Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 20L’ÎLE DU BONHEUR

 

Le grand-duc Ivan et Prisca entrèrent enFinlande comme dans un paradis embaumé. L’homme qui conduisait leurchar et leur fortune incertaine les fit passer par des cheminsignorés, au cœur de forêts merveilleuses et toutes frémissantes dela vie nouvelle du printemps.

Ils passaient bien loin de l’unique petitevoie de fer qui, par les chutes de l’Imatra, va de Viborg à Joensu.Ils n’avaient à craindre aucune mauvaise rencontre. Quelquesbûcherons aimables, sur le seuil de leurs toubas, lessaluaient parfois quand ils traversaient une clairière.

Ils oubliaient les événements passés etcependant encore si proches. Jamais ils ne s’étaient sentis aussijeunes. Ils s’aimaient.

Rien n’existait plus qu’eux et leur amour.Prisca ne s’étonnait de rien. Élevée à l’occidentale et le pluscorrectement du monde dans un milieu où le moindre geste est dictépar la tradition et la bienséance, elle était subitement devenueune heureuse petite sauvage.

Les provisions paraissaient inépuisables. Ilsbuvaient l’eau des ruisseaux en s’allongeant dans les fougères eten plongeant leur menton dans le frais courant, comme de jeunesanimaux altérés, et cela les faisait beaucoup rire. Le soir, ilss’endormaient, roulés dans leurs couvertures, tout près l’un del’autre, la main dans la main, tantôt sous un toit rustique, tantôten pleine forêt, sous les arbres et sous les étoiles.

Enfin, on arriva.

Vers le soir, une grande nappe bleue, vastecomme une mer, apparut à travers les branches des arbres. Ilspoussèrent des cris d’admiration et ils furent bientôt devant unerive enchantée.

Ils battirent des mains et crièrent encored’enthousiasme. C’était le lac Saïma, plus grand que le lac deGenève, qui s’enfonce dans les terres du nord du monde en centdétours et dont les eaux présentent, comme des corbeilles fleuriessur une nappe d’azur, des milliers de petites îles embaumées.

– C’est ici, avait dit Iouri, l’isvotchick, endisparaissant.

Ils regardèrent autour d’eux et, ne voyantaucune habitation, ils se mirent à rire.

– Ici, mais c’est parfait ! s’exclamaPierre. Nous voici ici comme le premier homme et la première femmeau commencement du monde ; nous sommes un peu plus habillés,mais il nous faudra construire comme eux une hutte de terre et debranches !

– Tiens ! une barque !

En effet, un canot venait de se montrer,doublant une étroite langue de terre qui était sur leur gauche, ducôté de l’occident.

– Mais il y a un homme dedans !

– Il nous a vus ! Il vient versnous !

– Mais c’est Iouri !…

C’était bien Iouri qui revenait, transformé enrameur, et qui abordait à côté des jeunes gens. Il les priait demonter dans son canot.

– Où allons-nous ? demanda Pierre, quandils furent assis en face du rameur.

– Là où je dois vous conduire ! répliqual’autre, sans plus…

– Eh bien ! on est renseigné avec cegarçon-là, dit Prisca.

Il pouvait être huit heures du soir ; lanuit, en cette saison et sous cette latitude, ne descendait jamaistout à fait… la promenade sur l’eau était d’une douceurincomparable. On n’entendait que le bruit des avirons, qui, en serelevant, laissaient retomber un ruissellement argenté.

Ils n’abordèrent point à la première îlequ’ils rencontrèrent, mais ils en firent à demi le tour et labarque s’engagea dans un véritable labyrinthe de canaux quiséparaient cet archipel. Toutes ces îles étaient boisées,inhabitées, sauvages, mais joliment accueillantes, tendant vers lespromeneurs des branches amies, laissant traîner sur les eaux unevégétation aimable et fleurie.

– Que c’est beau ! que c’est beau !murmurait Prisca en joignant les mains.

– Je n’ai jamais goûté un pareil bonheur,disait Pierre en les lui embrassant.

Soudain, ils débouchèrent dans un espace pluslarge et jetèrent encore des cris de joie en apercevant lasilhouette champêtre d’une adorable petite datcha qui se cachait àdeux cents pas du rivage, au milieu d’un bouquet de hauts sapins,dont la cime s’allumait sous les rayons obliques d’un soleil quifaisait semblant de se coucher.

Cette fois, ils étaient arrivés !… Lecanot aborda et quand les jeunes gens eurent sauté sur la rive,près d’un petit ponton où était attachée une embarcation légère degrand luxe, Iouri les salua et se mit en mesure de s’éloigner.

– Arrête ! lui cria Pierre. Tu ne vas pasnous quitter comme ça !…

– C’est l’ordre ! répondit l’autre.

– Laisse-moi au moins le temps de te faire uncadeau !

Et le jeune homme mettait la main dans sapoche, mais Iouri était déjà loin avec sa barque, et il disparutbientôt.

– Ça, c’est extraordinaire ! fitPierre.

– Laisse-le donc partir ! murmuraPrisca.

Et quand ils ne le virent plus, ils sejetèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent un longbaiser sur le seuil de leur mystérieux domaine.

– Ma Prisca ! ma femme ! murmuraitPierre…

Prisca ne disait rien. Elle s’appuya au brasde Pierre, et ils s’en furent vers la datcha. La porte en étaitouverte, sur un perron de bois ouvragé, où l’on accédait par desescaliers latéraux. Les fenêtres étaient ouvertes, ellesaussi !

– Notre maison a l’air de nousattendre !… dit Prisca.

– Elle n’est vraiment pas mal, la touba de laKouliguine… fit le jeune homme avec un heureux sourire…

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de ladatcha, Pierre et Prisca en admiraient les perspectives gracieuses.Ah ! le joli nid d’amoureux qui avait été construit là, poureux, sous la protection des lointaines forêts, au milieu de cetteîle déserte, dans un coin perdu du nord du monde !…

Ils y pénétrèrent dans un silence religieux,comme dans un temple ; mais dans le vestibule, ils ne purentretenir un cri. La première, la seule personne qui accueillait legrand-duc Ivan dans cette adorable demeure, c’était Ivanlui-même ! Son image, de grandeur nature, lui souriait sur lamuraille. Son portrait lui souhaitait la bienvenue !

– Mon Dieu ! s’écria Prisca, la bonnesurprise !

« Par quel miracle ? » sedemandait Pierre.

– Mais tu es donc officier ?

– Évidemment ! répliqua Pierre enrougissant. Tu ne penses pas que je suis simple soldat ?

– Tu es officier depuis la guerre ?

– Oui, depuis la guerre, répondit l’autreévasivement.

Il reconnaissait ce portrait qui avait étépeint par son ami Serge Ivanovitch trois ans auparavant et qu’ilcroyait toujours chez son ami défunt, à Tsarskoïe-Selo.

– C’est le portrait qu’avait fait de moi cepauvre Serge, que tu as vu deux ou trois fois avec moi et aveccette pauvre Nandette, expliqua-t-il à Prisca. Tiens, voici sasignature : Serge Ivanovitch. C’était également un amid’Hélène, et cette excellente camarade nous a fait la surprise dele faire transporter ici par la voie rapide du chemin de fer quipasse à Imatra, de l’autre côté du lac… C’est certainement la seuleexplication possible, et c’est très simple au fond !…

Il était sincère. Il croyait ce qu’il disait.Il ne pouvait pas imaginer autre chose… Prisca n’eut aucun doutelà-dessus, pas plus que Pierre, et elle entraîna le jeune hommedans les autres pièces en disant :

– C’est vraiment exquis de sa part !

Et elle n’y pensa plus.

Mais dans la salle à manger qui était meubléesur le modèle de la salle de la Grande Catherine au palais de lamer d’Ekaterinhof, à l’entrée du golfe, mais dans le petit salon,qui rappelait le « cabinet des modes et des grâces » dePeterhof avec, sur les murs, ses peintures de danseuses quiexécutaient de si aimables pas en relevant leurs tabliers demousseline, mais dans toutes ces pièces, à la place d’honneur, surles meubles ou sur les cheminées, on voyait des photographiesd’Ivan.

– Ah ! par exemple, s’écriait Prisca, tues partout ! La Kouliguine faisait donc collection de tesphotographies ?

– Non ! c’est toujours Serge, répondaitPierre en souriant… tu ne vas pas être jalouse ?…

– Oh ! tu penses !…

– Regarde !

Et il lui montrait sur le dos de chaque photosa signature à lui et la dédicace… À Serge Ivanovitch, son ami… sonami Ivan Andréïevitch !

Il resta un instant interdit devant cetterévélation et il pâlit. Prisca s’en aperçut immédiatement.

– Oh ! ne te trouble pas, monchéri ! Je t’en supplie ! Qu’as-tu, te voilà tout pâleparce que j’ai lu ton nom derrière la chère image ! Maisqu’est-ce que cela peut te faire ? Qu’est-ce que cela peut mefaire à moi ? Je te le demande ? Ou plutôt non. Je ne tedemande rien. Je ne te demanderai rien jamais. Et je ne veux riensavoir. Ton vrai nom pour moi, le seul ! ton seul nom, tuentends, est celui sous lequel je t’ai connu, celui que mes lèvresont prononcé pour la première fois, mon Pierre bien-aimé.

Et elle l’étreignit sur son cœur fidèle, quis’était donné à lui pour toujours, à lui qu’elle ne connaissaitpas, et dont elle avait épousé le destin obscur parce qu’ellel’avait vu malheureux.

– Ah ! mon chéri. Je ne connais pas IvanAndréïevitch. Qu’est-ce que cela, Ivan Andréïevitch ?Qu’est-ce que vos noms russes pour moi ? Ils ne me disent rienet je ne leur demande rien. Ils se ressemblent tous. Qu’est-ce quecela peut me faire que tu sois le fils d’André et que ton pèret’ait appelé Ivan ? Moi, je t’appelle Pierre. C’est un nomfrançais cela, qui jaillit tout seul de mes lèvres de Française etqui est écrit dans mon cœur en belles lettres claires ! Tut’appelles Pierre et je t’aime. Tu vois comme c’est simple.

Ainsi elle n’avait même pas un soupçon de savéritable personnalité. Elle était, du reste, servie en cela parl’envergure formidable d’une aventure qui l’unissait à un Romanof.Elle n’y pouvait songer ! Il comprit cela, lui, et ilrespira. Il redoutait les pires catastrophes pour l’heure où ellepénétrerait la redoutable vérité… Les grands-ducs étaient bienconnus pour leurs aventures, pour leurs amours passionnées maisrapides. Ne croirait-elle pas à une fugue de prince ? Et puis,si elle restait, elle ne serait peut-être pas la même. Plus tard,quand ils ne seraient plus tous deux qu’un même souffle et qu’uneseule âme, dans leur destin confondu, plus tard quand leur amouraurait plus de conscience de sa force indissoluble, alors ilparlerait, plus tard.

Ils gravirent l’escalier. Le premier étageétait un lieu de délices, comme tout le reste. Ils trouvèrent« un amour de cabinet de toilette », une petite chambregrande comme la main avec un lit de camp dressé dans un coin. Il yavait des draps au lit.

– Ma chambre, dit Pierre.

– Une chambre de soldat, mon officier. Voustâcherez de ne pas ronfler trop fort, capitaine.

Ils poussèrent une autre porte où se trouvaitun large divan, entre quatre colonnettes de verre violet, comme onen voit dans la chambre des impératrices au grand palais deTsarskoïe-Selo. Décidément, le souvenir de Catherine II, cettegrande amoureuse, avait hanté le cerveau de la Kouliguine dans sesessais d’architecture.

– Tiens ! c’est la seule pièce où il n’yait pas ton portrait, remarqua Prisca.

En effet, le portrait du grand-duc étaitabsent de cette chambre, dont les murs étaient couverts de vastespanneaux ou fresques représentant des forêts et des rivages habitéspar des naïades amoureuses qui se laissaient rejoindre par dessylvains rieurs et des jeunes demi-dieux aux beaux corps dorés parles chauds crépuscules de l’été finlandais. Au plafond, un vold’amours.

Pourquoi donc, dans cette admirable chambre,n’y avait-il pas l’image du jeune homme que l’on retrouvait partoutailleurs ?

– Je sais ! je sais ! s’écriaPrisca.

– Qu’est-ce que tu sais ?

– Je te le dirai plus tard ! fit la jeunefille en rougissant.

– Et moi, je veux le savoir tout de suite.

– Eh bien, mon chéri, finit-elle par luirépondre avec une moue adorable et en lui jetant ses bras autour ducou, que veux-tu que l’on fasse de ton image dans une chambre où tuseras toujours ?

– Prisca !…

Puis elle lui échappa et ils se retrouvèrent,une porte passée, dans un boudoir d’un rococo très amusant et danslequel un dîner froid des plus appétissants était servi sur unepetite table où il n’y avait de place certainement que pour deuxcouverts.

– Des gelinottes ! des gelinottes !toi qui avais si faim ! s’écria Prisca en frappant des mains.Tu sais, mon chéri, il faudra féliciter la cuisinière !

– Mais il n’y a pas de cuisinière, il n’y apas un domestique ici… personne que nous. Tiens ! sonne, tuvas voir !…

Pierre appuya sur un timbre électrique… Ilsattendirent en souriant… mais personne ne vint… et le silence quiles entourait les impressionna.

Prisca, pour la première fois,s’alarma :

– Oh ! nous sommes tout seuls… toutseuls ! dit-elle. C’est effrayant !

– Tu as peur avec moi ?

– Oui, mon chéri.

Et elle pencha sa belle tête confuse sur sapoitrine. Il voulut l’embrasser, mais elle se dégageaencore :

– Mangeons ! Mangeons !

Ils mangèrent d’un ardent appétit.

– On dirait des loups ! dit Prisca.Verse-moi à boire, tu vois bien que je meurs de soif !… Disdonc, c’est tout de même étonnant, tout cela ?… Toutes cesbonnes choses ne sont pas venues ici toutes seules ? N’as-tupas remarqué que tout ici a l’air neuf ?

– C’est vrai, on dirait que rien n’a encoreservi !… la maison, les meubles, les couverts…

– Tout de même, Hélène n’a pas eu le temps denous commander tout cela pour nous en trois jours !

– Je ne pense pas !… Je suppose quel’inauguration de ces petites merveilles a été retardée par laguerre, les événements inattendus que nous traversons, et c’estnous qui en profitons !

– Cette bonne Kouliguine ! Elle m’a ditqu’elle t’aimait comme une sœur !

– C’est vrai !

– C’est peut-être ta sœur.

– Est-ce qu’on sait jamais ! réponditl’autre en riant.

Et ils mordirent tous deux dans le mêmefruit.

Leurs lèvres se touchèrent longtemps.

– Comme cette nuit est belle, Prisca, commecette soirée est douce ! Elle nous aime !

– Tout nous aime, mon chéri !

La fenêtre était ouverte sur le bois, sur lesfleurs, sur le calme sourire des eaux.

– Les arbres, dit-elle, les fleurs, le lacnous aiment !… Vois comme c’est beau !

Et elle s’accouda à la fenêtre.

Il l’entoura de ses bras passionnés.

– Tout nous aime, aimons-nous !soupira-t-il. Il sentit qu’elle tremblait :

– Pourquoi trembles-tu ?

– Est-ce que je sais ? Je tremble dejoie, bien sûr. Oh ! laisse-moi respirer, j’étouffe !

Il desserra son étreinte. Elle était toutepâle.

– Tu n’as pas mal ?

– Oh ! non, je voudrais… je voudrais, situ étais bien gentil, que nous allions faire un petit tour dansl’île ! Par cette belle nuit, ce serait délicieux !Veux-tu, dis ?

– Si tu veux… accorda-t-il sansenthousiasme.

– Donne-moi ton bras. Nous allons avoir l’aird’un bon petit vieux ménage ! Monsieur et Madame font un petittour après dîner !

Ils descendirent et, en effet, ce fut unepromenade enchantée, mais ils ne se conduisirent pas bien dehors,ils n’avaient pas l’air d’un vieux ménage du tout… leurs deuxombres passaient étroitement enlacées et il y avait un bruit debaisers sous les pins, dont le parfum balsamique les enivraitdoucement.

– Toujours ! murmurait Prisca, ah !si nous pouvions rester toujours ainsi, dans cette solitude… maistu m’aimeras toujours, dis ?

– Toujours !

Seulement ce « toujours »-là futprononcé par Pierre dans un sanglot qu’il essayait en vain deretenir. Depuis qu’ils étaient sous les arbres, elle n’avait pas vuson visage. Elle n’avait pu deviner sur ces traits adorés ce qui sepassait dans l’âme tourmentée de Pierre, et cette douleur soudainela bouleversa, glaça son sang dans ses veines brûlantes.

– Qu’as-tu ? s’écria-t-elle, mon Pierre,qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ? Tu me fais peur !Pierre. Tu me fais peur ! Parle vite… parle vite ! Tuveux me rendre folle !

– Mon aimée ! il faut que je te dise unechose… une chose que je serais coupable de ne pas te dire tout desuite, et pour laquelle je n’aurais pas dû tantattendre !…

– Mais dis ! mais dis ! tu me faismourir !

– Tu as eu trop de confiance en moi, je seraiscriminel d’abuser plus longtemps de ta confiance… surtout dans unmoment pareil…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait lajeune fille, et elle avait la terreur de ce qu’il allait luidire.

– C’est quand tu as prononcé ce mot detoujours, continua-t-il. Hélas ! hélas ! Ce toujours nem’appartient pas, Prisca.

– Mon Dieu ! ayez pitié denous !…

– C’est en t’entendant dire ce mot-là avectant de confiance et de bonheur que je me suis senti coupable, monadorée.

– Quoi ? Que se passe-t-il ?…Pierre ! mon Pierre, tu m’épouvantes. Qu’avons-nous àredouter ?

– Il faut que tu le saches, Prisca, fit Pierred’une voix sombre : dans six mois, on viendra mechercher !…

– Eh bien, après ? s’écria-t-elle, je tesuivrai, voilà tout !…

– Non ! Tu ne pourras pas me suivre…

– Ah !…

Cette fois, elle ne put dire autre chose… Elles’appuya contre un arbre, ses jambes ne la soutenaient plus…

Il y eut un affreux silence au bout duquelelle parvint à murmurer :

– Mais tu reviendras ?

– Je ne penserai qu’à toi ! et si je nereviens pas, c’est que je serai mort ! dit-il.

Elle cria d’horreur. Mais lui la prenait déjàdans ses bras.

– Ma vie n’est pas menacée, je te le jure,affirma-t-il, bien qu’il redoutât le contraire… je t’ai dit que jeserais mort si je ne revenais pas ! je t’ai dit cela parcequ’il n’y a que la mort qui pourrait me séparer définitivement detoi.

– Définitivement, gémit-elle, tu as dit« définitivement ». Mon Dieu ! mon Dieu ! j’aipeur de comprendre. Nous serons donc longtemps séparés ?

– Non ! non ! je ne pense pas. J’aijuré que dans six mois je serais prêt à faire des choses quej’ignore moi-même. Mais ne crains rien. Je reviendrai vite.

– Quelles choses ? Quelles choses ?comment as-tu pu jurer une chose pareille sans savoir ?

Il ne répondit pas. Elle se mit la tête dansses mains.

Il lui dit doucement et tristement :

– J’aurais été un misérable de te tromper,Prisca. Je te jure à toi de te donner tout le bonheur dont je suiscapable. Je ne peux pas te dire autre chose, hélas !

Tout à coup, elle releva la tête. Elle nepleurait plus. Elle lui prit ses tempes entre ses mains brûlanteset lui dit, presque sur les lèvres :

– Eh bien, six mois de bonheur, six mois debonheur dont le premier jour n’est pas encore écoulé ! C’estun don de Dieu que j’accepte avec une joie ardente. Six mois debonheur avec toi, et mourir. C’est un destin, cela !Aimons-nous, Pierre. Aimons-nous pour des années. Aimons-nouspendant six mois comme d’autres ne se sont pas aimés pendant touteune longue vie. Prisca t’appartient, mon Pierre, fais d’elle toutce que tu voudras.

Et ils s’embrassèrent éperdument. Priscareprit son souffle la première pour lui dire, après une moueenfantine :

– Tout ce que tu voudras, à une condition,c’est que tu m’obéiras tout le temps. Ainsi, ce soir, il me plaîtque vous passiez la nuit, toute la nuit à la belle étoile, mon cherseigneur. Restez ici et ne bougez pas.

Elle s’enfuit, légère comme une biche, et illa vit disparaître dans la datcha, qui n’était plus qu’une ombreépaisse sous le fantôme des arbres.

Il attendait, fiévreux, mais obéissant, sûr del’heure qui venait de sonner pour eux. Les minutes ne luiparaissaient point longues, parce qu’il savait que c’étaient desminutes amies qui préparaient le triomphe de l’amour. Enfin, uneforme blanche se montra à une fenêtre du premier étage et disparutpresque aussitôt. Alors, il entra à son tour dans la datcha.

* * * * * * *

 

Le soleil était déjà haut sur l’horizon et lesoiseaux chantaient depuis longtemps dans les arbres, sous leursfenêtres, quand les jeunes gens apparurent, le lendemain, penchéssur la terrasse, amoureusement enlacés, courbés sur la nature enfête.

– Et dire que nous ne savons même pas le nomde notre île, dit Pierre.

– Nous l’appellerons l’île du Bonheur, ditPrisca.

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