L’Homme qui revient de loin

Chapitre 3M. ET MME SAINT-FIRMIN

 

Les joies que procurèrent à Fanny une robe àl’extrême dernière mode, arrivée de la rue de la Paix par ledernier train, l’eurent bientôt accaparée : cette merveilleétait de soie jaune avec tunique de tulle aux motifs perlés, s’ilvous plaît, c’est-à-dire qu’un vrai fichu de perles descendait surla gorge, sur l’épaule nue. En bas, dans l’étoffe fendue,apparaissaient les jambes gantées de dentelle de prix, les piedschaussés de cothurnes aux hauts talons rouges. Avec sa robe jaune,ses cheveux rouges, ses talons rouges, elle avait l’air d’uneflamme.

Elle eût pu être grotesque ; elle étaitadmirable, et, la première, elle s’en fit l’aveu. Le luxe le plusexcentrique lui allait à ravir. Au fumoir, elle fut accueillie avecdes cris d’extase.

Elle se laissait faire la cour avec uneaisance captivante qui n’accordait jamais rien, car elle était forthonnête femme. Mais il lui semblait qu’elle ne pourrait plus jamaisse passer d’hommages.

Dans le grand salon, sur le parquet enmarqueterie, datant de Tavannes, elle promenait sa royauté de l’unà l’autre de ses hôtes, distribuant ses grâces avec équité. Lefameux terrain de golf avait valu aux Munda de la Bossière lesfréquentations les plus flatteuses et nous ne sommes plus, dureste, à une époque où la fortune du manchon Héron eût pu être unobstacle aux triomphes mondains de la noblesse.

Les invités ne demandaient même plus si l’onavait des nouvelles d’André. Cela eût paru indécent. Jacques et safemme étaient considérés comme les véritables maîtres de laRoseraie.

Tout à coup, Fanny ne prêta plus aucuneattention aux histoires de jeu ou aux potins qu’on lui rapportaitdes derniers thés-tango. Les Saint-Firmin venaient d’entrer.

Elle ne reconnaissait plus Marthe. Elle nel’avait pas vue depuis cinq ans. La jeune femme du notaire deJuvisy n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sa pâleur étaitdevenue quasi diaphane. On eût dit une blanche image de misselprête à s’envoler. La simple robe de tulle blanc dont elle étaitrevêtue accentuait encore cette allure d’ange.

Fanny ne reconnut point non plus la voix deMarthe, quand celle-ci lui dit : « Je suis si contente devous revoir… » La voix aussi s’était effacée…

– Demandez-lui donc pourquoi elle n’est pasalors venue plus tôt ! grinça la crécelle du vieuxSaint-Firmin qui suivait.

Le notaire, lui, n’avait pas changé.

C’était toujours le petit vieux à barbiche,sec et sarcastique, jamais tranquille sur ses jambes, toujourssautillant et ricanant, trouvant la vie drôle, amusante, même dansses pires horreurs, dans ses plus lamentables drames intimes, qu’ilconnaissait par métier et dont il jouissait en dilettante.

On le disait fort riche, spéculateur heureuxavec les fonds de ses clients, rendant des services d’argent quicoûtaient cher ; et malgré cela il vivait en ladre, entre sonétude de Juvisy et sa petite maison au bord de l’eau, où il tenaitenfermée cette jeunesse.

Comment Marthe avait-elle pu consentir àépouser cette façon de méchant diable, toujours vêtu de noir et quiavait un rire si désagréable ? Le Dr Moutier, un commensal dela Roseraie, prétendait qu’il l’avait hypnotisée.

À quoi les hôtes de la Roseraie répondaientque le Dr Moutier, qui était de l’école de Nancy, voyait del’hypnotisme partout. Sa célébrité avait commencé au procès Eyraud,où il avait « déposé » en concluant à l’innocence ou toutau moins à l’irresponsabilité de Gabrielle Bompard, suggestionnéepar le criminel.

– Vous devriez bien l’endormir, et luisuggérer d’engraisser, lui dit-on, ce soir-là, en lui montrant lapauvre petite Mme Saint-Firmin.

Le vieux mari, tout en ne cessant de tournerautour de Fanny et en serrant les mains qui se tendaient vers lui(car il avait obligé beaucoup de ceux qui étaient là),expliquait :

– Ah ! chère madame, vous ferez bien dela gronder. Un accès de neurasthénie aiguë… qui a duré cinqans ! Hein ? qu’est-ce que vous dites de ça ?… Neplus vouloir voir personne, depuis cinq ans… ne plus sortir pendantdes mois, à faire croire que je la tenais séquestrée… S’accorderquelques promenades, le soir, le long de la rive déserte, comme uneâme en peine… et je lui donne tout ce qu’elle désire, voussavez !… Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, ma paroled’honneur !… A-t-on jamais vu ça ?… Elle se laisse périrlittéralement. Et savez-vous ce que les médecins disent :« Neurasthénie !… neurasthénie !… » Qu’est-ceque ça signifie neurasthénie ?… ça veut dire maladie. Eh bien,puisque vous êtes docteur, monsieur, guérissez-la,saprelotte !… Il doit y avoir des remèdes chez lepharmacien !

– La neurasthénie est une maladie del’âme ! émit le Dr Moutier.

– Des blagues ! tout ça, répliqual’autre. Et c’est avec ces blagues-là que vous donnez la maladieaux gens bien portants… Quand les médecins n’avaient pas inventé laneurasthénie, personne ne l’avait !

On rit, mais déjà le singulier petit vieuxs’était tourné vers une grande, longue vieille demoiselle, à profild’oiseau de proie, mais aux yeux bleus très tendres, qui venaitd’entrer sans bruit, habillée d’un simple fourreau de soie noire.Elle se glissait modestement dans un coin du salon.

– Eh bien ! mademoiselle Hélier,s’écria-t-il, de son timbre le plus aigu, comment va NapoléonIer ?…

Mlle Hélier, l’institutrice desenfants, rougit jusqu’aux yeux, car tout le monde s’était mis àrire et elle n’aimait point que l’on raillât le culte qu’elle avaitpour les esprits de nos grands morts, avec lesquels elleentretenait des relations suivies par le truchement des tablestournantes et frappantes.

À part cette innocente manie, c’était un trèsnoble personnage que cette vieille demoiselle, aux vertus et à lascience de laquelle Fanny aimait à rendre publiquement hommage.

À table, Mlle Hélier se trouva àcôté de Saint-Firmin et elle le gronda sévèrement ; mais lesarcastique notaire n’empocha point la mercuriale sans tenter demettre encore les rieurs de son côté. Il éleva la voix pour chargersa voisine de présenter ses excuses à M, de Buonaparte, affirmantqu’il n’avait point voulu offenser personne de l’autre monde etexpliquant qu’il était bien trop prudent pour cela, n’ignorantpoint que les fantômes, surtout les fantômes des grands hommes,sont très vindicatifs et peu enclins à la plaisanterie.

La pauvre Mlle Hélier ne savaitquelle contenance tenir ; elle était froissée, au-delà detout, par les plaisanteries vulgaires de ce méchant homme, qui necroyait à rien, et essayait de la faire passer pour une sotte.

Avec un tact et un à-propos qui ne luifaisaient jamais défaut, Fanny appela au secours de l’institutricele Dr Moutier, qui était très « calé » lui, comme ilconvenait à un savant de l’école de Nancy, sur les tablestournantes, les médiums, les esprits et les fantômes.

– Vous en avez fait tourner, des tables, vous,docteur ?

– Mais bien sûr, c’est un passe-temps trèsagréable.

Il avait l’air de se moquer de lui-même, maisil n’en trouva pas moins le moyen de dire leur fait, avec unecertaine grâce, aux intelligences moqueuses qui repoussent d’embléela survie et les manifestations de l’au-delà.

– Il est passé le temps où nous ne croyions,nous, médecins, qu’à ce que nous trouvions sous notrescalpel ! Des esprits comme Charcot…

– Est-ce que Charcot, de son vivant, s’estentretenu avec Napoléon Ier ? interrogea engloussant l’incorrigible Saint-Firmin.

– Parlons sérieusement, répliqua ledocteur.

– Non ! Non ! protestèrent quelquesconvives, pas sérieusement !… pas sérieusement !…

D’autres, au contraire, encouragèrentl’orateur.

– Enfin ! vous êtes chrétiens ;croyez-vous, oui ou non, à l’immorta­lité de l’âme ? oùêtes-vous victimes, comme monsieur Saint-Firmin, d’un grossiermatérialisme qui ne lui permet point de comprendre que la forme deschoses et des êtres n’est qu’une apparence variable selon les senset les facultés de chacun ? La forme peut disparaître,l’enveloppe visible périr, mais la force qui les soutient, elle, nepérira point, et puisqu’elle continue d’exister, pourquoi ne semanifesterait-elle pas ?…

– Par des tables tournantes ! interrogeaJacques à la manière ironique.

– Pourquoi pas ?… Par des chocs, par descoups, enfin par un déplacement de choses visibles qui attestel’existence des formes invisibles.

– La maison hantée ! s’écria-t-on… Brr…docteur ! vous nous faites peur !…

– Méphistophélès, va !… reprit Jacques.Regardez-moi la bonne figure de papa gâteau de notre illustreMoutier, continua-t-il, et dites-moi si l’on se douterait jamaisqu’il est à tu et à toi avec le diable !…

– Oh ! mes prétentions ne vont pasjusque-là, protesta le docteur en tapotant drôlement ses favorispoivre et sel qui encadraient avec soin sa bonne face poupine desympathique savant à lunettes… Tout de même nous arrivons danscertaines circonstances à manier les forces invisibles,presque avec la même facilité que nous tâtons le pouls à unmalade !…

Il n’était point dans l’intention de lamaîtresse de maison de laisser longtemps ce brave docteur trottersur son cheval favori, et elle se disposait à profiter de l’entréedu second service pour faire dévier la conversation, quand tout àcoup on entendit une voix blanche, une pauvre voix lointaine quidisait :

– Mais les fantômes ! docteur, est-ce quevous croyez aux fantômes ?…

Toutes les têtes se tournèrent versMme Saint-Firmin, qui avait parlé, et à laquelle onaurait pu répondre qu’il suffisait de la regarder pour ycroire.

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