensant qu’àPrisca, car, en vérité, il l’aimait comme un fou et se sentaitcapable des plus définitives extravagances à ce sujet. Du reste,c’était dans sa nature de ne jamais faire les choses à moitié.

Zakhar, le second valet de chambre del’empereur, lui avait dit, en le conduisant chez lagrande-duchesse, que celle-ci se trouvait, dans le moment, avecLeurs Majestés, au chevet du tsarevitch, très souffrant, maisqu’elle ne tarderait pas à venir.

Enfin, la grande-duchesse entra.

Nadiijda Mikhaëlovna était encore une des plusbelles femmes de la cour. Grande dame jusqu’au bout des doigts, dumoins en public, elle avait réalisé le problème difficile d’avoirfait constamment sa volonté, d’avoir côtoyé les abîmes les plusprofonds où puisse sombrer une réputation humaine, d’y être mêmedescendue sans pour cela y laisser le plus petit morceau du manteaude considération sociale dans lequel elle tenait naturellement àrester enveloppée.

Elle avait su, non pas se faire pardonner parson monde, mais, ce qui est plus extraordinaire, lui faire oublierles aventures de sa jeunesse, qu’elle avait toujours traitées de sihaut, et avec un si suprême dédain, que ceux mêmes qui en avaientété les témoins en étaient arrivés à douter du témoignage de leurspropres sens.

À force d’avoir été hautaine, et hautainejusqu’à l’insolence, elle avait pu tout se permettre. Son mari, legrand-duc André Alexandrovitch, qui la gênait, avait eu le bon sensde mourir jeune, au cours d’une de ces orgies brutales danslesquelles il essayait de noyer le chagrin qu’il nourrissait den’être pas aimé d’une femme qu’il adorait et pour qui il n’avaitjamais existé.

Quant à son fils, le grand-duc Ivan, on peutbien dire qu’il n’avait occupé sa mère que lorsque, dès lespremières années de l’adolescence, celle-ci avait soudain découverten lui un extraordinaire esprit d’indépendance, ou plutôt uneextraordinaire indépendance d’esprit qui avait déjà, du reste, etdepuis longtemps, choqué ses professeurs.

Ivan avait une façon de voir les choses et dejuger les gens toute neuve à la cour et si parfaitementanti-traditionnelle que Nadiijda Mikhaëlovna en resta quelque tempsinterdite ; cependant, elle se remit bientôt, s’étant souvenueà temps qu’il y avait bien des raisons pour qu’Ivan n’eût pointhérité des vertus dynastiques du grand-duc défunt. Et il lui revintà la mémoire que certain prince Vladimir Sergeovitch Asslakow,qu’elle avait autrefois distingué, lors d’une villégiature de lacour à Livadia (en Crimée), avait été bien connu, lui aussi, dansson temps, pour son exaltation et ses utopies.

Fougueux, passionné dans ses écrits comme dansses paroles, ignorant toute prudence, ledit prince Asslakow, aprèsavoir eu l’infinie satisfaction d’avoir été écouté et lu pendantquelques semaines par la grande-duchesse, constata bientôt sacruelle disgrâce. Il avait lassé les bontés de la grande dame en laprenant trop au sérieux et en exigeant de l’amour là où on ne luidemandait que du plaisir.

Il était résulté de tout ceci qu’on l’avaitenvoyé se calmer à Samarkand et qu’on n’en avait plus jamaisentendu parler depuis ; seulement, quelques mois plus tard, legrand-duc André Alexandrovitch était assuré de ne point mourir sanshéritier.

Nadiijda Mikhaëlovna, dès qu’Ivan lui étaitapparu encombrant, l’avait fait voyager. Le jeune grand-duc avaiteu des aventures au Japon, d’où il était revenu au moment de laguerre de Mandchourie, en déclarant, à qui voulait l’entendre, queKouropatkine serait battu à plate couture.

Enfin, lors de la guerre actuelle, il s’étaitrendu insupportable dans tous les états-majors où il avait passé.Le ministre de la guerre Soukhomlinoff avait demandé son rappel àPetrograd, et Ivan, du reste, n’avait point protesté contre cettedéfaveur.

Inutile de dire que les rapports de la mère etdu fils étaient des plus tendus, surtout depuis que lagrande-duchesse s’était mis dans la tête de marier le grand-duc àla fille du prince Khirkof, qu’Ivan ne pouvait pas sentir.

Dès son entrée dans le boudoir, NadiijdaMikhaëlovna vit du premier coup d’œil qu’Ivan serait difficilement« maniable ».

– Enfin, vous voilà, Vania ! fit-elle enusant à dessein de ce diminutif charmant que le jeune homme avaitentendu plus souvent dans la bouche de sa « gniagnia »que dans celle d’une mère qui n’avait point de temps à perdre à lecaresser, – je suis heureuse de te voir ici, en vérité !

Ivan déposa un baiser glacé sur la main de samère, cependant que celle-ci l’embrassait sur le front avec unempressement qui l’eût mis sur ses gardes, s’il en avait eubesoin…

– Je suis venu, sur l’ordre de l’empereur,mama, répondit-il (en restant debout, bien que le geste de lagrande-duchesse le priât de s’asseoir près d’elle), mais enarrivant au palais, le grand maréchal m’a dit qu’il me fallaitd’abord passer chez vous, et Zakhar m’a conduit ici.

– C’est cela même, Leurs Majestés sont en cemoment auprès du cher petit prince, qui est de plus en plus malade…Ses saignements l’ont repris… depuis deux jours, les hémorragies necessent pas… Gosoudarinia (l’impératrice) est affolée, la pauvrechère petite âme, et Sa Majesté est revenue en toute hâte… L’enfantest dans un état de faiblesse à faire pitié, et tout le palais estdans la consternation.

Ici, Nadiijda Mikhaëlovna appuya son légermouchoir sur ses belles paupières, que l’âge n’avait pointfripées.

– Que disent les médecins ? demanda Ivanen regardant sa mère d’une singulière façon.

– Ils disent qu’ils n’y comprennent rien, etils sont épouvantés de leur impuissance… comme les autres fois,Vania ! comme les autres fois, mon enfant !…

– Eh bien, mais, répliqua Ivan, que cetteconfidence n’avait ému en aucune façon, vous n’avez qu’à fairecomme les autres fois… faites venir Raspoutine !

Et un sourire de mépris glissa sous sa jeunemoustache. La grande-duchesse soupira :

– C’est bien la seule chose qui nous reste àfaire, ne le crois-tu pas ?

– Je le crois, je le crois, mama !…

Mais Nadiijda n’osait pas regarder son fils,car elle était bien étonnée de son calme : Raspoutine était unde ces noms qu’il ne pouvait entendre sans entrer dans une colèred’enfant terrible.

Cependant, elle était trop fine pour ne passaisir l’ironie méchante qui se cachait sous ces phrases placides.Ivan avait été sévèrement morigéné déjà à propos de Raspoutine etpar Leurs Majestés elles-mêmes ; il s’en souvenait peut-être…Elle espéra qu’il était devenu plus raisonnable.

– De fait, dit-elle, tu ne nieras plus, Vania,que Raspoutine a toujours eu une puissance miraculeuse sur la santédu tsarevitch !

– Miraculeuse, en effet, c’est le mot, mamère, il n’y en a pas d’autre : puissance miraculeuse…

– Sitôt que l’homme de Dieu (et ellese signa) a été renvoyé d’ici par les intrigues de cet abominableKokovtzev (ça ne lui a pas profité, entre parenthèses, à ce cherministre), aussitôt le tsarevitch a changé de figure, et Raspoutinen’était pas à deux archines du palais que les saignements de nezavaient repris de plus belle ! Il a fallu le faire revenir,rappelle-toi, Vania ! et l’homme de Dieu n’a eu qu’à imposerles mains et nous avons assisté à une grande grâce !…

– À une grande grâce !… L’homme de Dieuest étonnant pour les saignements de nez ! exprima Ivan d’unevoix sèche, mais je pense que ce n’est point à cause dessaignements de nez du tsarevitch que l’empereur m’a demandé,n’est-ce pas ?

– Écoute, Vania (et elle se rapprocha de sonfils en lui prenant la main et en essayant de le faire asseoir surla chaise longue, à côté d’elle, mais il paraissait en bois et nese pliait point à son désir). C’est justement à cause de cela quetu es ici. Écoute ! écoute : l’empereur ne voulait pas lefaire revenir, ou, plutôt, il hésitait à le faire venir, car tusais ce qu’il a promis aux grands-ducs après la retraite de Pologneet la disgrâce de Nicolas (le grand-duc Nicolas), il leur a promisque l’homme de Dieu ne remettrait plus les pieds au palais. Alors,la tsarine s’est jetée à ses genoux et lui a dit qu’il s’agissaitde sauver leur enfant, et, que, seul, Raspoutine pourrait le tirerde là. Elle a dit aussi que tu étais le préféré du grand-duc Paulet de Féodor et des autres qui ne veulent rien entendre et que,toi, leur petit-fils chéri, à qui ils passent tout ce que tu veux,tout, en vérité, tout, tu leur ferais comprendre que le tsarevitchétant à toute extrémité… Tu vas le voir ! Tu vas le voir,Vania ! Il te fera pitié ! C’est déjà un enfant deDieu ! Et les médecins l’abandonnent. Il faut sauver letsarevitch. Il faut sauver la sainte Russie… Tant demalheurs ! Tant de malheurs ! L’empereur a fini parcomprendre, et toi aussi, tu comprendras. Toi qui n’es qu’un enfantde qui on pourrait se passer, de qui tout le monde peut se passer,tu comprends cela aussi ! Et alors, tu deviendras unpersonnage important et que l’on craindra. Et tu auras accompli unebonne action. Sans compter que si Raspoutine guérit notre cherpetit enfant sacré devant toi, il faudra le dire aussi ! Etcela fermera la bouche à tout le monde. Car on saura que ce n’estpas un mensonge, puisque l’on sait que tu n’aimes pas Raspoutine.Et on n’a jamais pu dire pourquoi, Vanioucha !

Il se laissait pétrir la main. Elle se leva,l’embrassa dans ses cheveux parfumés, et elle comprit que sa causeétait gagnée et qu’Ivan serait bien sage, qu’il ferait ce que l’onvoudrait ; autrement, il serait déjà parti depuis longtemps enarrachant ses gants et en proférant des injures contre l’homme deDieu.

Mais Ivan était arrivé persuadé que sa mèrelui parlerait du prince Khirkof, de sa fille, de leur immensefortune, de son prochain mariage et assurément aussi de Prisca,car, plus il y réfléchissait, plus il était sûr que sa mère, grâceaux services ignobles de cet affreux Gounsowsky, le directeur del’Okrana (police secrète), n’ignorait plus rien de sesrelations avec la jeune Française et que c’était la grande-duchesseelle-même qui avait fait envoyer la mystérieuse lettre de menacequi avait tant effrayé Prisca. Aussi s’était-il préparé à une scèneterrible à ce sujet, en se jurant qu’il ne permettrait à personnede se mêler de ses « affaires de cœur », comme on dit enfrançais ; de telle sorte que toute cette histoire deRaspoutine, qui, en d’autres temps, l’eût fait bondir, le laissatout à fait froid.

Il ne songeait qu’à son amour pour Prisca et àsa haine pour sa fiancée et pour toute la famille Khirkof.

Or, son cœur et son caractère étaient ainsifaits et son inquiétude secrète était telle qu’il ne put s’empêcherde parler de cette chose dont on ne lui parlait pas.

Il dit, sans avoir l’air d’attacher à sespropos un intérêt surprenant, et en se regardant dans uneglace :

– Savez-vous, mama, que j’ai rencontré hier leprince Khirkof au « Poplavok » (un restaurant de lapointe de la Néva) et que je lui ai dit carrément que je n’épousaispoint sa fille ?

Ayant dit, il continua de se regarder dans laglace ; mais s’étant rendu compte tout à coup de l’énormité dece qu’il venait de proférer, il pâlit et attendit l’explosion. Ellene vint pas. La grande-duchesse, qui fouillait dans un chiffonnier,ne tourna même pas la tête de son côté, pour lui répondre de cettedouce voix enchanteresse, qui enchaînait ses admirateurs :

– Je sais cela, Ivan ! Il y a desmoments, où tu fais vraiment le mauvais garçon. Mais tu es ainsi.On ne te changera pas le caractère, et moi je t’aime comme Dieu t’afait !… Tu réfléchiras ! Tu réfléchiras.

– C’est tout réfléchi ! exprima durementIvan, qui se montrait de plus en plus irascible au fur et à mesureque sa mère se faisait plus douce.

– Gosoudar (l’empereur) t’en parlera, monpetit fils !

Elle avait eu beau dire cela sur le ton leplus gentil du monde, le grand-duc fut frappé au cœur et il sentitqu’une colère dont il n’était plus le maître commençait à galoperdans ses veines. De pâle qu’il était, il devint soudain plus rougeque le koumatch (cotonnade rouge à l’usage des paysans) et il seretourna brusquement vers sa mère :

– Mama, je dirai à l’empereur ce que j’ai ditau prince Khirkof ! Je ne veux pas entendre parler de cemariage !

La grande-duchesse devint rouge à son tourjusqu’aux yeux et se mordit les lèvres. Elle parvint cependant à semaîtriser et ce fut d’une voix encore amie et pleine decondescendance pour les égarements de la jeunesse qu’elleprononça :

– Que t’ont donc fait les Khirkof ? EtAgathe Anthonovna (la fiancée) n’est-elle pas une jeune fille belleet douée de toutes les vertus ?

– Je n’aime pas les traîtres ! jeta Ivand’une voix sourde. Ce sont des amis de Sturmer et de ce brigand deSoukhomlinoff.

– Ivan Andréïevitch ! fit lagrande-duchesse, je vous conseille de remettre vos idées en place,avant de paraître devant l’empereur ! Vous n’êtes plus d’unâge à débiter des sottises à tort et à travers, et il ne faut pointlasser Notre Seigneur et les saints archanges ! Je vous inviteà prier avec moi devant les images pour le salut du tsarevitch, monfils !

Elle s’agenouilla devant les saintes icônesqu’entourait dans un coin le collier lumineux des petits cierges,et, avant de se mettre en prière, elle se félicita de cettediversion qui lui permettait d’interrompre une discussion quimenaçait de lui faire perdre tout le bénéfice de sa mansuétudepremière. Du moment qu’Ivan consentait à assister à la cérémonie del’imposition des mains par Raspoutine, c’était le principal.

Derrière elle, le grand-duc, très énervé, etnullement disposé à prier les saints archanges, tira machinalementson étui de sa poche et alluma une cigarette.

Tout cela eût peut-être fini, malgré leurpolitique, par un éclat décisif si le second valet de chambre de SaMajesté, Zakhar, n’était venu dire que l’empereur demandait làgrande-duchesse et son fils.

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