Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Chapitre 16UNE SOIRÉE CHEZ LE PRINCE KHIRKOF

 

La réunion fut particulièrement brillante, cesoir-là, chez les Khirkof.

Dans leur hôtel de la rue des Grandes-Écuries,la haute société de Petrograd semblait tout entière s’être donnérendez-vous. C’est que cette réunion offrait deux attractions horsligne : Raspoutine au dîner et, après le dîner, la Kouliguineet Balinsky qui devaient danser le ballet de la Rose.

C’est à l’heure où les invités se pressentautour de ces délicieux hors-d’œuvre qu’on ne connaît qu’en Russieet font, debout, un premier véritable repas avant d’aller s’asseoirdans la salle à manger devant leur potage, que nous retrouvonsquelques-uns des principaux personnages de cette histoire.

Princes et princesses, généraux, hautsfonctionnaires se racontent mille potins de la cour et de la ville,parlent aussi quelquefois de la guerre (le moins possible) et, labouche pleine, expriment leur admiration pour la belle mine de lajeune princesse, arrivée l’avant-veille du Midi de la France auxfins de se marier avec le grand-duc Ivan.

Tout le monde sait maintenant que le grand-duca disparu, ne voulant pas entendre parler de ce mariage ;aussi chacun trouve-t-il l’aventure plus piquante.

Les uns se réjouissent (il y a toujours deméchants amis) de la déconvenue de Khirkof et de la tête furieusedu vieux général Rostopof, l’oncle, qui est d’une humeur dechien.

Les autres trouvent que c’est un beau coupd’audace de la part de Khirkof de donner ce somptueux dîner aumoment même où le bruit court qu’ils sont ruinés par la rupture desprojets de mariage.

Au fait, la princesse Khirkof elle-même estrayonnante et sa fille est d’une gaieté charmante.

Agathe Anthonovna est blonde comme les blésdorés de l’Ukraine et fraîche comme une fraise mûrie à l’ombre.Elle a de beaux yeux pleins de malice et s’entretient depuis uninstant avec un de ses anciens petits camarades d’enfance,Alexandre Nikitisch, qu’elle n’avait pas vu depuis des années.

Ils ont le temps de se rappeler de douxsouvenirs. Raspoutine n’est pas encore arrivé et, certes, on nepassera pas dans la salle à manger, tant qu’il ne sera pas là.

Mais bientôt, le fils du comte Schomberg lesrejoignait. Il paraissait fort joyeux. Sa mine était tout éclatanteet ses yeux brillants. C’était un très joli jeune officier dehussards de la garde, très brillant cavalier. On le savait amoureuxfou de la Kouliguine.

– Je parie que tu as vu Hélène, pour nousmontrer tant d’allégresse ! lui dit Alexandre Nikitisch…

– Ce n’est pas un secret !… Je sors, eneffet, de chez elle !… Ah ! mon cher ! quellefemme !… Vous ne l’avez pas encore vue danser,mademoiselle ? Vous allez la voir ce soir ! Ce qu’ellefait est admirable !… Et quelles jambes !… les plusbelles jambes de Petrograd !

– Peste, quel enthousiasme ! remarquaAgathe en riant de tout son cœur.

– Nicolas est très amoureux, exprimaAlexandre… et il a bien raison ! il n’y a que cela de vrai aumonde !

Et il regarda Agathe avec mélancolie. Celle-cihaussa les épaules.

– N’est-ce pas vous, demanda-t-elle à Nicolas,qui avez été chargé par ma mère de tous les soins à donner auspectacle ?

– Certes ! et je me vante que ce seraparfait, La Kouliguine a été si aimable !… Elle a accepté toutde suite mes combinaisons… Mais je vous quitte, j’ai tant àfaire ! Vous m’excusez ?… il faut que j’aille jeter uncoup d’œil au théâtre avant le dîner…

– Dites-moi, Alexandre Nikitisch, fit Agathequand le jeune homme se fut éloigné, dites-moi… est-ce que mon pèreest toujours…

Elle n’acheva pas ; du reste, l’autre larenseignait déjà :

– Oui, le prince Khirkof est toujours avec laKouliguine… plus que jamais !

– Excusez-moi, fit Agathe ; vous savez,moi, j’arrive de France, je ne suis plus au courant. Dites donc,c’est vrai qu’elle nous a ruinés ?

– On le dit !… Mais qu’est-ce que ça vousfait ? Quand on a le prince Rostopof dans safamille !…

– Et ma mère consent à recevoir cette fillechez elle ?…

– Comment ! si elle y consent ! maisc’est elle qui l’a priée de venir…

– C’est incroyable !… Je ne comprendsplus rien à tout cela !… tout cela me paraît un rêve, unmauvais rêve !…

– La Kouliguine a plus de succès quejamais !… Vous ne savez pas qui est le rival de votre père, endehors de Schomberg fils ?

– Ma foi non !

– Eh bien, mais c’est Schombergpère !

– Non !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire !…

– Il n’est donc plus avec la princesseKaramachef ?… Vous devez en savoir quelque chose, vous quel’on dit au dernier bien avec cette magnifique personne ?…

– À ce qu’il paraît qu’il lui a fait de trèsbeaux adieux… Elle ne porte plus de bijoux faux… On dit qu’elle aretiré tous ses bijoux de chez la Katharina… Tenez, regardez-la… ondirait une châsse… Vous savez qu’elle est très bête… quoi qu’ondise…

Dans un groupe, la Karamachef éblouissaittoutes les dames qui l’entouraient par la splendeur étincelante deses bijoux.

– Si je vous disais, Alexandre Nikitisch, quetoutes ces histoires me rendent très triste…

– Je le vois bien, vous vous forcez pour rire,pour paraître insouciante… je le vois bien…

– Je regrette la France… le Midi…

– Vous avez dû être contente d’apprendre quevous alliez vous marier avec le grand-duc Ivan ?

– Moi ? j’ai pleuré !… Je ne leconnais pas !… Et puis je ne tiens pas du tout à me marier,moi !… Quand je vois ce qui se passe ici, ça me donne lefrisson !…

– Pensiez-vous à moi quelquefois ?

– Quelquefois, oui… mais pas souvent !Vous ne valez pas mieux que les autres !

– Vous n’en savez rien, Agathe Anthonovna… Moiaussi, je suis las de cette triste vie… Non ! non ! jevous jure que tout cela ne m’amuse guère…

– Je ne vous crois pas… Alors c’est faux ceque l’on m’a dit de vous, à propos de la princesseKaramachef ?…

– Bah ! nous avons flirté une semaine, etpuis elle est trop bête… Vous ne me voyez pas aller sur les briséesdu vieux Schomberg…

– Mais puisqu’il l’a lâchée et qu’il ne penseplus qu’à la Kouliguine !… Allons ! vous voyez bienqu’elle vous regarde !… Elle vous attend !…

– Agathe, Agathe, vous me faites une peine… Ilfaut tout de même que j’aille la saluer. Vous permettez ?

Et il y alla.

Agathe haussa les épaules, poussa un soupir etse mêla à un groupe de jeunes filles pour échapper à son oncle, legénéral prince Rostopof qui, la mine furieuse, comme toujours,cherchait ; penché sur la table, un compotier de concombres àla crème dont il était très friand.

Ce vieillard bilieux, qui avait fait la guerrede 1878 et s’était illustré à Plevna, avait deux passionseffrénées : la soif des honneurs et celle des richesses. Lapremière l’emportait sur l’autre, non sans combat… et il devaitavoir à souffrir horriblement de la lutte acharnée de son avariceet de son orgueil. Cependant, la question de voir sa niècegrande-duchesse et de pouvoir dire à un Romanof « monneveu », l’avait emporté sur tout le reste et il avaitconsenti avec une joie sauvage à se dépouiller ; mais il nedécolérait pas. Quand le projet de mariage marchait bien, c’étaitl’avare qui était furibond ; quand le mariage paraissait àvau-l’eau, comme c’était le cas à cette heure, c’était le boïardorgueilleux qui voyait rouge !…

Si on l’avait écouté, il n’eût point paru audîner : mais la princesse Khirkof l’avait amené de force, luiaffirmant que rien n’était perdu.

– Ce serait d’autant plus regrettable, avaitdit la princesse, que Raspoutine nous est acquis, s’intéressepersonnellement à ce mariage, et m’a déclaré qu’il en répondait surles saintes icônes.

– C’est un ignoble farceur !… je vaisvenir !… ne serait-ce que pour lui dire ce que je pense de sapolitique allemande !

Le prince se vantait et il avait eu grandsoin, du reste, de faire sa cour à Raspoutine, et cela depuislongtemps, comme bien d’autres qui avaient deviné ce qu’il y avaitde bienfaits en puissance dans la protection de l’homme deDieu.

Tout de même, comme il était l’un des pluspuissants du comité secret de l’Archange Saint-Michel, associationde vieux boïards qui comptait ce qu’il y avait de plusréactionnaire et de plus exclusivement slave en Russie, et quiagissait, elle aussi, par le terrorisme et le crime politique enliaison avec les Cent Noirs, il ne put s’empêcher quand il euttrouvé ses concombres et le prince Khirkof de sortir devantcelui-ci sa bile antiboche :

– Il n’y a que des Boches, ici ! luicria-t-il, la bouche pleine. Je te voyais tout à l’heure causeravec Schomberg. C’est le plus boche de tous et l’âme damnée dukaiser ! Tu avais l’air de le caresser comme ton petit chienfavori. Où veux-tu en venir avec eux ? Ils nous ont envahis detoutes les façons possibles ! Ils se sont installés en maîtreschez nous, nous ont inondés d’ouvriers, de fabricants, demarchands, de journalistes (ah ! les journalistes !pourquoi les journalistes ? Si je pouvais tous les fairependre !) Toute l’administration reçoit son mot d’ordre deBerlin. Sturmer est leur homme. Soukhomlinoff faisait leursaffaires au ministère de la Guerre, et Schomberg ne fait rien sansavoir reçu un mot de la Wilhelmstrasse.

« Ça ne leur suffit pas encore ! Ilsnous prennent nos femmes. Ton Schomberg a eu la Karamachef, et çan’est pas tout. Il te prendra ta maîtresse. Tu verras ce que je tedis : la Kouliguine n’a déjà plus rien à luirefuser !

– Taisez-vous ! taisez-vous, je vousprie. Vladimir Ileitch ! ne répète pas une chose pareille. Jele tuerais. C’est pourtant un vieil ami. Je le tuerais comme unchien.

– C’est ce que tu aurais de mieux à faire, çaen ferait toujours un de moins.

Le prince Khirkof ne l’écoutait plus. Ilregardait Schomberg, qui n’était pas loin de lui, il le voyait d’unœil nouveau et plein de haine. Cependant il ne pouvait croire quece vieil ami voulait lui prendre la Kouliguine. Non, il ne lepouvait pas !

Pendant ce temps, le Schomberg ne se doutaitde rien et faisait, à son habitude, le gracieux auprès des dames.C’était un gros homme à l’aspect apoplectique, plutôt bon queméchant, et un ami sûr, en dehors de la politique et de l’amour. Ilétait lettré, intelligent, possédait l’esprit banal des salons. Saconversation était pleine d’anecdotes croustillantes, ce quiexpliquait ses succès auprès des dames, malgré sa corpulence et unegrosse verrue couronnée de poils qui lui avait poussé au beaumilieu du nez.

Dans le moment, Khirkof pensait que l’histoireque venait de lui raconter cette vieille ganache de Rostopofpouvait bien ne pas être, après tout, dénuée de fondement. Depuisquelque temps, on voyait beaucoup le Schomberg dans les coulissesdu théâtre Marie ; il se rappelait même l’avoir rencontré dansla loge de l’artiste, une quinzaine de jours auparavant, et ils’imagina aussitôt avoir reçu de leur attitude une impression assezdésagréable.

Khirkof brûlait pour la Kouliguine d’un feuinextinguible, peut-être même à cause justement que celle-ci ne luipermettait guère d’épuiser sa flamme. Chaque fois qu’il voulaitl’avoir à souper, c’était le diable.

Comme il arrive souvent, cette difficultéqu’il avait de se prouver à lui-même qu’il était réellement leprotecteur heureux de cette belle et illustre créature, l’avaitenragé d’amour.

– Chaque fois, avait-il confié justement àSchomberg, chaque fois que je veux être aimable, je suis obligé derecommencer sa conquête comme si rien n’était fait : c’esttout de même extraordinaire.

Et il se rappelait maintenant très bien queSchomberg lui avait répondu :

– C’est parce que tu n’es pas amusant !…Mon vieux, avec les femmes, il faut être amusant !… Tu luifais tout le temps des déclarations ! Elle s’en moque pasmal !… mais fais-la rigoler et tu verras !…

Et, ma foi, c’était vrai qu’il la faisaitrire, lui ! avec toutes ses blagues stupides !…

Et Khirkof serra les poings de rage, mais ilprit la mine la plus galante d’homme du monde pour s’avancer versla comtesse Nératof, qui venait d’entrer avec son mari. Ils étaienttrès en retard. Le comte s’excusa.

– Oh ! Raspoutine n’est pas encorearrivé…

– C’est vrai qu’il va venir, cesurhomme ? fit la comtesse… je vous avouerai que je suis trèscurieuse de le voir… de loin !… Je vous en prie, ne me mettezpas à côté de lui… à ce qu’il paraît qu’il se conduit très mal avecles dames !…

Et elle sourit joliment en regardant tout lemonde autour d’elle, à travers son face-à-main, car elle étaitétonnamment myope avec les plus beaux yeux du monde.

La comtesse Nératof, dont nous avons déjà aul’occasion de parler à propos de Prisca, pour laquelle cette grandedame s’était toujours montrée « parfaite », la comtesseNératof avait été extrêmement belle et était encore très élégante.Elle demeurait l’oracle de la mode à Petrograd. C’étaitcertainement la femme la plus agréable de la haute société. Elleavait été l’Égérie de plusieurs personnages politiques.

Tous les hommes qui avaient fréquenté sonsalon s’étaient disputé de plus grandes faveurs, mais avaient dû secontenter de ses bons conseils. Aussi étaient-ils restés tous sesamis. C’était aussi une mère admirable. Elle s’occupait de sesenfants.

Le comte Nératof était un petit homme à lafigure épanouie, à la conversation nourrie et recherchée. Ilraisonnait bien et juste, jugeant avec impartialité les événementshumains. Le malheur était que cet homme, habile en tout et quiétait d’une si agréable société, cachait des passions terribles. Ilpossédait à Kaméni-Ostrow, de l’autre côté de la Néva, une« petite maison » dont on parlait à Petrograd comme d’unvéritable « parc aux cerfs ».

La comtesse Nératof avait à peine fini deparler qu’un grand mouvement se produisit dans l’assemblée. C’étaitRaspoutine qui arrivait. Aussitôt, les doubles portes de l’immensesalle à manger furent ouvertes, et ce fut un véritable cortège quiy pénétra comme pour une cérémonie sacerdotale.

Raspoutine s’avançait au milieu de ses apôtresfemmes, qui n’eurent point cédé leur place, même au roi de Prusse.Elles étaient toutes habillées avec cette somptuosité, cettemagnificence, qui remplaçait presque toujours à Pétersbourg lavéritable élégance. Leurs fronts altiers, que couronnaient deprécieux joyaux de famille, témoignaient de leur haute naissance,leurs yeux rayonnaient d’une lumière sainte, leurs regardscherchaient les regards du dieu.

Elles étaient presque toutes là, les plusnotoires des Ténébreuses. Tous les invités les connaissaient, etelles les connaissaient tous, mais elles ne voyaient que lui, quis’avançait avec un grand bruit de bottes dans son caftan de soieéclatante.

Lui regardait partout, de ses grands yeuxqu’il allumait à volonté de leur flamme mystique, et il promenaitcette flamme autour de lui pour en constater une fois de plus lapuissance, et, de fait, les fronts s’inclinaient ; hommes etfemmes saluaient comme au passage du saint sacrement.

Le général Rostopof, lui-même, fut le premierà courber sa belle tête chevelue sur sa poitrine couverte dedécorations, cependant qu’il sacrait comme un cosaque dans sagrande barbe.

Un murmure d’étonnement accueillit la figured’extase de Natacha Iveracheguine qui fermait le cortège officiel,derrière lequel tous les autres invités se précipitèrent comme unefoule à la procession après le passage du clergé.

La maîtresse de la maison conduisit à reculonsle saint homme à la place d’honneur, au centre de l’immense table,et comme le saint homme avait faim, il se mit à manger tout desuite, avec ses doigts.

Jamais il ne voulut manger autrement. Ilgoûtait un plaisir secret à imposer sa bestialité dans toute samanifestation aux êtres les plus délicats.

Il avait exigé à l’avance qu’il eût pourvoisines deux jolies femmes désignées par lui-même. C’étaient laKaramachef, dont il voulait tirer vengeance, et la fille même duprince Khirkof, Agathe Anthonovna, dont il désirait faire laconnaissance.

La Karamachef n’avait pas été mécontente del’événement. Elle se reprochait son mouvement de pruderie et sonmanque de politique. Elle avait reçu la visite de son neveu, quitenait absolument à entrer dans la garde et qui l’avait suppliée defaire tout son possible pour cela.

Elle pensait :

« Je me laisserai pincer le genou par ceporc qui mange avec ses doigts ; ma robe sera perdue, maisquoi ! mon Serge entrera dans la garde !

En quoi elle se trompait, car Raspoutine, detout le repas, ne daigna pas lui adresser la parole, ni même jeterun regard sur son grand décolleté, ce qu’il faisait à l’ordinaireavec un cynisme révoltant.

Mais la Karamachef ne sembla pas exister pourRaspoutine. Il ne prêtait d’attention qu’à Agathe.

Celle-ci s’était d’abord amusée à l’idée de setrouver à côté de cet extraordinaire prophète, dont tout le mondeparlait. Elle ne doutait point qu’il dût se conduire convenablementavec la fille du prince Khirkof, la fiancée du grand-duc. Ce quiprouve bien qu’elle n’était point au courant des choses.

M. Ch. Rivet nous a raconté, en effet,qu’au sortir d’un dîner, Raspoutine ne s’était nullement gêné pourenlacer la taille, sous les yeux de ses parents ravis,d’une jeune fille, mineure encore, qu’il entraîna dans un salonvoisin. Comme il en revenait, quelques instants après, unerespectable douairière, prise elle aussi par la folie commune, sepencha sur la personne qui a rapporté ces scènes, en luimurmurant :

– Ce bon saint-père ! N’est-il pas justequ’il ait sa part, lui aussi, des plaisirs terrestres !

La princesse Khirkof était aux anges enconstatant l’intérêt que l’homme de Dieu portait à sa fille et,autour du couple, elle avait soin de ne pas laisser languir lesconversations aux fins que rien ne vînt déranger la conversion qui,sans doute, était en passe de s’opérer.

Le prince Khirkof, lui, jetait de temps àautre un regard assez inquiet du côté de Raspoutine et de sa fille,et cette inquiétude lui venait moins assurément de l’audacehabituelle des conversions entreprises par le saint homme que del’attitude de « sa petite oie blanche », comme ilappelait Agathe.

Il redoutait que celle-ci ne comprît pointsuffisamment le grand honneur qui lui était fait et rompît parquelque repartie inconvenante ou par un geste inconsidéré le charmed’un duo qui commençait, visiblement, à l’agacer.

Quant à l’oncle, ce vieux coléreux deRostopof, il bâillait sur sa chaise et se demandait s’il aurait lapatience d’assister à cette dangereuse comédie jusqu’au bout.

Il se demanda cela jusqu’au moment où sapassion des grandeurs, reprenant le dessus, il trouva bon de serappeler quelques autres scènes beaucoup plus scabreuses auxquellesil avait assisté à Tsarskoïe-Selo même, au palais impérial, scènesqu’il avait été obligé d’« avaler » sans un soupir.

Sans doute la conversion d’Agathen’allait-elle point toute seule, car on entendit soudain la voix deRaspoutine qui criait : « Cache doncça ! » cependant qu’à travers la table, l’homme deDieu faisait voler une serviette, qui venait s’aplatir sur la gorgesans attraits de la princesse Iveracheguine[4]. Ilétait très énervé, cet homme, et cherchait un dérivatif à sonmécontentement.

Agathe riait.

Évidemment, elle se moquait de lui. Iln’aimait pas ça.

La princesse Iveracheguine garda saintementsur sa poitrine décharnée le linge maculé que lui avait expédié silestement le divin Gricha et, après s’être signée et avoir murmuréune courte prière, elle continua, les yeux baissés, comme unepénitente prise en faute au réfectoire, à promener timidement sespetits fours dans sa crème.

Rostopof l’admira et se dit :

– Quelle leçon pour moi !

Tous les convives, dans leurs conversationsparticulières, donnèrent raison à Raspoutine, naturellement ;et les femmes furent féroces pour la princesse et pour la gorge quiavait offensé la vue du saint homme.

– Quand on a une gorge pareille, on s’arrange,disaient-elles, et l’on se contente du décolleté de demi-gala.

Raspoutine, pour ceux qui étaient là,représentait la toute-puissance spirituelle et temporelle, tellequ’elle avait été jadis personnifiée, pendant de longs siècles, parles tsars eux-mêmes, et on ne discute pas avec cettepuissance-là.

Alexandre Nikitisch, le petit ami d’Agathe,assistait à cette chose redoutable qui se passait au milieu de latable, entre Raspoutine et Mlle Khirkof, avec lasensation très nette que tout allait bientôt se gâter. Ilconnaissait le nouvel état d’esprit « occidental » que lajeune fille avait rapporté de France, et il la plaignaitsincèrement de l’aventure qu’on lui faisait courir.

Au fond, ce n’était pas un méchant cœur ;il s’exprimait presque toujours avec sincérité, jurait des amourséternelles qui duraient huit jours, pleurant de vraies larmes leplus facilement du monde et combinant tout cela de telle sorte quesa carrière, autant que possible, n’eût pas à en souffrir. Il étaitsusceptible, par instants, d’un vrai dévouement et d’un vraicourage, mais incapable d’aucun effort suivi.

De temps à autre, Agathe (qui avait jetéd’abord bien inutilement un regard de supplication à ses parents)regardait le jeune Alexandre avec l’expression désespérée dequelqu’un qui a besoin de secours ou qui va en avoir besoin tout àl’heure.

Elle avait tort de compter sur lui ; ille savait et il rougit. Et puis, il y avait trop d’atavisme en luipour que les audaces d’un homme de Dieu comme Raspoutine lerévoltassent suffisamment, pour produire des effets utiles à unevictime que le mysticisme des uns et l’intérêt des autres avaientdéjà condamnée.

Il faut bien comprendre aussi (et ceciconcerne l’attitude de Rostopof et des Khirkof) que les privautésde Gricha ne pouvaient nuire en aucune sorte à un mariage ultérieuravec un personnage si considérable fût-il, au contraire. Le saintétait en train d’« honorer » leur maison. On retrouve cegenre de complaisance religieuse chez certaines peuplades nomadesau regard du noble voyageur qui franchit le seuil de la tente.

Raspoutine s’était tout à fait penché sur lecou charmant d’Agathe en lui murmurant des phrases brûlantes.Jusqu’alors, il avait conté certaines anecdotes bibliques destinéesà lui faire comprendre que celles qui furent vénérées depuis lecommencement des âges sont celles qui n’ont point hésité à respirerle souffle de Dieu sur les lèvres de ses prophètes. Les exemplesavaient été assez spécialement choisis et agrémentés de telsdétails, que la jeune fille n’avait pas tardé, après avoir rid’abord comme une petite âme égarée (qui rit pour ne plus voir etne plus entendre et s’étourdir, et avoir l’air de se moquer),n’avait pas tardé, disons-nous, à rougir jusqu’aux yeux.

Elle se demanda tout de suite si elle n’allaitpas faire un éclat, mais le muet appel qu’elle avait lancé, de sonregard éperdu, à tous ceux qui étaient là et qui la connaissaient,ce muet appel avait été si inutile ; elle avait vu si bientoutes les têtes se détourner de son angoisse et de sa peur,qu’elle avait bien compris, hélas ! que tous, tous étaientavec lui ! et qu’on ne lui pardonnerait jamais à elle unscandale inexplicable et ridicule.

Elle se sentit parfaitement abandonnée detous, aussi abandonnée que si elle avait été réellement seule aveccet homme.

À côté d’elle, presque sur son cou, presquesur sa chair, il y avait une voix qui disait :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé ! Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant lespéchés d’autrui : seule, connaîtra le salut éternel celle quise sera confondue avec moi.

Elle se leva brusquement et elle se sauva dansun salon voisin.

Raspoutine se leva derrière elle, bousculantsa chaise et ouvrant à son tour la porte du salon qu’elle avaitrefermée.

La princesse Khirkof sortit aussitôt etdisparut, elle aussi. Natacha Iveracheguine glissa sur le parquet,évanouie… On l’emporta et le dîner continua comme si rien nes’était passé.

L’opulente comtesse Schomberg s’étonna trèshaut qu’on n’eût point vu au dernier samedi du Michel la Nandettedans un rôle qui lui appartenait.

La comtesse Nératof, sur un coup d’œil de sonmari, cessa de fixer cette porte par laquelle avaient disparuAgathe et Raspoutine. Elle trouvait ce qu’elle venait de voir siétrange, si extraordinaire, qu’elle avait peine à rassembler sesesprits.

– Ah ! les sauvages ! murmurait-ellesur son assiette.

Mais c’est toute la manifestation à laquelleelle osait se livrer. Mme Khirkof revint prendre saplace tout juste à temps pour qu’on se levât de table correctementet pour recevoir les compliments de ses hôtes et le baisement desmains.

Elle s’efforçait d’être calme et souriante,mais ce masque cachait certainement une forte irritation.

On passa dans les salons pour le café et lesjeux.

Dans celui où l’on avait vu disparaître Agatheet Raspoutine, la curiosité sournoise des invités ne put riendécouvrir. Ni Raspoutine, ni Agathe, ni aucune trace de leurpassage. Si… la Schomberg ramassa un tabouret renversé.

Alexandre Nikitisch, qui était tombé dans unemorne mélancolie, trouva un prétexte pour se retirer de bonneheure. Les laquais du vestiaire venaient de l’aider à mettre sacapote d’uniforme et il attachait son sabre, quand une portes’ouvrit tout à coup avec fracas, et Agathe se trouva en face delui. Elle était en larmes, toute en désordre et se jeta sur lui, ens’écriant :

– Sauvez-moi ! ne me laissez pas aveccette brute !

Il balbutia, pâlit, hésita, se montra siembarrassé que la pauvre fille comprenant qu’elle ne pouvaitcompter sur son aide, le bouscula en jetant un cri de démence et enpoursuivant son chemin.

Elle se trouva alors au milieu d’un corridor,presque dans les bras du général Rostopof qui, lui aussi, s’enallait honteux et sacrant toujours dans sa barbe en éventail.

– Quoi, mon enfant ? Quoi, monenfant ?

– Ah ! mon oncle, mon oncle,sauvez-moi !

Il la secoua en lui disant qu’il était fortpressé, car il ne pouvait manquer son train pourTsarskoïe-Selo !

La pauvre fille courut se réfugier jusque dansla lingerie, où elle eut le bonheur de trouver sa vieille nourrice,elle, qui l’avait nourrie de son lait, qui avait soutenu sespremiers pas et qui l’avait toujours aimée plus que ses propresenfants.

– Gniagnia !Gniagnia ! Ah ! gniagnia !

Elle se réfugia dans son giron comme ellefaisait quand elle était toute petite, et éclata en sanglotsconvulsifs :

– Ne me quitte pas, ne me quitte pas,gniagnia !

– Non, non, je ne te quitterai pas, ma petiteâme adorée, ma petite colombe du bon Dieu !

Il n’y avait plus que cette femme pour ladéfendre dans cette minute d’horreur où le monde entierl’abandonnait.

La gniagnia la serrait dans ses brastremblants, la consolait, pleurait avec elle, et lui donnait tousles petits noms dont elle avait caressé son enfance.

– Ferme les portes, gniagnia, ferme lesportes, il va venir !

Raspoutine, en effet, parut. Il était hideux,il ne disait rien. La gniagnia avait crié :

– L’homme de Dieu !

Elle sortit en rampant sur le parquet,abandonnant, elle aussi, Agathe et en se frappant la tête contre lemur.

Agathe se sentait devenir folle, car l’autreporte de la lingerie par laquelle elle eût pu encore s’enfuir avaitété condamnée le soir même ; elle donnait, en effet, sur unepetite pièce qui avait été arrangée pour servir de loge à laKouliguine.

Comme le monstre s’avançait, elle se rua endésespérée sur cette porte close, fermée au verrou de l’autrecôté.

Elle n’espérait plus rien. Elle savaitmaintenant que la maison tout entière s’était faite la complice deRaspoutine. Cependant elle frappait, elle frappait en râlantd’horreur.

Tout à coup, la porte s’ouvrit, poussée parune fillette. C’était Vera, qui lui montrait une figure étonnéed’un pareil tapage.

Agathe, avec un dernier cri, se jeta dans lapièce, où se trouvait une femme en déshabillé qui mettait des basde soie rose. C’était la Kouliguine.

Pendant ce temps, dans le salon de jeux, à unetable de bridge, le prince Khirkof, qui marquait les points,demandait à Schomberg, qu’il ne lâchait plus :

– Combien d’« honneurs » !

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