Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 9HÉLÈNE ET PRISCA

 

Prisca, après sa dernière entrevue avecPierre, sentait bien qu’il lui faudrait quitter Petrograd, comme lalettre mystérieuse qu’elle avait reçue lui en donnait l’ordre. Elleignorait tout de Pierre si ce n’est qu’il dût se marier, et qu’ilappartenait à une famille assez puissante pour qu’elle disposât dela police à son gré… contre elle, Prisca !…

La jeune fille était depuis assez longtemps àPetrograd pour ne pas ignorer ce qu’était cette Okrana,cette police secrète qui la menaçait. On ne lui résistait pas, souspeine des pires malheurs. Prisca n’était pas une héroïne. Elle necherchait pas les aventures. Elle les fuyait. Elle s’était laisséaller à aimer Pierre Féodorovitch (et elle l’aimait de tout soncœur, qui était simple et droit) ; cette complication dans savie était survenue sans qu’elle y prît garde, et quand elle s’enétait aperçue, elle avait tout fait ou cru tout faire pour y mettrefin… ; puis, comme le sentiment qu’elle éprouvait pour Pierreétait nouveau pour elle et lui paraissait le plus doux du monde,elle avait tergiversé avec sa conscience et s’y était finalementabandonnée.

Mais les derniers événements la rendaient àelle-même, lui faisaient voir clair soudain dans l’abîme qu’ellecôtoyait, La lettre lui expliquait nettement ce qu’on voulaitd’elle. Elle gênait le mariage de Pierre Féodorovitch !

Pierre ne lui avait jamais parlé de cemariage-là… Elle ne pouvait douter du cœur du jeune homme.

Il était trop sincère. Certes, il devait êtreopposé à cette union… d’autre part, il ne lui avait jamais parléd’un mariage avec elle, Prisca !… Alors,qu’attendait-elle ? qu’attendait-elle ?

Féodor appartenait à un monde qui aurait tôtfait de le reprendre… et c’était tout naturel… On voulait lemarier… Il se marierait comme l’exigeaient certainement sasituation, son avenir… et… peut-être son bonheur !…

Que pouvait-elle lui apporter, elle,Prisca ? Rien !… Au contraire, si elle lui cédait et s’ilétait assez fort pour repousser toute ingérence de sa famille dansses affaires de cœur, Pierre serait le premier à en pâtir !…La désobéissance à certains ordres, en Russie, quand ils viennentd’une famille puissante, peut mener loin un enfant têtu…

Elle frissonna en pensant aux conséquences del’aventure… Elle frissonna pour Pierre, car elle l’aimait assezdéjà pour ne plus penser qu’à lui… à lui avant tout !… Elle levit aveugle et fou !

Elle partirait !

Au moment où nous la retrouvons dans son petitappartement du canal Catherine, les malles sont déjà closes. Il n’ya plus qu’à faire venir une voiture et à diriger tout cela sur lagare de Moscou. Son passeport est visé. Le schwitzar vient de lelui rendre.

Et maintenant elle est assise sur le petitcanapé où elle a songé si souvent, entre les heures de leçon, ausort singulier que lui avait réservé la vie. Elle était faite pouraimer, et elle ne pouvait aimer !… Son cœur était riche d’unetendresse incomparable qu’elle eût voulu répandre sur un êtreadoré, et il lui fallait partir… se refaire une existence nouvelle…tenter à nouveau l’inconnu… renouveler des efforts, vaincre la vie,si dure à une jeune fille seule, toute seule au monde…

Et elle pensa à l’horrible scène à la suite delaquelle elle avait dû fuir de chez les Nératof…

Ce tout-puissant seigneur, trompé par sadouceur, son apparente fragilité, n’avait-il point pensé qu’il lapouvait traiter en esclave de son caprice, et certaine nuit,trouvant sans doute que l’événement avait été suffisamment préparépar son amabilité obséquieuse vis-à-vis d’une inférieure et sespetites flatteries de galant homme, certaine nuit donc, n’avait-ilpas forcé la porte de sa chambre, alors qu’elle reposaittranquillement, rien n’ayant pu lui faire prévoir qu’elle couraitun danger si proche ?

Elle s’était réveillée tout à coup… et enapercevant le vieux ministre, elle avait poussé un cri d’horreur.Avec une force dont il l’eût cru incapable, elle l’avait repoussé,lui jurant qu’elle allait appeler s’il ne disparaissait passur-le-champ !… Honteux, il s’était enfui, la rage dans lecœur, l’injure et la menace à la bouche.

Les enfants dormaient à côté ; Prisca seréfugia chez eux. Ils s’étaient réveillés. Ils aimaient Prisca. Ilsse mirent à pleurer avec elle sans savoir pourquoi, et elle restalà, avec les petits, à sangloter toute la nuit.

Le matin, elle annonçait à la comtesse Nératofqu’elle partait. Rien n’avait pu la retenir. La comtesse interrogeales enfants, voulut voir le comte, mais celui-ci était soudainparti pour huit jours, lui laissant une lettre où il était questiond’une mission urgente. Une rapide enquête avait tout faitcomprendre à Mme Nératof, qui embrassa Prisca etlui promit son appui… Depuis, jamais Prisca n’avait revu Nératof.Et maintenant, elle partait encore, plus loin… toujours plusloin !… toujours partir… Prisca faisait le tour de son petitappartement, caressant les meubles, s’attardant à dessouvenirs…

Pendant qu’avec une ardente mélancolie, Priscaconsidérait ainsi autour d’elle toutes ces choses muettes quisavaient cependant lui raconter de si belles choses, chères à sonsouvenir, sa servante dévouée, Nastia, mettait la dernière main auxpaquets, triste assurément de voir sa maîtresse si désolée, maisheureuse tout de même de ne la point quitter.

Soudain, le schwitzar ayant frappé à la portedu vestibule, Nastia courut savoir ce qu’il voulait et revint toutde suite la figure décomposée, en annonçant qu’un gaspadine de lapolice demandait à être reçu par la barinia.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? se demandatout haut Prisca, en essuyant à la hâte ses joues en pleurs.

Déjà l’homme se montrait dansl’entre-bâillement de la porte.

Elle poussa une sourde exclamation. Elle avaitreconnu cette face jaune, ces yeux fuyants, ce pardessus marron, cecol de faux astrakan auxquels on ne se trompe pas, à Petrograd.Elle avait en face d’elle l’un de ces abominables agents de lapolice secrète, de la tant redoutée Okrana, qui sontchargés soit de suivre certains personnages dans tous leursdéplacements, pour qu’aucune de leurs démarches n’échappe aupouvoir, soit de veiller sur la vie menacée de certains grosbarines.

C’était cet homme enfin qui lui avait remis lafameuse lettre !…

– Que me voulez-vous ? demanda-t-elle enrusse, d’un ton qu’elle voulait rendre assuré sans y parvenir.

– Excusez-moi, barinia, fit l’autre enfrançais, excusez-moi si je vous dérange… mais la barinia comprendque je suis ici pour obéir à certains ordres.

– Quels sont ces ordres ? interrogeaPrisca, qui commençait à prendre peur et qui aurait bien voulu n’enrien laisser paraître. En quoi les ordres que l’on vous donnepeuvent-ils me regarder, moi, Française ?…

– Justement, barinia, expliqua l’autre entournant entre ses gros doigts son chapeau melon, justement… vousêtes Française… alors, vous comprenez que l’on ne veut que votrebien, barinia… je désirerais savoir quel train la barinia vaprendre pour se rendre à Moscou…

– Que j’aille à Moscou ou ailleurs, cela nevous regarde en rien, monsieur, ni vous, ni ceux qui vousenvoient ! j’ai été priée de quitter Petrograd, je m’en vais,et cela, il me semble, devrait satisfaire tout le monde…

– Je supplie la barinia de ne pas se fâcher…Je suis chargé d’accompagner à Moscou la barinia, j’aime mieux lelui faire savoir, pour qu’elle ne soit pas étonnée de me voir à lagare et dans le train…

Mais Prisca déclara qu’elle défendait à cethomme de se représenter devant elle ! En tout cas, s’il devaitla suivre, il n’avait qu’à faire son abominable métier, sans jamaislui adresser la parole…

Alors, l’homme changea de ton brusquement. Ildevint presque insolent en annonçant à Prisca qu’elle ne pourraitprendre le train « express » de Moscou, où elle avaitretenu sa place. Cette place lui avait été donnée à tort. Elleappartenait déjà à un autre. Il n’y avait pas de place pour elledans le train express.

– Ah ! par exemple ! où voulez-vousen venir, monsieur ?

L’autre lui expliqua :

– Vous devez prendre le train omnibus. Laplace est déjà retenue pour vous, dans le train omnibus !…

– Et moi, je vous dis que, dans cesconditions, je ne prendrai ni l’un ni l’autre, et je vous ordonnede vous retirer !…

Mais l’homme, la fixant avec son hideuxsourire, ne se retirait pas.

– Je reste ! et je vais aller me plaindreà l’ambassade !

– C’est comme la barinia voudra, fit l’autre…mais, dans le cas de la barinia, j’avertis que l’ambassadene pourra rien faire pour elle… et puis j’attire l’attention de labarinia sur le scandale qui pourrait en résulter pour la réputationde la barinia !…

Prisca croyait rêver !… Était-ce possiblequ’à la suite de son innocente idylle avec Pierre, elle allait setrouver à la merci de ces gens-là ?… Qu’avait-elle à sereprocher ?… Tout de même, il y avait des mots qui luifaisaient peur : Dans le cas de la barinia ?Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?… Elle ne lesavait pas !… Son cas était donc bien particulier etredoutable pour qu’on lui annonçât que l’ambassade ne pouvait rienpour elle… Quel était cet affreux mystère ?… L’argument duscandale la frappa. Les misérables qui la poursuivaient étaientcapables de tout, elle le savait, et, toute innocente qu’elle fût,elle pouvait tout craindre d’une machination dirigée parl’Okrana !…

Elle ne savait plus que faire, l’émotion, laterreur succédant à l’indignation, lui enlevaient toutes sesforces.

Elle se laissa tomber sur une chaise, dans unevraie crise de désespoir. Si encore cet homme avait voulupartir ! Ah ! ne plus voir cet homme ! ne plus levoir !… Est-ce qu’il allait la poursuivre ainsi longtempsencore !…

– Monsieur, laissez-moi, supplia-t-elle, j’aibesoin de réfléchir !…

– Il me faut une réponse tout de suite…

– Ah ! fit-elle, excédée, c’est biensimple ! Je ne veux plus partir pour Moscou… je veux rentreren France ! tout de suite !… tout de suite… par lepremier train… accompagnez-moi si vous le voulez… accompagnez-moijusqu’à la frontière suédoise… et même plus loin… ça m’est égal,maintenant, pourvu que je parte !…

– Votre passeport n’est point visé pour laSuède, mais pour Moscou !… je vous dis qu’il faut partir pourMoscou… après on verra !…

– C’est bien, monsieur, je partirai pourMoscou !…

– Par le train omnibus…

– Par le train que vous voudrez !…

Elle pensait ainsi qu’il allait partir et elleétait décidée à aller tout raconter à la comtesse Nératof, quiavait toujours été si bonne pour elle. Mais l’homme ne bougeaitpas.

– Eh bien ! monsieur ! vous pouvezvous retirer…

– Tout de suite, barinia !…

Il salua et se retira si docilement cette foisque Prisca en fut tout de suite étonnée ; mais Nastia revintaussitôt :

– Barinia ! barinia !… ils’est installé dans le vestibule ! Il ne veut passortir ! Il dit qu’il ne sortira qu’avec la barinia !

– Oh !…

Et Prisca eut un sanglot de rage et de douleurimpuissantes.

À ce moment, on sonna à la porte duquartir. Nastia courut ouvrir et on entendit presqueaussitôt dans le vestibule une sourde discussion entre l’homme etune voix de femme que Prisca ne connaissait pas.

Nastia apparut presque aussitôt :

– L’homme est parti, barinia. Il est arrivéune visite pour barinia !… une jeune dame qui a chassé l’hommecomme une poussière de la route… Elle demande à être reçue tout desuite…

La jeune fille se voyait soudain entraînéedans un tourbillon d’événements où elle avait la sensation de senoyer… Elle ne savait plus à quoi raccrocher ses faibles mains.Elle espéra un secours… un secours miraculeux comme il arrivequelquefois dans la minute suprême des pires désastres… Ce futHélène Kouliguine qui entra.

Prisca la regarda avec une angoisse muette, sedemandant ce que cette femme inconnue, qui avait eu le pouvoir dechasser l’homme de la police, voulait d’elle…

– Mademoiselle, fit Hélène… c’est une amie quivient à vous. J’ai trouvé dans votre antichambre cet homme de lapolice et vous êtes en larmes. Confiez-vous à moi !Rassurez-vous ! Vous n’avez plus rien à craindre de cet homme…mais il faut me dire ce qu’il voulait !… Je vois que vousétiez sur le point de partir !

Et son regard fit le tour des pauvres petiteschoses qui entouraient Prisca.

Et pendant qu’elle parlait et qu’elleregardait, elle se disait : « Ainsi, la voilà cettePrisca qu’il aime !… Elle est jolie, mais elle n’estpas aussi belle que moi ! et c’est elle qu’il aime !… Etc’est là qu’il est venu la chercher… dans ce pauvre petitappartement, dans ce mobilier de cent roubles !… une petitefille insignifiante, incapable d’une vraie passion !… et quine lui a pas cédé parce que ces oiselles-là, toutes sentimentalesqu’elles sont, ne perdent pas facilement le nord, comme disent lesFrançais !… Quelle misère que l’amour ! que l’amour eststupide ! Il pouvait m’avoir, moi, moi, laKouliguine !… que Petrograd et Moscou acclament, que tousdésirent, pour laquelle des princes se ruinent… et il est venuchercher cette gentille demoiselle qui pleure et qui ne saurajamais l’embrasser voluptueusement ! »

Prisca regardait Hélène, était stupéfaite deson aisance, de son assurance. Elle était là comme chez elle, ellelui parlait comme si elle la connaissait depuis des années…

– Mais, pardon !… lui dit la danseuse… jene me suis pas présentée… Vous me connaissez peut-être ?…

Et elle leva sa voilette…

– Oh ! mon Dieu, madame, que vous êtesbelle !… Il me semble, mais je ne parviens pas…

– Êtes-vous allée quelquefois au théâtreMarie ?

– Au ballet ? Mais oui, madame… mais,attendez donc !… mais oui !… la Kouliguine !

– Vous y êtes, mademoiselle, laKouliguine !… c’est bien cela… Eh bien… vous voyez ! noussommes déjà deux vieilles connaissances… et maintenant vous allezme dire ce que faisait ce vilain homme chez vous !… après jevous dirai pourquoi je suis venue vous voir, moi !…

– Mon Dieu ! madame, figurez-vous que cethomme ne me quitte pas depuis quelque temps. Je suis sur le pointde partir pour Moscou… et il est venu me dire qu’il fallait partiravec lui et faire tout ce qu’il me commanderait… C’est un homme dela police ! c’est épouvantable !… qu’est-ce qu’il meveut ?…

– On ne sait jamais, avec la police !…dit Hélène, dont le front s’était légèrement assombri…Pourriez-vous me dire pourquoi vous quittiez Petrograd ?…

– Parce que… parce que l’Okrana m’afait écrire une lettre qui m’ordonne de quitterPetrograd !…

– Comment savez-vous que c’estl’Okrana qui vous a fait parvenir cette lettre ?…

– C’est cet homme qui me l’a remise… et il estde la police…

– Et vous partez à cause de cela ?… parcequ’un homme vous a remis une lettre ?…

– Oh ! madame, on ne résiste pas àl’Okrana !…

Hélène se disait :

« Mais elle est incapable de résister àquoi que ce soit… Et elle sait qu’Ivan l’aime !… et elleprétend l’aimer !… Elle ne l’aime pas !… »

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée àvotre consul ? à l’ambassade ?…

– Oh ! madame, je savais que cela feraittoute une histoire !…

« Ah ! ah ! elle n’aime pas leshistoires, cette petite bourgeoise !… elle veut bien aimer,mais elle ne veut pas qu’on la bouscule… Au fond, elle estenchantée de s’en aller pour rompre une aventure qui a l’air de maltourner et qui trouble trop son petit programme quotidien !Pauvre Ivan !… »

Maintenant, Hélène souriait. Elle pouvaitsortir ses propositions. Entre suivre Ivan et suivre la police,Prisca n’hésiterait pas. Elle choisirait la police.

Alors, Hélène se décida à frapper un grandcoup :

– Et vous partez comme cela, sans même direadieu à Pierre Féodorovitch ?

Prisca rougit jusqu’aux oreilles, regardaHélène, balbutia :

– Que signifie, madame ?…

– C’est Pierre qui m’envoie… dit-elle.

Car elle comprenait que la jeune fille secroyait cruellement offensée.

– Pierre !… fit Prisca d’une voix sourde.Vous connaissez donc, madame, Pierre Féodorovitch ?

– Oui, mademoiselle, c’est un vieil ami àmoi !

Prisca releva les yeux sur cette admirablecréature et déjà un certain sentiment de jalousie commençait d’êtrevisible en elle…

– Je l’aime comme mon frère, mademoiselle…ajouta hâtivement Hélène, qui sentait tout ce qui se passait dansl’esprit et dans le cœur de cette enfant avec laquelle elle sereprochait déjà de jouer trop facilement.

Nullement rassurée, et toujours soupçonneuse,Prisca dit :

– Je ne sais pourquoi vous me parlez de PierreFéodorovitch… Ce jeune homme était l’un de mes élèves, et jeregrette évidemment de le quitter… comme tous les autres !

– Je vois que nous ne nous comprenonspas !… exprima Hélène avec douceur. Je ne suis venue ici, jevous le répète, que parce que Pierre m’en a priée.

– Que me veut-il donc ? interrogeaPrisca.

– Il désirerait vous voir avant votreséparation, car lui aussi part ! Et comme il ne peut venirchez vous, il vous aurait une grande reconnaissance si vous pouviezvenir le voir où il se trouve…

– Ça m’est tout à fait impossible,madame !…

– Je lui ai pourtant promis, je lui aipourtant juré que je vous ramènerais avec moi !…

– Il est étrange que vous ayez pris unengagement pareil, ne me connaissant pas ! Et où doncest-il ?…

– Chez moi !…

– Qu’il y reste donc ! déclara, sur unton net et très sec, la jeune fille. Il doit y être fortbien !

Et elle se leva comme pour mettre fin à cetentretien qui la bouleversait.

– Si bien qu’il y soit, mademoiselle, Pierren’en va pas moins partir… Pierre part pour longtemps, mademoiselle…Pierre est très malheureux !… ajouta Hélène qui voulait serendre compte de la force des sentiments de Prisca et qui n’étaitpoint mécontente de la tournure que prenaient les événements ;seulement, elle n’en éprouvait pas moins quelques remords des’acquitter si astucieusement d’une tâche qu’elle avait promis demener à bien et pour la réussite de laquelle elle faisait si peu dechose… Aussi n’eût-elle pas été fâchée que, pour calmer cesremords-là, Prisca se montrât peu émue de l’annonce du malheur dePierre Féodorovitch…

Elle put se croire satisfaite, car Prisca luirépondit :

– Pierre est malheureux, mais il part tout demême !… Moi aussi, je suis malheureuse et je pars également.Vous lui direz de ma part que c’est très bien ainsi !

– C’est votre dernier mot ?

– C’est mon dernier mot, madame !…

Et Prisca s’avança vers la porte.

Hélène fit un mouvement pour sortir. Elleétait inondée de joie. En se retournant pour gagner la porte, sonregard, passant à travers la fenêtre de l’appartement qui était aurez-de-chaussée, aperçut sur le quai en face l’homme del’Okrana.

– Quant à cet homme, fit-elle, ne vous enpréoccupez pas, mademoiselle, je vais m’en occuper, moi. Et il vouslaissera tranquille, je vous assure…

– Je vous prierai, madame, de ne plus vousoccuper de rien en ce qui me concerne !

Hélène reçut cette phrase sans broncher. Enune autre occasion, une telle phrase eût été la cause de quelqueéclat, car la danseuse était connue pour son caractère peu facile,peu endurant ; cependant, ici, elle se tut.

Car, en vérité, elle n’avait pas lieu d’êtrefière en sortant de chez Prisca ! Hélène ne se reconnaissaitplus !

Fallait-il qu’elle aimât son Ivan pour avoiragi avec aussi peu de courage et pour s’être rabaissée au niveaudes plus vulgaires et des plus égoïstes amoureuses !

Elle qui était si fière d’elle-même… L’amour,au-dessus duquel elle s’était orgueilleusement placée, la réduisaità torturer une enfant ! Elle se trouva plus méprisable que lesbourreaux de son père !

Elle se retourna brusquement vers Prisca quilui ouvrait sa porte, et, refermant cette porte d’un geste décidé,elle dit à la jeune fille :

– Pierre est caché chez moi, parce que Pierreest en danger.

– En danger ! s’exclama la malheureuse,dont le visage changea instantanément… Quel danger ?…

– On le cherche ! La police le cherche…il est traqué !…

– Mon Dieu ! c’est sans doute à cause demoi ! Oh ! mon Dieu ! parlez ! madame, parlezvite !…

– Non ! ce n’est pas à cause devous !… il est compromis dans une affaire très grave…

– Une affaire politique, n’est-cepas ?

– Oui, une affaire politique !… Uneaffaire dans laquelle son ami Serge Ivanovitch a trouvé lamort !

– Serge Ivanovitch est mort ?…

– Cette nuit, assassiné !

– Ah ! la pauvre Nandette !… EtPierre ! Pierre !… ils vont le tuer aussi, lesmisérables !… ils vont le tuer !…

Pâle, égarée, elle avait saisi les mainsd’Hélène et les serrait avec une force incroyable :

– Mais parlez donc !

– Non ! ils ne le tueront pas !… ilsne le tueront pas, parce que Pierre leur a échappé et qu’il estcaché chez moi, et que je vais le faire partir très loin… et qu’ilva disparaître comme s’il était mort !

– Et il a pensé à moi dans un momentpareil ?

– Il ne veut pas partir sans vous avoirrevue !

– J’y vais ! j’y vais !

– J’ai encore autre chose à vous dire… Pierrene tient plus à la vie… s’il n’est pas mort, c’est qu’il espèreencore en vous !

– Mon Dieu ! mon Dieu !… que nem’avez-vous dit cela tout de suite ! Que va-t-ildevenir ?

– Il peut encore se refaire une vie nouvelle,sous un nom d’emprunt qui n’est pas le sien… Il a rompu entièrementavec le passé. Il ne dépend plus que de lui… de lui seul, et desévénements qui sont horribles !

– Mon Dieu ! pourrons-nous lessurmonter ?

Ce « pluriel » était si simplementsublime que les sentiments d’Hélène à l’égard de Prisca en furentimmédiatement transformés. Une sympathie et une pitié immenses,plus fortes que la jalousie, envahissaient son cœur.

Avec élan, elle reprit :

– Mademoiselle, Pierre m’a chargée de vousdire… Voulez-vous, avec lui, de cette vie-là ?…

– Tant que Pierre sera malheureux, je luiappartiendrai tout entière !… répondit Prisca d’une voixgrave.

Hélène ne put retenir ses larmes.Pleurait-elle sur ces jeunes gens que menaçaient tous lesdésastres ?… Pleurait-elle sur elle-même ?…

Elle dit à Prisca :

– Embrassez-moi, mademoiselle ! Vous êtesdigne de lui !… Embrassez-moi comme une sœurfidèle !…

Les deux jeunes femmes s’étreignirent… Chosecurieuse, événement singulier, Hélène aimait cette enfantmaintenant qui la faisait tant souffrir sans le savoir !…

Prisca ne s’enleva à cette étreinte que pourchercher hâtivement un vêtement, car elle voulait courir auprès dePierre tout de suite. Il fallut qu’Hélène la calmât. Elle luirappela que l’homme de la police était toujours là. Elle le luimontra sur le quai et, en le lui montrant, elle découvrit d’autresvisages suspects aux environs.

Prisca était bien gardée, siextraordinairement bien gardée qu’Hélène en fut toutparticulièrement surprise et ne crut pas devoir manifester devantPrisca l’inquiétude qu’elle en ressentait.

Prisca comprit que si elle sortait avec Hélèneet que si elle se rendait chez Hélène, où se trouvait Pierre,c’était mettre la police sur les traces de Pierre.

– Que rien apparemment, lui dit la danseuse,ne soit changé dans votre programme ! Vous devez toujourspartir pour Moscou. Il n’y a pas de train avant cinq heures dusoir, nous avons le temps ! D’ici là, je vous auraidébarrassée de tous ces hommes de l’Okrana ! et nouspourrons agir ! Je ne vous demande qu’une chose ; nesortez pas de chez vous !… Ne faites rien sans m’avoirrevue !…

– Serez-vous longtemps partie ? suppliaPrisca.

– Peut-être une heure !… Peut-êtredavantage !… Mais si tard que je vienne,attendez-moi !…

– Et si vous ne veniez pas ?…

– Je viendrai !…

Elles s’embrassèrent encore… puis Hélèneremonta, dans son isvô.

Prisca la regarda s’éloigner, sous le rideaude la fenêtre…

Quand elle fut partie, elle se laissa tomberpensive devant son petit bureau où elle avait donné la veilleencore de si paisibles leçons.

Elle ne regretta point tant de tranquillitéperdue, mais elle se voyait lancée tout à coup dans une si sombreaventure qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en trembler. Cettefaiblesse, du reste, était purement physique. Elle eût voulurevenir en arrière qu’elle ne le pouvait point ! Son cœur nele lui permettait pas. Si Pierre devait mourir, elle sentaitqu’elle était prête à mourir avec lui. Cela aussi lui semblaitmaintenant aussi simple que de donner une leçon.

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