Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 6LE BATARD

Ivan Andréïevitch avait eu besoin de quelquesminutes pour sortir de l’anéantissement auquel l’avait réduitl’explosion furibonde de la colère maternelle. Certes sa mère, dontil n’ignorait point qu’elle avait été la femme la plus adulée deson temps, l’avait quelques fois étonné par l’audace de ses acteset de ses propos ; mais tout cela avait toujours eu un certainair de haute fantaisie qui ne permettait point que l’on s’arrêtât àquelque chose de bien précis qui eût pu être déplaisant pour cequ’il est convenu d’appeler son honneur et celui des siens.

Or, elle venait, d’un coup, d’arracherelle-même de ses propres mains, le voile dont elle n’avait tout demême point cessé d’habiller, devant son fils, sa très problématiquevertu.

« Bâtard ! »

Ivan, sous le coup de ces deux syllabesinattendues, avait été moins effrayé de la tempête qui les luiapportait (et qui devait être terrible pour se traduire d’une façonaussi insolite) que frappé par le fait même qui lui étaitrévélé.

Sa mère, après cet esclandre, s’était envolée,comme emportée par l’ouragan qui l’avait poussée jusque-là.

Ivan leva les yeux et son premier regard futpour le portrait du grand-duc André Alexandrovitch qui pendait,dans son cadre d’or, au-dessus de la commode Louis XVI.

Jusqu’alors, il avait cru que ce boïard, quiavait une énorme moustache, un teint de brique et une loupe au coindu nez, était son père. Il ne l’avait pas beaucoup connu, maisenfin, jusqu’alors, il avait eu une place dans ses prières.

Si celui-ci n’était point son père, de quidonc, lui, Ivan, descendait-il ?

Ivan faisait volontiers profession d’espritfort, mais il n’en était pas moins très satisfait de ses origines.Au fait, il n’en restait pas moins que s’il n’était plus fils d’ungrand-duc, il était toujours le fils de la grande-duchesse, etcomme c’était par elle que coulait en ses veines un peu du sang desRomanof, il essaya de ne point trop attacher d’importance àl’événement.

Seulement, il était très intrigué en ce quitouchait son vrai père et il regrettait que la grande-duchesse, quiétait en veine de confidence, n’eût point éprouvé le besoin de lerenseigner là-dessus.

Il chercha dans ses souvenirs, il essaya de serappeler quelques propos surpris sur le compte de sa mère, maissans aboutir à rien de bon.

Il ne ressemblait point à sa mère, ni àpersonne du côté de sa mère. À qui ressemblait-il ?… Quel quefût l’auteur de ses jours, il lui était reconnaissant de l’avoirdoté de ce joli profil, de ces yeux intelligents, de cette bouchefine, de cette moustache agréable, de ces muscles d’acier et decette taille de fille.

« Mon père devait être un bel homme, sedit-il, avec une évidente satisfaction. Ce devait être aussi unnoble cœur, si j’en crois les battements du mien. Je le rencontrepeut-être tous les jours à la cour ou à la ville. Je lui serrepeut-être la main ; c’est peut-être un de mes amis, un de ceuxqui m’ont toujours protégé, même dans mes pires frasques… un grandseigneur assurément !… »

Sa pensée fit le tour des marches du trône ets’arrêta à tour de rôle sur tel et tel grand-duc qui lui avait étéplus particulièrement propice dans ces derniers temps.

« Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’estque tout le monde doit être au courant et que moi seulj’ignore… »

Il se promena quelque temps de long en large,fuma force cigarettes, chassa le laquais qui venait lui demanders’il désirait qu’on lui apportât à souper dans sa chambre, soupiraet resoupira : « Tout de même, je voudrais bien savoirqui est mon père. Je sens que je l’aurais bienaimé !… »

« Il faudra que j’en parle carrément àSerge ! se dit-il. S’il sait quelque chose, il ne refusera pasde m’instruire. »

L’idée de Serge lui rappela le rendez-vousqu’il avait accepté, et toute l’histoire des Ténébreuses se dressadevant lui avec les légendes qui couraient sur leur étrange etdémoniaque commerce avec Raspoutine.

– Mais c’est pour tout à l’heure, la messe derepentir !

Il constata qu’il était dix heures passées. Ilrésolut, malgré ses arrêts, de sortir du palais et de se rendrechez Serge Ivanovitch.

La clef de la chambre était sur la serrure. Ilfermerait la porte et si l’on venait en son absence, on croiraitqu’il ne voulait point ouvrir ni répondre, par pur entêtement etfureur concentrée.

Il s’enveloppa dans son manteau d’uniforme etchoisit le moment propice pour gagner l’escalier de service.

Il eut le bonheur de ne rencontrer personne etse trouva dans le parc. Celui-ci paraissait désert. Néanmoins, Ivansavait qu’il ne fallait point s’en remettre aux apparences. Lanuit, le jour, la surveillance était constamment des plus actives.En dehors des patrouilles, il y avait toujours des yeux cachés onne savait où et qui ne se fermaient jamais.

Il hésita sur le moyen qu’il emploierait pourfranchir le mur de clôture et il ne savait trop à quoi se résoudrequand il vit tout à coup, en face de lui, la longue figure d’ivoirede Zakhar, le second valet de chambre de l’empereur.

Ivan n’aimait pas Zakhar ; d’abord, ilsavait qu’il était au palais par la vertu de Raspoutine ;ensuite, cette haute silhouette tourmentée de vieillard, toujourssilencieuse et que l’on découvrait souvent derrière soi dans lemoment que l’on s’y attendait le moins, l’agaçait sans qu’il ait pudire exactement pourquoi. Ses yeux froids et quasi morts, dont leregard semblait ne voir personne mais auquel certainement rienn’échappait, avaient quelque chose de troublant, d’inquiétant pourcelui qui les rencontrait et qui ne pouvait s’empêcher de sedemander : « Qu’est-ce que me veulent ces yeux-là ?Pourquoi sont-ils là ? Ils ont l’air de ne point me voir etcependant je les sens posés sur moi comme des ventouses. »

Chose singulière, le plus innocent des hommesse sentait coupable devant ces yeux-là.

– Monseigneur désirerait sortir ? demandasimplement Zakhar.

Très embarrassé, Ivan, qui se trouvait dansune situation ridicule, eût bien envoyé Zakhar à tous les diables.Mais encore ce singulier domestique paraissait si parfaitement àson aise, sachant ne s’étonner de rien et d’une correction siaccomplie, que le grand-duc ne sut que lui répondre.

– Je sais que Monseigneur est aux arrêts, ditZakhar, mais je suis seul à le savoir et Monseigneur peut passertranquillement devant le poste ; on ne lui fera aucunedifficulté. Si Monseigneur rentre cette nuit, je serai dans lepetit vestibule et je me charge de tout. C’est peu dechose !

Ivan donna un billet de cent roubles àZakhar.

– Monseigneur est trop bon ! fit levalet, et il mit l’argent dans sa poche en s’inclinant avec unegrande dignité.

Cinq minutes plus tard, Ivan était dehors.

Il prit par des chemins détournés pour serendre à la datcha de Serge Ivanovitch. Celui-ci l’attendait et lefit entrer aussitôt dans son atelier.

Il y avait là des personnes que le grand-ducconnaissait et qu’il revoyait toujours avec plaisir : d’abord,la petite amie de Serge, Nandette, une artiste du théâtre Michel,et son camarade de planches, l’acteur Gilbert, un bon garçon quiétait amoureux fou d’une curieuse petite fille de seize ans, nomméeVera, laquelle était présente avec sa sœur, la célèbre danseuseHélène Kouliguine, la maîtresse du prince Khirkof, qu’elle menaitpar le bout du nez et qu’elle détestait cordialement, pour le moinsautant que le grand-duc Ivan lui-même, qui ne comprenait pasqu’elle se fût acoquinée avec ce vieux beau.

Le plus drôle était qu’elle lui restaitfidèle.

– C’est pour avoir le droit de me faire payerplus cher, répondait Hélène aux étonnements d’Ivan.

C’était une bien belle personne que ladanseuse Hélène. La chorégraphie l’avait aidée à faire sa fortune,mais ses charmes personnels n’avaient pas été étrangers, bienentendu, à ses succès. Elle avait une beauté marmoréenne qui nes’animait guère que sur la scène, et encore si l’on trouvait sadanse admirable, on la jugeait tout de même un peu froide. Hélènedansait uniquement avec ses jambes, oubliant le plus souvent desourire au parterre et de lui adresser ces mines gracieuses quifont toujours plaisir au public. Elle déclarait n’aimer personne aumonde que sa sœur, qui ne la quittait pas et qui s’était faite sapetite servante, son petit chien fidèle.

Si Hélène était, au su de tout le monde, unesplendide courtisane, Vera était, elle, l’ange le plus pur qui sepût imaginer.

C’est ce qui désolait et déconcertait ce bonGilbert. En se méfiant sans cesse des femmes, il avait dépassé laquarantaine et pouvait se féliciter d’une prudence égoïste de vieuxgarçon qui l’avait gardé de toute méchante aventure. Mais cettepetite fille le rendait plus sot qu’un gamin de vingt ans. Ne luiavait-il pas demandé sa main ! Oui, il voulait se marier à sonâge avec cette enfant. Elle ne lui répondait que par des éclats derire.

Tout ce monde buvait du champagne et fumaitdes cigarettes turques que le grand-duc avait prises chez le tsaret dont il pourvoyait son ami, qui en était très friand.

Serge Ivanovitch faisait de la peinture enamateur ; l’acteur Gilbert aussi ; c’est ce qui avait étéle point de départ de leur liaison.

– Comment ça va, là-bas ? demanda Sergeau grand-duc.

– Mal ! Je suis aux arrêts ! Je suisfâché avec l’empereur, avec la tsarine, qui m’a traité de fou, etavec ma mère, qui m’a traité de bâtard !…

Les rires cessèrent. Le grand-duc considéraces visages qui étaient devenus subitement sérieux.

– Personne de vous ici ne pourrait me dire quiest mon père ?

Il se tourna particulièrement alors du côté deSerge Ivanovitch et lui dit :

– Tu le sais, toi, et d’autres aussi lesavent !… et peut-être le savez-vous tous ici ! Serge, jete prie, je te supplie de me dire qui est mon père ?…

Serge secoua la tête.

– Tu le sais ! Tu le sais !

– Mais je n’en sais rien du tout !…Comment veux-tu que je sache une chose pareille !… Et puis tamère t’a crié cela certainement sans savoir ce qu’elle disait. Il afallu que tu fasses le fou, là-bas, pour qu’elle en arrivelà !…

– Ma foi, dit Serge[3], je n’ai purésister au plaisir de leur conter ton histoire du guérisseur duThibet !

– Tu seras toujours le même ! répliquaSerge avec humeur. Je t’avais pourtant dit de te taire… mais tu nesais pas tenir ta langue… et te voilà bien avancé,maintenant !…

Ivan se laissa tomber sur un divan et se pritla tête dans ses mains.

Alors, la petite Vera s’approcha de lui, unverre de champagne à la main et lui dit :

– Monseigneur !… Il ne faut pas vousfaire de chagrin… ça n’en vaut pas la peine…

Et de l’une de ses menottes elle lui écartaitles mains du visage.

Alors, chacun put voir qu’il pleurait…

Une voix grave dit :

– Je le sais, moi, monseigneur, qui est votrepère…

C’était la danseuse Hélène qui avaitparlé.

– Pourquoi ne pas le lui dire ?ajouta-t-elle. Chacun porte sa croix sur cette terre…

De fait, elle en portait une magnifique que leprince Khirkof lui avait offerte et qu’il avait bien payée dixmille roubles.

Nandette et Gilbert étaient très gênés. Ilsavaient fait quelques pas vers la porte, mais le grand-duc lesarrêta.

– Restez, mes amis !… Je vois qu’Hélènene vous apprendra rien du tout à vous… alors, pourquoipartir ?…

– J’aimerais autant qu’ils s’en aillent,monseigneur, exprima sans aucune gêne la danseuse.

– Mais oui ! mais oui ! Du reste, ilfaut que nous partions, nous répétons demain matin au Michel… ilfaut que nous soyons ce soir à Petrograd et nous n’avons que letemps de prendre le train…

Ainsi parlait Nandette, et Serge ne laretenait pas.

Il y avait deux ans que Serge et Nandette seconnaissaient. Ils s’étaient aimés tout de suite. Ils n’avaient paseu d’histoires. Leur liaison avait été calme comme un beau jour.Nandette qui, à la scène, incarnait les héroïnes les pluspassionnées, les Féodora, les Théodora, la Tosca, etc., était lapetite femme la plus pondérée, la plus équilibrée du monde. Elleétait toujours gaie et faisait toujours ce qu’on voulait.

Elle partit sans regret en songeant qu’il luifallait se lever de bonne heure le lendemain matin. Et puis, elledevait revoir Serge le lendemain soir. Elle lui donna un baiserdistrait. Elle ne se doutait pas que c’était le dernier et qu’ellene reverrait jamais son amant.

Gilbert voulut embrasser Vera, qui lui tira lalangue. Il partit furieux.

Hélène s’était jetée sur le divan et fumaitune cigarette dont elle lançait la fumée au plafond avec un granddétachement de toutes choses.

Il n’y avait plus là que le grand-duc et SergeIvanovitch. Vera avait disparu à son tour.

Le grand-duc était dans un état de fièvrequ’il ne dissimulait pas. Il s’était jeté dans un fauteuil, puiss’était levé, puis avait bu du champagne, puis était venu s’asseoirauprès de la danseuse, sur le divan.

Hélène jouait d’une main avec sa cigarette etde l’autre avec ses cheveux, dont elle frisait une boucle dorée quilui tombait sous l’oreille.

– Je vous écoute ! finit par dire Ivan,impatienté.

– Je ne vais pas vous raconter une histoiredrôle, vous savez ! commença Hélène. Il est encore tempsd’aller vous coucher, monseigneur !

– Hélène, vous me torturez !

– Quel âge avez-vous, monseigneur ?

– Vingt-trois ans, répondit-il avec humeur,car il ne savait où elle voulait en venir.

– C’est bien jeune, fit Hélène, mais enfinj’espère que ce que je vais vous dire vous en donnera trente et quevous cesserez d’agir comme un enfant, monseigneur !

À ces mots, il se leva et demanda à Serges’ils avaient résolu tous deux de se moquer de lui.

– Vania, répondit Serge, il ne faut pas tefâcher. Hélène n’est pas contente que tu aies raconté au gosoudar(l’empereur) l’affaire du guérisseur du Thibet et elle te le faitsentir, mais maintenant tu seras plus raisonnable, après ce qu’elleva te dire. Écoute !

Docile, Ivan revint s’asseoir sur le divan.Hélène, sans le regarder, très occupée par la fumée de sacigarette, posa néanmoins sa main sur la sienne, et le jeune hommefut tout de suite réconforté, car il sentait bien que c’était unevraie amie.

– Ton père s’appelait Vladimir SergeovitchAsslakow !…

– Ah ! fit sourdement Ivan, je suis biencontent de connaître maintenant le nom de mon père… (au fond, iln’était point très content, car il espérait mieux que ça, mais ilessaya de se consoler) les Asslakow, dit-il, sont d’une noble race…ma foi, ils sont presque aussi nobles que les Tsarkeskoï quifaillirent monter sur le trône à la place des Romanof…Allons ! Allons !… continua-t-il, Hélène, je suis trèscontent, très content, ma petite colombe…

Hélène continua :

– Il était très beau, le plus beau cavalier duCaucase, et le plus brave…

– Bien ! bien ! merci !…faisait Ivan en hochant la tête avec satisfaction.

– C’était aussi une haute intelligence et unnoble cœur et il était animé d’un patriotisme ardent…

– Tu dis : c’était, interrompitIvan, il est donc mort ?

– Oui, il est mort, répondit Hélène en luiserrant la main… mais nous n’en sommes pas arrivés là, et il fautque vous m’écoutiez sans m’interrompre…

– Je regrette qu’il soit mort, car je sens queje l’aurais beaucoup aimé.

– Tu le peux, petit ami, il faut l’aimer,Ivan, comme s’il était vivant…

C’était la première fois qu’elle le tutoyait…et il trouva la chose toute naturelle, tant il se sentait, dans lemoment, rapproché d’elle et tant il la devinait pleine d’amitiépour lui. Sa belle petite main, qui était ordinairement si froidecomme le reste de son corps, était tiède et douce dans la sienne…Elle continuait :

– C’était aussi un grand poète, mais il n’entirait aucune vanité : il était poète pour lui-même et pourquelques amis seulement…

– Il faisait des vers ?

– Tu les connais, Serge te les a appris.

Ivan tourna son regard vers Serge, et celui-cicommença de réciter en souriant :

 

« Mon œil est devenu rêveur, morne etsauvage… Mon âme languit dans la servitude qui l’oppresse… Nuit etjour une seule pensée me poursuit comme une ombre… ellem’agite… »

 

Mais Ivan, enfiévré, lui coupa la parole etcontinua de réciter :

 

« … elle m’agite et dans le repos deschamps paternels et dans la bruyante caravane, et dans la chaleurde la mêlée, et pendant la prière auprès des saints autels ;il est temps, murmure incessamment une voix secrète, il est tempsd’immoler tous les tyrans de l’Ukraine ! »

 

Et Ivan s’était relevé très agité.

– Ah ! c’est lui ! c’est lui qui aécrit de tels vers, des vers si beaux que je les ai toujours enmoi, quoi que je fasse et quoi que je pense. Dis-moi, Hélène,c’était donc un révolutionnaire que mon père, pour écrire des verspareils ?

Hélène ne répondit point à sa question. Elledit, en continuant de le tutoyer, comme un frère chéri ou comme unsaint :

– Quand ton père parut à la cour, ta mèrel’aima tout de suite.

– Je comprends cela, fit Ivan.

– Quand elle en eut assez, au bout de sixsemaines, car, à la cour, ton père se rendait insupportable etparlait à tort et à travers, sans mâcher la vérité à personne, ellele fit envoyer à Samarkand avec un commandement. C’était l’Asie,c’était l’exil. Il s’ennuyait. Nous avons des vers de lui qu’il fitdans ce temps-là ; tu les connais aussi, Ivan (elle ne luidisait plus Ivan Andréïevitch depuis qu’il savait qu’il n’était pasle fils du grand-duc André), tu sais. Ce sont les vers quicommencent ainsi : « Je ne l’ignore pas : unabîme… »

– « Un abîme, continua Ivan, s’ouvredevant le premier qui s’élève contre les oppresseurs d’une nation.Le destin m’a choisi… mais dites-le-moi, dans quel pays, dans quelsiècle, l’indépendance reconquise n’a-t-elle pas voulu desvictimes ?… Je le sais ! je le sens ! et c’est avecdélices que je bénis le sort qui m’est réservé !… »Mon Dieu, c’est encore mon père qui a écrit cela… mon père étaitpourtant un grand seigneur…

– Oui, mais je t’ai dit que c’était un grandcœur, et tu vois que c’était un grand poète… Ç’aurait été aussi untrès bon père. Quand il apprit que tu étais né, il fit demander àta mère son appui pour qu’on le rappelât dans un gouvernement où ilpourrait te voir et t’embrasser !…

– Père chéri, père chéri !… murmura legrand-duc.

– Ton père n’était pas, tu vois, un granddiplomate. Aussitôt que cette dangereuse prière fut parvenue à tamère, la grande-duchesse décida que ton père était encore trop prèsà Samarkand et elle fit si bien qu’on l’arrêta pour le juger etl’envoyer en Sibérie. Quel fut le prétexte de sonarrestation ? On ne le sut jamais ; il ne le sut guèrenon plus. Les questions qu’on lui posait étaient si embrouilléesqu’il finit par dire à ses juges ; « Dictez vous-même lesréponses que vous désirez que je fasse et je lessignerai !… »

– Ah ! le brave ! le bravepapka ! s’exclama Ivan, et il serra la main de la danseuse, etil embrassa son cher petit frère d’armes Serge.

– Il fut condamné à la déportation perpétuelleen Sibérie. Le chemin qu’il devait suivre n’était qu’à quelquesverstes de sa terre ; il demanda, en grâce, qu’on lui permîtde voir, pour la dernière fois, sa famille et de prendre du lingeet des habits qui lui manquaient. Ses prières furent vaines. Il futobligé de se rendre à Tobolsk sans fourrures dans une saisonmortelle. Tout cela semblait bien calculé pour le fairedisparaître ; cependant, la pitié d’un de ses compagnons deroute qui lui prêta de temps à autre sa touloupe, au risque de sapropre vie, le sauva.

» En Sibérie, on le conduisit tout desuite aux mines. On pensait bien qu’il y trouverait son tombeau.L’obscurité des galeries souterraines, l’humidité de ces abîmesprofonds, le contact malfaisant de certains minéraux, lesexhalaisons pernicieuses, l’extrême fatigue qu’entraînent ces rudestravaux font de l’existence des mineurs un tourment auquel ceux-cine sauraient longtemps résister. Ton père résista. Alors, onimagina qu’il avait tenté avec un de ses compagnons d’assassiner unde ses gardiens pour se sauver. Asslakow, ton père, et soncompagnon, qui s’appelait Apostol…

– Est-ce le même qui lui avait prêté satouloupe pendant le voyage ?

– Oui, c’est le même.

– Ah ! celui-là, si je pouvais jamaismourir pour lui ou l’embrasser !…

– Écoute donc ! Ils furent condamnés tousdeux à être pendus. Mais la strangulation ne réussit point pour tonpère ; la corde ayant glissé sur le capuchon dont sa têteétait recouverte, il tomba sous le poteau, pêle-mêle avec lesescabeaux. Alors, il se releva en jetant un suprême anathème contrece pays où l’on ne savait ni juger, ni pendre ! On recommençal’opération. Elle manqua encore. Le bourreau était ivre etincapable de travailler plus avant ; l’affaire fut remise aulendemain. Dans la nuit, ton père parvenait à s’échapper et allaitvivre au fond des forêts avec les loups, qui lui furent, pendantcinq ans, plus amis que les hommes. La sixième année, il mourutd’épuisement en tendant les bras vers la Russie et en appelant sonfils !

Ivan ne disait plus rien. Il avait les yeuxsecs. Il semblait réfléchir profondément. Certainement, à cetteheure, sa figure n’était plus celle d’un enfant, et, comme l’avaitprévu Hélène, il paraissait vieilli de dix ans.

– Hélène, fit-il tout à coup, jurerais-tu surles saintes images que mon père est mort ?

– Tout de suite ! déclara la danseuse. Jesuis prête à jurer cela tout de suite…

Ivan la considéra fixement. Hélène ne baissapas les yeux ; mais le jeune homme secoua la tête etdit :

– Quelque chose me dit que mon père n’est pasmort et que vous savez qu’il n’est pas mort ! Est-ce ta voixqui t’a trahie, est-ce le ton qui a changé quand tu m’as dit quemon père était mort ? Je ne sais… Mais je sens qu’il n’est pasmort !… Tu es prête à jurer sur les saintes icônes… Cela nesignifie rien pour toi !… Je sais que malgré la croix de dixmille roubles que tu as encore, tu n’as aucune religion… Jevoudrais que Serge me jurât cela…

– Oui, dit Serge.

– Quoi, oui ?… Que veux-tu dire avec tonoui ? Es-tu prêt à jurer sur les saintes icônes ?…

– Je te dis : oui…

– Tu le dis mal. Es-tu prêt à jurer sur laVierge de Kazan ? Ah ! tu ne réponds pas !… Tupâlis ! Mon père vit ! Mon père vit !…

– Mais tu es fou, s’écria Hélène. Serge te ditqu’il est prêt à jurer… Jure, Serge… jure sur la Vierge deKazan !…

Et Serge jura sous le regard enflamméd’Hélène ; seulement, quand il prononça ces mots ;« Sur la Vierge de Kazan ! » sa pâleur faisait mal àvoir.

– Je te plains… tu dois bien souffrir, exprimaavec une triste ironie Ivan… mentir sur la Vierge de Kazan, c’estgrave !… Enfin, c’est ton affaire… quelque chose me dit quemon père est vivant !… Je le sens autour de moi !… Je lesens en moi !… Ô mon père ! s’écria-t-il, nous ne faisonsqu’un seul et même souffle !… Dirige-moi ! conduis moncœur !… et dirige mon bras ! Hélène, petite âmechérie, je n’ai pas le droit, n’est-ce pas, de savoir comment tu asappris ces choses ?…

– Si… je te le dirai… pourquoi ne te ledirais-je pas ?… J’ai su tout cela par un compagnon d’évasionde ton père qui a pu regagner, lui, la Russie et qui est venumourir à la maison dans mes bras…

– Ce n’était point Apostol ? celui quiavait prêté la touloupe à mon père ?

– Non, Apostol était mort, bien pendu,lui !…

– Et pourquoi l’homme qui avait été lecompagnon de mon père dans la forêt, avec les loups, est-il venujustement mourir dans tes bras, dans ta maison ?…

– Parce qu’il nous apportait des nouvellesd’Apostol…

– Vous le connaissiez donc, cetApostol ?

– C’était mon père, répondit Hélène.

– Par la Vierge ! s’écria Ivan ! etpar les saints archanges ! Apostol était ton père !… ilétait ton père, celui qui a prêté sa touloupe au mien !…

Il n’en put dire davantage ; il la pritcomme un insensé dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres à luienlever le souffle.

Quand il desserra son étreinte, Hélène retombacomme une morte sur le divan. Quant à lui, ne se doutant de rien,et ne regardant même plus cette jeune femme qui l’adorait dans lesecret de son âme, il se retourna vers Serge et l’embrassaaussi.

Puis il se versa du champagne, car il étaittrès altéré et demanda :

– Pourquoi m’avez-vous caché tout cela silongtemps ?…

– Parce que nous craignions de te faire de lapeine… mais du moment que c’est ta mère qui a commencé…

La voix d’Hélène se fit entendre. La danseuseavait repris ses sens. Elle dit, en arrangeant sescheveux :

– Et maintenant il faut être bien sage, etpuisque vous êtes aux arrêts, il faut retourner au palais,monseigneur !… Je pense qu’il est inutile d’insister pour quevous ne racontiez cette histoire au petit père ou à madame votremère…

– Je la garderai pour moi… fit Ivan enrougissant.

– D’autant plus qu’ils la connaissent aussibien que vous !… Adieu, monseigneur… On vous verra un de cesjours au théâtre Marie ?

Elle n’attendit même point sa réponse ni leurspolitesses et s’esquiva. On entendit bientôt le bruit de l’auto quila reconduisait à Petrograd.

Serge regardait l’heure à sa montre :

– Il est temps, dit-il, de nous diriger versle grand palais…

– Pourquoi donc ? demanda Ivan.

– … Mais pour cette messe de repentir.

– C’est vrai, dit Ivan, je n’y pensaisplus !…

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