Chapitre 21Fragment d’une histoire éternelle.
« Ricorditi di me che son laPia ! »
Dante Alighieri.
Cependant, deux mois après environ, comme jetraversais la rue du Pélican, laquelle est particulièrementtortueuse et sordide, je m’entendis soudain héler, et je vis sortird’un hôtel misérable, que surmontait une vieille enseigne à l’imagede ce volatile, le plus étrange quatuor.
C’était Jasmin-Brutelier qui m’appelait.Debout sur le seuil de la porte, il agitait ses bras osseux etmaladroits, qui me donnaient à penser que si Chappe, en son temps,fut un merveilleux inventeur, ce fut par suite de ses relationspersonnelles avec quelque Jasmin-Brutelier de ces années-là.
À côté de lui, je reconnaissais FlorentinMuzat, le vieux musicien que M. Bouldouyr appelait toujoursPizzicato, et une sorte d’étrange personnage à figure de gargouillegothique, en qui je finis par distinguer ce M. Calbot, quisupportait, dans l’étude de maître Racuir, les méchantes humeurs etles indignes traitements de M. Victor Agniel et de sescollègues.
– Vous voilà ! Vous voilà ! medisaient-ils tous avec extase. Quelle joie de vousretrouver !
Je leur parlai aussitôt de la mort deM. Bouldouyr.
– Chut ! Chut ! me dit FlorentinMuzat, je sais les choses maintenant : Mon bonM. Bouldouyr a cessé d’être une ombre… Oui, c’est fini pourlui, de ne plus exister !
Jasmin-Brutelier se frappa le front du bout del’index, afin de m’indiquer que la raison du malheureux jeune hommese dérangeait de plus en plus ; je m’en doutais d’ailleurs auxextraordinaires grimaces qu’il faisait sans cesse et qui attiraientsur lui l’attention des passants. J’entendis alors l’accentnasillard de Pizzicato :
– Hélas ! oui, il est mort, le pauvremonsieur, et avec lui ma dernière espérance ! Ce n’était pasun ami que j’avais là, c’était un père, monsieur ! Qui meconsolait quand j’étais triste ? Qui me montrait, quandj’avais le mal du pays, des cartes postales, qui me rappelaientNapoli, ma ville natale ? Qui me donnait un peu d’argent quandje manquais de tout ? Qui appréciait en connaisseur la musiqueque je jouais ? Lui, monsieur, toujours lui ! Ah !l’humanité a bien perdu ! C’était un roi Bombance que cethomme-là, c’était un saint Vincent de Paul. Il y a des saints auparadis, couverts d’honneurs et de décorations, avec leur auréolebien astiquée derrière la tête, qui n’ont pas vécu comme il avécu !
M. Jasmin-Brutelier me pressa doucementle bras :
– Nous avons tous perdu notre meilleur ami, etchacun de nous le pleure à sa manière. Vous rappelez-vous, monsieurSalerne, ces fêtes magnifiques qu’il nous offrait ? C’est ceque j’ai vu de plus beau au monde. Nous en reparlons bien souvent,Marie et moi.
– Vous êtes marié, monsieurJasmin-Brutelier ?
– Oui, oui, j’ai épousé Marie Soudaine, il y aquelques mois. Et je dois même vous dire que ma femme me donne desespérances. En un mot, je vais être père. Un grand souci, une bienlourde responsabilité ! D’autant plus que depuis quelques moisdéjà, je n’ai plus… j’ai perdu ma place…
– Que faites-vous alors ?
– Je… je cherche une situation. C’est mêmefort pénible pour moi, car ma pauvre Blanche est obligée detravailler pour deux, ce qui est très dur dans sa position.
– Peut-être pourrai-je vous aider à trouverquelque chose ?
– Oui, oui, me réponditM. Jasmin-Brutelier, sans enthousiasme. Le désœuvrement mepèse, vous savez…
– N’étiez-vous pas employé dans unelibrairie ?
– Je ne le suis plus. Je ne peux plus l’être.J’aime trop la philosophie. On ne pouvait rien obtenir de moi, voussavez. J’étais toujours dans quelque coin, le nez enfoncé dans lesœuvres de Spinoza ou dans celles de Roret. Non, il me faut un autremétier.
– Mais lequel ?
– C’est justement ce que je cherche, monsieur,répondit avec gravité Jasmin-Brutelier, en se pressanténergiquement le menton, comme si ses maxillaires fussent unegrappe d’où l’on pût extraire de bonnes idées.
J’avais entraîné mes vieux amis dans un caféde la rue de Beaujolais, orné de ces peintures allégoriques, misessous verre, qui donnent à plusieurs établissements de ce quartierune vague ressemblance avec le café Florian. J’avais une grandeémotion et une grande joie de les revoir. Il me semblait quel’ancien temps n’était pas entièrement révolu. Mais ce bonheurfurtif n’allait pas sans une vive amertume. Je croyais me promenerla nuit, dans une ville en ruines que j’eusse autrefois aimée. Jeretrouvais bien les pans de murs, les colonnes, les places, maisnon point l’âme qui leur donnait la vie.
Il manquait à mon bonheur la présence deValère Bouldouyr, il lui manquait autre chose encore : je nesais quelle forme dansante, tout enveloppée de cheveux d’or, et unrayon verdâtre, à la fois candide et mélancolique, qui venait dedeux yeux clairs.
J’avais demandé à mes amis ce qu’ils voulaientboire. Ils s’envisageaient, et Jasmin-Brutelier, parlant au nom detous, émit la prétention de manger quelque chose. Je leur fisservir des sandwiches et des pommes de terre frites, et j’eus alorsl’impression pénible que j’avais affaire à quatre affamés. Ils sejetèrent sur ces aliments avec une avidité qui me serra le cœur. Àmesure qu’ils se nourrissaient leurs yeux brillaient, leurs visagess’épanouissaient ; ils avaient l’air de pauvres arbresdesséchés par la canicule et qui tout à coup reçoivent l’eau duciel.
– Tant qu’on est des ombres, émit mêmeFlorentin Muzat, il faut manger ! Après, ça va toutseul !
Je cherchai cependant à comprendre pourquoiM. Calbot se trouvait maintenant dans la société de mes vieuxcamarades, et je n’y parvenais pas. Il me semblait aussi malheureuxqu’eux ; et lorsque j’avais examiné son vieux veston sanscouleur et les belles franges de son col de chemise, je n’en voyaisque mieux combien la jaquette de M. Jasmin-Brutelier luisaitde graisse et d’usure, à quel point le pardessus flottant dePizzicato avait pris la consistance d’une toile d’araignée etquelle chose sordide, informe et sans nom possible était devenue lasouquenille qui harnachait mon pauvre Florentin Muzat.
– Avez-vous des nouvelles de VictorAgniel ? Finis-je par demander à Calbot, qui mangeait sansparler, ouvrant et refermant sans cesse une affreuse gueule debrochet, sous son nez à l’arête rompue.
Le clerc de notaire rougit et avalaprécipitamment, au risque de s’étouffer, une énorme bouchée desandwich, qui gonflait ses joues pâles.
– Non, monsieur, non… Je ne voudrais pas vousfaire de peine, mais il a disparu un jour sans crier gare, etjamais plus nous ne l’avons revu : maître Racuir sait sansdoute tout, mais il ne nous l’a jamais confié. Maître Racuir est unhomme qui en sait long sur tout le monde, mais c’est le tombeau dessecrets. Quant à moi, acheva M. Calbot, absolumentdécontenancé, je suis innocent de tout, je vous le jure !
– Je vous crois sans peine, lui dis-je. Un peude jambon, monsieur Calbot ? Peut-être boirez-vous encore unballon, n’est-ce pas ? Garçon, un bock pour monsieur !Mais n’êtes-vous plus chez maître Racuir ?
– Non, je suis parti. La vie y était troptriste. Oh ! elle n’y a jamais été très gaie ! Maisquelquefois, on avait un plaisir, une… compensation ! C’étaitdu temps où M. Victor Agniel était encore parmi nous. Parfois,le soir, une jeune fille venait le chercher, qui ressemblait à unesirène. Elle entrait toujours dans mon bureau pour me dire bonjour…Ah ! monsieur, je n’étais pas très heureux chezM. Racuir, mais il me semblait alors qu’un ascenseurm’enlevait tout à coup et me déposait au paradis. C’était la bontémême, cette jeune fille, c’était la beauté, c’était… je ne saisquoi. Le printemps entrait soudain, on respirait une grande roseouverte, et on avait envie de mourir.
– Françoise, répéta tout bas Pizzicato.
Nous nous taisons tous, nous regardions aufond de nous se tenir cette image perdue.
– Elle n’est plus revenue, dit M. Calbot.C’est alors que je suis parti, je m’ennuyais trop ! Et je suisallé chez Mlle Soudaine, qui venait parfois à l’étude avec elle,lui demander de ses nouvelles, et c’est ainsi que j’ai fait laconnaissance de Jasmin-Brutelier.
– Et maintenant, s’écria celui-ci, nous sommesréunis tous les quatre, et nous cherchons Françoiseensemble !
M. Pizzicato se pencha versmoi :
– Florentin la rencontre de temps en temps.Tantôt dans une rue, tantôt dans l’autre, il la voit passer, maistoujours trop vite, et il n’a pas le temps de la rattraper.Seulement, il nous avertit et nous courons en hâte dans le quartierqu’il nous a désigné… Hélas ! nous arrivons toujours troptard ; nous ne la retrouvons pas !
J’étais bien sûr que Françoise avait quittéParis, mais j’admirai que ces trois hommes eussent assez confiancedans un simple d’esprit pour se laisser conduire par lui !
À je ne sais quoi de hagard et de dégradé quise peignait sur leurs visages, je compris aussi que cette poursuiteéperdue de Françoise les conduisait surtout dans des bistros, et mapitié pour eux se doubla d’une grande tristesse.
– Mais nous avons confiance, dit Pizzicato,nous la trouverons.
– Paris n’est pas grand, ajoutaM. Calbot, il faudra bien que nous la découvrions quelquejour !
– Alors notre vie à tous aura repris son sens,s’écria joyeusement Jasmin-Brutelier.
– Oui, oui, murmura Florentin Muzat, nous laverrons sûrement, puisqu’elle est une ombre, n’est-ce pas ? Onattrape toujours les ombres… Ce sont les autres qui s’en vont.
Je pris congé de mes pauvres amis, je leur fispromettre de venir me voir. Ils le firent, puis ils s’en allèrenttous quatre sous les charmilles du Palais-Royal. Leur démarcheétait incertaine. Ils parlaient fort en s’éloignant ; il mesembla qu’ils montaient encore l’escalier d’or de Valère Bouldouyret qu’ils trébuchaient à chacune de ses marches usées ; maisl’escalier d’or maintenant ne menait plus nulle part !