Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE IX

Petits malheurs qui m’obligent à m’absenter de Venise. Ce qui m’arrive à Véronea, à Milan, et à Mantoue.

La seconde fête de Pâques Charles vint nous faire une visite avec sa femme qui à l’égard de toute sa personne me parut une autre. C’était l’effet de l’habillement, et de la coiffure. J’ai trouvé dans tous les deux l’apparence d’un contentement parfait. En devoir de correspondre1 aux honnêtes reproches que me fit Charles de n’être jamais allé le voir, j’y fus le jour de S. Marc2 avec M. Dandolo ; mais en attendant j’ai ressenti la plus grande satisfaction apprenant de lui-même que Christine était l’idole de sa tante, et l’amie intime de sa sœur, qui la trouvaient toujours complaisante, déférant3 à tout ce qu’elles lui insinuaient, et douce comme un mouton. Elle commençait déjà à se défaire de son jargon.

Le jour de S. Marc nous la trouvâmes dans la chambre de sa tante ; son mari n’était pas à la maison. D’un propos allant à l’autre, la tante se loua du profit qu’elle faisait dans l’art d’écrire, et la pria en même temps de me faire voir son livre. Elle se leva alors, et je l’ai suivie. Elle me dit qu’elle était heureuse, et qu’elle découvrait tous les jours davantage dans son mari un caractère d’ange. Il lui avait dit sans la moindre ombre de soupçon, ou de déplaisir qu’il savait qu’elle avait passé deux jours avec moi toute seule, et qu’il avait ri au nez de la personne mal intentionnée qui ne pouvait lui avoir donné cette nouvelle que pour troubler sa paix.

Charles avait toutes les vertus, et me donna vingt-six ans après son mariage une grande marque d’amitié m’ouvrant sa [122v] bourse4. Je n’ai jamais fréquenté sa maison, et il m’en sut gré. Il mourut quelques mois avant mon dernier départ de Venise5, et laissa sa femme très à son aise, et trois garçons tous bien employés avec lesquels elle vit peut-être encore.

Dans le mois de Juin à la foire de S. Antoine à Padoue6 je me suis lié d’amitié avec un garçon de mon âge qui étudiait les mathématiques sous le professeur Succi7. Il s’appelait Tognolo par son nom de famille, qu’il changea dans ce même temps en celui de Fabris8. C’est le même comte Fabris qui mourut il y a huit ans en Transylvanie9 où il commandait étant lieutenant-général au service de l’empereur Joseph second10. Cet homme qui dut sa fortune à ses vertus serait peut-être mort dans l’obscurité s’il avait gardé son ancien nom de Tognolo qui est positivement nom de paysan. Il était d’Uderzo gros bourg du Frioul vénitien. L’abbé son frère, homme d’esprit, et grand joueur ayant pris le nom de Fabris fit que son frère cadet le prit aussi pour ne pas lui donner un démenti. C’était ce qu’il devait faire quand il se vit sous le nouveau nom de Fabris décoré du titre de comte en conséquence d’un fief qu’il acheta du sénat de Venise. Devenu comte, et citoyen il n’était plus paysan ; devenu Fabris, il n’était plus Tognolo. Ce nom lui aurait fait du tort, car il n’aurait jamais pu le prononcer sans faire souvenir à ceux qui l’auraient entendu sa basse naissance, et le proverbe qui dit qu’un paysan est toujours paysan n’est que trop fondé sur l’expérience. On croit un paysan insusceptible d’un parfait usage de raison, de sentiment pur, de gentillesse11, et de toute vertu héroïque. Le nouveau comte d’ailleurs faisant oublier aux autres ce qu’il était, il n’est pas dit qu’il dût l’oublier lui-même, ni le désavouer. Il devait au contraire s’en souvenir pour ne jamais être dans ses actions ce qu’il aurait été sans sa métamorphose. Aussi dans tous ses [123r] contrats publics12 n’a-t-il jamais quitté son avant nom.

L’abbé son frère lui offrit deux nobles emplois, et lui dit de choisir. Mille sequins13 qu’il fallait débourser pour obtenir l’un ou l’autre étaient prêts. Il s’agissait d’opter entre Mars, et Minerve. Il était sûr par des voies directes d’acheter à son frère une compagnie dans les troupes de S.M.I.R.A.14, ou par des indirectes de lui procurer une chaire dans l’université de Padoue. En attendant il étudiait les mathématiques, car il avait besoin de devenir savant quel que fût l’emploi qu’il embrasserait. Il choisit le militaire imitant Achille qui préféra la gloire à la longue vie. Aussi paya-t-il de sa vie. Il est vrai qu’il n’était plus jeune, et qu’il ne mourut pas en combattant, ce qu’on appelle sur le lit de l’honneur15 ; mais sans la fièvre pestilentielle qu’il gagna dans le pays ennemi de la nature, où son auguste maître l’envoya on peut croire qu’il vivrait encore, car il n’était pas plus âgé que moi.

L’air distingué, les sentiments, les lumières, et les vertus de Fabris auraient fait rire s’il eût poursuivi à s’appeler Tognolo. Telle est la force d’un nom appellatif16 dans le plus sot de tous les mondes possibles17. Ceux qui ont un nom malsonnant, ou qui présente une idée ridicule, doivent le quitter, et s’en donner un autre, s’ils aspirent aux honneurs, et aux fortunes dépendantes des sciences et des arts18. Personne ne peut leur contester ce droit pourvu que le nom qu’ils se donneront n’appartienne pas à un autre. Je crois qu’ils doivent en être auteurs. L’Alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole, et la faire devenir son propre nom. Voltaire n’aurait pas pu aller à l’immortalité avec le nom d’Arouet19. On lui aurait interdit l’entrée du temple lui fermant les portes au nez. Lui-même se serait avili s’entendant toujours appeler à rouer. D’Alembert ne serait pas devenu illustre, et célèbre sous le nom de Lerond20 ; et Metastasio n’aurait pas brillé sous le nom de Trapasso21. Melancton22 sous le nom de Terre-rouge n’aurait pas osé parler de l’Eucharistie, et M. de Beauharnais [123v] aurait fait rire, s’il avait conservé le nom de Beauvit quand même l’auteur de son ancienne famille aurait dû à ce nom sa fortune. Les Bourbeux voulurent être appelés Bourbon23, et les Caraglio prendraient certainement un autre nom s’ils allaient s’établir en Portugal24. Je plains le roi Poniatowski qui, je pense, renonçant à sa couronne, et au nom de roi, aura aussi renoncé au nom d’Auguste qu’il se donna montant sur le trône25. Les seuls Coleoni de Bergame seraient embarrassés à changer de nom, car ayant les glandes nécessaires à la propagation sur l’écusson de leur ancienne famille ils seraient obligés en même temps d’abdiquer leurs armoiries au détriment de la gloire du héros Bartolomeo26.

Vers la fin de l’Automne mon ami Fabris me présenta à une famille faite pour nourrir le cœur, et l’esprit. C’était à la campagne vers Zero27. On jouait, on faisait l’amour, et on s’amusait à s’entrefaire des niches. On en faisait de sanglantes, et la bravoure consistait à en rire. On devait ne s’offenser de rien. Il fallait entendre raillerie ou passer pour bête. On faisait tomber des lits. On épouvantait par des revenants : on donnait à une demoiselle des dragées diurétiques, et à une autre de celles qui causaient des vents invincibles. Il fallait rire. Je n’étais pas moins brave qu’un autre tant en actif qu’en passif, mais voici un tour qu’on me joua, et qui impérieusement me cria vengeance.

Nous allions ordinairement nous promener à une ferme qui était à une demi-heure de distance ;c et on y allait dans un quart passant un fossé sur une planche étroite qui en faisait le pont. Je voulais toujours aller par ce chemin plus court, malgré les dames, qui devant passer sur l’étroite planche avaient peur, malgré que les précédant je les encourageasse à me suivre. Un beau jour, j’y marche le premier, et quand je suis à la moitié, voilà le morceau de la planche où j’avais mis le pied qui cède, et tombe avec moi dans le fossé, qui n’était pas plein d’eau, mais de fange sale, liquide, et puante. Me voilà embourbé jusqu’au cou, et en devoir d’unir la mienne à la risée générale, qui ne dura cependant qu’une minute, car le tour [124r] enfin était abominable, et toute la compagnie le trouva tel. On appela des paysans qui me tirèrent de là à faire pitié. Un habit de saison tout neuf, brodé en paillettes perdu, dentelles, bas ; mais n’importe. Je riais,d quoique déterminé de me venger au sang, puisque le tour était sanglant. Pour en connaître l’auteur je n’avais besoin que de me montrer calme. Le morceau tombé était visiblement scié. On me conduisit à la maison, et on me prêta habit, et chemise, car ayant intention de ne passer là que vingt-quatre heures je n’avais rien.

Je pars effectivement le lendemain, et je retourne le soire dans la belle compagnie. Fabris qui sentait la chose comme moi-même me dit que l’auteur du tour se tenait invinciblement inconnu. Un sequin promis à une paysanne, si elle pouvait me dire par qui la planche avait été sciéef, fit tout. C’était un jeune homme que j’étais sûr de faire parler moyennant un autre sequin. Mes menaces, plus encore que mon sequin, le forcèrent à me révéler qu’il avait scié la planche séduit par le seigneur Demetrio. C’était un Grec marchand d’épiceries âgé de quarante-cinq à cinquante ans bon, et aimable homme auquel je n’avais joué autre tour que celui de lui escamoter la femme de chambre de Madame Lin28, dont il était amoureux.

Je n’ai jamais mis tant à l’alambic mon esprit, comme à cette occasion-là pourg chercher le tour que je pouvais jouer à ce Grec malin29. Je devais le trouver, sinon plus fort, du moins égal au sien tant à l’égard de l’invention que de la peine qu’il devait lui faire. Plus j’y pensais moins je le trouvais, et j’en étais au désespoir lorsque j’ai vu enterrer un mort. Voici ce que j’ai projeté, et fait en contemplant le cadavre30.

Je suis allé après minuit dans le cimetière tout seul avec mon couteau de chasse, j’ai découvert le mort, je lui ai coupé le bras jusqu’à l’épaule non sans grande peine, et après avoir recouvert de terre le cadavre je suis retourné dans ma chambre portant avec moi le bras du défunt. Le lendemain sortant de table où j’avais soupé avec tous les autres, je vais prendre mon bras, puis je vais me placer sous le lit dans la chambre du Grec. Un quart d’heure aprèsh il entre, se déshabille, éteint la lumière, se met au lit, et lorsqu’il me semble qu’il commence à dormir je tire la couverture aux [124v] pieds assez pour qu’il reste découvert jusqu’aux hanches. Je l’entends rire, et me dire : Quiconque vous soyez allez-vous-en, et laissez-moi dormir ; je ne crois pas aux revenants. En disant cela il retire à soi ses couvertures, et il tâche de se rendormir.

Cinq à six minutes après je lui fais le même jeu, il me répète les mêmes paroles ; mais lorsqu’il veut retirer à lui la couverture je fais qu’il trouve de la résistance. Le Grec alors allonge ses bras pour saisir les mains de l’homme, ou de la femme qui retenait sa couverture ; mais au lieu de lui laisser trouver ma main je lui fais trouver celle du mort dont je tenais avec force le bras. Le Grec aussi tire avec force la main dont il était en possession croyant de tirer la personne aussi ; mais tout d’un coup je lâche le bras, et je n’entends plus sortir de la bouche de mon homme le moindre mot.

Ma pièce étant ainsi finie je vais me coucher dans ma chambre sûr de lui avoir fait une grande peur, et pas autre mal.

Le lendemain matin je me vois réveillé par un bruit d’aller, et venir dont je ne comprends pas la raison : je me lève pour savoir ce que c’était, et la maîtresse même de la maison me dit que ce que j’avais fait était trop fort.

— Qu’ai-je fait ?

— Monsieur Demetrio est mourant.

— L’ai-je donc tué ?

Elle s’en va sans me répondre. Je m’habille un peu effrayé, et déterminé en tout cas à faire bien l’ignorant, je vais à la chambre du Grec, où je trouve toute la maison, l’archiprêtre, et le bedeau qui dispute avec lui parce qu’il ne veut pas enterrer de nouveau le bras que je voyais là. Tout le monde me regarde avec horreur, et on se moque de moi quand jei soutiens que je n’en savais rien, et que j’étais étonné qu’ils portassent ainsi sur moi un jugement téméraire. On me répond : C’est vous, il n’y a que vous ici qui ait pu oser cela, cela vous ressemblej ; c’était tout ce que tous d’accord me disaient. L’archiprêtre me dit que j’avais commis un grand crime, et qu’il était obligé de faire d’abord un procès-verbal, je lui réponds que je le laissais maître de faire tout ce qu’il voulait, et en lui disant que je ne craignais [125r] rien je m’en vais.

À table on m’a dit qu’on avait saigné le Grec, qu’il avait recouvré le mouvement des yeux ; mais pas la parole, nik la fermeté de ses membres. Le lendemain il parla, et après mon départ j’ai su qu’il resta stupide, et spasmodique31. Il a passé tout le reste de sa vie dans ce même état. L’archiprêtre dans le même jour fit enterrer le bras, fit procès-verbal, et envoya à la chancellerie épiscopale de Treviso la dénonciation du forfait.

Ennuyé des reproches qu’on me faisait, je suis retourné à Venise, et ayant reçul quinze jours après une assignation au magistrat contre le blasphème32,m j’ai prié M. Barbaro de s’informer de la raison, car c’est un magistrat à craindre. Je m’étonnais de ce qu’on procédait contre moi comme si on était sûr que j’avais coupé le bras du mort. Il me semblait qu’on devait en douter. Mais ce n’était pas cela. M. Barbaro me rend compte le soir que c’était une femme qui demandait justice contre moi parce que j’avais attiré sa fille à la Zuecca, où j’en avais abusé par force : c’était si vrai, disait la plainte, que je l’avais violée qu’elle était dans un lit malade à cause des coups que je lui avais donnés, dont elle était toute meurtrie.

Cette affaire était une de celles faites pour causer des dépenses et des embarras à ceux dont elles tombaient sur le corps étant même innocents. Je l’étais sur l’accusation de l’avoir violée ; mais il était vrai que je l’avais battue. Voici ma défense que j’ai prié M. Barbaro de remettre au notaire du magistrat.

« Dans le tel jour, j’ai vu la telle femme avec sa fille. Une boutique de Malvoisie se trouvant dans la même rue où je l’ai trouvée je les ai invitées à y entrer. La fille s’étant refusée à mes caresses, la mère me dit qu’elle était pucelle, et qu’elle avait raison de ne pas se laisser aller sans en profiter33. M’ayant permis de m’en convaincre par ma main, j’ai connu que cela pouvait être, et je lui ai offert six sequins34 si elle voulait me la conduire à la Zuecca dans l’après-dîner. Mon offre fut reçuen, et cette mère me laissa sa fille au bout du jardin de la croix35. Elle reçut les six sequins, et elle s’en alla.

[125v] « Le fait est que la fille lorsque j’ai voulu venir à l’affaire, commença à jouer d’escrime me mettant par là toujours à faux. Dans le commencement ce jeu me fit rire, puis me fatiguant, et m’ennuyant je lui ai sérieusement dit de finir. Elle me répondit avec douceur que si je ne pouvais pas ce n’était pas sa faute. Connaisseur de ce manège, et ayant eu la bêtise de payer d’avance, je n’ai pas pu me déterminer à en être la dupe. Au bout d’une heure j’ai mis la fille dans une posture, où il lui était impossible d’exercer son jeu ; et pour lors elle se dérangea.

« — Pourquoi ne te tiens-tu pas comme je t’ai miseo ma belle enfant ?

« — Parce que de cette façon-là je ne veux pas.

« — Tu ne veux pas ?

« — Non.

« Pour lors sans faire le moindre bruit j’ai pris le manche à balai qui était là, et je l’ai rouée de coups. Elle criait comme un cochon ; mais nous étions sur la lagune où personne ne pouvait accourir. Je sais cependant que je ne lui ai cassé ni bras ni jambes, et que les grandes marques des coups ne peuvent être que sur les fesses. Je l’ai forcée à s’habiller,p je l’ai faitq entrer dans un bateau qui passa par hasard, et je l’ai débarquée à la poissonnerie36.r La mère de cette fille eut six sequins, la fille a conservé sa détestable fleur. Si je suis coupable je ne peux l’être que d’avoir battu une fille infâme écolière d’une mère encore plus infâme. »

Mon écriture ne fit point d’effet, car le magistrat était sûr que la fille n’était pas pucelle, et la mère niait d’avoir reçu six sequins, et d’avoir même fait le marché. Les offices37 furent inutiles. Ons me cita, je n’ai point paru, et j’allais être décrété de prise de corps, lorsque la plainte contre moi consistante en ce que j’avais déterré un mort avec tout le reste vint devant le même magistrat. C’eût été moins mal pour moi si on l’avait portéet au conseil des dix, car un tribunal m’aurait peut-être sauvé de l’autre. Le second crime, qui dans le fond n’était que comique était grave en premier chef. Je fus ajourné38 personnellement [126r] dans les vingt-quatre heures, sûr d’être décrété de prise de corps tout de suite. Ce fut pour lors que M. de Bragadin me dit que je devais faire place à l’orage. J’ai donc d’abord fait mon paquet.

Je ne suis jamais parti de Venise avec un si grand regret, car j’avais trois ou quatre engagements habituels tous chers à mon cœur, et j’étais en fortune de jeu. Mes amis m’assurèrent que tout au plus dans un an mes deux affaires seraient étouffées. Tout s’accommode à Venise lorsque le pays a oublié l’affaire.

Après avoir fait ma malle, je suis parti à l’entrée de la nuit ; le lendemain j’aiu couché à Vérone, etv deuxw jours après à Milan, oùx je me suis logé à l’auberge du puits39. J’étais seul, bien équipé, bien en bijoux, sans lettres de recommandation ; mais avec quatre cents sequins40 dans ma bourse, tout à fait nouveau dans la belle, et grande ville de Milan, me portant très bien, ety ayant l’heureux âge de 23 ans. C’était en janvier de l’an 174841.

Après avoir bien dîné, je sors tout seul, je vais au café, puis à l’opéra, et après avoir admiré la première beauté de Milan dans ce que personne ne prenait garde à moi, je me réjouis de voir Marine danseuse grotesque42 généralement applaudie, et méritant de l’être : je la vois grandie, formée, et tout ce qu’une jolie fille dez dix-sept ans pouvait être : je me dispose à renouer avec elle, si elle n’était pas engagée. À la fin de l’opéra je me fais conduireaa à son logement. Elle venait de se mettre à table avec quelqu’un ; mais d’abord qu’elle me voit, elle jette sa serviette, et elle court entre mes bras avec une pluie de baisers que je lui rends jugeantab son convive tout à fait sans conséquence. Le domestique met un troisième couvert sans attendre qu’on le lui dise, elle me prie de souper avec elle ; mais avant de m’asseoir je lui demande qui étaitac ce monsieur. S’il avait été poli, j’aurais prié Marine de me présenter ; mais se tenant là sans bouger,ad avant de m’asseoir je devais savoir qui c’était.

— Ce Monsieur, me dit Marine, est le comte Celi Romain, et qui plus est mon amant.

— Je te fais mon compliment. Monsieur, vous ne prendrez pas en mauvaise part nos transports, car c’est ma fille.

— C’est une Put…

— C’est vrai, me dit Marine, et tu peux lui croire, [126v] car c’est mon macq……

Le brutal lui lance alors un couteau à la figure qu’elle évite en se sauvant : il veut lui courir après ; mais je l’arrête lui mettant la pointe de mon épée à la gorge. En même temps j’ordonne à Marine de me faire éclairer. Marine prend son mantelet, se prend à mon bras, je rengaine, et je la conduis volontiers avec moi vers l’escalier. Le prétendu comte me défie à allerae le lendemain seul à la cascine43 de’ pomi pour entendre ce qu’il avait à me dire. Je lui réponds qu’il me verra à quatre heures de l’après-dîner. J’ai conduit Marine à mon auberge, où je lui ai fait d’abord donner la chambre près de la mienne ordonnant à souper pour deux.

À table, Marine, me voyant un peu pensif, me demanda si j’étais fâché qu’elle se fût sauvée du brutal venant avec moi. Après l’avoir assurée qu’elle m’avait fait plaisir, je l’ai priée de m’informer en détail de la qualité de cet homme.

— C’est, me dit-elle, un joueur de profession qui se fait appeler comte Celi. Je l’ai connu ici : il me fit des avances, il m’invita à souper, il fit une partie de jeu, et ayant gagné une somme à un Anglais qu’il appela à souper l’assurant que j’y serais, il me donna cinquante guinées44 le lendemain matin me disant qu’il m’avait intéressée à la banque. À peine devenu mon amant, il m’obligea à avoir des complaisances pour tous ceux qu’il voulait duper. Il vint se loger avec moi. L’accueil que je t’ai fait l’a apparemment choqué, il m’a appelée Put…., et tu sais tout le reste. Me voilà ici ; je compte d’y loger jusqu’à mon départ pour Mantoue, où je suis engagée pour première danseuse. J’ai dit à mon domestique d’aller me prendre tout le nécessaire pour cette nuit, et demain je me ferai porter tout ce qui m’appartient. Je ne verrai plus ce fripon. Je ne veux être qu’à toi, si tu me veux. À Corfou tu étais engagé, j’espère que tu ne l’es pas ici, dis-moi si tu m’aimes encore.

— Je t’adore, ma chère Marine, et je crois que nous irons à Mantoue ensemble ; mais tu dois être à moi toute entière.

— Mon cher ami, tu feras mon bonheur. J’ai trois cents sequins45, et je te les donnerai demain sans autre intérêt que celui de me voir en [127r] possession de ton cœur.

— Je n’ai pas besoin d’argent. Je ne veux de toi autre chose sinon que tu m’aimes, et demain au soir nous serons plus tranquilles.

— Tu crois, peut-être, de devoir te battre demain. N’en sois pas inquiet, mon ami, c’est un poltron, je le connais. J’entends très bien que tu dois y aller ; mais tu te trouveras attrapé ; et tant mieux.

Elle me conta alors qu’elle s’était brouillée avec son frère Petroneaf, que Cécile chantait à Gênes, et que Bellino Thérèse était toujours à Naples où elle devenait riche en ruinant des ducs.

— Je suis la seule malheureuse.

— Comment malheureuse ? Tu es devenue belle, et excellente danseuse. Sois moins prodigue de tes faveurs, et tu trouveras aussi le mortel qui te rendra heureuse.

— Avare de mes faveurs c’est difficile, car quand j’aime il faut que je me donne, et quand je n’aime pas je n’ai pas de grâce. L’homme qui m’a donné cinquante sequins ne revient plus. C’est toi que je voudrais.

— Je ne suis pas riche, ma chère amie ; et mon honneur……

— Tais-toi. J’entends tout.

— Pourquoi au lieu d’un domestique ne tiens-tu pas uneag femme de chambre ?

— Tu as raison : j’en imposerais mieux ; mais ce vilain diable-là me sert bien ; et il est la fidélité même.

— Il est au moins macq…..

— Oui : mais sous mes ordres. Crois-moi qu’il est unique.

J’ai passé avec cette fille une nuit fort agréable. Le matin tout son équipage est venu. Nous avons dîné assez gaiement ensemble, et après dîner je l’ai laissée à sa toilette du théâtre. À trois heures, j’ai mis dans ma poche tout ce que j’avais de précieux, et j’ai dit à un fiacre de me mettre à la Cascine de pomi, d’où je l’ai d’abord renvoyé. Je me sentais sûr de mettre d’une façon ou de l’autre hors de combat ce fripon. Je voyais bien que je faisais une sottise, et que je pouvais manquer de parole à un homme d’une si mauvaise réputation sans rien risquer ; mais j’avais envie d’un duel, et celui-là me paraissait filé46 au mieux, car toute la raison était de mon côté. Une visite à une danseuse47 ; un impudent soi-disant homme de condition l’appelle Put…. à ma présence : après il veut la tuer : [127v] je la lui enlève : il le souffre ; mais en me donnant un rendez-vous que j’ai accepté. Il me paraissait que si je n’y allais pas je lui accordais le droit de dire à tout le monde que j’étais un lâche.

Je suis entré dans un café pour attendre quatre heuresah me mettant à causer avec un Français qui me revenait. Prenant plaisir à son propos, je l’avertis qu’à l’arrivée de quelqu’un qui devait être seul mon honneur voulait qu’il me trouvât seul aussi, et qu’ainsi je le priais de disparaître à son apparition. Un quart d’heure après je le vois arriver en compagnie d’un autre : je dis au Français qu’il me ferait plaisir à rester.

Il entre, et je vois le gaillard qui était avec lui qui portait au flanc une épée de quarante pouces48, ayant positivement l’air d’un coupe-jarret. Je me lève, disant d’un ton sec au J.F.49 :

— Vous m’avez dit que vous viendriez seul.

— Mon ami n’est pas de trop, puisque je ne viens ici que pour vous parler.

— Si j’avais su cela je ne me serais pas incommodé. Mais ne faisons pas de bruit, et allons nous parler où nous ne soyons vus de personne. Suivez-moi.

Je sors avec le Français, qui connaissant l’endroit me mène où il n’y avait personne, et nous nous arrêtons pour attendre les deux qui venaient à pas lents, et causant ensemble. Quand je les vois à dix pas, je tire mon épée disant à Celi de tirer vite la sienne, et le Français dégaine aussi.

— Deux contr’un ? dit Celi.

— Faites partir votre ami, et Monsieur partira aussi. Votre ami d’ailleurs a une épée, ainsi nous sommes deux contre deux.

L’homme à la longue épée dit alors qu’il ne se battait pasai contre un danseur : mon second lui répond qu’un danseur valait bien un J.F., et disant cela il l’approche, lui donne un coup de plat, et je fais le même compliment à Celi, qui recule avec l’autre me disant qu’il ne voulait que me dire un mot, et qu’il se battrait après.

— Parlez.

— Vous me [128r] connaissez, et je ne vous connais pas. Dites-moi qui vous êtes.

Ce fut alors que j’ai commencé à le frapper d’importance, comme mon brave danseur l’autre ; mais pour un moment, car ils s’éloignèrent à toutes jambes. Ainsi voilà toute cette grande affaire belle, et finie. Mon brave secondant attendait du monde ainsi je suis retourné à Milan tout seul après l’avoir remercié, et prié de venir souper avec moi après l’opéra au puits où j’étais logé. Je lui ai dit pour celaaj le nom que je m’étais donné à la consigne50.

J’ai trouvé Marine dans le moment qu’elle était pour sortir, qui après avoir entendu comme toute l’affaire s’était passée me promit de conter la chose à tous ceux qu’elle verrait ; mais ce qui lui faisait grand plaisir était qu’elle se croyait sûre que mon secondant s’il est vrai qu’il était danseur ne pouvait être que Balletti51, qui devait danser avec elle à Mantoue.

Après avoir remis dans ma malle mes papiers, et mes bijoux je suisak allé au café, puis au théâtre dans le parterre, où j’ai vu Balletti qui me faisait remarquer contant cette histoire bouffonne à toutes ses connaissances. À la fin de l’opéra il m’a rejoint, et nous allâmes au Puits ensemble. Marine qui était dans sa chambre vint dans la mienne d’abord qu’elle m’a entendu parler, et j’ai joui de la surprise de Balletti se voyant avec sa future danseuse à cause de laquelle il devait se disposer à danser le demi-caractère52. Marine ne pouvait absolument pas s’exposer à danser le sérieux. Ces beaux suppôts de Terpsichoreal qui ne s’étaient jamais trouvés ensemble se déclarèrent à table une guerre amoureuse qui me fit faire un souper fort agréable, car en s’agissant d’un danseur Marine qui savait son métier en fait d’amour gardait un maintien tout différent de celui que son catéchisme lui ordonnait de mettre en usage avec les gonzes53. Marine d’ailleurs était de l’humeur la plusam gaie à cause des claquements de mains extraordinaires qu’on fit à son apparition au second ballet, lorsque l’histoire du comte Celi fut connue de tout le parterre.

[128v] Il n’y avait plus quean dix représentations, et Marine étant décidée à partir le lendemain de la dernière nous établîmes de partir ensemble. En attendant j’ai prié Balletti de venir dîner, et souper avec nous tous les jours. J’ai conçu pour ce garçon une amitié très forte qui influa sur une grande partie de tout ce qui m’est arrivé dans ma vie, comme le lecteur verra à temps et lieu. Balletti avait beaucoup de talent dans son métier ; mais ce n’était que la dernière de ses qualités. Il était vertueux, il avait l’âme grande, il avait fait ses études, et il avait eu toute l’éducation qu’on pouvait donner en France à un homme de condition.

Pas plus tard que le troisième jour je me suis aperçu que Marine désirait de rendre amoureux Balletti, et connaissant combien cela pouvait lui devenir utile à Mantoue je me suis déterminé à l’aider. Elle avait une chaise de poste à deux places je l’ai facilement persuadée à prendre avec elle Balletti par une raison que je ne pouvais pas lui dire, et qui m’obligeait à ne pas arriver à Mantoue avec elle, car onao aurait dit que j’en étais amoureux, et onap l’aurait su où je ne voulais pas qu’on pûtaq le croire. Balletti y consentait ; mais il voulait absolument payer la moitié des frais de postes, et Marine ne voulait pas y consentir. J’ai eu toutes les peines du monde à persuader Balletti à accepter ce cadeau de Marine ; car les raisons qu’il m’alléguait étaient fort bonnes. Je leur ai promis de les attendre à dîner et à souper, etar en conséquence de cet accord je suis parti dans le jour fixé une heure avant eux.

Étant arrivé à Crémone de bonne heure où nous devions souper, et coucher, au lieu de les attendre à l’auberge je suis allé me désennuyer au café. J’y ai trouvé un officier français qui fit d’abord connaissance avec moi. Étant sortis ensemble pour aller faire quatre pas il s’arrêta pour parler à une charmante femme quias fit arrêter sa voiture d’abord qu’elle le vit. Après lui avoir parlé il m’a rejoint, et lui [129r] ayant demandé qui était cette belle dame, voici ce qu’il m’a répondu, et qui est digne, si je ne me trompe, de passer à l’histoire54.

Vous ne me croirez pas indiscret à la narration que je vais faire, car le fait que vous allez apprendre est connu de toute la ville. L’aimable dame que vous venez de voir a un esprit rare, et en voici un essai. Un jeune officier entre plusieurs qui lui faisaient leur cour, lorsque le maréchal de Richelieuat commandait à Gênes55, se flatta d’être avec elle mieux que tous les autres. Un jour dans ce même café il conseilla un de ses camarades de ne pas employer son temps à la courtiser, puisqu’il ne parviendrait jamais à rien. L’autre lui répondit de garder son conseil pour lui, puisqu’il avait déjà obtenu d’elle tout ce qu’un amant pouvait désirer. L’autre luiau répliquant qu’il était sûr qu’il mentait,av lui dit de sortir. À quoi bon, lui représentaaw l’indiscret, d’aller se battre à cause d’un fait dont la vérité ne peut pas dépendre d’un duel ? Madame m’a fait entièrement heureux, et si tu ne me crois pas je te le ferai dire par elle-même. L’incrédule lui répartit qu’il pariait vingt-cinq louis56 qu’il ne le lui ferait pas dire ; et le prétendu heureuxax ayant accepté la gageure, ils allèrent sur-le-champ ensemble chez la dame que vous venez de voir, qui devait déclarer lequel des deux avait gagné les vingt-cinq louis.

Ils la trouvèrent à sa toilette.

— Quel bon vent Messieurs vous conduit ici ensemble à cette heure ?

— Une gageure, Madame, lui dit l’incrédule, dont il n’y a que vous qui puissiez être arbitre. Monsieur se vante d’avoir obtenu de vous les plus grandes faveurs auxquelles un amant puisse aspirer, je lui ai dit qu’il ment, et pour éviter le duel il m’a dit que vous-même me diriez qu’il n’a pas menti :ay je lui ai proposé une gageure de vingt-cinq louis que vous n’en conviendriez pas, et il l’a acceptée. Ainsi, Madame, prononcez.

— Vous avez perdu, lui répondit-elle, mais actuellement je vous prie tous les deux de vous en aller, et je vous avertis que si vous remettrez les pieds chez moi vous vous trouverez très mal reçus.

[129v] Les deux étourdis sortirent également mortifiés ; l’incrédule paya ; mais piqué au vif traita le vainqueur de façon que huit jours après ilaz lui donna un bon coup d’épée dont il mourut. Depuis ce temps-là la dame va au casin, et partout ; mais elle n’a plus voulu recevoir du monde dans sa maison où elle vit très bien avec son mari.

— Comment ce mari a-t-il pris la chose ?

— Il dit que si sa femme eût donné gain de cause à l’autre il se serait divorcé57, car personne au monde n’en aurait alors plus douté.

— Ce mari a de l’esprit. Il est certain que si la dame avait dit que celui qui s’était vanté avait menti, il aurait payé la gageure ; mais en riant il aurait toujours poursuivi à dire qu’il avait eu ses faveurs, et tout le monde lui aurait cru. En le déclarant vainqueur elle a coupé court, et elle a empêchéba le jugement contraire qui l’aurait déshonorée. L’effronté eut un double tort par l’événement aussi, car il paya de sa vie ; mais l’incrédule eut aussi un très grand tort, car dans des affaires de cette espèce l’honnêteté ne permet pas des gageuresbb. Si celui qui parie qu’oui est un impudent, celui qui parie que non est une grande dupe.bc J’aime beaucoup la présence d’esprit de cette dame.

— Mais que croyez-vous ?

— Je crois qu’elle est innocente.

— Je pense comme vous ; et telle est l’opinion générale. Si vous restez ici demain, je vous présenterai au casin, et vous la connaîtrez.

J’ai engagé cet officier à souper avec nous, et il nous amusa beaucoup. Après son départ Marine donna un trait d’esprit qui me plut. Elle s’était ordonnébd une chambre pour elle seule, carbe couchant avec moi elle aurait cru d’offenser son respectable camarade.

Ayant averti Marine, que je ne voulais la voir à Mantoue que rarement, elle fut se loger dans le quartier que l’entrepreneur lui avait destiné, et Balletti alla dans le sien. Je suis allé me [130r] loger au S.t Marc auberge de la poste.

Dans le même jour, étant sortibf trop tard pour aller me promener hors de Mantoue, je suis entré dans la boutique d’un libraire pour voir ce qu’il pouvait avoir de nouveau. La nuit étant survenue, et voyant que je ne m’en allais pas il me dit qu’il voulait fermer sa boutique. Je sors, et au bout de l’arcade je me vois arrêté par une patrouille. L’officier me dit que deux heures (d’Italie)58 étant sonnées, et n’ayant point de lanterne, il devait me conduire à la garde. J’ai beau répondre qu’étant arrivé le même jour je n’étais pas informé des lois de la ville ; il me dit que son devoir était de me mener aux arrêts, et je me rends. Il me présente au capitaine beau, et grand jeune homme, qui me voyant se réjouit. Je le prie de me faire conduire à mon auberge ayant besoin d’aller me coucher ; et ma prière le fait rire. Il me répond qu’il me fera passer une nuit fort gaie, et en bonne compagnie, et il me fait rendre mon épée me disant qu’il ne voulait me considérer que comme un ami qui allait passer la nuit avec lui.

Il donne quelques ordres à un soldat lui parlant allemand59, et une heure après on couvre une table pour quatre personnes, deux officiers arrivent, et nous soupons fort gaiement. Au dessert trois ou quatre autres officiers arrivent, et un quart d’heure après deux filles de joie dégoûtantes. Ce qui attire mon attention est une petite banque de Pharaon qu’un officier fait. Je ponte pour faire ce que les autres faisaient, et après avoir perdu quelques sequins je me lève pour aller prendre un peu d’air ; ayant trop bu. Une des deux catins s’empare de moi, elle me fait rire,bg je la laisse faire, et je fais. Après le vilain exploit je retourne à la banque.

Un jeune officier très aimable qui avait perdu quinze à vingt ducats60 jurait comme un grenadier parce que le [130v] banquier ramassait son argent, et quittait. Il avait beaucoup d’or devant lui, et il disait que le banquier devait l’avertir que c’était la dernière taille. Je lui ai poliment dit qu’il avait tort puisque le Pharaon était le plus libre de tous les jeux, lui demandant en même temps pourquoi il ne faisait pas la banque lui-même ayant tant d’or devant lui. Il me répond qu’il s’ennuierait, car tous ces messieurs pontaient trop mesquinement ; et il me dit en souriant que si cela m’amusait je pourrais moi-même faire une banque. Je demande à l’officier de garde s’il voulait s’intéresser d’un quart, et y ayant consenti, je me déclare que61 je ne ferai que six tailles. Je demande des cartes neuves, je compte trois cents sequins62, et l’officier écrit sur le derrière d’une carte Bon pour 100 sequins O-Neilan63, et la place sur mon or.

Le jeune officier tout content dit en plaisantant qu’il se pourrait que ma banque expirerait avant que je pusse parvenir à la sixième. Je ne lui ai rien répondu.

À la cinquième64 taille ma banque était à l’agonie ; le jeune homme triomphait. Je l’ai un peu étonné lui disant que j’étais enchanté de perdre, car quand il gagnait je le trouvais beaucoup plus aimable. Il y a des politesses qui portent guignon à la personne à laquelle on les fait. Mon compliment lui fit perdre la tête. À la cinquième une marée de cartes contraires lui fit perdre tout ce qu’il gagnait ; et à la sixième il voulut forcer, et il perdit tout l’or qu’il avait devant lui. Il me demanda sa revanche pour le lendemain, et je lui ai répondu que je ne jouais que quand j’étais aux arrêts.

Comptant mon argent, je me suis trouvé vainqueur de 250 sequins après avoir donné le quart au capitaine O-Neilan, qui prit pour son compte 50 sequins qu’un officier nommébh de Laurent avait perdusbi sur sa parole. Au point du jour il me laissa partir.

[131r] À mon réveil j’ai vu devant moi ce même capitaine de Laurent qui avait perdu à ma banque les cinquante ducats65. Croyant qu’il était venu pour me les payer, je lui ai dit qu’il les devait à M. O-Neilan. Il me répondit qu’il le savait, et il finit par me prier de lui prêter six sequins sur son billet d’honneur dans lequel il s’engagerait de me les rendre dans l’huitaine. J’y ai consenti, et il me fit le billet. Il me pria de n’en rien dire à personne, et je lui en ai donné ma parole sous condition qu’il ne manquerait pas à la sienne.

Le lendemain je me suis trouvé malade en conséquence du mauvais quart d’heure que j’ai passé avec la coquine à la grande garde de la place S.t Pierre. Je me suis parfaitement guéri en six semaines par la seule boisson de l’eau de nitre66 ; mais devant me soumettre à un régime qui m’ennuyait extrêmement.

Le quatrième jour le capitaine O-Neilan vint me faire une visite ; et je fus surpris de le voir rire quand je lui ai fait voir l’état dans lequel m’avait mis une de ces filles qu’il avait fait venir à la grande garde.

— Vous vous portiez donc bien, me dit-il, arrivant à Mantoue ?

— À merveille.

— C’est un dommage que vous ayez perdu votre santé dans ce cloaque. Si j’avais pu deviner cela, je vous aurais averti.

— Vous le saviez donc ?

— Je devais bien le savoir, car il n’y a que huit jours que j’ai fait avec elle la même folie, et je crois qu’alors elle se portait bien.

— C’est donc à vous que je dois être reconnaissant du présent qu’elle m’a fait ?

— C’est une bagatelle : et d’ailleurs vous pouvez guérir, si cela vous amuse.

— Est-ce que vous ne vous amusez pas à cela ?

— Non en vérité. Un régime m’ennuierait à la mort. Et encore : à quoi bon guérir d’une Ch……..67, tandis [131v] qu’à peine guéri on en attrape une autre ? J’ai eu dix fois cette patience ; mais il y a deux ans que j’ai pris mon parti.

— Je vous plains, car tel que vous êtes fait vous auriez en amour les plus grandes fortunes.

— Je ne m’en soucie pas. Les soins qu’elles coûtent me sont plus à charge que la petite incommodité que j’endure.

— Je ne pense pas comme vous. Le plaisir de l’amour sans amour est insipide. Vous semble-t-il que cette laideron vaille la peine que je souffre actuellement ?

— Aussi en suis-je fâché. J’aurais pu vous faire connaître des filles qui en vaudraient la peine.

— Il n’y en a pas une au monde qui vaille ma santé. On ne peut la sacrifier qu’à l’amour.

— Vous voulez donc des femmes dignes d’être aimées, et nous en avons ici quelques-unes. Restez ici, et quand vous serez guéri, vous pourrez aspirer à des conquêtes.

O-Neilan avait vingt-trois ans, son père était mort Général, la belle comtesse Borsati était sa sœur : il me fit voir une comtesse Zanardi Nerli encore plus belle ; mais je n’ai offert mon encens à aucune. L’état dans lequel j’étais me tenait dans l’humiliation : je croyais que personne ne l’ignorait.

Je n’ai jamais trouvé jeune homme plus livré à la débauche qu’O-Neilan. Je passais les nuits avec lui courant les mauvais lieux ; et il m’étonnait toujours par tout ce qu’il faisait. Quand il trouvait la place occupéebj par quelque bourgeois, il lui ordonnait de se dépêcher, et s’il le faisait attendre, il lui faisait donner des coups de bâton par un domestique qu’il ne tenait à ses gages que pour lui faire exécuter des ordres de cette espèce. Il le servait positivement comme un mâtin sert un assassin pour terrasser l’homme qu’il veut assassiner. Le pauvre paillard que je voyais traité ainsi m’excitait plus à rire qu’à pitié. Après cette exécution [132r] il punissait la catin profanant avec elle la plus essentielle de toutes les actions de l’homme ; et ensuite il s’en allait sans la payer riant de ses pleurs.

Malgré cela O-Neilan était noble, généreux, brave, et plein d’honneur.

— Pourquoi, lui disais-je, ne payez-vous pas ces pauvres malheureuses ?

— Parce que je voudrais les voir toutes mortes de faim.

— Mais ce que vous leur faites doit les convaincre que vous les aimez, et il est sûr qu’un bel homme comme vous ne peut que leur faire plaisir.

— Plaisir ? Je suis bien sûr que je ne leur en fais pas. Voyez-vous cette bague avec ce petit éperon ?

— Je le vois. À quoi cela sert-il ?

— À les faire caracoler, le leur mettant entre le ziste, et le zeste. Croyez-vous que cela les chatouille ?

Il entre un jour dans la ville à cheval à bride abattue. Une vieille femme qui traversait la rue n’a pas le temps de l’éviter, elle tombe, et elle reste là avec la tête fendue : il passa aux arrêts, mais il en sortit le lendemain ayant prouvé que ce fut un malheur amené par le hasard.

Nous allons un matin faire une visite à une dame, et nous nous tenons dans l’antichambre pour attendre qu’elle sorte du lit. Il voit sur le clavecin dix à douze dattes, et il les mange. La dame sort, et une minute après elle demande à sa femme de chambre où étaient ses dattes ; O-Neilan lui dit qu’il les avait mangéesbk ; elle en est fâchée, elle le gronde. Il lui demande si elle veut qu’il les lui rende, et elle lui dit qu’oui croyant qu’il les avait dans la poche. Le vilain impertinent fait alors un petit mouvement de la bouche, et dans l’instant il lui vomit devant les dattes. Elle s’est sauvée, et le roué ne fit qu’en rire. J’ai vu plusieurs autres en possession de ce talent principalement en Angleterre.

L’officier au billet des six sequins n’étant pas venu le retirer dans la huitaine, je lui ai dit le rencontrant dans la rue que je ne me croyais plus obligé à lui garder le secret ; il me répondit [132v] brusquement que cela lui était égal. Sa réponse me paraissant un affront je pensais au moyen d’en avoir satisfaction quand O-Neilan me dit, pour me conter quelque chose de nouveau que le capitaine de Lorent était devenu fou, et qu’on l’avait déjà enfermé. Il guérit dans la suite ; mais en conséquence de sa mauvaise conduite il finit par être cassé68.

O-Neilan, le brave O-Neilan a péri quelques années après à la bataille de Prague69. Tel qu’il était, cet homme devait périr victime de Vénus ou de Mars. Il vivrait peut-être encore s’il eût eu le courage du renard ; il avait celui du lion. Dans un officier c’est un défaut ; dans un soldat c’est une vertu. Ceux qui bravent le danger le connaissant peuvent être dignes d’éloge ; mais ceux qui ne le connaissent pas c’est un miracle s’ils y échappent. Il faut cependant respecter ces grands guerriers, car leur courage indomptable dérive d’une grandeur d’âme, et d’une vertu qui les met au-dessus des mortels.

Toutes les fois que je pense au prince Charles de Ligne70 je verse des larmes. Son courage était celui d’Achille ; mais Achille savait d’être invulnérable. Il vivrait encore si pendant le combat il eût pu se souvenir d’être mortel. Qui sont ceux qui l’ont connu, et qui n’ont pas pleuré à sa mort ? Il était beau, doux, poli, très instruit, aimant les arts, gai, plaisant dans ses propos, et toujours égal. Fatale, et infâme révolution ! Un coup de canon l’a enlevé à son illustre famille, à ses amis, et à sa gloire future.

Le prince de Waldeck71 aussi à cause de son intrépidité perdit le bras gauche : on m’a dit qu’il se console la perte d’un bras ne pouvant pas l’empêcher de commander une armée. Ô vous qui méprisez la vie, dites-moi si la méprisant vous croyez de vous en rendre plus dignes.

L’opéra commença après Pâques. Je n’y manquais jamais. J’étais parfaitement [133r] guéri. J’étais charmé de voir que Balletti faisait briller Marine. Je n’allais pas chez elle ; mais Balletti venait presque tous les matins déjeuner avec moi. Me parlant souvent du caractère d’une ancienne comédienne, qui avait été bonne amie de son père72, et qui depuis vingt ans avait quitté le théâtre, j’ai voulu la connaître.

Sa parure ne me surprit pas tant que sa personne. Malgré ses rides elle mettait du blanc, et du rouge ; et elle teignait en noir ses sourcils. Elle laissait voir la moitié de sa flasque gorge, qui dégoûtait précisément parce qu’elle montrait ce qu’elle avait pu être, et deux râteliers de dents visiblement postiches. Sa coiffure n’était qu’une perruque qui collait fort mal sur son front, et sur ses tempes ; et ses mains tremblantes firent trembler les miennes quand elle me les serra. Elle sentait l’ambre comme toute sa chambre, et les minauderies par lesquelles elle prétendait me faire connaître que je lui plaisais me firent quasi perdre la force que je me faisais pour me tenir de rire. Ses atours très recherchés étaient tous d’une mode qui devait être vieille vingt ans avant ce temps-là. J’ai vu avec frayeur les traces de l’hideuse vieillesse sur une figure qui cependant avant que le temps l’eût flétrie avait dû faire des amants. Ce qui me tenait comme hors de moi-même était l’effronterie enfantine par laquelle ce refus du temps mettait en jeu ses prétendus appas.

Balletti qui craignait que mon étonnement la choquât, lui dit que ce qui me ravissait c’était que le temps n’eût pas eu la force de diminuer la beauté de la fraise qui brillait sur sa poitrine. C’était une envie qui ressemblait à une fraise. Cette fraise, dit la matrone en souriant, est celle qui m’a donné son nom. Je suis encore, et je serai toujours la Fragoletta. À ce nom j’ai frémi.

J’avais devant moi le fatal simulacre73 cause de mon existence. [133v] Je voyais l’objet qui par ses prestiges avait séduit mon père trente ans avant ce temps-là, objet sans lequel il n’aurait jamais déserté la maison paternelle, et ne serait jamais allé m’engendrer dans une Vénitienne. Je n’ai jamais été de l’avis de l’ancien qui a dit que nemo vitam vellet si daretur scientibus [personne ne voudrait de la vie, si nous la recevions en connaissance de cause]74.

Me voyant distrait elle demanda poliment à Balletti mon nom, et la voyant surprise quand elle entendit Casanova :

— Oui madame, lui dis-je, et mon père qui s’appelait Gaetan était de Parme.

— Qu’entends-je ? Que vois-je ? J’adorais votre père. Injustement jaloux il m’a abandonnée. Sans cela vous auriez été mon fils. Laissez que je vous embrasse en mère.

Je m’y attendais. De peur qu’elle tombe j’y suis allé au-devant, me livrant à son tendre souvenir. Toujours comédienne, elle mit un mouchoir à ses yeux faisant semblant d’essuyer ses larmes, me disant que je ne devais pas douter de ce qu’elle m’avait dit malgré qu’elle n’eût pas l’apparence d’être si vieille.

Elle me dit que le seul défaut de mon père était l’ingratitude et elle aura trouvé le même défaut dans le fils, puisque malgré toutes les offres obligeantesbl qu’elle me fit, je n’ai plus mis les pieds chez elle.

Étant maîtrebm d’une bourse pleine d’or je me suis déterminé à quitter Mantoue pour avoir le plaisir de revoir ma chère Thérèse, D. Lucrezia, Palo, père et fils, D. Antonio Casanova, et toutes mes anciennes connaissances ; mais mon Génie s’est opposé à mon projet. Je serais parti trois jours après si l’envie ne me fût venue d’aller à l’opéra.

Dans les deux mois que j’ai passés à Mantoue75 je peux dire d’avoir vécu en sage en conséquence de la folie que j’ai faite le premier jour. Je n’ai joué que cette seule fois, et heureusement76 ; et la santé que j’ai perduebn m’obligeant à un régime me garantit peut-être des malheurs que j’aurais eusbo si je ne me fusse uniquement occupé à la recouvrer.

a. Le mot est recouvert par une tache d’encre mais il ne semble pas avoir été biffé.

b. Date donnée dans la marge gauche.

c. Mais biffé.

d. Mais biffé.

e. Avec biffé.

f. Orth. scié.

g. Jouer biffé.

h. Demetrio biffé.

i. Leur dis biffé.

j. Le manuscrit porte une virgule à laquelle nous substituons un point-virgule.

k. Le mouvement biffé.

l. Quelques mots biffés, illisibles.

m. Je prie biffé.

n. Orth. Reçu.

o. Orth. mis.

p. Quelques mots biffés, illisibles.

q. Orth. faite.

r. Quelques mots biffés, illisibles.

s. M’assigna ex officio biffé.

t. Orth. porté.

u. Dîné biffé.

v. Quelques mots biffés, illisibles.

w. Mois après je suis allé biffé.

x. J’ai biffé.

y. À l’âge de vingt-deux ans biffé.

z. Seize biffé.

aa. Chez elle biffé.

ab. L’autre biffé.

ac. L’homme biffé.

ad. Je ne pouvais pas croire qu’il méritât des égards biffé.

ae. Demain biffé.

af. Orth. Petron. Nous unifions.

ag. Gouv[ernante ?] biffé.

ah. Qui n’était pas [mot illisible] biffé.

ai. Avec biffé.

aj. Mon biffé.

ak. Reto[urné ?] biffé.

al. Orth. Therpsicore.

am. Agréable biffé.

an. Quatre biffé.

ao. Dirait biffé.

ap. Le saurait biffé.

aq. Croire cela [?].

ar. De cette après biffé.

as. Passait en biffé.

at. Était biffé.

au. Répartit biffé.

av. Et il biffé.

aw. L’autre biffé.

ax. Accepta [corrigé en accepté par surcharge] la gageure ; et.

ay. J’ai parié biffé.

az. Dut se battre, et il mourut de la blessure biffé.

ba. L’agitation biffé.

bb. ; mais biffé.

bc. Mais biffé.

bd. Orth. ordonnée.

be. Elle croyait de faire du tort à son respectable camarade couchant avec moi.

bf. Fort biffé.

bg. Et la laissant faire, je fait biffé.

bh. Vincent biffé.

bi. Orth. perdu.

bj. Orth. occupé.

bk. Orth. mangés.

bl. Orth. tous les offres obligeans.

bm. De presque mille sequins biffé.

bn. Orth. perdu.

bo. Orth. eu.

[136r] CHAPITRE X

Je vais à Césène pour m’emparer d’un trésor

a. 1748a

À l’opéra je me suis vu abordé par un jeune homme qui de but en blanc me dit que j’avais tort, étant étranger, de n’être pas allé voir le cabinet d’histoire naturelle de son père Antonio de Capitani commissaire, et président au canon1. Je lui réponds que s’il aura la bonté de venir me prendre à l’auberge de S. Marc je réparerais ma faute, et je finirais d’avoir tort. Dans ce commissaire du canon j’ai trouvé un original des plus bizarres. Les raretés de son cabinet consistaient dans la généalogie de sa famille, dans des livres de magie, dans des reliques de saints, dans des monnaies antédiluviennesb, dans un modèle de l’arche de Noé, dans plusieurs médailles dont une était de Sésostris2, et une autre de Sémiramis3, et dans un vieux couteau d’une forme baroque tout rongé par la rouille. Ce qu’il tenait sous clef était l’attirail de la franc-maçonnerie.

— Dites-moi, lui dis-je, ce qu’il y a de commun entre l’histoire naturelle, et ce cabinet, car je ne vois rien de ce qui regarde les trois règnes4.

— Vous ne voyez donc pas le règne antédiluvien, celui de Sésostris, et l’autre de Sémiramis ?

À cette réponse je l’embrasse, et pour lors il déploie son érudition sur tout ce qu’il avait, finissant par me dire que le couteau rouillé était celui avec lequel S.t Pierre avait coupé l’oreille à Malck5.

— Vous possédez ce couteau, et vous n’êtes pas richissime ?

— Comment pourrais-je être riche moyennant ce couteau ?

— De deux façons. La première, vous mettant en possession [136v] de tous les trésors qui se trouvent cachés dans les terres qui appartiennent à l’église.

— C’est naturel, car S.t Pierre en a les clefs.

— Dieu soit loué. La seconde, le vendant au pape même, si vous avez les chirographes6 qui en attestent l’authenticité.

— Vous voulez dire la pancarte7. Sans cela je ne l’aurais pas acheté.c J’ai tout cela.

— Tant mieux. Le pape pour avoir ce couteau ferait, j’en suis sûr, votre fils cardinal ; maisd il voudrait avoir aussi la gainee.

— Je ne l’ai pas ; mais elle n’est pas nécessaire. En tout cas j’en ferai faire une.

— Il faut avoir celle dans laquellef S. Pierre mit lui-même le couteau quand Dieu lui a dit mitte gladium tuum in vaginam [remets ton glaive au fourreau]8. Elle existe : et elle est entre les mains de quelqu’un qui pourra vous la vendre à bon marché à moins que vous ne veuillez lui vendre le couteau, car la gaine sans le couteau ne lui sert à rien, comme le couteau à vous sans le fourreau.

— Combien me coûterait cette gaine ?

— Mille sequins9.

— Et combien me donnerait-il si je voulais lui vendre le couteau ?

— Mille sequins aussi.

Le commissaire alors tout étonné regarde son fils, et lui demande s’il aurait jamais cru qu’on lui offrirait mille sequins de ce vieux couteau. Disant cela il ouvre un tiroir, et ilg déploie une paperasse écrite en hébreu où il y avait le dessin du couteau. Je fais semblant d’admirer, et je le conseille d’acheter le fourreau.

— Il n’est nécessaire, me dit-il, ni que j’achète la gaine, ni que votre ami achète le couteau. Nous pouvons déterrer les trésors de moitié.

— Point du tout. Le magistère10 exige, que le propriétaire du couteau in vaginam soit un seul. Si le pape l’avait, il pourrait, par une opération magique que je connais, couper une [137r] oreille à tout roi chrétien qui voudrait empiéter sur les droits de l’église.

— C’est curieux. Effectivement l’évangile dit que S.t Pierre coupa une oreille à quelqu’un.

— À un roi.

— Oh ! pas à un roi.

— À un roi, vous dis-je. Informez-vous, si Malck, ou Melck ne veut pas dire roi11.

— Et si je me déterminais à vendre mon couteau, qui me donnerait les mille sequins ?

— Moi. Cinq cents demain argent comptant, et les autres cinq cents dans une lettre de change payable à un mois de date.

— Ça s’appelle parler. Faites-moi l’honneur de venir demain manger avec nous un plat de macaroni, et nous parlerons sous le plus grand secret d’une grande affaire.

J’ai accepté l’invitation ; et j’y fus. La première chose qu’il me dit fut qu’il savait où il y avait un trésor dans l’état du pape, et que cela étant il se déterminerait à acheter le fourreau. Étant sûr qu’il ne me prendrait pas au mot, j’ai tiré de ma poche une bourse, où je lui ai fait voir cinq cents sequins ; mais il me répondit que le trésor valait des millions. Nous nous mîmes à table.

— Vous ne serez pas servi, me dit-il, en vaisselle d’argent ; mais en plats de Raffael12.

— Monsieur le commissaire, vous êtes un seigneur magnifique. Un sot croirait que c’est de la vilaine faïence.

Un homme très à son aise, me dit-il après dîner, domicilié dans l’état du pape, et maître de la maison de campagne où il habite avec toute sa famille, est sûr d’avoir un trésor dans sa cave. Il a écrit à mon fils qu’il serait prêt à faire toutes les dépenses nécessaires pour s’en mettre en possession s’il pouvait lui trouver un habile magicien capable de le déterrer.

Le fils alors tire de sa poche une lettre, dont il me lit [137v] quelques articles, me demandant excuse, si ayant promis le secret, il ne me donnait pas à lire toute la lettre ; mais j’avais déjà vu, sans qu’il s’en aperçût, Césène, qui était le nom de la ville d’où elle avait été écrite.

— Il s’agit donc, reprit le commissaire au canon, de me faire acheter à crédit le fourreau, car je n’ai pas d’argent comptant. Vous ne risqueriez rien endossant mes lettres de change, car j’ai du bien ; et si vous connaissez le magicien, vous pourriez être de moitié avec lui.

— Le magicien est tout prêt. C’est moi ; mais, si vous ne commencez pas par me compter cinq cents sequins, nous ne ferons rien.

— Je n’ai pas d’argent.

— Vendez-moi donc le couteau.

— Non.

— Vous avez tort, car actuellement que je l’ai vu, je suis le maître de vous l’enlever. Je suis cependant assez honnête homme pour ne pas vouloir vous jouer ce tour.

— Vous êtes le maître de m’enlever mon couteau ? Je voudrais en être convaincu, car je n’en crois rien.

— Fort bien. Demain vous ne l’aurez plus ; mais n’espérez pas que je vous le rende. Un esprit élémentaire que j’ai à mes ordres me le portera à minuit dans ma chambre, et le même esprit me dira où est le trésor.

— Faites qu’il vous le dise ; et par là vous me convaincrez.

J’ai alors demandé plume, et encre ; j’ai interrogé à leur présence mon oracle, et je lui ai fait répondre qu’il était à côté du Rubicon ; mais hors de la ville. Ils ne savaient pas ce que c’était Rubicon : je leur ai dit que c’était un torrent jadis fleuve : ils cherchèrent un dictionnaire, et trouvant qu’il était à Césène13, je les ai vus ébahis. Je les ai alors laissés libres pour leur donner le temps de mal raisonner. L’envie m’était venue, non pas de voler cinq cents sequins à ces pauvres sots ; mais d’aller avec le jeune homme le déterrer à ses [138r] frais chez l’autre sot à Césène qui croyait l’avoir dans sa cave. Il me tardait de jouer le rôle de magicien.

À cette fin sortant de la maison de ce bon homme, je suis allé à la bibliothèque publique, où à l’aide d’un dictionnaire j’ai écrit cette érudition14 bouffonne : « Le trésor est dix-sept toises, et demie15 sous terre depuis six siècles. Sa valeur monte à deux millions de sequins16 ; et la matière est enfermée dans une caisse, qui est la même que Godefroid de Bouillon enleva à Mathilde comtesse de Toscane l’an 1081, quand il voulut aider l’empereur Henri IV à gagner la bataille contre cette princesse17. Il enterra la caisse là où elle est actuellement avant d’aller assiéger Rome. Grégoire VII, qui était grand magicien, ayant su où la caisse était enterrée, s’était déterminé d’aller la recouvrer en personne ; mais la mort traversa18 son projet. Après la mort de la comtesse Mathilde l’an 1116, le Génie qui préside aux trésors cachés donna à celui-ci sept gardiens19. Dans une nuit de pleine-lune un philosophe savant pourra le faire élever sur la superficie de la terre se tenant dans le cercle maxime20. »

Le lendemain, comme je m’y attendais, je vois dans ma chambre le père, et le fils. Je leur donne l’histoire du trésor que j’avais composée, et sur le plus beau de leur étonnement je leur dis que j’étais déterminé à recouvrer le trésor, dont je leur promettais la quatrième partie21 s’ils voulaient acheter le fourreau. Faute de cela je leur répète la menace d’enlever le couteau. Le commissaire me dit qu’il se déterminera quand il verra le fourreau, et je m’engage de le lui faire voir le lendemain. Ils partirent fort contents.

[138v] J’ai passé la journée à bâtir une gaine, dont il était difficile d’en voir une plus bouffonne. J’ai fait bouillir la grosse semelle d’une botte forte, et j’y ai pratiqué une ouverture, dans laquelle le couteau devait infailliblement entrer. Puis la frottant avec du sable je lui ai donné l’air antique qu’elle devait avoir. Le commissaire resta surpris quand le lendemain je suis allé chez lui, et je lui ai fait mettre le couteau dedans. Nous dînâmes ensemble, et nous conclûmes après dîner que son fils m’accompagnerait pour me présenter au maître de la maison où était le trésor ; que je recevrais une lettre de change de mille écus romains22 tirée sur Bologne à l’ordre de son fils ; mais qu’il ne la passerait au mien que lorsque j’aurais extrait le trésor, et que le couteau dans la gaine n’entrerait entre mes mains que lorsque j’en aurais besoin pour faire la grande opération. Jusqu’à ce moment-là son fils l’aurait toujours dans sa poche.

Nous nous engageâmes à ces conditions par des écritures mutuelles, et nous fixâmes notre départ au surlendemain. Au moment deh notre départ le père donna sa bénédiction au fils, me disant en même temps qu’il était comte palatin23, et me montrant le diplôme du pape régnant. Je l’ai alors embrassé, le qualifiant de comte, et j’ai reçu la lettre de change.

Après avoir dit adieu à Marine qui était devenue la bonne amie du comte Arconati24, et à Balletti que j’étais sûr de revoir à Venise dans l’année suivante, je suis allé souper avec mon cher O-Neilan.

Le matin je me suis embarqué, et je suis allé à Ferrare, et de là à Bologne, et à Césène, où nous nous logeâmes à la poste.

Le [139r] lendemain de très bonne heure nous allâmes nous promenant chez George Francia riche paysan, maître du trésor qui demeurait à un quart de mille25 de la ville, et qui ne s’attendait pas à une si heureuse visite. Il embrassa Capitani qu’il connaissait, et me laissant avec sa famille, il est allé avec lui pour parler de l’affaire.

La première chose que j’ai observée, et que j’ai dans l’instant reconnue pour mon trésor fut la fille aînée de cet homme. J’ai vu la cadette laide, un fils benêt, la femme maîtresse, et trois ou quatre servantes.

La fille aînée qui m’a d’abord plu, et qui s’appelait Geneviève, comme presque toutes les paysannes de Césène, quand elle m’a entendu dire qu’elle devait avoir dix-huit ans, elle me dit d’un ton très sérieux qu’elle n’en avait que quatorze. La maison était en bel air26, et isolée quatre cents pas à la ronde. J’ai vu avec plaisir que j’y serais bien logé. Ce qui me fit de la peine fut une exhalaison puante qui devait infecter l’air. Je demande à la femme Francia d’où cette puanteur venait, et elle me dit que c’était l’odeur du chanvre en macération.

— Pour combien d’argent en avez-vous ?

— Pour quarante écus27.

— Les voilà. Le chanvre est à moi, et je dirai à votre mari de le porter loin d’ici.

Mon camarade m’ayant appelé, je suis descendu. Francia me fit l’hommage qu’il aurait fait à un grand magicien, malgré que je n’en eusse pas l’air.

Nous [139v] restâmes d’accord qu’il aurait un quart du trésor, un autre quart appartiendrait à Capitani, et les deux autres à moi. Je lui ai dit que j’avais besoin d’une chambre pour moi seul avec deux lits, et d’une antichambre où il y aurait un baignoir28. Capitani devait loger au côté opposé au mien, et dans ma chambre je devais avoir trois tables, deux petites, et une grande. Outre cela je lui ai ordonné de me pourvoir d’une couturière pucelle, âgée entre les quatorze, et les dix-huit ans. Cette fille devait être fidèle au secret, comme tous les gens de la maison, car si l’inquisition29 parvenait à savoir nos affaires tout serait perdu. Je lui ai dit que j’irais loger chez lui le lendemain, que je faisais deux repas par jour, et que je ne buvais autre vin que S.t Jevese30. Pour déjeuner, je portais avec moi mon chocolat. Je lui ai promis de lui payer toute la dépense qu’il ferait si je manquais mon entreprise. La dernière chose que je lui ai ordonnéei fut de faire d’abord transporter ailleurs le chanvre, et de purger dans le même jour l’air avec de la poudre à canon. Je lui ai dit de trouver un homme sûr qui allât le lendemain de bonne heure prendre tout notre bagage à l’auberge de la poste. Il devait avoir dans sa maison prêtes à mes ordresj cent bougies, et trois torches.

Nous n’avions pas encore fait cent pas que voilà Francia qui me court après pour me rendre les quarante écus que j’avais donnés à sa femme pour le chanvre. [140r] Je ne les ai pris que lorsqu’il m’assura qu’il étaitk certain de le vendre pour le même prix dans la journée même. À ces procédés cet homme conçut pour moi la plus grande vénération ; qui devint encore plus grande quand malgré Capitani je n’ai pas voulu cent sequins qu’il voulait me donner pour me payer mon voyage. Je l’ai vu enchanté quand je lui ai dit qu’à la veille de gagner un trésor on ne fait aucun cas de ces bagatelles. Le lendemain nous nous trouvâmes très bien logés, et ayant avec nous tout notre équipage.

Le dîner ayant été trop abondant, je lui ai dit de faire économie, et de me donner à souper de la bonne marée31. Après souper il vint me dire que pour ce qui regardait la vierge, il avait consultél sa femme, et que je pouvais être sûr de sa fille Javotte32.m Après lui avoir dit de revenir avec elle, je lui ain demandé quels fondements il avait pour croire de posséder un trésor dans sa maison.

— Premièrement, me répondit-il, la tradition orale de père en fils depuis huit générations. En second lieu, les grands coups qu’on frappe sous terre pendant toute la nuit. Troisièmement la porte de ma cave, qui s’ouvre, et se ferme toute seule à chaque trois ou quatre minutes, ouvrage des démons que nous voyons se promener toutes les nuits par la campagne sous la forme de flammes pyramidales.

— Si cela est, il est évident, comme deux, et deux font quatre, que vous avez chez vous un trésor. Dieu vous garde de mettre une serrure à [140v] la porte qui s’ouvre, et se ferme : vous auriez un tremblement de terre, qui formerait dans cette même enceinte un abîme ; car les esprits veulent avoir l’entrée, et la sortie libreso pour aller vaquer à leurs affaires.

— Dieu soit loué qu’un savant que mon père fit venir il y a quarante ans nous dit la même chose. Ce grand homme n’avait besoin qu’encore de trois jours pour extraire le trésor, lorsque mon père sut que les gens de l’inquisition allaient s’emparer de lui. Il le fit vite vite échapper. Dites-moi de grâce pourquoi la magie ne peut pas résister à l’inquisition.

— Parce que les moines ont à leur service un plus grand nombre de diables que nous. Je suis sûr que votre père avait déjà beaucoup dépensé avec ce savant.

— Deux mille écus33 à peu près.

— Davantage, davantage.

Je me suis fait suivre et pour faire quelque chose de magique, j’ai trempép une serviette dans l’eau, et prononçant des paroles épouvantables qui n’étaient d’aucune langue, je leur ai lavé les yeux, les tempes, et la poitrine, que Javotte ne m’aurait peut-être pas livrée, si je n’avais commencé par la velue de son père. Je les ai fait jurer sur un portefeuille que j’ai tiré de ma poche qu’ils n’avaient pas des maladies impures, et à Javotte qu’elle avait son pucelage. Comme elle rougit beaucoup me faisant ce serment, j’ai eu la cruauté de lui expliquer ce que le mot pucelage signifiait, et j’ai ressenti le plus grand plaisir quand voulant lui faire répéter le serment, elle me dit rougissant encore plus qu’elle le savait, et qu’il n’était donc pas nécessaire qu’elle jurât de nouveau. Je leur ai ordonné de me donner un baiser, et ayant senti sortir de la bouche de ma chère Javotte une insoutenable puanteur d’ail, je l’ai d’abord défendu à tous les trois. George m’assura qu’on n’en trouverait plus dans sa maison.

[141r] Javotte n’était pas une beauté complète pour ce qui regardait son minois, car elle était hâlée, et elle avait la bouche trop grande ; mais ses dents étaient belles, et la lèvre de dessous sortait de façon qu’elle paraissait être faite ainsi pour cueillir le baiser. Elle m’était devenue intéressante quand lavant sa poitrine j’ai trouvéq ses seins d’une résistance, dont je n’avais pas d’idée. Elle était aussi trop blonde, et ses mains trop charnues n’avaient pas l’air doux, mais il fallait passer par-dessus à tout cela. Mon dessein n’était pas de la rendre amoureuse, car la besogne aurait été trop longue avec une paysanne, mais obéissante, et soumise. J’ai décidé de la rendre honteuse de se montrer malicieuse, et de m’assurer par là de ne trouver la moindre opposition. Au défaut d’amour, ce qui est le principal dans les expéditions de cette espèce, c’est la soumission. On ne trouve ni grâce, ni ris, ni transports ; mais l’on est assez dédommagé par l’exercice d’un empire absolu.

Je les ai avertis que chacun d’eux soupera avec moi à son tour par ordre d’âge, et que Javotte dormira toujours dans mon antichambre, où il y aura un baignoir où je laverai mon convive une demi-heure avant qu’il se mette à table, et qu’il devra être à jeun.

J’ai donné à Francia par écrit tous les articles qu’il devait aller m’acheter à Cesena le lendemain, mais sans marchander. Une pièce de toile blanche de vingt-cinq à trente aunes de la valeur de huit à dix sequins34, du fil, des ciseaux, des aiguilles, du storax35, de la myrrhe, du soufre, de l’huile d’olive, du camphre, une rame de papier, des plumes, de l’encre, douze feuilles de parchemin, des pinceaux, une branche d’olivier bonne à faire un bâton d’un pied et demi36.

[141v] Très content du rôle de magicien que j’allais jouer, et dans lequel je ne me croyais pas si savant, je me suis mis au lit. Le lendemain, j’ai ordonné à Capitani d’aller tous les jours à Césène au grand café pour entendre ce qu’on débitait, et pouvoir m’en rendre compte. Francia avant midi arriva avec tout ce que je lui avais ordonné d’acheter. Il me dit qu’il n’avait pas marchandé ; et que le marchand qui lui avait vendu la toile ira conter qu’il était ivre puisqu’il la lui avait payée au moins six écus37 plus qu’elle ne valait. Je lui ai dit de m’envoyer sa fille, et de me laisser seul avec elle.

Je lui ai fait couper quatre morceaux de cinq pieds de long, deux de deux pieds, et un septième de deux pieds, et demi38 pour faire le capuchon du surplis39 qui m’était nécessaire à la grande conjuration40. Je lui ai ordonné de commencer à coudre s’asseyant près de mon lit. Vous dînerez ici, lui dis-je, et vous y resterez jusqu’au soir. Quand votre père arrivera vous nous laisserez ; mais vous reviendrez pour vous coucher après son départ.

Elle dîna donc près de mon lit où sa mère lui servit tout ce que je lui ai envoyé, et ne buvant que du vin de S.t Jevese. Vers le soir, à l’arrivée de son père elle disparut.

J’ai eu la patience de laver ce bon homme dans le bain, et de le tenir à table où il mangea comme un loup m’assurant que c’était pour la première fois de sa vie qu’il avait passé vingt-quatre heures sans manger. Gris du vin de S.t Jevese, il dormit jusqu’à l’apparition de sa femme qui me porta mon chocolat. Sa fille vint coudre jusqu’au soir, et elle disparut à l’arrivée de Capitani que j’ai traité comme Francia. Le lendemain vint le tour de Javotte. Je l’avais attenduer avec la plus grande impatience.

À [142r] l’heure fixée je lui ai dit d’aller se mettre dans le bain, et de m’appeler quand elle y serait parce que je devais la laver comme j’avais lavé son père et Capitani. Elle partit d’abord sans me répondre, et elle m’appela un quart d’heure après. Je suis allé d’un air doux, et sérieux me mettre au bout du baignoir. Elle était sur le côté : je lui ai dit de se mettre sur le dos, et de me regarder tandis que je prononcerais la formule pour le sacre. Elle obéit avec toute la soumission, et je lui ai fait une ablution générale dans toutes les postures. Dans le devoir où j’étais de bien jouer mon rôle j’ai plus souffert que joui, et elle dut se trouver dans mon même cas, se montrant indifférente, et dissimulant l’émotion que devait lui causer ma main qui ne finissait jamais de la laver où l’attouchement devait lui être plus sensible que partout ailleurs. Je l’ai faits sortir du bain pour l’essuyer ; et ce fut pour lors que mon zèle à m’en bien acquitter lui ordonna des postures qui manquèrent de me forcer à trahir mon rôle. Un petit soulagement que je me suis procuré dans un moment où elle ne pouvait pas me voir m’ayant calmé, je lui ai dit de s’habiller.

Étant à jeun, elle mangea d’un appétit dévorant, et le vin de S. Jevese qu’elle but comme elle aurait bu de l’eau l’enflamma tellement que je n’ai plus vu ses hâles41. Je lui ai demandé d’abord que nous fûmes seuls si ce que je l’avais obligée à faire lui avait déplu, et elle me répondit qu’au contraire je lui avais fait plaisir.

— [142v] J’espère donc, lui dis-je, que demain vous ne serez pas fâchée d’entrer dans le bain après moi, et de me faire les mêmes ablutions que je vous ai faites.

— Volontiers ; mais saurai-je faire ?

— Je vous instruirai, et pour l’avenir vous coucherez toutes les nuits dans ma chambre, car je dois me rendre sûr que dans la nuit de la grande opération je vous trouverai encore vierge.

Après cettet annonce, Javotte prit avec moi un maintien facile, elle me regardait avec assurance, elle souriait souvent, et elle n’était plus gênée. Elle alla se coucher, et n’ayant plus rien que je pusse trouver nouveau, elle n’eut besoin de combattre contre aucun sentiment de pudeur. Pour se défendre de la chaleur, elle se mit parfaitement nue, et elle s’endormit. J’en ai fait de même ; mais très repenti de m’être engagé à ne faire le grand sacrifice que dans la nuit de l’extraction du trésor. L’opération devait manquer, je le savais ; mais je savais aussi qu’elle ne manquerait pas par la raison que j’aurais manqué le pucelage.

Javotte se leva de très bonne heure, et se mit à son travail. Ayant fini le surplis, elle employa le reste de la journée à me faire une couronne de parchemin à sept pointes, sur laquelle j’ai peint des caractères effroyables.

Une heure avant souper je suis allé me mettre dans le bain, elle y entra d’abord que je lui ai dit que c’était le temps, et elle me fit les mêmes ablutions que je lui avais faites la veille avec le même zèle, et la même douceur, me donnant des marques de la plus tendre amitié. J’ai passé une heure charmante dans laquelle je n’ai respecté que le sanctuaireu. [143r] Se voyant couverte de baisers, elle crut de devoir m’en faire autant d’abord que je ne le lui défendais pas. — Je me réjouis, lui dis-je, de ce que je vois que tu ressens du plaisir. Sache, ma chère enfant, que la perfection de notre opération ne dépend que du plaisir que tu peux te procurer à ma présence sans la moindre contrainte.

À cet avertissement, elle se livra toute entière à la nature, faisant des choses incroyables pour me convaincre que le plaisir qu’elle ressentait était au-dessus de toute expression. Malgré l’abstinence du fruit défendu, nous nous sommes assez nourris pour aller nous mettre à table très contents l’un de l’autre. Ce fut elle quiv dans le moment d’aller se mettre au lit me demanda si couchant ensemble nous gâterions l’affaire. Elle vint entre mes bras toute joyeuse quand je lui ai dit que non, et nous nous en donnâmes jusqu’à ce que l’amour même eût envie de dormir. J’eus lieu d’admirer la richesse de son tempérament dans la sublimité de ses inventions.

J’ai passé une bonne partie de la nuit suivante avec Francia, et Capitani pour voir de mes propres yeux les phénomènes, dont ce paysan me parlait. Me tenant sur le balcon qui donnait sur la cour de la maison, j’ai entendu toutesw les trois ou quatre minutes le bruit de la porte qui s’ouvrait, et se fermait par elle-même, j’ai entendu les coups souterrains qui à intervalles égaux se succédaient trois ou quatre par minute. Le bruit de ces coups ressemblait à celui qu’aurait fait une grosse massue de bronze poussée dans un grand mortier du même métal. J’ai pris mes pistolets, et je suis allé avec eux me mettre près de la porte mouvante tenant une lanterne à la main. J’ai vu la porte s’ouvrir lentement, et trente secondes après se fermer avec violence. Je l’ai ouverte [143v] et fermée moi-même, et n’ayant trouvéx aucune raison physique occulte42 à ce singulier phénomène, j’ai décidé en moi-même qu’il y avait quelque friponnerie. Je ne me suis pas soucié de le dire.

Étant de nouveau allé sur le balcon, j’ai vu dans la cour des ombres qui allaient, et venaient. Ce ne pouvait être que des masses d’air humide, et épais ; et pour ce qui regardait les pyramides de flamme que je voyais planer par la campagne, c’était un phénomène que je connaissais43. Je leur ai laissé croire que c’étaient les esprits gardiens du trésor. La campagne dans toute l’Italie méridionale est remplie de feux follets que le peuple prend pour des diables. C’est de là que vient le nom de Spirito folletto [Esprit follet]44y.

a. Date donnée dans la marge gauche. 1749 selon la recherche casanoviste.

b. Orth. antidiluviennes (italien : antidiluviano).

c. Je l’ai biffé.

d. En lui donnant biffé.

e. Orth. guaine (italien : guaina).

f. Il biffé.

g. Avise [?] biffé.

h. Partir biffé.

i. Orth. ordonné.

j. Trois biffé.

k. Sûr biffé.

l. Orth. consultée.

m. Je lui ai alors dit biffé.

n. Alors biffé.

o. Orth. libre.

p. Orth. trempée.

q. Orth. trouvés.

r. Orth. attendu.

s. Orth. faite.

t. Orth. cet (annuncio est masculin en italien).

u. Une ligne et demie biffée, illisible.

v. Orth. que.

w. Orth. tous (minuto est masculin en italien).

x. Orth. trouvée.

y. Le manuscrit porte l’indication suivante pour lier les feuillets : Le fragment vient à la suite. C’était dans la nuit, etc.

[146r] Fragment du second tome de mes Mémoires

a.

1748

de mon âge

23a

C’était dans la nuit suivante que je devais faire la grande opération ; car sans cela il aurait fallu attendre la pleine-lune du mois prochain. Je devais forcer les gnomes1 à porter le trésor sur la surface du terrain, où je leurb aurais fait mes conjurations. Je savais que l’opération manquerait ; mais qu’il me serait aussi facile d’en dire les raisons : en attendant je devais bien jouer mon rôle de magicien que j’aimais à la folie. J’ai fait travailler Javotte toute la journée pour faire coudre en cercle trente feuilles de papier, sur lesquellesc j’ai peint en noir des caractères, et des figures effrayantes. Ce cercle que j’appelais maxime avait un diamètre de trois pas2. Je m’étais fait une espèce de sceptre de bois d’Olivier que George Francia m’avait procuré. Ainsi, ayant tout mon nécessaire, j’ai averti Javotte qu’à minuit sortant du cercle elle devait se trouver prête à tout. Il lui tardait de me donner cette marque d’obéissance ; mais je ne me regardais pas moins comme son débiteur.

Après avoir donc averti son père George, et Capitani de se tenir sur le balcon tant pour être prêts à mes ordres si j’appelais, comme pour empêcher que les gens de la maison ne vinssent voir ce que j’allais faire, je me défais de tout habillement profane ; je mets le grand surplis qui n’avait été touché que par les mains pures de l’innocente Javotte, puis je laisse tomber épars mes longs cheveux, je mets sur ma tête la couronne à sept pointes, sur mes épaules le cercle maxime, et empoignant d’une main [146v] le sceptre, et de l’autre le même couteau avec lequel S.t Pierre coupa jadis une oreille à Malck, je descends dans la cour, et après avoir étendu par terre mon cercle, et en avoir fait trois fois le tour, j’y saute dedans.

Après m’y être tenu accroupi deux ou trois minutes, je me lève me tenant immobile à regarder un noir, et gros nuage qui se levait à l’horizon de l’occident, tandis que le tonnerre grondait du même côté avec force. Que j’aurais été admirable si j’avais osé le prédire ! Les éclairs augmentaient à mesure que le nuage s’élevait pour ne laisser derrière lui sous la voûte du ciel aucune lueur : celle des éclairs suffisait à rendre l’affreuse nuit plus claire que le jour.

Cela étant fort naturel, je n’avais la moindre raison d’en être surpris ; mais malgré cela un commencement de frayeur me faisait désirer d’être dans ma chambre, et j’ai commencé à frissonner quand j’ai entendu, et vu les foudres qui se succédaient avec la plus grande rapidité. Leurs sillons, dont je me voyais entouré, me glaçaient le sang. Dans l’épouvante qui m’accablait, je me suis persuadé que si les foudres que je voyais ne venaient pas m’écraser, c’était parce qu’elles ne pouvaient pas entrer dans le cercle. Par cette raison je n’osais pas en sortir pour aller me sauver. Sans cette fausse croyance, qui cependant dérivait de la peur, je n’y serais pas resté une minute, et ma fuite aurait convaincu Capitani, et Francia que bien loin d’être magicien, je n’étais qu’un franc poltron. La violence du vent, les [147r] sifflements affreux, la frayeur jointe au froid me faisaient trembler comme une feuille. Mon système que je croyais à l’épreuve de tout s’était en allé. J’ai reconnu un Dieu vengeur qui m’avait attendu là pour me punir de toutes mes scélératesses, et pour mettre ainsi fin à mon incrédulité par la mort. Ce qui me rendait convaincu de l’inutilité de mon repentir c’était que je me trouvais devenu positivement immobile.

Mais voilà la pluie qui commence, je n’entends plus les foudres, je ne vois plus d’éclairs, et je sens renaître mon ancien courage. Mais quelle pluie ! C’était un torrent dans l’air qui tombait du ciel, et qui aurait tout inondé s’il avait duré plus qu’un quart d’heure. À la fin de cette pluie il n’y eut plus ni vent ni obscurité. Le ciel sans le moindre nuage me laissait voir au milieu la Lune plus belle que jamais. J’ai ramassé le cercle, et après avoir ordonné aux deux amis d’aller se coucher sans me parler, je suis entré dans ma chambre, où dans un seul coup d’œil j’ai vu Javotte si jolie qu’elle me fit peur. J’ai laissé qu’elle m’essuie sans la regarder, et d’un ton pitoyable je lui ai dit d’aller se mettre dans son lit. Elle me dit le lendemain que me voyant tremblant, malgré la chaleur de la saison, je lui ai fait peur.

Après un somme de huit heures je me suis trouvé dégoûté de cette comédie. À l’apparition de Javotte devant moi je me suis étonné qu’elle me parût une autre. Elle ne me paraissait plus d’un sexe différent du mien, puisque je ne trouvais plus le mien différent du sien. Une puissante idée superstitieuse me fit croire dans ce moment-là que l’état d’innocence de cette fille était protégé, et [147v] que je me trouverais frappé de mort si j’osais l’attaquer. Je ne voyais dans ma résolution que son père Francia moins trompé, et elle moins malheureuse à moins qu’il ne lui arrivât ce qui était arrivé à la pauvre Lucie de Paséan.

D’abord que Javotte devint à mes yeux un objet de sainte horreur je me suis déterminé à partir sur l’heure. Ce qui rendit ma résolution irrévocable fut une crainte panique3 mais très raisonnable. Quelques paysans pouvaient m’avoir vu dans le cercle, et se trouvant convaincus que l’orage avait été un effet de mon opération magique, ils pouvaient aller m’accuser à l’inquisition, qui sans perte de temps s’emparerait de ma personne. Frappé de la possibilité de cet incident qui m’aurait perdu, j’ai fait venir dans ma chambre Francia, et Capitani ; et je leur ai dit en présence de Javotte que je devais différer l’opération en force d’un concordat4 que j’avais conclu avec les sept Gnomes qui gardaient le trésor, dont ils m’avaient rendu tout le compte que je pouvais désirer. Je l’ai laissé par écrit à Francia conçu en ces termes ; égal à celui que j’avais donné à Capitani à Mantoue :

« Le trésor qui gît ici à dix-sept toises et demie sous terre, y est depuis six siècles. Il consiste en diamants, en rubis, et en émeraudes, et en cent mille livres de poudre d’or. Tout ceci se trouve dans une seule caisse qui est la même que Godefroid de Bouillon enleva à Mathilde comtesse de Toscane l’an 1081, lorsqu’il voulut aider l’empereur Henri IV à gagner la bataille contre cette princesse. Il enterra la caisse là où elle est à présent avant d’aller assiéger Rome. Grégoire VII qui était grand magicien ayant su où la caisse était enterrée, il s’était déterminé d’aller la [148r] recouvrer en personne ; mais il mourut avant qu’il pût exécuter son projet. L’an 1116, la comtesse Mathilde à peine morte, le Génie gnome qui préside aux trésors cachés donna à celui-ci sept gardiens. »

Après lui avoir donné cet écrit je lui ai fait jurer de m’attendre, ou ne croire qu’à celui qui lui rendrait un compte du trésor égal à celui que je lui laissais. J’ai fait brûler la couronne, et le cercle, lui ordonnant de conserver le reste jusqu’à mon retour, et j’ai envoyé sur-le-champ Capitani à Cesena attendre à l’auberge de la poste l’homme que Francia enverrait lui remettre tout notre équipage.

Voyant Javotte inconsolable, je l’ai prise à part l’assurant qu’elle me reverrait en peu de temps. Ce fut par une délicatesse de conscience que je me suis cru obligé de lui dire que son innocence n’étant plus nécessaire à l’extraction du trésor, elle restait libre, et maîtresse de se marier si l’occasion se présentait.

Je suis allé à pied à Cesena, et à l’auberge où j’ai trouvé Capitani disposé à retourner à Mantoue après avoir été à la foire de Lugo5. Il me dit versant des larmes que son père serait au désespoir quand il le verrait retourner sans le couteau de S. Pierre. Je le lui ai offert et la gaine aussi s’il voulait l’acheter pour les 500 écus romains6 que portait la lettre de change qu’il m’avait donnéed, et trouvant ce marché très avantageux il y consentit sur-le-champ, et je lui ai rendu la lettre. Je lui ai fait signer un écrit par lequel il s’engageait à me rendre ma gaine d’abord que je lui remettrais la même somme de 500 écus romains.

[148v] Je ne savais que faire de cette gaine, et je n’avais pas besoin d’argent ; mais il me semblait la lui donnant pour rien de me déshonorer, et de lui donner un indice que je n’en faisais aucun cas. Le hasard fit que nous ne nous sommes revus que longtemps après, et quand je ne me trouvais pas en état de lui donner les 250 sequins7. Ainsi par l’événement8 ma folie me fit gagner cette somme sans que Capitani s’avisât de se plaindre, ou de croire que je l’eusse trompé puisque possédant la gaine il se croyait maître de tous les trésors qui pouvaient se trouver cachés dans tous les états du pape.

Capitani partit le lendemain, et j’allais à mon tour partir pour Naples sans perdre le moindre temps s’il ne m’était d’abord arrivé ce qui me fit différer l’exécution de mon projet.

L’hôte mit entre mes mains un papier imprimé qui annonçait au public quatre représentations de la Didone de Metastasio9 sur le théâtre Spada10. Je lis le nom des actrices, et des acteurs, et voyant qu’aucun ne m’était connu je me détermine à rester pour voir la première représentation, et partir le lendemain au point du jour prenant la poste. Une petite peur de l’inquisition ne laissait pas de me presser ; et il me semblait déjà d’avoir des mouches11 à mes trousses.

Je vais avant que l’opéra commence dans la salle où je vois les actrices qui s’habillaient, et je trouve la première assez revenante. Elle était bolognaise, et on l’appelait Narici12. Après lui avoir fait la révérence, [149r] je lui demande, si elle était sa maîtresse : elle me répond qu’elle n’était engagée qu’avec les entrepreneurs Rocco, et Argenti. Je lui demande si elle a un amant, elle me dit que non ; je m’offre par ton13 ; elle me met en ridicule, et elle m’invite à prendre pour deux sequins14 quatre billets pour les quatre représentations. Je lui donne deux sequins, je prends les quatre billets, et je les donne à la fille qui la peignait, qui était plus jolie qu’elle. Après cela je m’en vais, elle me rappelle, et je ne m’en soucie pas. Je vais à la porte ; je prends un billet de parterre, et je vais m’asseoir.

Après le premier ballet, ayant trouvé tout mauvais je pense de m’en aller, lorsque je vois dans la grande loge à mon grand étonnement le Vénitien Manzoni avec Juliette La Cavamacchie, dont le lecteur peut se souvenir15. Me voyant inobservé, je demande à mon voisin qui était cette belle dame qui brillait plus que ses diamants. Il me répond que c’était madame Querini, dame vénitienne que le général comte Bonifazio Spada maître du théâtre, que je voyais près d’elle, avait conduitee de Bologne, et de Fayence16 sa patrie. Charmé de savoir que M. Querini l’ait enfin épousée, je ne pense pas à l’approcher. J’aurais dû lui donner le titre d’excellence, je ne voulais pas être connu ; et encore je pouvais être mal reçu. Le lecteur peut se souvenir de nos griefs quand elle avait voulu que je l’habillasse en abbé.

Mais dans le moment même que je m’en allais, elle me voit, et elle m’appelle de l’éventail. Je l’approche, et lui dis tout bas que ne voulant pas être connu je m’appelais Farussi17. M. Manzoni me dit aussi tout bas que je parlais à madame Querini. Je lui réponds que je le savais par une lettre que j’avais reçuef de Venise.

[149v] Juliette, qui m’entend, me fait sur-le-champ baron, et elle me présente au comte de Spada. Ce seigneur me prie d’entrer dans sa loge, et après m’avoir demandé d’où je venais, où j’allais, il m’invite à souper.

Il y avait dix ans qu’il avait été ami de Juliette à Vienne, lorsque l’Auguste Marie-Thérèse, voyant la mauvaise influence de ses charmes, l’avait fait mettre dehors. Elle avait alors renouvelé connaissance avec lui à Venise, où elle l’avait engagé à la conduire se promener à Bologne ; M. Manzoni son ancien guerluchon18, qui me conta tout cela, l’accompagnait pour pouvoir rendre témoignage à M. Querini de sa bonne conduite. À Venise elle voulait que tout le monde crût qu’il l’avait épousée secrètement ; mais à cinquante lieues19 de la patrie elle ne se croyait pas obligée au secret. Le général l’avait déjà annoncée comme madame Querini Papozze à toute la noblesse de Césène. M. Querini d’ailleurs aurait eu tort d’être jaloux du Général, car c’était une ancienne connaissance. Les femmes prétendent que tout amant dernier en date qui se déclare jaloux d’une ancienne connaissance doit être bête au possible. Juliette m’avait vite vite appelé craignant mon indiscrétion ; mais voyant que je devais également craindre la sienne, elle se trouvait rassurée. J’ai d’abord commencég à la traiter avec tous les égards dus à sa qualité.

J’ai trouvé chez le Général grande compagnie, et des femmes assez jolies. Je cherche en vain Juliette : M. Manzoni me dit qu’elle était à la table de Pharaon où elle perdait son argent. Je m’y achemine, et je la vois assise à la gauche du banquier, qui me voyant pâlit. C’était le prétendu comte Celi. Il me présente d’abord un livret20 que je refuse avec politesse, acceptant en même temps l’offre de Juliette d’être de moitié avec elle.

[150r] Elle avait devant elle cinquante sequins, je lui en donne encore cinquante, et je me mets à son côté. À la fin de la taille elle me demande si je connaissais le banquier ; et je m’aperçois qu’il l’avait entendue : je lui réponds que non ; et la dame qui était assise à ma gauche me dit que c’était le comte Alfani. Une demi-heure après, madame Querini qui perdait avait un sept et le va de dix sequins21 ; il était décisif. Je me lève, et je fixe des yeux les mains du banquier ; mais c’est égal : il file22, et madame perd sa carte. Dans ce moment le Général vient la prendre pour aller souper, et elleh quitte laissant là le reste de son or. Au dessert, elle retourne au jeu, et elle perd tout.

Les jolies historiettes avec lesquelles j’ai animé ce souper me gagnèrent l’amitié de toute la compagnie ; mais principalement du Général, qui m’ayant entendu lui dire que je n’allais à Naples que pour satisfaire à un caprice amoureux, me conjura de passer un mois avec lui, lui sacrifiant ce caprice ; mais en vain, car ayant le cœur vide, il me tardait de me voir vis-à-vis de Thérèse, et de D. Lucrezia,i dont depuis cinq ans je ne pouvais me rappeler les charmantes figures que confusément. J’ai cependant consenti à rester à Césène pour lui faire ma cour tous les quatre jours qu’il avait décidé d’y rester.

Le lendemain, dans le moment qu’on me peignait, je vois le capon Alfani. Je le reçois en souriant, et lui disant que je l’attendais. Il ne me répond rien parce qu’il y avait là le perruquier ; mais, à peine parti, il me demande quelles raisons je pouvais avoir pour l’attendre.

— Mes raisons étaient des probabilités que vous entendrez en détail après que vous m’aurez renduj dans ce même moment cent sequins.

— En [150v] voilà cinquante. Vous ne pouvez pas en exiger davantage.

— Je les prends à compte23 ; mais vous avertissant par sentiment d’humanité de ne pas vous présenter ce soir chez le Général, car vous n’y serez pas reçu ; et ce sera à moi qu’on aura cette obligation.

— J’espère qu’avant de faire cette mauvaise action vous y penserez.

— J’y ai déjà pensé. Vite ; allez-vous-en.

Ce qui peut aussi l’avoir fait partir fut une visite du premier castrat de l’opéra, qui vint me prier à dîner chez la Narici. Cette invitation m’ayant fait rire, j’ai accepté. Il s’appelait Nicolas Peretti, il prétendait descendre d’un fils naturel de Sixte-Quint24. Nous parlerons de ce bouffon que j’ai trouvé à Londres quinze ans après cette époque25 quand nous en serons là.

Arrivant chez la Narici pour y dîner, je vois le comte Alfani, qui certainement ne s’attendait pas à m’y voir. Il me pria d’abord d’écouter un mot à l’écart.

— Si je vous donne encore cinquante sequins, me dit-il, vous ne pouvez, en qualité d’honnête homme les prendre que pour les remettre à Mad. Querini, et vous ne pouvez les lui remettre qu’en lui disant que vous m’avez obligé à vous les rendre. Vous en voyez les conséquences.

— Je les lui remettrai quand vous ne serez plus ici ; et en attendant je serai discret ; mais prenez garde à ne pas corriger la fortune à ma présence, car je vous jouerai un mauvais tour.

— Doublez ma banque ; et vous serez de moitié.

Cette proposition m’a fait rire. Il m’a donné les cinquante sequins, et je lui ai promis de me taire.

La [151r] compagnie chez la Narici fut nombreuse en jeunes gens, qui après dîner perdirent tous leur argent. Je n’ai pas joué. Elle ne m’avait invité que me croyant de la trempe des autres. Me tenant spectateur, j’ai vu combien Mahomet fut sage défendant dans son Coran les jeux de hasard26.

Après l’opéra, il fit la banque, et j’ai joué, et perdu deux cents sequins ; mais ne pouvant me plaindre que de la fortune. Madame Querini gagna. Le lendemain avant souper je l’ai presque débanqué27 ; et après souper je suis allé me coucher.

Le lendemain matin, qui était le dernier jour, j’ai su chez le Général que son adjudant lui avait jeté les cartes au nez, et qu’il devait aller vers midi lui parler quelque part pour recevoir, ou pour lui donner un coup d’épée. Je suis allé dans sa chambre pour lui offrir ma compagnie, l’assurant en même temps qu’il n’y aurait pas de sang répandu. Il m’a remercié ; et étant venu dîner il me dit en riant que j’avais deviné. Le comte Alfani était parti pour Rome. J’ai promis à la belle compagnie que je leur ferais une banque moi-même. Mais voilà ce que Mad. Querini m’a répondu quand, la prenant tête à tête, j’ai voulu lui donner les cinquante sequins qu’en conscience je lui devais ; après lui avoir dit de quelle façon j’avais forcé le fripon à me les rendre. — Moyennant cette fable, me dit-elle, vous voulez me faire présent de cinquante sequins ; mais sachez que je [151v] n’ai pas besoin de votre argent, et que d’ailleurs je ne suis pas assez bête pour me laisser voler.

La philosophie défend au sage de se repentir d’avoir fait une bonne action ; mais il lui est permis d’en être fâché, lorsqu’une méchante interprétation lui donne une vilaine apparence.

Après l’opérak dont on donna la dernière représentation j’ai taillé chez le général, comme je l’avais promis, et j’ai perdu peu de chose ; mais on m’a aimé. Cela est plus doux que gagner, quand le besoin ne met pas le joueur dans le cas de se tenir à l’affût d’argent. Le comte Spada m’invita à aller avec lui à Brisighella28 ; mais en vain, car il me tardait d’aller à Naples. Je lui ai promis de lui faire ma cour encore le lendemain à dîner.

Le lendemain à la pointe du jour, je me réveille à un tapage extraordinaire qu’on faisait dans la salle, et presqu’à la porte de ma chambre. Une minute après, j’entends le bruit dans la chambre contiguë à la mienne. Je sors du lit, et j’ouvre vite ma porte pour voir ce que c’était. Je vois une bande de sbires à la porte ouverte de la chambre, et je vois dans la chambre un homme de bonne mine au lit sur son séant qui criait en latin contre cette canaille-là, et contre l’hôte, qui était là, et qui avait osé leur ouvrir sa porte. Je demande à l’hôte de quoi il s’agissait.

— Ce monsieur, me répond-il, qui apparemment ne parle que latin, est couché avec une fille, et les archers29 de l’évêque sont venus pour savoir si c’est sa femme : c’est tout simple. Si elle l’est, il n’a qu’à les convaincre par quelque certificat, et tout sera dit : mais, si elle ne l’est pas, il faut bien qu’il se contente d’aller en prison avec la fille ; mais cela ne lui arrivera pas car je m’engage d’accommoder l’affaire à l’amiable moyennant [152r] deux ou trois sequins. Je parlerai à leur chef, et tous ces gens-là s’en iront. Si vous parlez latin, entrez, et faites-lui entendre raison.

— Qui a forcé la porte de la chambre ?

— On ne l’a pas forcée : c’est moi qui l’a ouverte : c’est mon devoir.

— C’est un devoir de voleur de grand chemin.

Surpris de cette infamie, je ne peux pas m’abstenir de m’en mêler. J’entre, et je conte à l’homme en bonnet de nuit toutes les circonstances de cette tracasserie. Il me répond, en riant, que premièrement on ne pouvait pas savoir que la personne qui couchait avec lui était une fille, car on ne l’avait vue qu’habillée en homme, et qu’en second lieu il croyait que personne au monde n’avait le droitl mde l’obliger à rendre compte si c’était sa femme ou sa maîtresse supposant que l’être qui couchait avec lui fût effectivement une femme. D’ailleurs, me dit-il, je suis déterminé à ne pas débourser un seul paul30 pour finir cette affaire, et à ne sortir du lit que lorsqu’on aura fermé ma porte. D’abord que je me serai habillé, je vous ferai voir un joli dénouement de cette pièce. Je chasserai tous ces marauds à coups de sabre.

Je vois alors dans un coin de la chambre un sabre et un habit hongrois qui avait l’apparence d’uniforme. Je lui demande s’il était officier, et il me répond qu’il avait écrit son nom, et sa qualité sur le livre de consigne de l’hôte. Tout étonné de l’extravagance de ce fait, j’interroge l’hôte qui me répond que c’était vrai ; mais que cela n’empêchait pas que le for ecclésiastique31 n’eût le droit de surveiller tout scandale. L’affront, que vous venez de faire, lui dis-je, à cet officier, vous coûtera cher. À cette menace, ils me rirent au nez.

Très piqué de me voir ainsin bafoué par cette canaille [152v] je demande à l’officier s’il avait le courage de me confier son passeport ; il me dit qu’en ayant deux, il pouvait fort bien m’en confier un, et disant cela il le tire d’un portefeuille, et me le donne à lire. Il était du cardinal Albani. Je vois le nom de l’officier, et sa qualité de capitaine dans un régiment hongrois de l’impératrice reine. Il me dit qu’il venait de Rome, et qu’il allait à Parme pour remettre à M. Dutillot premier ministre de l’infant duc de Parme32 un paquet que lui avait confié le cardinal Albani Alexandre33.

Dans le moment un homme entre dans la chambre me priant de dire en latin à ce monsieur qu’il voulait partir dans l’instant, qu’il n’avait pas le temps d’attendre : qu’il n’avait donc qu’à s’accommoder bien vite avec les archers, ou le payer. C’était le voiturier.

Voyant alors le complot évident, j’ai prié l’officier de m’abandonner toute cette affaire, l’assurant que je l’en tirerais avec honneur. Il me dit de faire tout ce que je voulais. J’ai dit au voiturier qu’il n’avait qu’à monter la malle de monsieur, et qu’il recevrait son argent. Il monta la malle, et il reçut huit sequins34 de mes mains, dont il fit quittance à l’officier qui ne parlait qu’allemand, hongrois, et latin. Le voiturier partit d’abord ; et les sbires aussi tous consternés, excepté deux, qui restèrent dans la salle.

J’ai alors conseillé l’officier de ne pas sortir de son lit jusqu’à mon retour. Je lui ai dit que j’allais parler à l’évêque pour lui faireo savoir qu’il lui devait une très ample satisfaction, et il n’en douta pas quand je lui ai dit que le général Spada était à Cesena : il me répondit qu’il le connaissait, et que s’il avait su qu’il était là il aurait brûlé la cervelle à l’hôte, qui avait ouvert aux sbires la porte de sa chambre.

[153r] Je me suis vite habillé en redingote, et sans défaire mes papillotes je suis allé à l’évêché, et faisant tapage je me suis fait conduire à la chambre de l’évêque. Un laquais me dit qu’il était encore au lit ; mais n’ayant pas le temps d’attendre, j’entre, et je conte au prélat toute l’histoire m’écriant sur l’iniquité d’un pareil procédé, et frondant35 une police qui violait le droit des nations.

Il ne me répond pas. Il appelle, et il ordonne qu’on me conduise à la chambre du chancelier.

Jep répète à celui-ci le fait, lui parlant hors des dents36, et me servant d’un style fait pour irriter, et non pas pour obtenir des grâces. Je menace ; je dis que si j’étais l’officier, j’exigerais une satisfaction éclatante. Le prêtre sourit, et après m’avoir demandé si j’avais la fièvre chaude37 il me dit d’aller parler au chef des sbires.

Enchanté de l’avoir aigri, et d’avoir réduit l’affaire au point que la seule autorité du Général Spada pouvait, et devait la finir toute à l’honneur de l’officier insulté, et à la confusion de l’évêque, je vais chez le Général. On me dit qu’il n’était visible qu’à huit heures, et je retourne à l’auberge.

Le feu avec lequel j’avais pris cette affaire paraissait venir de l’honnêteté de mon âme qui ne pouvait pas souffrir qu’on traitât ainsi un étranger ; mais ce qui me rendait ardent était un motif beaucoup plus fort. Je m’imaginais fort aimable la fille qui était couchée près de lui ; il me tardait de voir sa figure. La honte ne lui avait jamais permis de [153v] mettre sa tête dehors. Elle m’avait entendu, et j’étais sûr de lui avoir plu.

La porte de la chambre étant toujours ouverte, j’entre, et je rends compte à l’officier de tout ce que j’avais fait, l’assurant que dans la journée même il sera le maître de partir aux dépens de l’évêque, après avoir reçu une pleine satisfaction que le Général lui ferait donner. Je lui dis que je ne pouvais le voir qu’à huit heures. Il me témoigne sa reconnaissance : il me dit qu’il ne partira que le lendemain, et il me compte les huit sequins que j’avais donnésq au voiturier. Je lui demande de quel pays était son compagnon de voyage, et il me dit qu’il était français, et qu’il n’entendait autre langue que la sienne.

— Vous parlez donc français ?

— Pas un mot.

— C’est plaisant. Vous ne parlez donc jamais ensemble que par gestes ?

— Précisément.

— Je vous plains. Puis-je espérer de déjeuner avec vous ?

— Demandez-lui si cela lui ferait plaisir.

Je lui adresse alors ma prière, et je vois sortir de dessous la couverture une tête échevelée riante, fraîche, et séduisante qui ne me laisse pas douter de son sexe, malgré que sa coiffure fût d’homme.

Enchanté par cette belle apparition, je lui dis quer m’étant intéressé pour elle sans la voir,s sa vue ne pouvait qu’avoir augmenté l’empressement de lui être utile, et mon zèle. [154r] Elle me retourne l’argument le plus joliment du monde avec tout l’esprit de sa nation. Je sors pour ordonner du café, et pour lui laisser le temps de se mettre sur son séant ; car il était décidé que ni l’un, ni l’autre voulait sortir du lit tant que la porte de leur chambre serait ouverte.

Le garçon du café étant arrivé je rentre, et je vois cette Française avec une redingote bleue, et avec les cheveux mal peignés en homme. Je trouve sa beauté surprenante, soupirant38 le moment de la voir debout. Elle prit du café avec nous sans jamais interrompre l’officier qui me parlait, et que je n’écoutais pas dans le ravissement où me tenait la figure de cet être qui ne me regardait pas, et auquel le pudor infans [la timidité muette]39 de mon cher Horace empêchait de prononcer un seul mot.

À huit heures, je vais chez le Général, et je lui conte l’affaire l’amplifiant au possible. Je lui dis que s’il n’y remédie pas, l’officier se croyait obligé d’expédier une estafette40 au cardinal protecteur. Mais mon éloquence n’était pas nécessaire. Le comte Spada, après avoir lu le passeport, me dit qu’il allait donner à cette bouffonnerie le ton de la plus grande importance. Il ordonna avant tout à son adjudant d’aller à l’auberge de la poste inviter à dîner l’officier, et son compagnon que personne ne pouvait savoir si c’était une fille ou non ; et tout de suite d’aller dire à l’évêque de sa part que l’officier ne voulait partir qu’après avoir obtenu la satisfaction qu’il lui plairait de vouloir, et la somme d’argent qui lui conviendrait en dédommagement.

Quel plaisir pour moi de me trouver témoin de [154v] cette belle scène, dont, plein d’une juste vanité je me regardais comme auteur !

L’adjudant, précédé par moi, se présente à l’officier hongrois, lui rend son passeport, et l’invite à dîner avec son camarade chez le Général ; puis il lui dit de mettre par écrit quelle espèce de satisfaction il voulait, et quelle somme il demandait en dédommagement du temps perdu. Je suis allé vite dans ma chambre pour lui donner encre, et papier ; et l’écrit court, et en assez bon latin pour un Hongrois, fut d’abord fait. Les sbires étaient disparus41. Ce bon capitaine ne voulut demander que trente sequins42, malgré tout ce que je lui ai dit pour le persuader à en demander cent.

Pour la satisfaction il fut aussi trop modéré. Il n’exigea que de voir l’hôte, et tous les sbires devant lui dans la salle lui demander pardon à genoux, et en présence de l’adjudant du Général. Dans l’alternative, si cela ne se faisait pas dans l’espace de deux heures, il enverrait une estafette à Rome au cardinal Alexandre, et il resterait à Césène jusqu’à la réponse aux frais de l’évêque à dix sequins par jour.

L’adjudant partit d’abord pour aller porter à l’évêque cet écrit. Un moment après voilà l’aubergiste qui entre disant à l’officier qu’il était libre ; mais il s’en alla à toutes jambes quand l’officier lui dit qu’il lui devait vingt coups de canne.t Je les ai alors laissés pour aller dans ma chambre me faire peigner, et m’habilleru devant dîner avec eux chez le général. Une heure après je les ai vus devant moi bien vêtus en uniforme.v Celui de la dame était de caprice43, et très élégant.

[155r] Ce fut dans ce moment-là que je me suis décidé à partir pour Parme avec eux. La beauté de cette fille me mit sur-le-champ dans l’esclavage. Son amoureux montrait l’âge de soixante ans ; je trouvais cette union très mal assortie ; et je me figurais de pouvoir faire tout à l’amiable.

L’adjudant retourna avec un prêtre de l’évêché, qui dit à l’officier qu’il aurait dans une demi-heure toutes les satisfactions qu’il voulait ; mais qu’il devait se contenter de quinze sequins, le voyage jusqu’à Parme n’étant que de deux jours. L’officier répondit qu’il ne voulait rien rabattre, et il eut les trente, dont il ne voulut pas signer quittance. Ce fut ainsi que cette affaire se termina, et la belle victoire ayant été le fruit de mes soins elle me gagna toute l’amitié du couple. Pour s’apercevoir que cette fille n’était pas homme, il suffisait d’examiner sa taille. Toute femme qui se croit belle parce qu’étant habillée en homme tout le monde la prend pour homme, n’est pas belle femme.

Lorsque vers l’heure de dîner nous entrâmes dans la salle de compagnie où était le Général, il ne manqua pas de présenter les deux officiers aux dames qui étaient là, qui rirent d’abord qu’elles virent le masque44 ; mais elles furent surprises,w sachant déjà bien toute l’histoire ;x car elles ne s’attendaient pas à l’agrément de dîner avec les héros de la pièce. Les femmes prirent le parti de traiter le jeune officier comme s’il était homme, et les hommes lui firent les hommages qu’ils lui auraient faitsy s’il s’était déclaré fille. La seule qui bouda fut madame Querini, car voyant diminuées les attentions qu’on avait pour elle [155v] elle se crut éclipsée. Elle ne lui parlait que pour faire parade de sa langue française qu’elle parlait assez bien. Le seul qui ne parla jamais fut l’officier hongrois, car personne ne se souciait de parler latin, et le Général n’avait presque rien à lui dire en allemand.

Un vieux abbé qui était à table tâcha de justifier l’évêque assurant le Général que les archers, et l’aubergiste n’en agissaientz ainsi que par ordre du saint office de l’inquisition. Par cette raison, nous dit-il, dans les chambres des auberges il n’y avait pas de verrou, parce qu’on ne voulait pas que les étrangers pussent s’enfermer. On ne voulait permettre que deux personnes de différent sexe couchassent ensemble qu’étant mari, et femme.

Vingt ans après45 j’ai trouvé en Espagne toutes les chambres des auberges avec un verrou en dehors, de sorte que les étrangers qui y couchaient pouvaient y être comme en prison.

— Il est singulier, dit madame Querini au masque, que vous puissiez vivre ensemble sans jamais parler.

— Pourquoi singulier ? madame. Nous ne nous entendons pas à cause de cela moins bien, car la parole n’est pas nécessaire aux affaires que nous avons ensemble.

Cette réponse, que le Général traduisit en bon italien à toute la compagnie qui était à table, fit éclater de rire ; mais madame Querini fit la bégueule : elle la trouva trop démasquante.

— Je ne connais pas, dit-elle au faux officier, des affaires auxquelles la parole, ou du moins l’écriture ne soit nécessaire.

— Vous m’excuserez madame. Est-ce que le jeu n’est pas une affaire ?

— Vous ne faites donc que jouer ?

— Pas autre chose. Nous jouons au Pharaon ; et je tiens la banque.

On rit alors à perte d’haleine ; et madame Querini dut en rire aussi.

— Mais la banque, dit le Général, gagne-t-elle [156r] beaucoup ?

— Oh ! pour cela. Le jeu est si petit qu’il ne vaut pas la peine de compter.

Personne ne se donna la peine de traduire cette réponse à l’honnête officier. Vers le soir la compagnie se sépara ; et chacun souhaita un bon voyage au Général qui allait partir. Il me souhaita aussi un bon voyage pour Naples ; mais je lui ai dit qu’auparavant je voulais voir l’infant duc de Parme servant en même temps d’interprète à ces deux officiers qui ne pouvaient pas s’entendre : il me répondit qu’étant à ma place il en ferait autant. J’ai promis à Madame Querini de lui donner de mes nouvelles à Bologne avec intention de ne pas lui tenir parole.

Cette maîtresse de l’officier avait commencé à m’intéresser toute cachée sous la couverture ; elle m’avait plu quand elle avait mis sa tête dehors, et beaucoup davantage quand je l’ai vue debout ; mais elle couronna l’œuvre déployant à table une sorte d’esprit que j’aimais beaucoup, qu’on trouve rarement en Italie, et qu’on trouve souvent en France. Sa conquête ne me paraissant pas difficile, je pensais aux moyens que je pouvais employer pour la faire. Me trouvant, sans la moindre fatuité, fait pour lui convenir plus que l’officier, je n’imaginais pas de trouver quelqu’obstacle de sa part. Il me semblait un de ces caractères, qui traitant l’amour de bagatelle vont facilement à seconde des circonstances46, et plient, et se prêtent aux compositions éventuelles que le hasard présente. La Fortune ne pouvait me fournir une occasion plus heureuse de pousser ma pointe47 que celle de me rendre [156v] compagnon de voyage de ce couple. Il n’y avait pas d’apparence qu’on pût me refuser : il me semblait même que ma compagnie devait leur être très chère.

D’abord que nous fûmes de retour à l’auberge, j’ai demandé à l’officier s’il comptait d’aller à Parme en poste, ou par voiture. Il me répondit qu’ayant48 une voiture à lui il préférerait d’y aller en poste.

— J’en ai une, lui dis-je, fort commode, dont je vous offre les deux places du derrière, si ma société ne vous est pas désagréable.

— C’est un vrai bonheur. Je vous prie de proposer cette partie de plaisir à Henriette49.

— Voulez-vous, madame Henriette, m’accorder l’honneur de vous accompagner jusqu’à Parme ?

— J’en serais enchantée, car nous parlerions ; mais votre besogne ne sera pas petite, puisque vous vous trouverez souvent dans la nécessité de nous faire la chouette50.

— Je m’y prêterai avec un vrai plaisir, fâché seulement que notre voyage sera fort court. Nous en parlerons à souper. En attendant permettez que j’aille finir quelques affaires.

Il s’agissait d’une voiture que je n’avais qu’en imagination. Ce fut au café de la noblesse que je suis d’abord allé pour demander où il y avait une bonne voiture à vendre. On me dit d’abord qu’il y avait une voiture anglaise chez le comte Dandini51 qui était à vendre ; et que personne ne voulait acheter parce qu’elle était trop chère. On en voulait deux cents sequins52 ; et elle n’était qu’à deux places avec un strapontin. C’était ce que je voulais. Je me fais conduire à la remise, je la [157r] trouve à mon gré ; le comte était allé souper en ville, je promets de l’acheter le lendemain, et je retourne à l’auberge très content. Pendant le souper, je n’ai parlé à l’officier que pour établir que nous partirions le lendemain après dîner, et que nous payerions deux chevaux chacun. Les longs dialogues se firent entre Henriette et moi sur cent propos tous agréables, dans lesquels j’ai admiré dans elle un esprit tout à fait nouveau pour moi, qui n’avais jamais conversé avec une Française. La trouvant toujours charmante, et ne pouvant la supposer qu’aventurière53, je m’étonnais de lui trouver des sentiments qui me semblaient ne pouvoir être le fruit que d’une éducation très recherchée ; mais quand cette idée me venait je la rejetais. Toutes les fois que je tentais de la faire parler de l’officier son amoureux, elle éludait ma demande ; mais de la meilleure grâce du monde. La seule demande que je lui ai faite, et à laquelle elle se crut obligée à me répondre fut qu’il n’était ni son mari, ni son père. Je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. Le bon homme s’était endormi. Quand il se réveilla, je leur ai souhaité un bon sommeil, et je suis allé me coucher très amoureux, et très comblé de cette belle aventure, que je me figurais remplie de charmes, et à laquelle j’étais sûr de suffire me trouvant bien pourvu d’argent, et entièrement maître de moi-même. Ce qui mettait le comble à ma joie était que j’étais certain de voir la fin de toute cette intrigue en deux ou trois jours.

Le lendemain de très bonne heure je suis allé chez le comte Dandini. En passant devant la boutique [157v] d’un orfèvre j’ai acheté des bracelets de chaîne d’or à maille d’Espagne comme on les porte à Venise, dont chacun avait cinq aunes54 de longueur d’une finesse très rare. C’était un présent que j’ai d’abord pensé de faire à Javotte.

Quand le comte Dandini me vit il me reconnut. Il m’avait vu à Padoue chez son père, qui lorsque j’étais écolier dans cette université occupait la chaire des pandectes55. J’ai acheté la voiture, qui devait avoir coûté le double, avec condition qu’il devait d’abord envoyer quérir un sellier56 qui me la mènerait à la porte de l’auberge toute en ordre une heure après midi.

De là je suis allé chez Francia, où j’ai combléaa de joie l’innocente Javotte en lui présentant des bracelets dont aucune fille de Césène n’avait les plus beaux. Moyennant ce présent je payais dix fois plus que toute la dépense que ce bon homme avait faite dans les dix à douze jours que j’avais vécu chez lui. Mais un présent beaucoup plus considérable que je lui ai fait fut de lui faire jurer de m’attendre, et de ne jamais se fier d’autres57 magiciens pour l’extraction du trésor, quand même il resterait dix ans sans me revoir. Je l’ai assuré qu’à la première opération qu’un autre philosophe58 ferait, les Gnomes gardiens le feraientab aller à une double profondeur, et que pour lors se trouvant à trente-cinq toises59, j’aurais moi-même dix fois plus de difficultés à l’extraire. Je lui ai dit franchement que je ne pouvais pas lui marquer au juste le temps dans lequel il me reverrait ; mais qu’il devait m’attendre, car le décret existait que son trésor ne pouvait être extrait que par moi. J’ai accompagné son serment avec des exécrations60 qui, s’il le violait, le rendaient sûr de la ruine de toute sa [158r] famille. De cette façon bien loin de pouvoir me reprocher d’avoir trompé ce bon homme, je suis devenu son bienfaiteur. Il ne m’a plus revu parce qu’il est mort ; mais je suis sûr que ses descendants m’attendent, car mon nom de Farussi doit être resté immortel dans cette maison.

Javotte vint m’accompagner jusqu’à trente pas de la ville de Césène, et dans les embrassements cordiaux que je lui ai donnés en la quittant, j’ai senti que la peur des foudres n’avait eu sur moi qu’une influence passagère ; mais je me félicitais trop de n’avoir pas commis cette scélératesse pour penser à y retourner. Le présent que je lui ai fait en vingt paroles fut plus important que les bracelets. Je lui ai dit que si je différais à retournerac au-delà de trois mois, elle pouvait hardiment penser à se trouver un mari sans craindre que son mariage pût préjudicier à l’acquisition du trésor que je ne pouvais extraire que lorsque la grande science61 me le permettrait. Après avoir versé quelques larmes, elle m’assura qu’elle se réglerait en conséquence de ce que je venais de lui dire.

Ainsi finit cette affaire du trésor de Césène dans laquelle au lieu d’être trompeur je fus héros ; mais je n’ose pas m’en vanter quand je pense que si je ne m’étais pas trouvé maître d’une bourse pleine d’or j’aurais ruiné le pauvre Francia en riant ; et je crois que tout jeune homme ayant un certain esprit aurait fait la [158v] même chose. Pour ce qui regarde Capitani auquel j’ai vendu la gainead du couteau de S.t Pierre un peu trop cher, je n’en ai jamais eu aucun remords, et je me croirais le plus sot de tous les hommes si je m’en repentais aujourd’hui ; car Capitani même a cru de m’avoir trompé en l’acceptant comme gage de deux cent cinquante sequins qu’il me donna ; et le commissaire du canon son père l’a chérie jusqu’à sa mort beaucoup plus qu’il n’aurait chéri un diamant qui aurait valu cent mille écus62. Cet homme mort dans cette certitude est mort riche ; et je mourrai pauvre. Je laisse juger au lecteur lequel de nous deux fut plus heureux.

De retour à l’auberge, j’ai tout arrangé pour le petit voyage, dont l’idée dans ce moment-là faisait mon bonheur. À chaque chose qu’Henriette me disait je la trouvais toujours plus charmante, et son esprit m’enchaînait plus encore que sa beauté. Il me semblait de voir l’officier bien aise que j’en devinsse amoureux ; et je croyais de voir très clair que la fille ne demandait pas mieux que de changer d’amant. Je pouvais m’en flatter sans fatuité, car outre que j’avais dans le matériel63 tout ce qu’un digne amant pouvait avoir pour aspirer à plaire, j’avais aussi l’air d’être fort riche, malgré que je n’eusse pas de domestique. Je lui disais que pour avoir le plaisir de ne pas en avoir je dépensais le double, et que me servant moi-même j’étais toujours sûr d’être bien servi : outre cela je me trouvais certain de n’être pas volé, et de ne pas avoir un espion à mes trousses. Henriette entrait parfaitement [159r] bien dans mon sens ; et enfin mon futur bonheur m’enivrait.

L’honnête officier voulut me donner l’argent que les postes jusqu’à Parme lui auraient coûtéae pour sa part. Nous dînâmes ; nous fîmes charger, et bien lier nos malles, et nous partîmes après une dispute de politesse sur la place près d’Henriette qu’il voulait que j’occupasse. Il ne voyait pas que la place sur le strapontin était celle que mon amour naissant devait préférer à la sienne ; mais je ne doutais pas qu’Henriette ne vît cela à la perfection. Assis devant elle mes yeux la voyaient sans que j’eusse besoin de détourner ma tête pour leur procurer ce plaisir, qui est certainement le plus grand qu’un amant puisse avoir entre ceux qu’on ne peut pas lui contester.

Dans un bonheur qui me paraissait si grand, je devais endurer une peine. Lorsque Henriette disait des choses plaisantes qui m’excitaient à rire, voyant le Hongrois affligé de ne pas pouvoir en rire aussi, je me mettais en devoir de lui expliquer la plaisanterie en latin ; mais il m’arrivait souvent de l’expliquer si mal qu’elle devenait insipide. L’officier n’en riait pas, et je restais mortifié, car Henriette devait juger que je ne parlais pas si bien latin qu’elle français ; et cela était vrai. Dans toutes les langues du monde ce qu’on apprend le dernier est leur esprit ; et c’est très souvent le jargon qui fait la plaisanterie. Je n’ai commencé à rire à la lecture de Térence, de Plaute, et de Martial qu’à l’âge de trente ans.

Déplacements de Casanova, 1749-1750

[159v ]Ayant besoin de faire accommoder quelque chose à ma voiture, nous nous arrêtâmes à Forli. Après avoir soupé fort gaiement, je suis allé à toute force me coucher dans une autre chambre. Cette fille chemin faisant m’avait paruaf si bizarre que j’eus peur qu’elle sorte du lit de son ami pour entrer dans le mien. Je ne savais pas comment l’Hongrois, qui me paraissait plein d’honneur, aurait pu prendre la chose. J’aspirais à parvenir à la possession de Henriette en paix, et tranquillement, moyennant un arrangement fait à l’amiable, et en tout honneur. Cette fille n’avait que l’habit d’homme qui la couvrait, pas la moindre nippe de femme ; pas seulement une chemise. Elle en changeait avec celles qui appartenaient à son ami. Cela me semblait nouveau et énigmatique.

Ce fut à Bologne que dans la gaieté du souper je lui ai demandé par quelle aventure singulière elle était devenue maîtresse de ce brave homme, qui aurait plutôt dû s’annoncer pour son père que pour son mari. Elle me répondit en souriantag de me faire conter par lui-même ce morceau d’histoire avec toutes les circonstances, et sans rien diminuer de la vérité. Je lui ai dit d’abord que j’en étais curieux, et qu’elle y consentait. Après s’être assuré que cela ne lui ferait pas de peine, et s’être fait répéter qu’il devait me dire tout tout, c’est ainsi qu’il me parla :

Un officier de mes amis à Vienne ayant eu une commission pour Rome, j’ai pris un congé de six mois, et j’y suis allé avec lui. J’ai saisi [160r] ainsi l’occasion de voir la grande ville comptant que la langue latine devait y être pour le moins aussi commune qu’en Hongrie. Mais je me suis bien trompé, car entre les ecclésiastiques mêmes personne ne la parle que mal. Ceux qui la savent ne se vantent que de la savoir écrire ; mais il est vrai qu’ils l’écrivent dans toute sa pureté.

Au bout d’un mois, le cardinal Alexandre Albani donna à mon ami des dépêches pour Naples ; et nous nous sommes séparés ; mais avant son départ il me recommandaah au cardinal, m’accréditant si bien que cette éminence me dit que dans peu de jours il me donnerait un paquet avec une lettre adressée à M. Dutillot ministre de l’infant nouveau64 duc de Parme, de Plaisance, et de Guastalle me payant comme de raison le voyage. Ayant envie de voir le port que les anciens appelaient Centum cellæ, et qu’on appelle aujourd’hui Civita vecchia65, j’ai pris ce temps66, et j’y suis allé avec mon Cicéron67 qui parlait latin.

Étant au port, j’ai vu descendre d’une tartane un vieux officier avec cette fille habillée comme vous la voyez. Elle me frappa. Mais je n’y aurais plus pensé, si le même officier n’était venu avec elle se loger, non seulement à la même auberge où j’étais ; mais dans une chambre placée de façon que de mes fenêtres j’en voyais tout l’intérieur. J’ai vu le même soir cette fille souper avecai lui sans jamais les voir se dire le moindre mot. À la fin du souper, j’ai vu la fille se lever de table, et s’en aller, sans que l’officier détachât ses yeux d’une [160v] lettre qu’il lisait. Un quart d’heure après il ferma ses fenêtres, et ayant vu la chambre obscure, j’ai cru qu’il était allé se coucher. Le lendemain matin je l’ai vu sortir ; et la fille restée seule dans la chambre tenant un livre à la main, telle que vous la voyez, m’intéressa avec plus de force. Je suis sorti, et une heure après étant rentré, j’ai vu l’officier qui lui parlait, et elle qui ne lui répondait que de temps en temps un mot ou deux très tristement. L’officier sortit de nouveau. J’ai dit alors à mon Cicéron d’aller dire à cette fille habillée en officier que si elle pouvait me donner un rendez-vous d’une seule heure, je lui donnerais dix sequins. S’étant acquitté sur-le-champ de la commission, il vint me direaj qu’elle lui avait répondu en français qu’elle allait partir pour Rome après avoir mangé un petit morceau, et qu’à Rome il me serait facile de savoir comment je pourrais m’y prendre pour lui parler. Mon Cicéron m’assura qu’il saurait du voiturier même qui la menait où elle irait loger. Elle partit après avoir déjeuné avec le même officier ; et je suis parti le lendemain.

Deux jours après mon retour à Rome, j’ai reçu du cardinal le paquet,ak la lettre pour M. Dutillot, et un passeport avec l’argent pour mon voyage sans nécessité de me presser. Ce fut en conséquence que j’ai pris une voiture de retour pour Parme pour huit sequins.

En vérité je ne pensais plus à cette fille, lorsque l’avant-veille de mon départ mon Cicéron me dit qu’il savait où elle logeait avec le même officier. Je lui ai alors dit de tâcher de lui faire la même proposition, l’avertissant que je partais le surlendemain, et qu’il fallait donc hâter [161r] la petite affaire. Il me répondit dans le même jour qu’elle lui avait dit que sachant l’heure à laquelle je partais, et la porte par laquelle je sortais, elle se trouverait sur mon chemin à deux cents pas68 de la ville, et que, si j’étais seul, elle pourrait monter dans ma voiture, où nous pourrions aller causer ensemble quelque part.

Ayant trouvé cet arrangement fort joli, je lui ai fait savoir l’heure, et le lieu hors de la porte du popolo vers ponte molle69.

Elle me tint très exactement sa parole. D’abord que je l’ai aperçue, j’ai fait arrêter, et elle se mit près de moial me disant que nous aurions tout le temps de nous parler, puisqu’elle avait décidé de venir dîner avec moi. Vous ne sauriez croire combien il a fallu avant que je pusse l’entendre, et combien elle se donna de peine pour se faire comprendre. Ce fut à force de gestes. J’y ai consenti, et avec beaucoup de plaisir.

Nous dînâmes donc ensemble ; et elle eut avec moi toutes les complaisances que je pouvais désirer ; mais elle ne m’a pas peu surpris, lorsqu’elle refusa les dix sequins que je voulais lui donner, me faisant très bien comprendre qu’elle aimait mieux aller avec moi à Parme, où elle avait quelque chose à faire. Trouvant l’aventure très de mon goût, j’y ai consenti, fâché seulement de ne pas pouvoir lui représenter que si on l’eût suivie pour la forcer à retourner à Rome, je n’étais pas dans le cas de pouvoir la garantir de cette violence : j’étais aussi fâché que dans l’ignorance réciproque de nos langues, je ne pusse pas espérer de l’amuser avec des propos agréables, ni de m’amuser apprenant ses aventures. [161v] Par cette raison je ne peux vous rendre aucun compte de ses affaires. Tout ce que je sais est qu’elle veut s’appeler Henriette, qu’elle ne peut être que française, qu’elle est douce comme un mouton, qu’elle semble avoir eu une très belle éducation, qu’elle se porte très bien ; et qu’elle doit avoir de l’esprit, et du courage, comme on peut le juger par les échantillons qu’elle nous en a donnés à moi à Rome, et à vous à Césène à la table du Général. Si elle veut vous conter son histoire, et vous permettre de me la rendre en latin, dites-lui qu’elle me fera grand plaisir, car je me trouve devenu, dans ce peu de jours, son vrai ami. Je ressentirai, en vérité, une très grande peine, lorsque nous devrons nous séparer à Parme. Dites-lui, que je lui donnerai, au lieu des dix sequins, que je lui dois, les trente que sans elle je n’aurais jamais reçus amde l’évêque de Césène. Dites-lui que, si j’étais riche, je lui donnerais bien davantage. Je vous prie de lui expliquer cela bien dans sa langue.

Après lui avoir demandé, si une grande fidélité dans la traduction de tout ce que je venais d’entendre lui ferait plaisir, et l’avoir entendue me répondre qu’elle la désirait très fidèle dans toutes les circonstances, je lui ai redit à la lettre tout ce que l’officier m’avait raconté.

Henriette avec une noble franchise, mêlée cependant d’une teinture de honte, me confirma tout. Sur l’article de satisfaire à notre curiosité nous communiquant ses vicissitudes, elle me pria de lui dire qu’il devait la dispenser. Dites-lui, me dit-elle, que la même loi qui me défend de mentir, ne me permet pas de dire la vérité.

Sur l’article des trente sequins qu’il avait décidé [162r] de lui donner en la quittant, elle me pria de lui dire qu’absolument elle ne recevrait pas le sou, et qu’il l’affligerait s’il s’avisait d’insister. Je désire, me dit-elle, qu’il laisse que j’aille me loger toute seule, où bon me semblera, et qu’il m’oublie au point de ne pas s’informer à Parme de ce que je suis devenue, et de montrer de ne pas me connaître, si par hasard il me rencontrait quelque part.

Après m’avoir dit ces terribles paroles d’un ton aussi sérieux que doux, et sans nulle émotion, elle embrassa le vieillard d’une façon où le sentiment se laissait voir beaucoup plus que la tendresse. L’officier, qui ne savait pas quel propos amenait cet embrassement, resta très mortifié quand je le lui ai rendu. Il me pria de lui dire que pour obéir volontiers à son ordre, il avait besoin de se sentir certain qu’elle devait avoir à Parme tout ce qui pouvait lui être nécessaire. Sans me répondre ni oui, ni non, elle me dit seulement de le prier de n’être nullement inquiet sur son sort.

Après cette explication, notre tristesse devint uniforme. Nous restâmes là un bon quart d’heure, non seulement sans nous parler ; mais sans nous regarder. Me levant de table pour m’en aller, leur souhaitant une bonne nuit, j’ai vu la figure d’Henriette toute en feu.

En allant me coucher, j’ai commencé à me parler, comme je fais toujours quand quelque chose qui m’intéresse beaucoup m’agite. La pensée taciturne ne me suffit pas. Il faut que je parle ; et il se peut que je croie d’avoir dans ce moment-là un colloque avec mon démon70. L’explication absolue d’Henriette me mettait aux champs71. Qui est donc cette fille, disais-je à l’air, qui mêle le sentiment le plus élevé à l’apparence du grand libertinage ? À Parme elle veut [162v] absolument devenir sa propre maîtresse, et je n’ai aucune raison de me flatter qu’elle ne m’imposera pas la même loi qu’elle a faite à l’officier auquel elle s’est déjà donnée. Adieu mon espoir. Qui est-elle donc ? Ou elle est sûre de trouver son amant, ou elle a à Parme un mari, ou des parents respectables, ou par un esprit effréné d’un libertinage sans bornes, confiant dans72 son propre mérite, elle veut défier la fortune à73 la plonger dans le plus affreux précipice dans l’alternative qu’elle ne l’élève aux faîtes du bonheur lui faisant trouver un amant capable de mettre à ses pieds une couronne : ce serait le projet d’une folle ou d’une désespérée. Elle n’a rien, et comme si elle n’avait besoin de rien, elle ne veut rien accepter de ce même officier, duquel elle pourrait sans rougir recevoir une petite somme, quean d’une certaine façon il lui doit. Ne rougissant pas des complaisances qu’elle eut pour lui sans en être amoureuse, quelle honte peut-elle avoir de recevoir trente sequins ? Croirait-elle qu’il y a moins de bassesse à se prodiguer au caprice passager d’un homme, qu’elle ne connaît pas, qu’à recevoir un secours, dont elle doit avoir une nécessité indispensable pour se garantir de la misère, et du danger où elle peut se trouver à Parme de se voir sur la rue ? Elle croit peut-être par un tel refus de justifier avec l’officier le faux pas qu’elle fit. Elle veut qu’il juge qu’elle ne l’a fait que pour sortir des mains de l’homme qui la possédait à Rome ; et l’officier ne pouvait pas penser autrement, car il ne pouvait pas s’imaginer de l’avoir rendue [163r] invinciblement amoureuse de lui l’ayant vu à la fenêtre à Civita-vecchia. Elle pouvait donc avoir raison, et se croire justifiée vis-à-vis de lui ; mais non pas vis-à-vis de moi. Elle devait savoir, avec l’esprit qu’elle avait, que si elle ne m’avait pas rendu amoureux, je ne serais pas parti avec elle ; et elle ne pouvait pas ignorer qu’elle n’avait qu’un seul moyen pour mériter que je lui pardonnasse aussi. Elle pouvait avoir des vertus ; mais non pas celle qui aurait pu m’empêcher de prétendre la récompense ordinaire qu’une femme doit aux désirs d’un amant. Si elle croyait de pouvoir jouer la vertu vis-à-vis de moi, et me rendre sa dupe, je devais lui faire voir qu’elle se trompait.

Après ce monologue je me suis déterminé avant de m’endormir de m’expliquer pas plus tard que le lendemain matin avant de partir. Je lui demanderai, me suis-je dit, d’avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elleao eut pour l’officier ; et si elle me refuse, je me vengerai lui donnant des marques d’un mépris le plus humiliant pour elle avant même que nous arrivions à Parme. Je trouvais très évident qu’elle ne pouvait me refuser des marques de tendresse vraies ou fausses qu’en faisant parade d’une vertu qu’elle n’avait pas, et si cette vertu était fausse je ne devais pas en devenir la victime. Pour ce qui regardait l’officier, j’étais sûr après ce qu’il m’avait dit, qu’il n’aurait pu trouver mauvaise, par nulle raison, ma déclaration. Ayant du bon sens il ne pouvait qu’être neutre.

[163v] Convaincu, et plein de ce raisonnement qui me semblait filé, et dicté par la plus mûre sagesse, je m’endors, et Henriette dans un songe, qui ne cédait en rien aux charmes de la réalité, paraît devant moi toute riante, et, ce qui me surprend beaucoup plus, coiffée en femme. Elle plaide sa cause, et elle me démontre mon tort dans ces termes : « Pour abattre tous les insultants sophismes que tu as entassés je viens te dire que je t’aime, et te le prouver. Je ne connais personne à Parme, je ne suis ni folle, ni désespérée, et je ne veux être qu’à toi. » Après avoir prononcé ces paroles, elle ne me trompe pas ; elle s’abandonne à mes transports amoureux que les siens excitaient.

Dans les rêves de cette espèce, ordinairement le rêveur se réveille un moment avant la crise. La nature, jalouse de la vérité, ne souffre pas que l’illusion aille tant en avant. Un homme qui dort n’est pas tout à fait vivant, et il doit l’être dans un instant dans lequel il peut donner à la vie un être74 semblable à lui-même. Mais, ô prodige ! Je ne me suis pas réveillé, et j’ai passé toute la nuit avec Henriette entre mes bras. Mais quel long songe ! Je n’ai pu le reconnaître pour songe que lorsque mon réveil à la pointe du jour l’a forcé à disparaître. Je me suis tenu un bon quart d’heure immobile, et stupéfait à en résumer les circonstances dans ma mémoire étonnée. Je me souvenais d’avoir plusieurs fois dit en dormant Non je ne rêve pas : et j’aurais encore cru de n’avoir pas rêvé, si je n’avais pas trouvé la porte de ma chambre fermée au verrou par-dedans. Sans cela j’aurais cru qu’Henriette s’en fût en allée avant que je me réveillasse, après avoir passé la nuit avec moi.

[164r] Après cet heureux songe, je me suis trouvé amoureux à la perdition, et cela ne pouvait pas être autrement. Tel qui ayant un grand besoin de manger va se coucher sans souper, s’il passe toute la nuit mangeant en songe, il doit se réveillant se sentir dévoré par une faim canine. Je me suis vite habillé déterminé à me rendre sûr de la possession d’Henriette avant de monter en voiture, ou de rester à Bologne, la laissant cependant aller tout de même à Parme avec l’officier dans ma voiture. Pour ne manquer en rien au bon procédé j’ai vu que je devais, avant de m’expliquer avec elle, parler à cœur ouvert avec le capitaine hongrois.

Il me semble d’entendre un lecteur, même sage, s’écrier en riant : Peut-on attacher tant d’importance à une pareille bagatelle ? Un tel lecteur, ne pouvant être, ni avoir jamais été amoureux, a raison. Ce ne peut être pour lui qu’une bagatelle.

Après m’être vite habillé, je vais dans la chambre de mes compagnons de voyage, et après leur avoir dit bonjour, et m’être réjoui avec eux de voir la bonne santé peinte sur leur figure, j’informe l’officier que j’étais devenu amoureux d’Henriette. Je lui demande s’il trouverait mauvais que je tâchasse de la persuader à devenir ma maîtresse.

— Si ce qui l’oblige, lui ai-je dit, à vous prier de la laisser d’abord que nous serons à Parme, et à ne pas même vous informer d’elle, c’est un amant qu’elle peut avoir dans cette ville-là, je me flatte, si vous permettez que je lui parle une demi-heure tête à tête, de la persuader à me sacrifier cet amant. Si elle me refuse je reste ici. Vous irez à Parme avec elle, et vous [164v] laisserez ma voiture à la poste m’envoyant ici une quittance du maître de poste avec laquelle je pourrai la retirer à ma commodité.

— Après que nous aurons déjeuné, me répondit-il, j’irai voir l’institut75 ; vous resterez seul avec elle ; vous lui parlerez. Jeap souhaite qu’à mon retour dans un couple d’heuresaq vous puissiez me dire que vous l’avez persuadée à faire tout ce que vous désirez. Si elle persiste dans sa résolution, je trouverai facilement ici un voiturier ; ainsi vous garderez avec vous votre voiture. Je serais infiniment content de la laisser entre vos mains.

Enchanté d’avoir fait la moitié de la démarche, et de ne pas me trouver bien éloigné du dénouement de la pièce, je demande à Henriette, si elle était curieuse de voir à Bologne ce qui était digne d’être vu, et elle me répond qu’elle le voudrait bien si elle était habillée en femme ; mais qu’elle ne se souciait pas d’aller se montrer habillée en homme à toute la ville. Nous déjeunons,ar puis l’officier s’en va. Je dis à Henriette qu’il me laissait seul avec elle jusqu’à son retour parce que je lui avais dit que j’avais besoin de l’entretenir tête à tête.

— L’ordre, lui dis-je m’étant assis devant elle, que vous avez donné hier au capitaine, de vous oublier, de ne pas s’informer de vous, et de faire semblant de ne pas vous connaître, s’il vous voit quelque part, d’abord après que vous l’aurez quitté à Parme, me regarde-t-il aussi ?

— Ce ne fut pas un ordre, mais une instance que je lui ai faite, un plaisir que mes circonstances me forcèrent à lui demander, et que n’ayant nul droit de me le refuser, je n’ai pas douté un seul instant qu’il pourrait avoir des difficultés à me l’accorder. Pour ce qui vous regarde, il [165r] est certain que je n’aurais pas manqué de demander le même plaisir à vous aussi, si j’avais pu penser que vous eussiez dans l’idée de faire sur moi quelques perquisitions. Vous m’avez donné des marques d’amitié, et vous pouvez vous figurer, que si à cause de mes circonstances, les soins que le capitaine voudrait avoir de moi, après la prière, que je lui ai faite, me feraient de la peine, parce qu’ils pourraient me nuire, les vôtres pourraient m’en faire encore davantage. Ayant de l’amitié pour moi vous auriez pu deviner tout ceci.

— Ayant de l’amitié pour vous, vous devez aussi deviner, qu’il ne m’est pas possible de vous laisser seule, sans argent, et sans rien à vendre au milieu de la rue dans une ville, où vous ne pouvez pas même parler. Trouvez-vous qu’un homme,as auquel vous avez inspiré de l’amitié, puisse vous abandonner après avoir connu et su de vous-même votre situation ? Si vous le croyez, vous n’avez pas d’idée de l’amitié, et si cet homme-là vous accorde le plaisir que vous lui demandez, il n’est pas votre ami.

— Je suis sûre que le capitaine est mon ami, et vous l’avez entendu. Il m’oubliera.

— Je neat sais ni de quelle espèce est l’amitié que le capitaine peut avoir pour vous, ni quel fonds il peut faire sur son propre pouvoir ; mais je sais que s’il peut vous faire le plaisir que vous lui avez demandé avec une si grande facilité, l’amitié que vous dites qu’il ressent pour vous est d’une espèce entièrement différente de la mienne. Je me trouve en devoir de vous dire que non seulement il ne m’est pas facile de vous faire le singulier plaisir de vous abandonner dans l’état que je vous vois ; mais que l’exécution [165v] de ce que vous désirez m’est impossible, si je viens à Parme ; car non seulement j’ai de l’amitié pour vous, mais je vous aime, et je vous aime d’une façon qu’il faut absolument ou que l’entière possession de votre personne me rende heureux, ou que je reste ici, vous laissant aller à Parme avec l’officier ; car si je viens à Parme, je deviendrais le plus malheureux des hommes soit que je vous voie avec un amant,au ou un mari, ou dans le sein d’une famille respectable, soit enfin que je ne puisse savoir ce que vous êtes devenue. Oubliez-moi est bientôt dit76. Sachez, madame, qu’il se peut qu’un Français soit le maître d’oublier, mais qu’un Italien, si je le mesure par moi, n’a pas ce singulier pouvoir. En un mot, je vous dirai, que vous devez vous expliquer dans l’instant. Dois-je venir à Parme ? Dois-je rester ici ? Un des deux. Prononcez. Si je reste ici, tout est dit. Je pars demain pour Naples ; et je suis sûr de me guérir de la passion que vous m’avez inspirée. Mais si vous me dites de vous accompagner à Parme, il faut, madame, m’assurer que vous me rendrez heureux par la possession de votre cœur ; pas moins. Je veux être votre amant unique, sous condition cependant, si vous le voulez, que vous ne me rendrez digne de vos faveurs que quand j’aurai su me les mériter par mes soins, et par mes attentions, et par tout ce que je ferai pour vous avec une soumission à laquelle vous n’aurez jamais vu l’égale. Choisissez avant que ce brave homme trop heureux rentre. Je lui ai déjà tout dit.

— Que vous a-t-il répondu ?

— Qu’il serait charmé de vous laisser entre mes mains. Que signifie ce [166r] rire à demi-bouche ?

— Laissez-moi rire, je vous prie, car je n’ai jamais de ma vie eu l’idée d’une déclaration d’amour furieuse. Comprenez-vous ce que c’est que de dire à une femme dans une déclaration d’amour, qui devrait être toute tendre, Madame un des deux, choisissez dans l’instant ?

— Je comprends très bien cela. Cela n’est ni doux, ni pathétique, comme ce devrait être dans un roman ; mais celle-ci est une histoire77 ; et des plus sérieuses. Je ne me suis jamais trouvé si pressé. Sentez-vous à quelle dure condition est un homme amoureux, qui se voit dans le moment de devoir prendre un parti qui peut décider de sa propre vie ? Songez que malgré tout mon feu je ne vous manque en rien ; que le parti que je vais prendre, si vous persistez dans votre idée, n’est pas une menace ; mais une action héroïque qui me rend digne de toute votre estime. Songez aussi que nous n’avons pas de temps à perdre. Le mot choisissez ne peut pas vous paraître dur : au contraire il vous honore, vous rendant arbitre de votre sort, et du mien. Pour être persuadée que je vous aime, auriez-vous besoin que je vinsse comme unav imbécile vous prier, en pleurant, d’avoir pitié de moi ? Non madame. Sûr que je suis en état de mériter votre cœur, je ne veux pas vous demander un sentiment de pitié. Allez où vous voulez ; mais laissez-moi partir. Si par un sentiment d’humanité vous désirez que je vous oublie, permettez qu’allant loin de vous, je me rende moins difficile [166v] l’acquisitionaw d’un malheureux retour sur moi-même. Si je viens à Parme, j’enragerai. Réfléchissez actuellement, je vous le demande en grâce, que vous auriez envers moi un tort impardonnable, si vous me disiez dans ce moment : Venez toujours à Parme malgré que je vous prie de ne pas chercher à me voir.ax Concevez-vous que procédant honnêtement vous ne pouvez pas me dire cela ?

— Sans doute je leay conçois, s’il est vrai que vous m’aimiez.

— Dieu soit loué. Soyez sûre que je vous aime. Choisissez donc. Prononcez.

— Et toujours dans ce ton. Savez-vous que vous avez l’air d’être en colère ?

— Excusez. Je ne suis pas en colère ; mais dans un fort paroxysme78, et dans un momentaz décisif. Je dois en vouloir à ma fortuneba trop bizarre, et à ces maudits sbires de Césène qui m’ont réveillé, car sans eux je ne vous aurais pas vue.

— Vous êtes donc fâché de m’avoir connue ?

— N’ai-je pas raison de l’être ?

— Point du tout, car je n’ai pas encore choisi.

— Je commence à respirer. Je gage que vous me dites de venir à Parme.

— Oui : venez à Parme.

Ce fut dans ce moment-là que la scène changea. Je suis tombé à ses pieds ; je lui ai serré les genoux les lui baisant cent fois, plus de fureur, point de ton d’invective, tendre, soumis, reconnaissant, tout ardent je lui jure de ne lui jamais demander pas seulement ses mains à baiser que lorsque j’aurai su mériter son cœur. Cette femme divine, qui toute étonnée me voyait passé du ton du désespoir à celui de la plus vive tendresse, me dit d’un air encore plus tendre du mien de me lever.bb [167r] Elle me dit qu’elle était sûre que je l’aimais, et qu’elle ferait tout ce qui dépendrait d’elle, pour me maintenir constant. Quand elle m’aurait dit qu’elle m’aimait autant que je l’aimais elle ne m’aurait pas dit davantage. J’avais mes lèvres collées sur ses belles mains lorsque le capitaine entra. Il nous fit compliment. Je lui ai dit avec l’air d’un heureux que j’allais ordonner les chevaux, et je l’ai laissé avec elle. Nous partîmes tous les trois très contents.

À la moitié de la poste79 avant d’arriver à Reggio, il me remontra que nous devions le laisser aller à Parme tout seul. Il nous dit qu’arrivant avec nous il donnerait sujet à des propos, qu’on lui ferait des interrogations, et qu’on parlerait aussi beaucoup plus de nous, si nous arrivions avec lui. Nous trouvâmes sa remontrance fort sage. Nous nous déterminâmes sur-le-champ à passer la nuit à Reggio, et à le laisser aller seul à Parme dans un chariot de poste. Ce fut ce que nous fîmes. Après avoir fait délier sa malle, et l’avoir faitbc placer sur la petite voiture, il nous quitta nous promettant de venir dîner avec nous le lendemain.

Cette démarche de ce brave homme dut aussi plaire à Henriette autant qu’à moi à cause d’un sentiment de délicatesse dépendant aussi un peu du préjugé de part et d’autre. À la suite du nouvel arrangement comment aurions-nous pu nous loger à Reggio. Henriette en tout honneur aurait dû aller se mettre dans un lit toute seule, et n’aurait cependant pas pu s’empêcher, ni nous empêcher de relever tout le ridicule de cette réserve, et ce ridicule malheureusement était d’une espèce à nous faire rougir [167v] tous les trois. L’amour est un divin enfant, qui abhorre la honte à un tel degré, que s’il lui donne prise il se sent avili, et l’avilissement lui fait perdre au moins les trois quarts de sabd dignité. Nous ne pouvions ni Henriette, ni moi nous trouver parfaitement heureux qu’éloignant de nous le souvenir de ce brave homme.

J’ai d’abord ordonné à souper pour Henriette et moi, trouvant la grandeur de mon bonheur au-dessus de toutes mes facultés ; mais malgré cela j’avais l’air triste, et celui d’Henriette étant égal au mien elle ne pouvait pas me le reprocher. Nous soupâmes fort peu, et nous ne parlâmes guère parce que nos propos nous paraissaient insipides : en vain nous sautions d’un à l’autre pour trouver l’intéressant. Nous savions que nous allions nous coucher ensemble ; mais nous aurions cru de devenir indiscrets nous le disant. Quelle nuit ! Quelle femme que cette Henriette que j’ai tant aimée ! Qui m’a rendu si heureux80 !

Ce ne fut que trois ou quatre jours après notre union que je lui ai demandé ce qu’elle aurait fait sans le sou, et n’ayant aucune connaissance à Parme, si me déclarant amoureux, je ne fusse allé lui dire que je m’étais décidé d’aller à Naples. Elle me répondit qu’elle se serait vraisemblablement trouvée dans le plus affreux précipice ; mais qu’étant sûre que je l’aimais, elle devait aussi l’être que, ne pouvant pas l’abandonner, je me serais expliqué. Elle ajouta qu’impatientée de se rendre certaine de ma façon de penser sur son compte, elle m’avait fait interpréter sa résolution à l’officier, sachant qu’il n’était en état ni de s’y opposer, ni de poursuivre à la garder avec lui. Elle me dit enfin que ne m’ayant pas compris81 dans le plaisir qu’elle avait demandé [168r] à l’officier de ne plus penser à elle, elle trouvait impossible que je ne lui demandasse si je pouvais lui être utile seulement en conséquence d’un simple sentiment d’amitié, et que pour lors elle se serait déterminée en conséquence des sentiments qu’elle m’aurait trouvés. Elle conclut par me dire que si elle s’était perdue, son époux, et son beau-père en auraient été la cause. Elle les nomma monstres.

En entrant à Parme j’ai poursuivi à garder le nom de Farussi : c’était le nom de famille de ma mère. Henriette écrivit elle-même le nom qu’elle prit. Anne d’Arci Française. Dans le moment que nous répondions aux commis82 que nous n’avions rien de nouveau, un jeune Français à l’air leste s’offre à mon service, et me dit qu’au lieu de descendre à la poste, je ferais mieux me faisant conduire chez d’Andremont où je trouverais appartement, cuisine, et vins de France. Voyant que la proposition plaisait à Henriette, j’y consens, et nous allons descendre chez cet Andremont où nous nous trouvâmes très bien logés. Après avoir accordé à journée83 le laquais qui nous avait fait aller là, et avoir fait l’accord en détail sur tout avec le maître de la maison, je suis allé avec lui placer ma voiture dans une remise.

Après avoir dit à Henriette que nous nous reverrions à l’heure de dîner, et au laquais de louage de m’attendre dans l’antichambre, je suis sorti tout seul. Étant sûr que dans une ville sujette à un gouvernement nouveau84 les espions devaient se trouver partout j’ai voulu sortir seul, malgré que cette ville patrie de mon père me fût entièrement inconnue.

[168v] Il ne me semblait pas d’être en Italie : tout avait l’air ultramontain85. J’entendais les passants parler ensemble français, ou espagnol, ceux qui ne parlaient ni l’une ni l’autre de ces langues parlaient tout bas. Courant partout au hasard, cherchant des yeux une boutique où l’on vendît du linge sans vouloir demander où je pourrais la trouver, j’en vois une dans laquelle j’observe la grosse maîtresse assise au coin à son comptoir.

— Madame je voudrais acheter toute sorte de linge.

— Monsieur j’enverrai chercher quelqu’un qui parle français.

— C’est inutile puisque je suis italien.

— Soit au nom de Dieu. Rien n’est si rare aujourd’hui.

— Pourquoi rare ?

— Vous ne savez donc pas que D. Philippe est arrivé ? Et que madame de France86 son épouse est en chemin ?

— Je vous en fais mon compliment. Beaucoup d’argent doit rouler87, et on doit trouver de tout.

— C’est vrai ; mais tout est cher, et nous ne pouvons pas nous faire à ces nouvelles mœurs. C’est un mixte de liberté française, et de jalousie espagnole qui nous fait tourner la tête. Quel linge voulez-vous ?

— Je vous avertis avant tout que je ne marchande pas ; ainsi prenez garde à vous. Si vous me surfaites88 je ne viendrai plus chez vous. Il me faut de la fine toile pour faire vingt-quatre chemises à une femme, du basin89 pour faire des jupons, et des corsets, de la mousseline, des mouchoirs, et d’autres articles que je voudrais bien que vous eussiez, car, étant étranger, Dieu sait dans quelles mains je vais tomber.

— [169r] Vous tomberez en bonnes mains si vous vous fierez à moi.

— Il me semble de devoir vous croire : je vous prie donc de m’assister. Il s’agit aussi de me trouver des couturières qui travailleront dans la chambre même de la dame qui a besoin de se faire faire rapidement tout ce qui lui est nécessairebe.

— Des robes aussi ?

— Robes, bonnets, mantelets, tout enfin, car en qualité de femme vous pouvez vous la figurer toute nue.

— Si elle a de l’argent, je vous réponds qu’il ne lui manquera rien. J’en fais mon affaire. Est-elle jeune ?

— Elle a quatre ans moins que moi, et elle est ma femme.

— Ah ! Que Dieu vous bénisse. Avez-vous des enfants ?

— Pas encore, ma bonne dame.

— Que je suis contente ! J’envoie d’abord chercher la perle des couturières. En attendant vous allez choisir.

Après avoir choisi tout ce qu’elle avait de mieux dans les articles que je lui ai demandésbf, je lui en ai payé la valeur, et la couturière arriva. J’ai dit à la marchande lingère que je demeurais chez d’Andremont, et que si elle m’enverra un marchand avec des étoffes, elle me fera plaisir.

— Dînez-vous chez vous ?

— Oui.

— Ça suffit. Fiez-vous à moi.

J’ai dit à la couturière qui était avec sa fille de me suivre me portant mon linge. Je ne m’arrête que pour acheter des bas de soie, et de fil, et en entrant chez moi je fais monter le cordonnier qui était à ma porte. Voilà le moment du vrai plaisir. Henriette, que je n’avais avertie de rien, regarde tout cela mis sur la table avec l’air de [169v] la plus grande satisfaction ; mais sans autre démonstration que celle du contentement qu’elle ne fait paraître que dans l’éloge qu’elle fait de la belle qualité des articles que j’avais su choisir. Point d’augmentation de gaieté à cause de cela, point de bas remerciements, ou d’expressions indiquantes reconnaissance.

Le valet de louage était entré avec moi dans l’appartement à mon arrivée avec les couturières, et Henriette lui avait dit avec douceur de retourner dans l’antichambre prêt à entrer quand on l’appellerait. On déploie les toiles, la couturière commence à couper pour faire des chemises, le cordonnier lui prend mesure, je lui dis de nous monter d’abord des pantoufles, et il s’en va. Un quart d’heure après il remonte avec des pantoufles pour Henriette, et pour moi, et voilà le valet de louage qui entre avec lui sans être appelé. Le cordonnier, qui parlait français faisait des contes à Henriette faits pour faire rire. Elle l’interrompt pour demander au valet de louage qui se tenait là avec nous, ce qu’il voulait.

— Rien, Madame ; je ne suis ici que pour recevoir vos ordres.

— Ne vous ai-je pas dit que quand on aura besoin de vous on vous appellera ?

— Je voudrais savoir lequel des deux est mon maître.

— Aucun, lui dis-je en riant, voilà votre journée90. Partez.

Henriette poursuit à rire avec le cordonnier, qui voyant qu’elle ne parlaitbg que français, lui offre un maître de langue. Elle lui demande de quel pays il était.

— Flamand. Il est savant. Il a cinquante ans. C’est un sage. Il loge chez Borasca. Il prend trois livres de Parme91 par leçon, si elle dure une [170r] heure, et six si elle dure deux ; et il veut être payé fois par fois.

— Veux-tu, me dit-elle, que je prenne ce maître ?

— Je te prie de le prendre : cela t’amusera.

Le cordonnier lui promit de le lui envoyer le lendemain à neuf heures. Tandis que la couturière mère coupait, la fille commençait à coudre ; mais une seule ne pouvant pas faire beaucoup d’ouvrage, j’ai dit à cette femme qu’elle nous ferait plaisirbh nous en procurant encore unebi autre qui parlerait français. Elle me la promit dans le même jour. En même temps elle m’offrit son fils pour valet de louage, qui commençait déjà à s’expliquer en français m’assurant qu’il n’était ni voleur, ni indiscret, ni espion. Henriette m’ayant dit qu’il lui semblait que je ferais bien à le prendre, elle ordonna d’abord à sa fille d’aller le faire venir, et de faire venir aussi la couturière qui parlait français. Ainsi voilà une compagnie qui pouvait amuser ma chère épouse.

Le fils de cette femme était un garçon de dix-huit ans, qui avait été à l’école ; il était modeste, et il avait l’air honnête. Lui ayant demandé son nom, je fus très surpris de l’entendre me dire qu’il s’appelait Caudagna.

Le lecteur sait que mon père était parmesan, et il peut se souvenir qu’une sœur de mon père avait épousé un Caudagna92. Ce serait plaisant, me disais-je, si cette couturière était ma tante, et si mon valet était mon cousin. Taisons-nous. Henriette me demanda si je voulais que cette couturière dînât avec nous ; mais je l’ai conjurée de ne [170v] pas vouloir pour l’avenir me mortifier faisant dépendre de moi des si petites choses. Elle rit ; et elle me le promit. J’ai alors mis dans une petite bourse cinquante sequins93, et je lui ai dit, la lui donnant, que, moyennant cela, elle paiera elle-même toutes les petites choses dont elle pourrait avoir besoin, et que je n’aurais pas pu deviner. Elle l’accepta me disant que ce cadeau lui faisait un très grand plaisir.

Un moment avant de nous mettre à table nous vîmes arriver le capitaine hongrois. Henriette courut l’embrasser l’appelant papa ; elle le pria de venir dîner avec nous tous les jours. Ce brave homme, voyant toutes ces femelles qui travaillaient, était ravi de voir qu’il avait si bien placé son aventurière, et il fut au comble de la joie quand je lui ai dit l’embrassant que je lui devais mon bonheur.

Nous dînâmes très délicatement. Le cuisinier d’Andremont était excellent. J’ai découvert Henriette friande, et l’Hongrois gourmet94 : je n’étais pas mal l’un et l’autre. Ainsi voulant goûter plusieurs sortes de vins de notre hôte nous fîmes un très joli dîner. Mon jeune valet de louage me plut par le respect avec lequel il servait sa mère également que les autres. Janeton sa sœur travaillait avec la Française. Elles avaient déjà dîné.

Au dessert j’ai vu arriver la marchande lingère avec deux autres femmes, dont une qui était marchande de modesbj parlait français. L’autre avait des échantillons pour toutes sortes de robes. J’ai laissé qu’Henriette ordonnât tout ce qu’elle voulait en coiffes, bonnets, et garnitures à la première ; mais j’ai voulu [171r] absolument m’en mêler pour le choix des robes, accordant cependant mon goût avec celui de mon adorée. Je l’ai forcée à se choisir pour quatre robes, etbk c’est moi qui lui fus reconnaissant de la complaisance qu’elle eut de les accepter. Plus je liais son cœur, plus il me semblait de me rendre heureux. Nous passâmes ainsi la première journée dans laquelle il n’était pas possible de faire plus de choses que nous n’avions fait.

Le soir à souper, me semblant qu’elle ne fût pas gaie comme de coutume, je lui en ai demandébl la raison.

— Mon cher ami, tu dépenses beaucoup d’argent pour moi, et si tu le dépenses pour t’en faire aimer davantage, il est jeté, car je ne t’aime pas plus qu’avant-hier. Tout ce que tu fais ne saurait me faire plaisir que parce que je connais toujours plus que tu es digne d’être aimé ; mais je n’ai pas besoin de cette conviction.

— Je le crois, ma chère Henriette ; et je me félicite, si tu sens que ta tendresse ne peut pas devenir plus forte ; mais sache que je n’en agis ainsi que pour t’aimer davantage ; je désire de te voir briller dans les atours de ton sexe, fâché seulement de ne pas pouvoir te faire briller davantage.bm Et si cela te fait plaisir, ne dois-je pas en être enchanté ?

— Certainement cela me fait plaisir ; et d’une certaine façon ayant dit que je suis ta femme, tu as raison ; mais si tu n’es pas fort riche tu sens le reproche que je dois me faire.

— Ah ! ma chère Henriette, laisse je t’en conjure que je me croie riche, et crois qu’il est impossible que tu puisses être la cause de ma ruine : tu n’es née que pour me rendre heureux. Pense seulement à ne jamais me quitter, et dis-moi si je peux l’espérer.

— Je le désire, mon très cher ami ; mais qui peut être sûr de [171v] l’avenir. Es-tu libre ? Dépends-tu95 ?

— Je suis libre dans toute la force du mot ; et je ne dépends de personne.

— Je te félicite, et mon âme en jouit : personne ne peut t’arracher à moi ; mais hélas ! Tu sais que je ne peux pas en dire autant. Je suis sûre qu’on me cherche ; et je sais que si on me trouve on aura facilement le moyen de m’avoir. Si on réussit à m’arracher de tes bras, je deviendrai malheureuse.

— Et je me tuerai. Tu me fais trembler. Peux-tu craindre ce malheur ici ?

— bnJe ne peux le craindre à moins que quelqu’un qui me connaît ne parvienne à me voir.

— Est-il vraisemblable que ce quelqu’un soit à Parme ?

— Cela me paraît difficile.

— boN’alarmons donc pas notre tendresse par la crainte, je t’en prie : et surtout sois gaie comme tu l’étais à Césène.

— Et malgré cela, à Césène j’étais malheureuse, et je suis heureuse à présent ; mais ne crains pas de me trouver triste, car la gaieté est dans mon caractère.

— Je crois qu’à Césène tu devais craindre d’être à tout moment rejointe par l’officier français avec lequel tu vivais à Rome.

— Point du tout. C’était mon beau-père, qui, j’en suis sûre, n’a fait la moindre démarche pour savoir où je suis allée d’abord qu’il ne me vit plus paraître à l’auberge. Il ne peut qu’avoir été bien aise de se voir débarrassé de moi. Ce qui me rendait malheureuse était de me voir à charge d’un homme que je n’aimais pas, et avec lequel je ne pouvais pas causer. Ajoute à cela que je ne pouvais pas avoir la consolation de penser que je faisais [172r] le bonheur de l’homme avec lequel j’étais, car je ne lui avais inspiré qu’un goût passager, qu’il avait apprécié dix sequins, et que l’ayant satisfait, je devais être persuadée de lui être devenue à charge, carbp c’était évident qu’il n’était pas riche. J’étais encore malheureuse par une autre raison très pitoyable. Je me croyais en devoir de lui faire des caresses, et de son côté devant honnêtement me les rendre, j’avais peur qu’il ne sacrifiât sa santé au sentiment : cette idée me désolait ; car ne nous aimant pas nous nous gênions cruellement tous les deux par simple politesse. Nous prodiguions au compliment96 ce qui n’est dû qu’à l’amour. Un autre égard me gênait encore plus. Je ne voulais pas qu’on pût croire que cet honnête homme me tînt pour son profit. Par cette raison tu ne peux pas t’être aperçu que tu m’as plu d’abord que je t’ai vu.

— Comment ! Ce ne fut pas plutôt par sentiment d’amour-propre ?

— Non en vérité, car tu ne pouvais porter sur moi que le jugement que je méritais. J’ai fait la folie que tu sais, parce que mon beau-père allait me mettre dans un couvent. Mais je te prie de ne pas être curieux de mon histoire.

— Je ne t’importunerai pas, mon ange. Aimons-nous actuellement, sans que la crainte de l’avenir puisse troubler notre paix.

Nous allâmes nous coucher amoureux pour sortir du lit le matin encore plus amoureux. [172v] J’ai passé trois mois avec elle toujours également amoureux, et me félicitant continuellement de l’être.

Le lendemain à neuf heures, j’ai vu le maître de langue. C’était un homme à figure respectable, poli, modeste, parlant peu, et bien, réservé dans ses réponses, et instruit dans l’ancien goût. Il commença par me faire rire, me disant à propos97 qu’un chrétien ne pouvait admettre le système de Copernic98 que comme une savante hypothèse. Je lui ai répondu que ce ne pouvait être que le système de Dieu puisque c’était celui de la nature, et que l’écriture sainte n’était pas le livre sur lequel les chrétiens pouvaient apprendre la physique. À son rire il me parut Tartuffe ; mais s’il pouvait amuser Henriette, et lui apprendre la langue italienne c’était tout ce que je voulais. Elle lui dit d’abord qu’elle lui donnerait tous les jours six livres, puisqu’elle voulait une leçon de deux heures. Six livres de Parme valent trente sous de France99. Après la leçon, elle lui donna deux sequins pour qu’il lui achetât des romans nouveaux, dont la réputation fut faite.

bqPendant qu’elle prenait sa leçon, j’ai jasé avec la couturière Caudagna pour m’assurer si nous étions parents. Je lui ai demandé quel métier faisait son mari.

— Mon mari est maître d’hôtel chez le marquis Sissa.

— Votre père vit-il ?

— Non monsieur. Il est mort.

— Quel était son nom de famille ?

— Scotti.

— Et votre mari a-t-il père, et mère ?

— Son père est mort, [173r] et sa mère vit encore avec le chanoine Casanova sonbr oncle.

Je n’ai pas eu besoin d’en savoir davantage. Cette femme était ma cousine à la mode de Bretagne100, et ses enfants étaient mes neveux issus de cousin. Ma nièce Janetton n’étant pas jolie, j’ai poursuivi à faire babiller la mère. Je lui ai demandé si les Parmesans étaient contents d’être devenus sujets d’un Espagnol.

— Contents ? Nous nous trouvons tous dans un vrai labyrinthe ; tout est bouleversé, nous ne savons plus où nous sommes. Heureux temps, où régnait la maison Farnèse101, tu n’es plus ! Je fus avant-hier à la comédie, où Arlequin faisait rire à gorge déployée tout le monde ; mais devinez : D. Philippe, qui est notre nouveaubs duc se tenait de rire tant qu’il pouvait faisant des grimaces ; et quand il n’en pouvait plus il mettait son chapeau devant son nez pour qu’on ne le vît pouffer. On m’a dit que le rire déconcerte la grave contenance d’un infant d’Espagne, et que s’il se laissait voir on l’écrirait à Madrid à sa mère102, qui trouverait cela abominable et indigne d’un grand prince. Qu’en dites-vous ? Le duc Antoine, Dieu veuille avoir son âme, était aussi un grand prince ; mais il riait de si bon cœur qu’on en entendait les éclats dans la rue. Nous sommes réduits à une confusion incroyable. Depuis trois mois il n’y a plus personne à Parme qui sache l’heure qu’il est103.

Depuis que Dieu a fait le monde, le Soleil s’est toujours couché à vingt-trois heures et demie, et à vingt-quatre on a toujours dit l’Angélus ; et tous [173v] les honnêtes gens savaient qu’à cette heure-là on allumait la chandelle. Actuellement, c’est inconcevable. Le Soleil est devenu fou : il se couche tous les jours à une heure différente. Nos paysans ne savent plus à quelle heure ils doivent venir au marché. On appelle cela un règlement : mais savez-vous pourquoi ? Parce qu’à présent tout le monde sait qu’on dîne à douze heures. Beau règlement ! Au temps des Farnèse on mangeait quand on avait faim et cela valait bien mieux.

Henriette n’avait point de montre ; je suis sorti pour aller lui en acheter une. Je lui ai porté des gants, un éventail, des boucles d’oreilles, et plusieurs colifichets104 qui lui furent tous chers. Son maître était encore là : il me fit l’éloge de son talent. J’aurais pu, me dit-il, apprendre à madame l’héraldique105, la géographie, la chronologie, la sphère106 ; mais elle sait tout cela. Madame eut une grande éducation.

Cet homme s’appelait Valentin de la Haye. Il m’a dit qu’il était ingénieur, et professeur en mathématiques. Je parlerai beaucoup de lui dans ces mémoires, et mon lecteur connaîtra mieux son caractère par ses actions que par la peinture que je pourrais lui en faire.

Nous dînâmes gaiement avec notre Hongrois. Il me tardait de voir ma chère Henriette habillée en femme. On devait lui porter une petite robe le lendemain, et on lui avait déjà fait des jupons, et quelques chemises.

[174r] L’esprit d’Henriette était pétillant, et très fin. La marchande de modes, qui était lyonnaise, entra le matin dans notre chambre disant :

— Madame, et monsieur je suis votre servante.

— Pourquoi, lui dit Henriette, ne dites-vous pas monsieur, et madame ?

— J’ai toujours vu, répondit la marchande, qu’on fait les premiers honneurs aux dames.

— Mais de qui ambitionnons-nous que ces honneurs nous soient faits ?

— Des hommes.

— Et vous ne voyez pas que les femmes deviennent ridicules si elles ne leur rendentbtles mêmes honneurs qu’ils ont la politesse de leur faire ?

Ceux qui croient qu’une femme ne suffise pas à rendre un homme également heureux dans toutes les vingt-quatre heures d’un jour n’ont jamais connu une Henriette. La joie qui inondait mon âme était bien plus grande quand je dialoguais avec elle pendant le jour que lorsque je la tenais entre mes bras pendant la nuit. Henriette ayant beaucoup lu, et un goût naturel, jugeait bien de tout, et sans être savante elle raisonnait comme un géomètre. N’ayant aucune prétention à l’esprit, elle ne disait jamais rien d’important que l’accompagnant d’un rire qui, lui donnant le vernis de la frivolité, le rendait à portée de toute la compagnie. Elle donnait par là de l’esprit à ceux qui ne savaient pas d’en avoir, qui en revanche l’aimaient à l’adoration. Une belle à la fin, qui n’a pas l’esprit dégagé, n’offre aucune ressource à l’amant après la jouissance matérielle de ses charmes. Une laide brillante par son esprit rend amoureux un homme si bien qu’elle ne lui laisse rien à désirer. [174v] Que devais-je donc être avec Henriette belle, spirituelle, et cultivée ? Incapable de concevoir la grandeur de mon bonheur.

Qu’on demande à une femme belle qui a peu d’esprit, si elle voudrait donner quelque petite portion de sa beauté pour en avoir un peu plus. Si elle est de bonne foi, elle répondra qu’elle est contente de celui qu’elle a. Pourquoi est-elle contente ? Parce qu’en ayant peu elle ne peut pas connaître celui qui lui manque. Qu’on demande à une laide spirituelle, si elle voudrait troquer avec l’autre. Elle répondra que non. Pourquoi ? Parce qu’ayant beaucoup d’esprit elle reconnaît qu’il lui tient lieu de tout.

La femme d’esprit qui n’est pas faite pour faire le bonheur d’un amant est la savante. Dans une femme la science est déplacée ; elle fait du tort à l’essentiel de son sexe, et, encore, elle ne va jamais au-delà des bornes connues. Nulle découverte scientifique faite par des femmes. Pour aller plus ultra [plus loin] il faut une vigueur que le sexe féminin ne peut pas avoir. Mais dans le raisonnement simple, et dans la délicatesse des sentiments nous devons céder aux femmes. Vous lancez un sophisme à la tête d’une femme d’esprit : elle ne peut pas le développer ; mais elle n’en est pas la dupe ; elle vous dit qu’elle ne donne pas là-dedans, et elle le rejette. L’homme qui le trouve insoluble le fait devenir argent comptant, comme la femme savante. Quel insupportable fardeau pour un homme qu’une femme qui aurait par exemple l’esprit de madame Dacier107 ! Dieu vous en préserve mon cher lecteur !

À [175r] l’arrivée de la couturière avec la robe, Henriette me dit que je ne devais pas être présent à sa métamorphose. Elle me dit d’aller me promener jusqu’au moment que retournant à la maison je ne la trouverais plus masquée.

C’est un grand plaisir que celui de faire tout ce que l’objet qu’on aime ordonne. Je suis allé dans la boutique du libraire français, où j’ai trouvé un bossu qui avait de l’esprit. Rien d’ailleurs n’est si rare qu’un bossu bête. Tous les gens d’esprit n’étant pas bossus, et tous les bossus étant gens d’esprit, j’ai décidé depuis longtemps que ce n’est pas l’esprit qui donne la rachitis108 ; mais la rachitis qui donne l’esprit. Ce bossu avec lequel j’ai fait d’abord connaissance s’appelait Du Boisbu Chateleraux109. Il était graveur de son métier, et directeur de la monnaie de l’infant duc, car on pensait alors de faire une monnaie ; mais on ne s’y est jamais déterminé.

Après avoir passé une heure avec cet homme d’esprit qui me fit voir plusieurs de ses productions en gravure, je suis rentré chez moi, où j’ai trouvé le capitaine hongrois qui attendait qu’on ouvrît la porte de la chambre d’Henriette. Il ne savait pas qu’elle allait nous recevoir démasquée. La porte enfin s’ouvrit, et la voilà. Elle nous reçoit en nous faisant une belle révérence d’un air d’aisance où on ne voyait ni le ton imposant, ni la gaieté de la liberté militaire. C’étaient nous que la surprise, et son nouvel aspect avaient [175v] décontenancés. Elle nous fait asseoir à ses côtés : elle regarde avec amitié le capitaine, et vis-à-vis de moi elle se montre tendre et amoureuse ; mais sans cet extérieur de familiarité qu’un jeune officier peut avoir sans avilir l’amour ;bv et qui ne convient pas à une femme de condition. Ce nouveau maintien me force de me mettre à l’unisson sans me démonter, car Henriette ne jouait pas un rôle. Elle était positivement le personnage qu’elle représentait.

Ravi par l’admiration, je prends sa main pour la lui baiser ; mais elle la retire me présentant ses lèvres, et me disant :

— Ne suis-je pas la même ?

— Non. Et c’est si vrai que je ne peux plus vous tutoyer. Vous n’êtes plus l’officier qui répondit à madame Querini, que vous jouiez à Pharaon tenant la banque, et que le jeu était si peu de chose qu’il ne valait pas la peine de compter.

— Il est certain qu’habillée ainsi je n’aurais pas osé dire quelque chose de semblable. Mais je ne suis pas moins Henriette qui a fait en sa vie trois folies, dont la dernière, sans toi, m’aurait perdue. Charmante folie, cause que je t’ai connu.

Ces sentiments me pénétrèrent tellement, que je me suis vu dans le moment de me jeter à ses pieds pour lui demander pardon si je ne l’avais pas respectée davantage, si je m’avais fait la chose trop facile, si je m’étais procuré sa conquête trop sans façon110.

Henriette charmante mit fin au trop pathétique de cette scène secouant le capitaine qui semblait pétrifié. L’air mortifié qu’on lui voyait venait de la honte qu’il avait d’avoir traité en aventurière une femme de cette espèce, car il ne croyait pas possible que son apparence fût fausse. Il la regardait [176r] étonné ; il lui faisait des révérences ; il avait l’air de l’assurer de son respect, et de son repentir : il était interdit. Pour elle, elle paraissait lui dire, sans cependant la moindre ombre de reproche : je suis bien aise que vous me connaissiez actuellement.

Elle commença ce jour-là à faire les honneurs de la table comme une femme qui était habituée à les faire. Elle traita le capitaine en ami, et moi en favori. Elle paraissait tantôt ma maîtresse, et tantôt ma femme. Le capitaine me pria de lui dire que s’il l’avait vue descendre de la tartane habillée ainsi, il n’aurait pas eu le courage de lui envoyer son Cicéron. — Oh pour ça j’en suis sûre, lui répondit-elle ; mais c’est singulier qu’un uniforme soit moins respectable qu’une petite robe.

Je l’ai priée à ne pas en vouloir à son uniforme, car je lui devais mon bonheur. Comme moi, me répondit-elle, aux sbires de Césène. C’est un fait que j’ai employé tout ce jour-là à filer le parfait amour ; et qu’il me parut d’aller me coucher avec elle pour la première fois.

Madame de France épouse de l’infant étant arrivée, j’ai dit à Henriette que j’allais louer une loge pour tous les jours. Elle m’avait dit plusieurs fois que sa passion prédominante était la musique. N’ayant jamais vu d’opéra italien, je fus surpris de l’entendre me répondre froidement :

— Tu veux donc que nous allions à l’opéra tous les jours ?

— Je crois même que nous donnerions sujet de discours,bw n’y allant pas ; mais si tu n’y vas pas avec plaisir, ma chère amie, tu sais que rien ne t’oblige à te gêner. Je préfère nos entretiens dans cette chambre à toutes les musiques de l’univers.

— Je suis folle de [176v] la musique, mon cher ami ; mais je ne peux m’empêcher de trembler à la seule idée de sortir.

— Si tu trembles, je frissonne ; mais il faut aller à l’opéra, ou partir pour Londres, ou pour quelqu’autre part. Tu n’as qu’à ordonner.

— Prends une loge qui ne soit pas trop exposée.

J’ai loué une loge au second rang ; mais le théâtre étant petit, une jolie femme ne pouvait pas y être inobservée. Je le lui ai dit, et elle me répondit qu’elle ne se croyait pas en danger d’être connue, puisque dans les noms que je lui avais fait lire des étrangers qui étaient alors à Parme, elle n’en connaissait aucun.

Ainsi Henriette vint à l’opéra ; mais au second rang, sans rouge, et sans bougie. C’était un opera buffa111, dont la musique de Buranello112 était aussi excellente que les acteurs. Elle ne s’est servie de sa lorgnette que pour eux ; sans jamais la tourner ni vers les loges, ni vers le parterre. Personne ne nous parut curieux de nous ; ainsi nous retournâmes à la maison très contents au sein de la paix, et de l’amour. Le final du second acte lui ayant beaucoup plu, je le lui ai promis. Ce fut à M. Du Bois, que je me suis adressé pour l’avoir ; et croyant qu’elle touchait peut-être le clavecin, je lui en ai offert un. Elle me répondit qu’elle n’avait jamais appris à jouer de cet instrument.

La quatrième ou cinquième fois que nous allâmes à l’opéra M. Du Bois vint dans notre loge. Me dispensant de lui céder ma place, puisque je ne voulais pas le présenter, je lui ai demandé en quoi je pouvais le servir. Il m’a alors présenté le spartito [la partition] du final, dont je lui ai payé ce qu’il lui avait coûté. Comme nous étions vis-à-vis des souverains, je lui ai demandé s’il les avait gravés, et m’ayant répondu qu’il avait déjà fait deux [177r] médailles, je l’ai prié de me les porter en or. Il me les promit, et il s’en alla. Henriette ne l’a pas seulement regardé ; et c’était en règle, puisque je ne le lui avais pas présenté ; mais on nous l’a annoncé le lendemain que nous étions encore à table. M. de la Haye qui dînait avec nous, nous fit d’abord compliment sur la connaissance que nous avions faite bxd’un si célèbre artiste. Ce fut lui qui prit la liberté de le présenter à son écolière, qui pour lors lui dit les choses honnêtes qu’on a la coutume de dire à toute nouvelle connaissance. Après l’avoir remercié du spartito, elle le pria de lui faire avoir plusieurs autres airs. Il me dit qu’il avait pris la liberté de venir chez moi pour me présenter les médailles, dont je m’étais montré curieux ; et disant cela il tira de son portefeuille les deux qu’il avait faites. Il y avait sur l’une l’infant avec l’infante, et sur l’autre l’infant. Tout dans ces médailles étant beau, nous en fîmes l’éloge. L’ouvrage est impayable, lui dit Henriette, mais on peut troquer l’or. Il lui répondit modestement qu’elles pesaient seize sequins113, et elle les lui paya le remerciant, et le priant de venir une autre fois à l’heure de la soupe. On nous porta du café.

Henriette dans l’action de mettre du sucre dans la tasse de Du Bois,by lui demanda s’il l’aimait bien doux.

— Madame votre goût est le mien.

— Vous êtes donc informé que je l’aime sans sucre ; et je suis bien aise que mon goût soit égal au vôtre.

[177v] En disant cela elle ne lui met pas de sucre, et après en avoir mis dans la tasse de la Haye, et dans la mienne, elle n’en met point du tout dans la sienne. J’avais envie de pouffer, car la malignebz, qui ordinairement l’aimait fort doux, le buvait amer ce jour-là pour punir Du Bois du fade compliment qu’il lui avait fait, lui disant qu’il avait son même goût. Le fin bossu cependant ne voulut pas en avoir le démenti. Il soutint, le buvant avec l’apparence du plaisir, qu’il fallait le boire toujours amer.

Après leur départ, et avoir beaucoup ri avec Henriette de cette espièglerie, je lui ai dit qu’elle allait en être la dupe se trouvant obligée à l’avenir de prendre toujours du café amer, lorsque Du Bois se trouvera présent. Elle me dit qu’elle feindra d’avoir reçu une ordonnance du médecin de le boire doux.

Henriette au bout d’un mois parlait italien. C’était l’effet de l’exercice avec Janeton, qui lui servait de femme de chambre plus que de la leçon qu’elle recevait de de la Haye. Les leçons ne servent qu’à apprendre les règles des langues ; pour les parler il faut l’exercice. Nous avions été à l’opéra vingt fois sans avoir fait aucune connaissance. Nous vivions heureux dans toute la force de ce mot. Je ne sortais jamais qu’avec elle en voiture, et nous étions tous les deux inaccessibles. Je ne connaissais personne, et personne ne me connaissait. Après le départ de l’Hongrois, le seul qui venait dîner chez nous, quand nousca l’invitions, c’était [178r] Du Bois, car de la Haye y était tous les jours.

Ce Du Bois était fort curieuxcb de nos personnes ; mais il savait dissimuler. Il nous parla un jour du brillant de la cour de D. Philippe après l’arrivée de Madame, et de l’affluence d’étrangers, et d’étrangères qu’il y avait eu ce jour-là.

— La plus grande partie des dames étrangères que nous y avons vuescc, dit-il, en adressant le discours à Henriette, nous sont inconnues.

— cdIl se peut qu’étant connues elles ne se seraient pas montrées.

— Cela se peut ; mais je peux vous assurer, madame, que quand même leur parure, ou leur beauté les rendraient remarquables, le vœu des souverains est entièrement en faveur de la liberté. J’espère encore, madame, d’avoir l’honneur de vous y voir.

— Ce sera difficile, car vous ne sauriez vous figurer combien me semble ridicule une femme qui va à la cour sans être présentée, surtout si elle est faite pour l’être.

Le bossu devint muet, et Henriette d’un air indifférent détourna le propos. Après son départ elle rit avec moi de cet homme qui croyait de masquer sa curiosité. Je lui ai dit qu’en conscience elle devait pardonner à tous ceux qu’elle rendait curieux, et pour lors elle vint en riant me faire des caresses. Vivant ainsi ensemble, et goûtant les délices du vrai bonheur, nous nous moquions de la philosophie qui en nie la perfection ; parce que, dit-elle, il n’est pas durable. Qu’entend-on, me disait un jour Henriette, par ce mot durable ? Si on entend perpétuel, immortel, on a raison : mais l’homme ne l’étant pas, le bonheur ne peut pas l’être : sans cela tout bonheur est durable, [178v] car pour l’être il n’a besoin que d’exister. Mais si par bonheur parfait on entend une suite de plaisirs diversifiés, et jamais interrompus, on a encore tort, car en mettant entre les plaisirs le calme, qui doit succéder à chacun après la jouissance, nous nous procurons le temps de reconnaître l’état heureux dans leur réalité. L’homme ne peut être heureux que quand il se reconnaît pour tel, et il ne peut se reconnaître que dans le calme. Donc sans le calme il ne serait jamais heureux. Donc le plaisir pour être tel a besoin de finir. Que prétend-on donc dire par le mot durable ? Nous arrivons tous les jours au moment où désirant le sommeil nous le mettons au-dessus de tout autre plaisir ; et le sommeil est la véritable image de la mort. Nous ne saurions lui être reconnaissants que quand il nous a quittés.

Ceux qui disent que personne ne peut être heureux pendant toute la vie parlent aussi au hasard. La philosophie enseigne le moyen de composer ce bonheur, si celui qui veut se le faire reste exempt de maladie. Tel bonheur, qui durerait toute la vie, pourrait être comparé à un bouquet composé de plusieurs fleurs qui feraient un mixte si beau, et si d’accord qu’on le prendrait pour une seule fleur. Quelle impossibilité y a-t-il que nous ne passions ici toute notre vie, comme nous avons passé un mois toujours sains, et sans que jamais rien nous manque ? Pour couronner notre bonheur, nous pourrions en âge très avancé mourir ensemble, et pour lors notre bonheur aurait été parfaitement durable. La mort pour lors ne l’interromprait pas ; mais elle le finirait. Nous ne [179r] pourrions nous trouver malheureux que supposant la possibilité de notre existence après la fin de la même existence, ce qui me semble impliquant114. Es-tu de mon avis ?

C’est ainsi que la divine Henriette me donnait des leçons de philosophie raisonnant mieux que Cicéron dans ses Tusculanes115 ; mais elle convenait que ce bonheur durable ne pouvait se vérifier dans deux individus qui vivraient ensemble qu’étant amoureux l’un de l’autre, tous les deux sains, éclairés, suffisamment riches, sans autres devoirs que ceux qui les regarderaient eux-mêmes, et ayant les mêmes goûts, le même caractère à peu près, et le même tempérament. Heureux les amants dont l’esprit peut remplacer les sens lorsqu’ils ont besoin de repos ! Le doux sommeil vient ensuite qui ne finit que lorsqu’il a remis le tout dans la même vigueur. Au réveil, les premiers à se présenter vivants sont les sens empressés dece remettre l’esprit en haleine.

Les conditions entre l’homme, et l’univers sont égales. On pourrait dire qu’il n’y a pas de différence d’un à l’autre, puisque si nous rabattons l’univers il n’y a plus d’homme, et si nous rabattons l’homme il n’y a plus d’univers, car qui pourra en avoir une idée ? Ainsi si nous faisons abstraction de l’espace nous ne pouvons plus nous figurer l’existence de la matière, ni faisant abstraction de celle-ci nous figurer le premier116.

Je fus très heureux avec Henriette autant qu’elle le fut avec moi : jamais une colique d’une minute, [179v] jamais un bâillement, jamais une feuille de rose pliée en deux ne vint troubler notre contentement.

Le lendemain de la clôture de l’opéra, Du Bois, après avoir dîné avec nous, nous dit qu’il donnait à dîner le jour suivant aux deux premiers acteurs homme, et femme, et qu’il ne tenait qu’à nous d’entendre les plus beaux morceaux qu’ils avaient chantéscf sur le théâtre dans une salle voûtée de sa maison de campagne, où la musique ne perdait rien. Henriette lui répondit, le remerciant beaucoup, qu’elle avait une si petite santé que d’un jour à l’autre elle ne pouvait s’engager à rien ; et elle tourna d’abord le propos sur d’autres matières.

D’abord que nous fûmes seuls, je lui ai demandé pourquoi elle ne voulait pas aller s’amuser chez Du Bois.

— J’irais, mon cher ami, et bien avec plaisir ; mais j’ai peur de trouver à ce dîner quelqu’un qui me reconnaissant pourrait interrompre notre bonheur.

— Si tu as quelque nouveau motif de crainte, tu as raison ; mais si ce n’est qu’une crainte panique, mon ange, pourquoi veux-tu te gêner au point de te priver d’un plaisir réel ? Si tu savais quelle joie je ressens quand je te vois ravie, et comme en extase lorsque tu entends quelque beau morceau de musique !

— Eh bien ! je ne veux pas que tu me croies moins courageuse que toi. Nous irons chez Du Bois d’abord après dîner. Les acteurs ne chanteront pas avant. Outre cela il y a apparence que ne comptant pas sur nous il n’aura pas invité quelque curieux de me parler. Nous irons sans [180r] le lui dire, sans qu’il nous attende. Il nous a dit qu’il est à sa maison de campagne, et Caudagna sait où elle est.

En conséquence de son raisonnement qui était formé par la prudence, et l’amour qui s’accordent si rarement, le lendemain, à quatre heures de relevée117, nous allâmes à sa maison. Nous fûmes surpris de le trouver seul avec une jolie fille qu’il nous présenta nous disant que c’était sa nièce, que des raisons particulières l’empêchaient de laisser voir à tout le monde.

Se montrant ravi de nous voir, il nous dit que ne nous attendant pas il avait changé le dîner en petit souper, qu’il espérait que nous honorerions ; et que les virtuosi allaient arriver. Ce fut ainsi que nous nous vîmes engagés à souper. Je lui demande s’il avait invité beaucoup de monde, et il me répond d’un air victorieux que nous nous trouverions dans une compagnie digne de nous, fâché seulement de ne pas avoir invité des dames. Henriette, lui faisant une petite révérence fit un sourire. Je l’ai vue riante, et affichant l’air de la satisfaction ; mais elle prenait sur elle. Sa grande âme ne voulait pas se montrer inquiète ; mais d’ailleurs je ne croyais pas qu’elle eût un vrai motif de craindre. Je l’aurais cru si elle m’eût dit toute son histoire ; et certainement je l’aurais conduite en Angleterre, et elle en aurait été enchantée.

Un quart d’heure après les deux acteurs arrivèrent : c’était Laschi118, et la Baglioni119 dans ce temps-là très jolie. Ensuite tous les personnages que Du Bois avait invités arrivèrent. Ils étaient tous Espagnols, ou Français, tous d’un certain âge. Il n’y a [180v] pas eu question de présentation, et j’ai admiré en cela l’esprit du bossu ; mais comme tous les convives avaient le grand usage de la cour ce manque d’étiquette n’empêcha pas qu’on ne fît à Henriette tous les honneurs de l’assemblée qu’elle reçut avec une aisance qu’on ne connaît qu’en France, et même dans les compagnies les plus nobles, à l’exception cependant de certaines provinces où la morgue se laisse souvent trop voir.

Le concert commença par une superbe symphonie ; puis les acteurs chantèrent le duo, puis un écolier de Vandini120 donna un concerto de Violoncello, qu’on applaudit beaucoup. Mais voilà ce qui me causa la plus grande surprise. Henriette se lève, et louant le jeune homme qui avait joué l’a solo121, elle lui prend son violoncello, lui disant d’un air modeste, et serein qu’elle allait le faire briller davantage. Elle s’assied à la même place où il était, elle prend l’instrument entre ses genoux, et elle prie l’orchestre de recommencer le concerto. Voilà la compagnie dans le plus grand silence ; et moi mourant de peur ; mais Dieu merci personne ne me regardait. Pour elle, elle ne l’osait pas. Si elle avait élevé sur moi ses beaux yeux, elle aurait perdu courage. Mais ne la voyant que se mettre en posture de vouloir jouer, j’ai cru que ce n’était qu’un badinage pour faire tableau, qui vraiment avait des charmes ; mais quand je l’ai vuecg tirer le premier coup d’archet, j’ai pour lors cru que la trop forte palpitation de mon cœur allait me faire tomber mort. Henriette ne pouvait prendre, me connaissant bien, autre parti que celui de ne me jamais regarder.

Mais que devins-je quand je l’ai entendue jouer [181r] l’a solo, et lorsque après le premier morceau les claquements de mains avaient fait devenir presque sourdch l’orchestre ? Le passage de la crainteci à une exubérance de contentement inattendu me causa un paroxysme, dont la plus forte fièvre, n’aurait pas pu dans son redoublement me causer le pareil. Cet applaudissement ne fit à Henriette la moindre sensation du moins en apparence. Sans détacher ses yeux des notes qu’elle ne connaissait que pour avoir suivi des yeux tout le concert pendant que le professeur jouait, elle ne se leva qu’après avoir joué seule six fois. Elle n’a pas remercié la compagnie de l’avoir applaudie, mais se tournant d’un air noble, et gracieux vers le professeur elle lui dit qu’elle n’avait jamais joué sur un meilleur instrument. Après ce compliment elle dit d’un air riant aux assistants qu’ils devaient excuser la vanité qui l’avait induite à rendre le concert plus long d’une demi-heure.

Ce compliment ayant fini de me frapper, j’ai disparu pour aller pleurer dans le jardin, où personne ne pouvait me voir. Qui est donc Henriette ? Quel est ce trésor dont je suis devenu le maître ? Il me paraissait impossible d’être l’heureux mortel quicj la possédait.

Perdu dans ces réflexions, qui redoublaient la volupté de mes pleurs, je serais resté là encore longtemps, si Du Bois lui-même ne fût venu me chercher, et me trouver malgré les ténèbres de la nuit. Il m’appela à souper. Je l’ai tiré d’inquiétude lui disant qu’un petit étourdissement m’avait obligé [181v] à sortir pour le dissiper prenant l’air.

Chemin faisant j’ai eu le temps de sécher mes larmes ; mais non pas de redonner au blanc de mes yeux leur couleur naturelle. Personne cependant ne m’observa. La seule Henriette, me voyant reparaître, me dit par un doux sourire qu’elle savait ce que j’étais allé faire dans le jardin. À table, je me suis trouvé assis vis-à-vis d’elle.

Ce bossu Du Bois Chatelerau directeur de la monnaie de l’infant avait assemblé chez lui les plus agréables seigneurs de la cour, et le souper qu’il leur donnait sans profusion, mais avec choix était des plus fins. Henriette étant seule, il était naturel qu’on n’eût des attentions que pour elle ; mais quand même il y aurait eu des dames elle était faite pour les éclipser toutes. Si elle avait étonné toute l’assemblée par sa beauté, et par son talent, elle finit de la charmer à table par son esprit. M. Du Bois ne parlait jamais : lui paraissant d’être auteur de la pièce, il en était glorieux, et il lui semblait de devoir garder un modeste silence. Henriette eut l’adresse de gracieuser chacun également, et l’esprit de ne jamais rien dire de joli que me mettant de la partie. De mon côté j’avais beau affecter la soumission, et le plus profond respect pour cette divinité : elle voulut que chacun devine que j’étais son oracle. On pouvait croireck qu’elle fût ma femme ; mais personne ne pouvait la juger telle par l’espèce des procédés que j’avais envers elle. Le propos étant tombé sur le mérite des nations espagnole, et française, Du Bois fut assez étourdi pour lui demander à laquelle elle donnait la préférence. La question ne [182r] pouvait pas être plus indiscrète, car la moitié descl convives étaient espagnols, et l’autre moitié français ; mais malgré cela elle parla si bien que les Espagnols auraient voulu être français, et les Français espagnols. Du Bois insatiable la pria de dire ce qu’elle pensait des Italiens, et pour lors je me suis senti alarmé. Un monsieur de la Combe122 qui était à ma droite fit un mouvement de tête qui improuva123 la demande ; mais Henriette ne la laissa pas tomber. Des Italiens, lui répondit-elle d’un air d’incertitude, je ne saurais rien dire, car je n’en connais qu’un, et un seul exemple ne suffit pas pour mettre une nation au-dessus de toutes les autres.

J’aurais été le plus sot des hommes, si j’avais donné le moindre indice d’avoir entenducm cette superbe réponse d’Henriette, et encore plus sot si je n’avais d’abord tranché124 l’odieux propos faisant à M. de la Combe une question banale sur le vin, dont nos verres se trouvaient remplis.

On parla musique. Un Espagnol demanda à Henriette, si outre le violoncello elle jouait de quelqu’autre instrument, et elle lui répondit qu’elle ne s’était trouvée inclinée qu’à celui-là.

— J’ai appris au couvent, lui dit-elle, pour faire ma cour à ma mère qui en joue assez bien ; mais sans un ordre absolu de mon père d’accord avec l’évêque, la mère abbesse ne m’aurait jamais permis d’apprendre.

— Et quelles raisons pouvait alléguer cette abbesse pour ne pas y consentir ?

— Cette pieuse épouse de notre seigneur prétendait, que je ne pouvais empoigner l’instrument que me mettant dans une posture indécente.

À [182v] cette raison de l’abbesse j’ai vu les Espagnols se mordre les lèvres ; mais les Français se pâmer de rire. Après un silence de quelques minutes Henriette ayant fait un petit mouvement qui semblait demander la permission de se lever, tout le monde se leva, et un quart d’heure après nous partîmes. Du Bois la servit jusqu’au marchepied de la voiture lui faisant des remerciements sans fin.

Il me tardait de serrer entre mes bras cette idole de mon âme. Je ne lui laissais pas le temps de répondre à toutes les questions que je lui faisais.

— Tu avais raison, lui disais-je, de ne pas vouloir y aller, car tu étais sûre de me faire des ennemis. On doit actuellement me haïr à la mort ; mais tu es mon univers. Cruelle Henriette ! Tu as manqué de me faire mourir avec ton violoncello. Ne pouvant pas trouver ta réserve naturelle, j’ai cru que tu étais devenue folle, et d’abord que je t’ai entendue, j’ai dû sortir pour recueillir les larmes que tu m’as arrachées du cœur. Dis-moi actuellement, je t’en conjure, quels sont tes autres talents que tu me caches, et dans lesquels tu excelles, pour qu’en m’arrivant nouveaux ils ne me fassent mourir de crainte ou de surprise.

— Non, mon cher amour, je n’en ai point d’autres, j’ai vidé mon sac, et maintenant tu connais ton Henriette toute entière. Si tu ne m’avais dit, il y a un mois, que tu n’as aucun goût pour la musique, je t’aurais dit que je suis maîtresse de cet instrument. Si je te l’avais dit, tu me l’aurais procuré, et je ne me soucie pas de m’amuser dans ce qui peut t’ennuyer.

Pas plus tard que le lendemain je suis allé lui chercher un violoncello ; et il s’en faut bien qu’elle m’ait ennuyé. Il est impossible qu’un homme, qui n’a pas une passion [183r] décidéecn pour la musique, n’en devienne passionné, quand celui qui l’exerce à la perfection est l’objet qu’il aime. La voix humaine125 du violoncello supérieure à celle de tout autre instrument, m’allait au cœur lorsqu’Henriette en jouait, et elle en fut convaincue. Elle me procurait ce plaisir tous les jours, et je lui ai proposé de donner des concerts ; mais elle eut la prudence de ne vouloir jamais y consentir. Malgré cela la destinée devait avoir son cours. Fata viam inveniunt [Les destins trouvent leur voie]126.

Le fatal Du Bois vint le lendemain de son joli souper nous remercier, et en même temps recevoir les éloges que nous fîmes de son concert, de son souper, et des personnages qu’il avait invités.

— Je prévois, madame, la peine que j’aurai à me défendre de l’empressement avec lequel on me priera de vous être présenté.

— Votre peine, monsieur, ne sera pas bien grande ; puisque vous répondrez en deux mots. Vous savez que je ne reçois personne.

Il n’osa plus parler de présentation. J’ai reçu dans ces jours-là une lettre du jeune Capitani dans laquelle il me disait qu’étant possesseur du couteau de S.t Pierre dans la gaine, il était allé chez Francia avec deux savants qui étaient sûrs d’extraire le trésor ; et qu’il était resté surpris de ce qu’il ne l’avait pas reçu. Il me priait de lui écrire, et d’y aller même en personne, si je voulais y avoir ma part. Je ne lui ai pas répondu. Je me suis réjoui de ce que ce bon paysan, n’oubliant pas ma leçon, se trouvait à l’abri des sots, et des imposteurs qui l’auraient ruiné.

Après le souper de Du Bois nous passâmes trois ou quatre semaines plongés dans le bonheur. Dans la douce union de nos cœurs, et de nos âmes, un seul [183v] coinstant vide ne venait jamais nous présenter ce triste échantillon de la misère qu’on appelle bâillement. Notre seul divertissement étranger était une promenade en voiture hors de la ville quand la journée était belle. Ne descendant jamais, n’allant jamais nulle part, personne ni de la ville, ni de la cour avait pu faire connaissance avec nous malgré la grande curiosité qui existait, et les désirs qu’Henriette avait inspirés à tous ceux qui avaient été du souper de Du Bois. Elle était devenue plus courageuse, et moi plus sûr après avoir vu que personne ne l’avait reconnue ni au théâtre, ni au souper. Elle ne craignait de trouver celui qui aurait pu la démasquer qu’entre la noblesse.

Un jour que nous nous promenions hors la porte de Colorno127, nous rencontrâmes l’infant duc avec la duchesse qui retournaient à Parme. Cinquante pas128 après, nous rencontrâmes une voiture où nous vîmes un seigneur avec Du Bois. Dans le moment que nous les aurions dépassés, un de nos chevaux s’abattit. Le seigneur qui était avec Du Bois cria : arrête !cp pour faire aider notre cocher qui pouvait avoir besoin de secours. Noble, et poli, il adressa d’abord le compliment de saison à Henriette, et Du Bois ne perdit pas un seul instant pour lui dire : Madame c’est M. Dutillot. Le mouvement de coutume fut la réponse d’Henriette. Le cheval se releva, et dans une minute nous suivîmes notre chemin. Cette rencontre toute simple ne devait avoir aucune conséquence ; mais en voilà une.

Le lendemain Du Bois vint déjeuner avec nous. Il débuta par nous dire sans le moindre détour que Monsieur Dutillot enchanté que l’heureux hasard lui eût procuré le plaisir de nous connaître, l’avait chargé de nous demander la permission de venir nous voir.

— Madame, ou moi, lui répondis-je sur-le-champ.

— [184r] L’un, et l’autre.

— À la bonne heure, lui repartis-je ; mais un à la fois, car madame, comme vous voyez a sa chambre comme moi la mienne. Je vous dirai donc que pour ce qui me regarde, c’est moi qui courrai chez ce ministre, s’il a quelqu’ordre à me donner, ou quelque chose à me communiquer ; et je vous prie de le lui dire. Pour ce qui regarde madame, la voilà, parlez avec elle. Je ne suis, mon cher M. Du Bois que son très humble serviteur.

Henriette alors d’un air serein et très poli dit à M. Du Bois de remercier M. Dutillot, et de lui demander en même temps s’il la connaissait.

— Je suis sûr madame qu’il ne vous connaît pas.

— Voyez-vous ? Il ne me connaît pas, et il veut me faire une visite. Convenez que si je le recevais, je me déclarerais pour aventurière. Dites-lui, que quoique personne ne me connaisse, je ne le suis pas ; et qu’ainsi je ne peux pas avoir le plaisir de le recevoir.

Du Bois, s’apercevant du faux pas qu’il avait fait, resta muet ; et dans les jours suivants nous ne lui demandâmes pas comment le ministre avait reçu notre réponse.

Deux ou trois autres semaines après, la cour étant à Colorno, on donna, je ne me souviens pas à quelle occasion, une superbe fête, où il était permis à tout le monde de se promener dans les jardins, qui devaient être illuminés pendant toute la nuit. Du Bois nous ayant beaucoup parlé de cette fête qui était publique, l’envie d’y aller nous vint, et Du Bois même nous y accompagna dans notre voiture. Nous y fûmes la veille, et nous nous logeâmes à l’auberge.

Vers le soir nous fûmes nous promener dans les [184v] jardins où par hasard les souverains s’y trouvaient avec grande suite. Madame l’infante fut la première qui suivant l’usage de la cour de France fit la révérence à Henriette d’abord qu’elle l’aperçut allant toujours son chemin. J’ai alors observé un chevalier de S. Louis129, qui se tenait à côté de D. Philippe, regarder Henriette avec grande attention. Retournant sur nos pas, nous rencontrâmes à la moitié de l’allée ce même chevalier, qui après nous avoir fait une révérence d’excuse, pria Du Bois d’entendre un mot qu’il avait à lui dire. Ils se parlèrent pendant un quart d’heure toujours nous suivant. Nous allions sortir lorsque ce chevalier, allongeant le pas, après m’avoir très poliment demandé excuse, demanda à Henriette s’il avait l’honneur d’être connu d’elle.

— Monsieur je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Madame, je suis d’Antoine130.

— Je ne me rappelle pas, monsieur, d’avoir jamais eu l’honneur de vous voir.

— Cela suffit, madame : je vous supplie de me pardonner.

Du Bois nous dit que ce monsieur, qui n’avait aucun emploi à la cour, n’étant que l’ami intime de l’infant, l’avait prié de le présenter à Madame croyant de la connaître. Il lui avait dit qu’elle s’appelait d’Arci, et que s’il la connaissait, il n’avait pas besoin de lui pour aller lui faire une visite. M. d’Antoine lui avait répondu que le nom d’Arci ne lui étant pas connu, il n’aurait pas voulu se tromper ; et dans cette incertitude voulant s’éclaircir, il s’était présenté lui-même. Ainsi, disait Du Bois, actuellement qu’il sait que madame ne le connaît pas, il doit être convaincu qu’il se trompait.

[185r] Après souper, Henriette me semblant inquiète, je lui ai demandé si elle avait fait semblant de ne pas connaître M. d’Antoine.

— Point de semblant. Je connais son nom. C’est une famille illustre en Provence ; mais sa personne m’est inconnue.

— Se peut-il qu’il te connaisse ?

— Il se peut qu’il m’ait vuecq ; mais certainement il ne m’a jamais parlé, car je l’aurais reconnu.

— Cette rencontre m’inquiète, et il me paraît que tu n’y es pas indifférente. Quittons Parme, si tu veux, et allons à Gênes ; et quand mon affaire sera accommodée, nous irons à Venise.

— Oui, mon cher ami, nous serons alors plus tranquilles. Mais je crois qu’il n’est pas nécessaire que nous nous pressions.

Le lendemain nous vîmes les mascarades131, et le surlendemain nous retournâmes à Parme. Deux ou trois jours après, le jeune valet Caudagna me remit une lettre me disant que le coureur qui l’avait portée se tenait dehors pour recevoir la réponse. Cette lettre, dis-je à Henriette, m’inquiète.

Elle me la prend, et après l’avoir lue elle me la rend, me disant qu’elle croyait M. d’Antoine homme d’honneur, et que par conséquent nous n’avions rien à craindre. Voici la lettre : « Ou chez vous, monsieur, ou chez moi, ou où vous voudrez, à telle heure que vous me nommerez, je vous prie de me mettre à portée de vous dire quelque chose, qui doit vous intéresser beaucoup. J’ai l’honneur d’être V. t. h. et t. O.132 etc. d’Antoine. À M. de Farussi. »

— Je crois, dis-je à Henriette, que je dois l’entendre ; mais où ?

— Ni ici, ni chez lui ; mais au jardin de la cour. Ta réponse ne doit contenir que l’heure que [185v] tu veux lui donner.

En conséquence de cet avis, je lui ai écrit que je seraiscr à onze heures et demie dans la première allée du jardin ducal, le priant de me donner une autre heure si celle que je lui marquais lui était incommode. Après m’être habillé, et avoir attendu l’heure, je suis allé à l’endroit du rendez-vous. Nous voulions nous paraître intrépides ; mais nous avions tous les deux le même pressentiment. Il nous tardait de savoir de quoi il s’agissait.

À onze heures et demie, j’ai trouvé sur l’allée indiquée M. d’Antoine tout seul.

— J’ai été forcé, me dit-il, à me procurer l’honneur que vous me faites, parce que je n’ai pu trouver un autre moyen plus sûr de faire parvenir à madame d’Arci cette lettre. Je dois vous prier de la lui remettre, et de ne pas trouver mauvais si je vous la donne cachetée. Si je me trompe, ce n’est rien ; et ma lettre ne vaudra pas même la peine d’une réponse ; mais si je ne me trompe pas, la seule dame doit être la maîtresse de vous la laisser lire. Par cette raison elle est cachetée. Ce qu’elle contient, si vous êtes vrai ami de Madame, doit vous intéresser autant qu’elle. Puis-je être sûr que vous la lui remettrez ?

— Monsieur je vous en donne ma parole d’honneur.

Après avoir redit à Henriette les mêmes paroles que M. d’Antoine m’avait dites, je lui ai remis la lettre qui remplissait quatre pages. Elle me dit, après l’avoir lue, que l’honneur de deux familles ne lui permettait pas de me la laisser lire, et qu’elle se voyait forcée à recevoir M. d’Antoine, qui était son parent comme elle venait de l’apprendre.

— Ainsi, lui [186r] dis-je, voilà le commencement du dernier acte. Malheureux ! Quelle catastrophe133 ! Notre bonheur s’achemine à sa fin. Quel besoin avions-nous de rester si longtemps à Parme ? Quel aveuglement de ma part ! Dans les conjonctures présentes il n’y avait pas dans toute l’Italie un endroit plus à craindre que celui-ci, et je lui ai donné la préférence sur tout le reste de la terre, car, la France exceptée, comme je le crois, personne ne t’aurait vraisemblablement connue nulle part. Malheureux d’autant plus que c’est entièrement ma faute, car tu n’avais autre volonté que la mienne, et tu ne m’as jamais cachécs tes craintes. Mais pouvais-je commettre une faute plus grossière que celle de permettre à Du Bois notre accès ? Je devais prévoir que cet homme à la fin réussirait à satisfaire àct sa curiosité, curiosité trop naturelle pour que je puisse lui en faire un crime, et quicu d’ailleurs n’aurait jamais existé, si je ne l’eusse fait naître, et élevée après lui ayant accordé un plein accès. Mais à quoi sert penser134 à tout ceci actuellement qu’il n’est plus temps ? Je prévois tout ce que je peux imaginer de plus affligeant.

— Hélas ! Mon cher ami, je te prie de ne rien prévoir. Disposons-nous seulement à être supérieurs à tout événement. Je ne répondrai pas à cette lettre. C’est toi qui dois lui écrire de venir ici demain à trois heures dans son équipage, et se faisant annoncer. Tu seras avec moi quand je le recevrai ; mais un quart d’heure après, tu te retireras dans ta chambre sous quelque prétexte. Monsieur d’Antoine sait toute mon histoire, et mes torts, mais aussi mes raisons, qui l’obligent en qualité d’honnête homme à me garantir de tout affront, et il ne fera rien que de concert avec moi, et s’il pensera à s’écarter des lois que je lui dicterai, je n’irai pas en France : nous [186v] irons passer ensemble où tu voudras tout le reste de nos jours. Oui, mon cher ami. Mais songe que des circonstances fatales peuvent nous faire envisager le meilleur parti dans notre séparation, et que pour lors nous devons prendre ce parti de façon à pouvoir espérer de ne pas devenir malheureux. Fie-toi à moi. Sois sûr que je saurai me ménager tout le bonheur, qu’on peut imaginer entre les possibles, si je me vois réduite à devoir penser à vivre sans toi. Tu auras le même soin pour ta vie à venir, et je suis sûre que tu réussiras ; mais en attendant éloignons de nous, tant que nous pouvons, la tristesse. Si nous fussions partis il y a trois jours, nous aurions peut-être mal fait ; car M. d’Antoine se serait peut-être déterminé à donner à ma famille une marque de son zèle, faisant sur ma demeure des perquisitions qui auraient pu m’exposer à des violences que ta tendresse n’aurait pas pu souffrir ; et pour lors Dieu sait ce qui serait arrivé.

J’ai fait tout ce qu’elle a voulu ; mais dès ce moment notre amour commença à devenir triste ; et la tristesse est une maladie qui le mène à la mort. Nous restions souvent une heure entière l’un vis-à-vis de l’autre sans nous dire une seule parole.

Le lendemain, à l’arrivée de M. d’Antoine j’ai exactement suivi l’instruction qu’elle m’avait donnée. J’ai passé tout seul, faisant semblant d’écrire, six heures très ennuyeuses. Ma porte étant ouverte, le même miroir moyennant lequel je les voyais, pouvait aussi faire qu’ils me vissent. Ils employèrent ces six heures à écrire, interrompant souvent ce que l’un ou l’autre écrivait par des discours, qui devaient être décisifs. Je ne pouvais rien prévoir que de très triste.

Après le départ de M. d’Antoine, Henriette vint [187r] à ma table ; et elle fit un sourire quand elle s’aperçut que j’observais ses yeux qui étaient gros.

— Veux-tu, me dit-elle, que nous partions demain ?

— Je le veux bien. Où irons-nous ?

— Où tu voudras ; mais nous serons ici de retour dans quinze jours.

— Ici ?

— Hélas ! Oui. J’ai donné ma parole d’être ici au moment qu’arrivera une réponse à la lettre que j’ai écrite. Je peux t’assurer que nous n’avons aucune violence à craindre. Mais, mon cher ami, je ne peux plus me souffrir dans cette ville.

— Hélas ! Je la déteste. Veux-tu que nous allions à Milan ?

— Fort bien à Milan.

— Et puisque nous devons retourner ici Caudagna, et sa sœur peuvent venir avec nous.

— C’est fort bien.

— Laisse-moi faire. Ils auront une voiture à eux, où ils porteront ton violoncello ; mais il me semble que tu dois faire savoir à M. d’Antoine où tu vas.

— Il me semble au contraire que je ne dois lui en rendre aucun compte. Tant pis pour lui s’il pourra douter de mon retour. C’est bien assez que je lui aie promis d’être ici.

Le lendemain matin j’ai acheté une malle, où elle mit tout ce qu’elle jugea lui être nécessaire, et nous partîmes suivis par nos domestiques, après avoir dit à Andremont de fermer notre appartement.

À Milan nous passâmes quatorze jours ne nous occupant que de nous-mêmes sans jamais sortir, sans être vus de personne excepté de deux tailleurs, un d’homme qui me fit un habit, et un de femme qui lui fit deux robes d’hiver. Je lui ai aussi donné une pelisse de loup-cervier qui lui fut très chère. Une délicatesse, qui me plut aussi très fort dans Henriette, c’est qu’elle ne m’a jamais fait la moindre question sur l’état de ma bourse. J’eus [187v] celle de ne lui jamais donner motif de croire qu’elle fût épuisée. À notre retour à Parme j’avais encore trois ou quatre cents sequins135.

Le lendemain de notre retour M. d’Antoine vint sans façon dîner avec nous, et après le café je me suis retiré comme la première fois. Leur conférence dura autant que celle où Henriette s’était déterminée, et après le départ du chevalier elle vint me dire que c’en était fait, que sa destinée ordonnait que nous nous séparassions.

— Quand ?, lui dis-je, la serrant entre mes bras, et mêlant mes larmes aux siennes.

— D’abord que nous serons arrivés à Genève, où tu me conduiras. Tu penseras demain à me trouver une femme de bonne mine, avec laquelle je me rendrai en France dans la ville où je dois aller.

— Nous vivrons donc encore ensemble quelques jours ? Mais je ne connais que Du Bois qui puisse te trouver une femme de bonne apparence, et je suis fâché que par cette même femme l’homme curieux pourra peut-être savoir ce que tu ne voudrais pas qu’il sût.

— Il ne saura rien, car en France j’en trouverai une autre.

Du Bois se crut beaucoup honoré par cette commission, et en trois ou quatre jours il vint présenter lui-même à Henriette une femme d’un certain âge, et assez bien mise, qui étant pauvre se croyait heureuse d’avoir trouvé une occasion de retourner en France. C’était une veuve d’officier mort depuis peu. Henriette lui dit de se tenir prête à partir [188r] d’abord que M. Du Bois le lui ferait savoir. La veille de notre départ M. d’Antoine après avoir dîné avec nous, donna à lire à Henriette une lettre pour Genève qu’il cacheta après, et qu’elle mit dans sa poche.

Nous partîmes de Parme à l’entrée de la nuit, et ne nous arrêtâmes à Turin que deux heures pour prendre un domestique fait pour nous servir jusqu’à Genève. Le lendemain nous montâmes le Mont-Cenis en chaise à porteurs, et nous descendîmes à la Novalaise136 nous faisant ramasser137. Le cinquième jour, nous arrivâmes à Genève, et nous allâmes nous loger aux balances138. Henriette le lendemain me donna une lettre adressée au banquier Tronchin139, qui à peine l’eut-il lue me dit qu’il viendrait en personne aux balances me remettre mille louis140.

Nous étions encore à table quand il parut pour s’acquitter de ce devoir, et pour dire en même temps à Henriette qu’il lui donnerait deux hommes, dont il répondrait. Elle lui dit qu’elle partirait d’abord qu’il les lui présenterait ; et qu’elle aurait la voiture dont elle avait besoin, comme il devait l’avoir appris par la lettre que je lui avais remise. Après l’avoir assurée qu’elle aurait tout le lendemain il partit, et nous restâmes seuls l’un vis-à-vis de l’autre mornes et pensifs, comme l’on est quand la plus profonde tristesse accable l’esprit.

J’ai rompu le silence pour lui dire qu’il était impossible que la voiture que Tronchin lui fournirait fût plus commode que la mienne, et que cela étant, elle me ferait plaisir la gardant pour elle, et me cédant celle que le banquier lui donnerait ; et elle y consentit. En même temps elle me donna cinq rouleaux de cent [188v] louis chacun, les mettant elle-même dans ma poche, faible consolation à mon cœur trop accablé par une si cruelle séparation. Nous ne nous trouvâmes dans les dernières vingt-quatre heures riches d’autre éloquence que de celle que les soupirs, les larmes, et les plus tendres embrassements fournissent à deux amants heureux qui se voient parvenus à la fin de leur bonheur, et qui forcés par la raison sévère doivent y consentir.

Henriette pour calmer ma douleur ne me flatta de rien. Elle me pria de ne pas m’informer d’elle, et de faire semblant de ne pas la connaître, si voyageant jamais en France je la trouvais quelque part. Elle me donna une lettre à remettre à Parme à M. d’Antoine, oubliant de me demander si je comptais y retourner ; mais je m’y suis déterminé sur-le-champ. Elle me pria de ne partir de Genève qu’après que j’aurais reçu une lettre qu’elle m’écrirait du premier endroit où elle s’arrêterait pour changer de chevaux. Elle partit à la pointe du jour, ayant près d’elle sa femme de compagnie, un laquais assis sur le siège du cocher, et un autre qui la précédait à cheval. Je ne suis remonté dans notre chambre qu’après avoir suivi des yeux la voiture, et longtemps après l’avoir perdue de vue. Après avoir ordonné au sommelier de ne venir dans ma chambre que lorsque les chevaux qui menaient Henriette seraient de retour, je me suis mis au lit espérant que le sommeil viendrait au secours de mon âme que la douleurcv accablait, et que mes larmes ne pouvaient pas soulager.

Le postillon de retour de Chatillon141 ne revint [189r] que le lendemain. Il me remit une lettre d’Henriette dans laquelle je n’ai trouvé que ce seul mot : Adieu. Il me dit qu’il ne lui était arrivé aucun accident, et qu’elle avait poursuivi son voyage prenant la route de Lyon. Ne pouvant partir que le lendemain, j’ai passé tout seul dans ma chambre une des plus tristes journées de ma vie. J’ai vu écrit sur unecw des vitres des deux fenêtres qu’il y avait : Tu oublieras aussi Henriette. Elle avait écrit ces mots à la pointe d’un petit diamant en bague que je lui avais donnée. Cette prophétie n’était pas faite pour me consoler ; mais quelle étendue donnait-elle au mot oublier ? Pour dire vrai, elle ne pouvait entendre sinon que142 la plaie se cicatriserait, et cela étant naturel, ce n’était pas la peine de me faire une prédiction affligeante. Non. Je ne l’ai pas oubliée, et je me mets du baume dans l’âme toutes les fois que je m’en souviens. Quand je songe que ce qui me rend heureux dans ma vieillesse présente est la présence de ma mémoire, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse, et après en avoir remercié Dieu cause de toutes les causes, et souverain directeur, on ne sait pas comment, de toutes les combinaisons, je me félicite.

Le lendemain je suis parti pour l’Italie avec un domestique que M. Tronchin m’a donné. Malgré la mauvaise saison j’ai pris la route du S.t Bernard que j’ai passé en trois jours sur sept mulets nécessaires pour nous pour ma malle, et pour la voiture qui était destinée à ma chère amie. Un homme accablé par une grande douleur a l’avantage que rien ne lui paraît pénible. C’est une espèce de désespoir ; qui a aussi quelque douceur. Je ne sentais ni la faim, [189v] ni la soif, ni le froid qui gelait la nature sur cette affreuse partie des alpes. Je suis arrivé à Parme en assez bonne santé allant exprès me loger dans une mauvaise auberge au pied du pont, où je fus fâché de trouver M. de la Haye logé dans une petite chambre contiguë à celle que l’hôte m’a donnée. Surpris de me voir là, il me fit un long compliment tendant à me faire parler ; mais je ne lui ai répondu autre chose sinon que j’étais fatigué, et que nous nous verrions.

Le lendemain, je ne suis sorti que pour aller remettre à M. d’Antoine la lettre d’Henriette. Ayant trouvé la décachetant une lettre adressée à moi, il me la remit sans la lire. Mais cette lettre étant décachetée, il songea que l’intention d’Henriette devait être qu’il la lût, et il m’en demanda la permission après que je l’avais lue à voix basse. Il me dit, me la rendant que je pouvais disposer de lui, et de tout son crédit en toute occasion. Voici la copie de la lettre qu’Henriette m’écrivait :

« C’est moi, mon unique ami, qui a dû te délaisser. N’augmente pas ta douleur pensant à la mienne. Imaginons-nous que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas de notre destin, car jamais un songe si agréable ne fut si long. Vantons-nous d’avoir su nous rendre parfaitement heureux trois mois de suite : il n’y a guère de mortels qui puissent en dire autant. Ne nous oublions donc jamais, et rappelons souvent à notre esprit nos amours pour les renouveler dans nos âmes, qui quoique séparées en jouiront avec encore plus de vivacité. Ne t’informe pas de moi, et si le hasard te fait parvenir à savoir qui je suis, sois comme si tu l’ignorais. Sache, mon cher ami, [190r] que j’ai si bien mis ordre à mes affaires que je serai pour tout le reste de ma vie heureuse tant que je pourrai l’être sans toi. Je ne sais pas qui tu es ; mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi. Je n’aurai plus d’amants dans toute ma vie à venir ; mais je souhaite que tu ne penses pas d’en faire de même. Je désire que tu aimes encore, et même que tu trouves une autre Henriette. Adieu. »

Le lecteur verra où, et comme j’ai trouvé Henriettecx quinze ans après143.

D’abord que je me suis vu seul dans ma chambre, je n’ai su faire autre chose que me mettre au lit, après m’être enfermé, sans me soucier de m’ordonner à manger. C’est l’effet d’une grande tristesse. Elle assoupit ; elle ne donne pas envie à celui qu’elle accable de se tuer, car elle empêche la pensée ; mais elle ne lui laisse la moindre faculté de faire quelque chose pour vivre. Je me suis trouvé dans un état pareil six ans après ; mais non pas par cause d’amour, quand on m’a mis sous les plombs, etcy vingt l’année 1768 à Madrid, quand on m’a mis en prison à Buon Retiro144.

Au bout de vingt-quatre heures, je n’ai pas trouvé mon épuisement désagréable ; la pensée même que s’augmentant il pourrait me coûter la vie ne me parut pas consolante ; mais elle ne m’effraya pas. J’étais bien aise de voir que personne ne venait m’importuner à ma chambre pour me demander si je voulais manger quelque chose. J’étais bien aise d’avoir congédié à peine arrivé le domestique qui m’avait servi en passant les alpes. Au bout d’une diète de quarante-huit heures ma langueur était de conséquence.

Ce fut de la Haye qui dans cette détresse vint frapper [190v] à ma porte. Je ne lui aurais pas répondu, si en frappant il ne m’eût dit qu’on avait absolument besoin de me parler. Je vais lui ouvrir ma porte, et je me remets au lit.

— Un étranger, me dit-il, qui a besoin d’une voiture voudrait acheter la vôtre.

— Je ne veux pas la vendre.

— Je vous prie donc d’excuser ; mais vous me paraissez fort malade.

— Oui : j’ai besoin qu’on me laisse tranquille.

— Quelle est donc votre maladie ?

Il m’approche, il a de la peine à trouver mon pouls, il s’inquiète, il me demande ce que j’avais mangé la veille ; et d’abord qu’il apprend que rien n’était entré dans mon estomac depuis deux jours, il s’imagine la vérité, et il s’alarme. Il me conjure de prendre un bouillon avec tant de douceur qu’il me persuade. Puis, sans jamais me parler d’Henriette, il me fait un sermon sur la vie à venir, et sur la vanité de la mortelle que cependant nous devions nous conserver puisque nous n’étions pas les maîtres de nous en priver. Je ne lui réponds rien ; mais déterminé à ne pas me quitter, il ordonne un petit dîner trois ou quatre heures après, et m’ayant vu manger, il chanta victoire, et il m’amusa tout le reste de la journée avec les nouvelles du jour.

Le lendemain je l’ai priécz de me tenir compagnie à dîner, et songeant que je lui devais la vie, je l’ai pris en amitié ; mais en peu de temps mon affection parvint à son comble par l’événement dont je vais informer mon lecteur en détail.

Deux ou trois jours après, Du Bois, auquel de la Haye avait tout dit, vint me voir, et j’ai commencé à sortir. Je suis allé à la comédie où j’ai fait connaissance avec des officiers corses, qui avaient servi dans le régiment royal italien au service de France145, et avec un jeune Sicilien qui s’appelait Paterno, insigne étourdi. Ce jeune homme étant amoureux [191r] d’une actrice qui se moquait de lui, me divertissait me faisant la description de ses qualités adorables, et en même temps de ses cruels procédés avec lui qu’elle recevait dans sa maison ; mais qu’elle repoussait toutes les fois qu’il voulait lui donner des marques de tendresse. Elle le ruinait lui faisant dépenser beaucoup dans des dîners, et des soupers en famille nombreuse sans cependant lui en tenir aucun compte.

Après avoir bien examiné cette femme sur le théâtre, et lui avoir trouvé quelque mérite, j’en suis devenu curieux, et Paterno me conduisit avec plaisir chez elle. L’ayant trouvée d’un commerce aisé, et sachant qu’elle était pauvre, je n’ai pas douté d’obtenir ses faveurs moyennant quinze ou vingt sequins146. J’ai communiqué mon projet à Paterno, qui me répondit en riant qu’elle ne me recevrait plus chez elle, si j’osais lui faire cette proposition. Il me nomma des officiers qu’elle n’avait plus voulu voir après qu’ils lui eurent fait des propositions pareilles ; mais il me dit qu’il serait enchanté que j’en fisse l’essai, et qu’après je lui donnasse sincèrement des nouvelles de la chose. Je lui ai promis que je l’informerais de tout.

Ce fut dans la loge où elle s’habillait pour jouer la comédie, qu’étant seul avec elle, et l’entendant louer ma montre je la lui ai offerte pour prix de ses faveurs. Elle me répondit, me la rendant, conformément au catéchisme de son métier. Un honnête homme, me dit-elle, ne peut faire des propositions pareilles qu’à des catins. Je l’ai quittéeda lui disant qu’aux catins je ne proposais qu’un ducat147.

Quand j’ai rendu compte à Paterno de cette petite histoire, je l’ai vu triomphant ; mais ses instances furent vaines ; je n’ai plus voulu être de ses soupers ; soupers très [191v] ennuyeux, où toute la famille de l’actrice se moquait en mangeant de la bêtise de la dupe qui les payait.

Sept ou huit jours après, Paterno me dit que l’actrice lui avait conté l’affaire précisément comme je la lui avais communiquée, et qu’elle avait ajouté que je n’allais plus chez elle de peur qu’elle ne me prît au mot, si je lui faisais une autre fois la même proposition. J’ai chargé l’étourdi de lui dire que j’irais encore chez elle non seulement sûr de ne plus lui faire la même proposition ; mais certain de ne pas vouloir d’elle quand même elle voudrait se donner à moi pour rien.

Ce jeune homme rapporta si bien mes paroles que l’actrice piquée le chargea de me défier à y aller. Bien déterminé à la convaincre que je la méprisais, je suis retourné dans sa loge à la fin du second acte d’une pièce où elle avait fini de jouer. Après avoir congédié quelqu’un qui était avec elle, elle me dit qu’elle avait quelque chose à me dire.

Elle ferma sa porte, puis s’asseyant sur mes genoux, elle me demanda s’il était vrai que je la méprisasse si fort. Ma réponse fut courte. Je suis allé au fait, et sans penser à marchander, elle se rendit à discrétion. Étant cependant, comme toujours, la dupe du sentiment, éternellement hors de saison quand un homme d’esprit a affaire à des femmes de cette espèce, je lui ai donné vingt sequins qu’elle aima beaucoup plus que ma montre. Nous rîmes après ensemble de la bêtise de Paterno qui ignorait comment les défis de cette espèce finissaient.

Je lui ai dit le lendemain que je m’étais ennuyé, et que je n’irais plus chez elle, et, n’en étant plus curieux, telle était mon intention ; mais la raison qui m’obligea [192r] à lui tenir parole fut que trois jours après je me suis trouvé régalé par la pauvre malheureuse comme naguère je l’avais été par la prostituée chez d’O-Neilan. Bien loin de me trouver en droit de me plaindre, je me suis trouvé justement puni de m’être si vilainement perdu après avoir appartenu à une Henriette.

J’ai cru de devoir me confier à M. de la Haye, qui dînait avec moi tous les jours, ne me cachant pas sa pauvreté. Cet homme, respectable, par son âge, et par son expérience, me mit entre les mains d’un chirurgien nommé Frémon, qui était aussi dentiste. Certains symptômes à lui connus le déterminèrent à me faire passer le grand remède148. Cette cure à cause de la saison m’obligea à passer six semaines dans ma chambre.

1749db. Mais dans ces six semaines j’ai gagné avec la compagnie de de la Haye une maladie beaucoup plus mauvaise que la v…..149, et dont je ne me croyais pas susceptible. De la Haye, qui ne me quittait qu’une seule heure le matin pour aller faire ses dévotions à l’église, me fit devenir dévot, et tellement que je convenais avec lui que je devais me reconnaître pour heureux d’avoir gagné une maladie, qui avait porté le salut dans mon âme. Je remerciais Dieu de bonne foi de s’être servi du Mercure pour conduire mon esprit auparavant environné de ténèbres à la lumière de la vérité. Ce n’est pas douteux que ce changement de système dans ma raison vint du Mercure. Ce métal impur, et toujours très dangereux affaiblit tellement mon esprit que j’ai cru d’avoir très mal raisonné jusqu’à ce moment-là. Je me suis trouvé décidé à mener une tout autre vie après ma guérison. De la Haye pleurait souvent [192v] avec moi de consolation150, me voyant pleurer par un vrai effet de la contrition qu’il avait eu l’inconcevable adresse d’introduire dans ma pauvre âme malade. Il me parlait du paradis, et des affaires de l’autre monde, comme s’il y avait été en personne, et je ne me moquais pas de lui. Il m’avait accoutumé à renoncer à ma raison, où151 pour y renoncer ildc fallait être bête. On ne savait pas, me dit-il un jour, si Dieu avait créé le monde dans l’équinoxe du printemps ou dans celui d’Automne. La création supposée, lui ai-je répondu, malgré le Mercure, la question devient puérile, car on ne peut établir la saison que relativement à une partie de la terre. De la Haye me persuadait que je devais finir de raisonner ainsi, et je me rendais. Cet homme avait été jésuite ; mais non seulement il ne voulait pas en convenir ; mais il ne voulait pas souffrir qu’on lui en parlât. Voici le discours avec lequel il mit un jour le comble à la séduction :

Après avoir été élevé à l’école, avoir cultivé les sciences, et les arts avec quelque succès, et avoir passé vingt ans employé à l’université de Paris, j’ai servi à l’armée dans le génie152, et j’ai donné des ouvrages au public sans y mettre mon nom, dont on se sert aujourd’hui dans toutes les écoles pour instruire la jeunesse. N’étant pas riche, j’ai entrepris l’éducation de plusieurs garçons, qui brillent aujourd’hui dans le monde plus encore par leurs mœurs que par leurs talents. Mon dernier élève est le marquis Botta153. Actuellement, n’ayant point d’emploi, je vis comme vous voyez confiant en Dieu. Il y a quatre ans que j’ai connu le baron de Bavois154 jeune Suisse, natif de Lausanne, fils du général de ce nom, qui avait un régiment au service du duc de Modène ; et qui ensuite eut le malheur de faire trop parler de lui155. Le jeune baron, calviniste [193r] comme son père, n’aimant pas la vie oisive qu’il aurait pu passer chez lui, me sollicita156 à lui donner les mêmes instructions que j’avais données au marquis Botta pour s’adonner au métier de la guerre. Enchanté de pouvoir cultiver son noble penchant, je quittai toute autre occupation pour être tout à lui. Dans les discours que je faisais avec le jeune homme j’ai adroitement découvert qu’il savait que sur l’article de la religion il vivait dans l’erreur. Il ne s’y tenait que par les égards qu’il devait à sa famille. Après lui avoir arraché son secret, je lui ai facilement fait voir qu’il s’agissait de sa principale affaire, puisque le salut éternel en dépendait. Frappé par cette vérité, il s’abandonna à ma tendresse. Je l’ai conduit à Rome, et je l’ai présenté à Benoît XIV, qui après son abjuration lui fit donner un emploi dans lesdd troupes du duc de Modène, où il est actuellement en qualité de lieutenant. Mais ce cher prosélyte157 qui maintenant n’a que vingt-cinq ans, n’ayant que sept sequins par mois158, n’a pas assez pour vivre. Le changement de religion fait qu’il ne reçoit rien de ses parents, auxquels son apostasie fait horreur. Il se verrait forcé à retourner à Lausanne, si je ne le soutenais. Mais hélas ! Étant moi-même pauvre, et sans emploi, je ne peux le soutenir que des aumônes que je lui procure en puisant dans les bourses des bonnes âmes que je connais. Mon élève, ayant un cœur reconnaissant, voudrait bien connaître ses bienfaiteurs ; mais ils ne veulent pas être connus, et ils ont raison, car l’aumône cesse d’être un œuvre159 méritoire, si celui qui la fait ne sait pas la rendre exempte de toute vanité. Pour moi, Dieu merci, je n’ai pas motif d’en avoir. Je suis trop heureux de pouvoir servir de [193v] père à un jeune prédestiné160, et d’avoir eu part, en qualité de faible instrument, au salut de son âme. Ce bon, et beau garçon n’a confiance qu’en moi. Il m’écrit deux fois par semaine. La discrétion ne me permet pas de vous donner à lire ses lettres ; mais vous pleureriez si vous les lisiez. Ce fut à lui que j’ai envoyé avant-hier les trois louis que je vous ai pris.

De la Haye à la fin de ce discours s’est levé pour aller se moucher près de la fenêtre, et essuyer vite ses larmes. Me sentant ému, et admirateur de tant de vertu de la Haye, comme de son élève le baron, qui pour sauver son âme s’était réduit à l’aumône, j’ai pleuré aussi. Dans ma piété naissante, j’ai dit à l’apôtre que non seulement je ne voulais pas que le baron sût que le secours lui venait de moi ; mais que je ne voulais pas même savoir combien je lui donnais : et que par conséquent je le priais de prendre de ma bourse ce qui pouvait lui être nécessaire sans m’en rendre aucun compte. De la Haye alors vint à bras ouverts à mon lit, et me dit en m’embrassant qu’en suivant ainsi l’évangile à la lettre, je me frayais le sûr chemin pour parvenir au royaume des cieux.

L’esprit suit le corps. À estomac vide161 je suis devenu fanatique : le Mercure dut avoir fait un creux dans la région de mon cerveau où l’enthousiasme162 s’était logé. J’ai commencé à l’insu de de la Haye à écrire des lettres à M. de Bragadin, et aux deux autres amis sur cet homme, et sur son élève qui leur communiquèrent tout mon fanatisme. Le lecteur sait que cette maladie de l’esprit est épidémique. Je leur ai insinué que le grand bien de notre société dépendait de l’acquisition de ces deux personnages. Dieu, leur dis-je, veut que vous employiezde toutes vos forces à trouver à Venise où placer honorablement [194r] M. de la Haye, et le jeune Bavois dans le militaire.

M. de Bragadin m’écrivit que de la Haye pouvait loger avec nous dans son palais ; et que Bavois pouvait écrire au pape son protecteur, le suppliant de le recommander à l’ambassadeur de Venise163, qui dans les circonstances actuelles écrivant au sénat le désir du Saint père, il pouvait être sûr d’être placé. On traitait alors l’affaire du patriarcat d’Aquilée164, et la république, qui en était en possession, comme la maison d’Autriche qui réclamait le jus eligendi [droit de suffrage]165 en avait fait arbitre Benoît XIV. C’était évident que le sénat aurait prêté la plus grande attention au désir du pontife, qui n’avait pas encore prononcé166.

Quand j’ai eu cette réponse décisive j’ai communiqué à de la Haye tout mon manège ; et je l’ai vu étonné. Il saisit dans l’instant toute la vérité, et la force du raisonnement du vieux sénateur Bragadin, et il envoya à son cher Bavois une superbe lettre écrite en latin pour qu’il la copiât, et l’adressât d’abord à sa sainteté, se tenant pour certain qu’il obtiendrait la grâce qu’il demandait. Il ne s’agissait que d’une recommandation.

Dans le même temps qu’on traitait cette affaire, et qu’on attendait de Venise une lettre par laquelle nous aurions appris l’effet de la recommandation du pontife, une petite aventure comique qui m’arriva, ne déplaira pas peut-être à mon lecteur.

Au commencement du mois d’avril167, parfaitement guéri des blessures de Vénus, et remis dans ma première vigueur, allant toute la journée avec mon convertisseur168 aux églises, et aux sermons, j’allais aussi avec lui passer la soirée au café, où il y avait assez bonne compagnie en officiers. Celui qui divertissait l’assemblée par des fanfaronnades [194v] était un Provençal portant uniforme qui contait ses exploits militaires qui l’avaient distingué au service de plusieurs puissances, et principalement de l’Espagne. Pour le maintenir en haleine tout le monde faisait semblant de lui croire. Comme je le regardais attentivement, il me demanda si je le connaissais. Pardieu, lui dis-je, comment ne vous connaîtrais-jedf pas tandis que nous nous trouvâmes ensemble à la bataille d’Arbella169 ?

À ces mots toute la compagnie éclata de rire ; mais le fanfaron dit avec vivacité qu’il n’y avait pas de quoi rire puisqu’il y avait été, et il lui paraissait déjà de me reconnaître. Il me nomma alors le régiment où nous servions, et après nous être embrassés nous finîmes par un compliment réciproque sur le bonheur que nous avions de nous revoir à Parme. Après cette plaisanterie je retournai à mon auberge avec de la Haye.

Le lendemain, j’étais encore à table avec lui dans ma chambre, lorsque j’ai vu entrer le fanfaron qui, sans ôter son chapeau, me dit : Mons d’Arbella j’ai quelque chose d’important à vous dire, ainsi dépêchez-vous vite, et sortons ensemble ; et si vous avez peur prenez avec vous qui vous voudrez : je suis bon pour une douzaine.

Je me lève vite, et empoignant un pistolet je lui dis que personne n’avait le droit de venir interrompre ma paix dans ma chambre : je lui ordonne de s’en aller. Mon homme alors tire son épée me défiant à l’assassiner ; mais de la Haye, ayant frappé des pieds sur le sol, fit que l’hôte monta menaçant l’officier d’envoyer chercher la garde s’il ne partait pas. Il partit disant que je l’avais insulté en public, et qu’il auraitdg [195r] soin que la satisfaction que je lui devais fût publique.

Après son départ, voyant que cette plaisanterie pouvait avoir des conséquences tragiques, je raisonnais avec de la Haye sur les moyens d’y remédier ; mais nous n’eûmes pas besoin de raisonner longtemps. Une demi-heure après, un officier de D. Philippe vint m’ordonner de passer d’abord à la grande garde où M. de Bertolan major de la place avait à me parler. J’ai prié de la Haye de m’y accompagner en qualité de témoin tant de ce que j’avais dit au café, comme de la façon, dont l’homme était venu m’attaquer dans ma propre chambre.

J’ai trouvé le major de la place avec quatre ou cinq officiers entre lesquels j’ai vu l’officier en question.

M. de Bertolan, qui avait de l’esprit, fit un petit sourire me voyant ; puis dans le plus grand sérieux il me dit, que m’étant moqué en public de l’officier que je voyais là, il avait raison d’exiger une satisfaction publique, et que lui major de la place était en devoir de m’obliger à la lui donner pourdh faire finir le tout à l’amiable.

— Il n’y a pas question, monsieur le major, de satisfaction, puisqu’il n’est pas vrai que je l’aie insulté me moquant de lui. Je lui ai dit qu’il me semblait de l’avoir vu à la journée d’Arbella, et je n’en ai plus douté, lorsqu’il me dit non seulement qu’il y était ; mais qu’il me reconnaissait.

— Oui, me dit l’officier, m’interrompant ; mais j’ai entendu Rodelladi, et non pas Arbella,dj et tout le monde sait que j’y étais. Mais vous avez dit Arbella, et vous ne pouvez l’avoir dit que pour vous moquer de moi, car il y a plus de deux mille ans qu’on a donné cette bataille, tandis que la bataille de Rodella en Afrique est de notre temps : j’y ai servi sous les [195v] ordres du duc de Montemar170.

— Si vous le dites, je vous le crois ; et c’est moi qui prétends une satisfaction de vous, si vous osez me nier que je n’étais pas à la bataille d’Arbella. J’étais aide de camp de Parmenion171, et j’y fus blessé. Je ne peux pas vous montrer la cicatrice, car j’avais, comme vous pouvez vous le figurer, un autre corps. Tel que vous me voyez, je n’ai que vingt-trois ans.

— Tout cela me paraît folie ; mais en tout cas j’ai des témoins que vous vous êtes moqué de moi, car vous m’avez dit de m’avoir vu, et pardieu vous ne pouvez pas m’avoir vu car je n’y étais pas. Je veux une satisfaction.

— J’ai aussi des témoins que vous m’avez dit de m’avoir vu à Rodella, où je n’étais pas non plus.

— Je peux m’être trompé.

— Et moi aussi : ainsi nous n’avons rien à prétendre l’un de l’autre.

Le major, qui ne pouvait plus se tenir de rire, voyant l’air sérieux avec lequel j’avais voulu convaincre l’officier de son tort, lui dit qu’il ne pouvait prétendre la moindre satisfaction, puisque je convenais que je pouvais m’être trompé.

— Mais, lui répondit-il, est-il croyable qu’il se soit trouvé à Arbella ?

— Il vous laisse le maître de le croire, et de ne pas le croire ; tout comme il est le maître de dire qu’il y a été. Lui soutiendrez-vous l’épée à la main qu’il ment ?

— Dieu m’en préserve. J’aime mieux déclarer notre affaire finie.

Le major alors nous invita à nous embrasser, ce que nous fîmes de très bonne grâce : et le lendemain le Rodomont172 vint me demander à dîner. Monsieur de Bertolan nous invita aussi à dîner ; mais n’ayant pas envie de rire, je me suis dispensé.

[198r] dkDans ces jours-là j’ai reçu la nouvelle de Venise que mes affaires étaient oubliées, et en même temps une lettre de M. de Bragadin dans laquelle il me disait que le Sage de semaine173 avait écrit à l’ambassadeur qu’il pouvait assurer le saint père que lorsque le baron de Bavois se présenterait, on penserait à lui donner un emploi dans les troupes de la République, moyennant lequel il pourrait vivre honorablement, et aspirer à tout par son propre mérite.

Avec cette lettre à la main j’ai porté la joie dans le cœur de de la Haye ; qui voyant en même temps que mes affaires étant accommodées j’allais retourner à la patrie, se détermina d’aller à Modène pour s’aboucher174 avec Bavois, et faire le plan de la nouvelle conduite qu’il devait avoir à Venise pour s’acheminer à la fortune. Il ne pouvait douter ni de ma sincérité, ni de mon amitié, ni de ma constance : il me voyait devenu fanatique, et il savait qu’ordinairement c’est une maladie incurable, lorsque les causes qui l’ont engendrée se soutiennent, et venant lui-même à Venise, il espérait de les tenir en force. Il écrivit donc à Bavois qu’il allait le rejoindre ; et deux jours après il prit congé de moi fondant en larmes, faisant l’éloge de mon âme, et de mes vertus, m’appelant son fils, et m’assurant qu’il ne s’était attaché à moi qu’après avoir vu sur ma physionomie le divin caractère de la prédestination. Tel était son langage.

Deux ou trois jours après je suis allé à Ferrare, et de là à Venise par Rovigio, dlPadoue, et Fusine où j’ai laissé ma voiture. Après une année d’absence, mes amis me reçurent comme un ange qui arrivait du ciel pour les rendre heureux175. Ils me marquèrent [198v] la plus grande impatience de voir arriver les deux élus que je leur avais promis dans mes lettres. Le logement pour de la Haye était déjà tout prêt, et deux chambres garnies pour Bavois étaient aussi trouvées dans le voisinage, car la politique ne permettait pas à M. de Bragadin de loger dans son palais un étranger qui n’était pas encore installé au service de la république.

Mais leur surprise fut extrême lorsque mon prodigieux changement dans la vie que je menais leur sauta aux yeux. Tous les jours à la messe, souvent aux sermons, mon empressement d’aller aux quarante heures176, point de casin, café où la compagnie ne consistait qu’en hommes d’une prudence reconnue, et une occupation continuelle à l’étude dans ma chambre lorsque leur devoir les tenait hors de la maison. Mes nouvelles mœurs comparées à mes anciennes habitudes leur faisaient adorer la providence divine, et ses voies inconcevables. Ils bénissaient les crimes qui m’avaient obligé d’aller passer un an loin de la patrie. Ce qui les étonnait encore était que j’ai commencé par payer toutes mes dettes sans demander le sou à M. de Bragadin, qui ne m’ayant fait depuis un an la moindre remise avait eu soin de tout mon argent. Ils étaient enchantés de me voir devenu ennemi de toutes sortes de jeux.

Au commencement du mois de Mai, j’ai reçu la lettre de de la Haye, dans laquelle il me disait qu’il allait s’embarquer avec le cher fils de son âme pour se résigner177 aux ordres des respectables personnages auxquels je l’avais annoncé.

Étant certains de l’heure à laquelle la barque corriere de Modène arrivait, nous sommes allés tous à sa rencontre, M. de Bragadin excepté qui dans ce jour-là était [199r] au sénat. Il nous trouva tous les cinq chez lui, et il fit aux deux étrangers tout l’accueil qu’ils pouvaient désirer. De la Haye me dit d’abord cent choses ; mais je ne l’écoutais que des oreilles, car Bavois m’occupait tout entier : je voyais en lui une personne tout à fait différente de celle à laquelle je m’attendais d’après la peinture qu’il m’en avait fait. J’ai passé trois jours à l’étudier avant de pouvoir me résoudre à un vrai attachement, car voici le portrait de ce garçon dont l’âge était de vingt-cinq ans.

De la moyenne taille, joli de figure, très bien fait, blond, gai, égal dans tous les moments, parlant bien, avec esprit, et s’énonçant178 avec modestie, et respect. Les traits de sa figure étaient agréables, et réguliers, il avait des belles dents, des longs cheveux bien plantés, élégamment frisés, et exhalant l’odeur de l’excellente pommade avec laquelle il les cultivait. Cet individu qui ne ressemblait ni en matière, ni en forme179 à celui que de la Haye m’avait représenté surprit aussi mes amis. Ils ne lui firent cependant pas à cause de cela moins de politesses, ni ne portèrent aucun jugement fait pour préjudicier à la belle idée qu’ils devaient avoir de ses mœurs.

D’abord que j’ai vu M. de la Haye bien placé dans sa chambre, ce fut à moi à conduire le baron de Bavois à son appartement, pas bien éloigné du palais Bragadin, où j’avais déjà fait porter son petit équipage. D’abord qu’il s’est vu logé au mieux chez des bourgeois très honnêtes, qui, étant bien prévenus180, commencèrent par lui marquer mille attentions, il m’embrassa tendrement m’assurant de toute son amitié, et de la reconnaissance dont il se sentait pénétré pour tout ce que j’avais fait pour lui sans le connaître, [199v] et dont M. de la Haye l’avait très bien informé. Je lui ai répondu que je ne savais pas de quoi il me parlait ; et j’ai tourné le propos sur le genre de vie qu’il voulait mener à Venise jusqu’au moment qu’un emploi lui donnerait une occupation de devoir. Il me répondit qu’il espérait que nous nous amuserions très bien, car il croyait que ses penchants ne différaient pas des miens. Ce que j’ai d’abord remarqué fut qu’il plut dans l’instant aux deux filles de l’hôtesse qui n’étaient ni jolies ni laides ; mais qu’il gracieusa d’abord par une affabilité qui devait leur faire penser qu’elles lui avaient plu. J’ai pris cela pour de la politesse courante. Pour le premier jour je ne l’ai conduit que dans la place S. Marc, et au café jusqu’à l’heure du souper. Il était dit qu’il irait tous les jours dîner, et souper chez M. Bragadin. À table il brilla par des jolis propos ; et M. Dandolo fixa l’heure au lendemain matin à laquelle il l’irait prendre pour le présenter au sage à la guerre181. Après souper, je l’ai conduit chez lui, où je l’ai laissé entre les mains des deux filles de la maison qui se dirent charmées que le jeune seigneur suisse que nous lui avions annoncé n’eût point de domestique comme elles craignaient, car elles se faisaient fort de le convaincre qu’il pouvait s’en passer.

Le lendemain je suis allé chez lui avec M. Dandolo, et M. Barbaro, qui devaient le présenter au Sage. Nous trouvâmes le jeune baron à sa toilette sous la main délicate de la fille aînée de la maison qui arrangeait ses cheveux, et dont il louait l’habileté. Sa chambre était odoriférante de pommade, et eaux [200r] de senteur. Mes amis ne furent scandalisés de rien ; mais j’ai remarqué leur surprise, car ils ne s’attendaient pas à cette grande apparence de galanterie dans ce converti. Ce qui me fit presque pouffer un rire182 fut que M. Dandolo ayant dit que si on ne se hâtait on n’aurait pas le temps d’aller à la messe, le baron lui demanda si c’était un jour de fête. Il lui répondit que non, sans lui faire aucun commentaire ; mais dans les jours suivants il n’y eut plus question de messe. Je les ai laissés aller, et nous nous revîmes à dîner, où on parla de l’accueil que le Sage lui avait fait ; et dans l’après-dîner mes amis le conduisirent chez les dames leurs parentes qui virent toutes avec plaisir l’aimable garçon. Ainsi en moins de huit jours il se trouva faufilé183, et hors de danger de s’ennuyer ; mais dans ces mêmes huit jours j’ai parfaitement connu son caractère ; et sa façon de penser. Je n’aurais pas eu besoin d’un si long temps, si je nedm me fusse pas trouvé prévenu du contraire. Bavois aimait les femmes, le jeu, et la dépense, et étant pauvre les femmes étaient sa principale ressource. Pour ce qui regarde la religion il n’en avait aucune, et ayant la belle qualité de n’être pas hypocrite, il ne m’en fit pas un mystère.

— Comment, lui dis-je un jour, avez-vous pu, tel que vous êtes, en imposer à de la Haye ?

— Dieu me garde d’en imposer. De la Haye sait quel est mon système, et ma façon de penser, il me connaît funditus [de fond en comble]. Pieux comme il est, il est devenu amoureux de mon âme, et je l’ai laissé faire. Il m’a fait du bien ; je lui suis reconnaissant, et je l’aime [200v] d’autant plus qu’il ne m’ennuie jamais me parlant de dogme, et du salut éternel. C’est arrangé entre nous.

Le plaisant de cette affaire c’est que Bavois dans ces huit jours, non seulement me remit l’esprit comme je l’avais quand je me suis séparé d’Henriette ; mais il me fit rougir d’avoir été la dupe de de la Haye, qui malgré qu’il jouât à merveille le rôle de parfait chrétien, ne pouvait cependant être qu’un parfait hypocrite. Bavois m’a fait voir clair, et j’ai rapidement repris toutes mes habitudes. Mais retournons à de la Haye.

Cet homme qui dans le fond n’aimait rien que son bien-être, qui était avancé en âge, et qui n’avait aucun penchant pour le sexe, était celui qui, tel qu’il était fait devait enchanter mes amis. Ne leur parlant que Dieu, anges, et gloire éternelle, allant avec eux toujours aux églises, ils l’adoraient, et il leur tardait de voir arriver le moment dans lequel il se découvrirait, car ils s’imaginaient que c’était un Rose-Croix184, ou pour le moins l’ermite de Carpègne, qui m’apprenant la cabale m’avait fait présent de l’immortel Paralis. Ils étaient affligés de ce que je leur avais défendu par les paroles mêmes de l’oracle de parler jamais de ma science en présence de de la Haye. Cela me laissait jouir de tout le temps que j’aurais dû donner à leur pieuse curiosité : et d’ailleurs je devais craindre de la Haye quidn tel qu’il me semblait ne se serait jamais prêté à cette bagatelle ; et il aurait même vraisemblablement entrepris de désabuser mes amis pour me supplanter.

J’ai vu cet homme dans le court espace de [201r] trois semaines devenu tellement maître de leur esprit, qu’il eut la faiblesse de croire non seulement de n’avoir plus besoin de moi pour se soutenir en crédit ; mais d’en avoir assez pour me culbuter185, si l’envie lui en venait. Je voyais cela par le style différent avec lequel il me parlait, et par la différence de ses procédés. Il commençait à avoir des secrets particuliers avec tous les trois ; et il s’était fait présenter dans des maisons que je ne fréquentais pas. Il commençait à se donner les airs186 quoiqu’en riant, et avec des paroles mielleuses, de trouver à redire quand je passais la nuit on ne savait pas où. Je commençais à m’impatienter de ce que, lorsqu’il me faisait ses doux sermons à table, mes amis, et son prosélyte présents, il avait l’air de me traiter comme quelqu’un qui le séduisait187. Il s’y prenait comme un homme qui voulait badiner ; mais je ne pouvais pas en être la dupe. J’ai mis fin à ce jeu allant lui faire une visite dans sa chambre, et lui disant sans détour qu’adorateur de l’évangile j’allais lui dire tête à tête quelque chose qu’une autre fois je lui dirais en public.

— De quoi s’agit-il ? mon cher ami.

— Gardez-vous de me lancer à l’avenir le moindre lardon188 sur la vie que je mène avec Bavois en présence de mes trois amis. Tête à tête je vous écouterai toujours avec plaisir.

— Vous avez tort de prendre au sérieux certains badinages.

— Pourquoi ne tirez-vous189 jamais sur le baron ? Soyez prudent à l’avenir, ou craignez de ma part, en badinant aussi, une répartie que je vous ai épargnéedo hier ; mais que je ne vous épargnerai pas à la première occasion.

[201v] Dans ces mêmes jours j’ai passé une heure avec mes trois amis pour leur donner des préceptes en oracles, de ne rien faire de ce que Valentin (c’était par son nom de baptême que l’oracle le nommait) pourrait leur insinuer sans auparavant me consulter. Je ne pouvais pas douter de leur déférence à cet ordre. De la Haye, qui ne manqua pas de voir quelque changement, devint plus sage. Bavois, auquel j’ai communiqué ma démarche, la loua. J’étais déjà très persuadé que de la Haye ne lui avait été utile que par faiblesse ; c’est-à-dire qu’il n’aurait rien fait pour lui s’il n’avait pas eu une jolie figure, malgré que Bavois n’ait jamais voulu en convenir. Il n’était pas assez aguerri pour en convenir. Ce garçon, voyant qu’on différait toujours à lui donner un emploi, dpse mit au service de l’ambassadeur de France ; ce qui l’obligea non seulement à cesser de venir chez M. de Bragadin ; mais à ne plus fréquenter de la Haye, parce qu’il était domicilié avec ce seigneur. C’est une loi des plus inviolables de la police190 souveraine de la république. Les patriciens, ni leurs familiers ne peuvent avoir la moindre liaison avec les maisons des ministres étrangers191. Le parti cependant que Bavois prit n’empêcha pas mes amis de solliciter pour lui ; et ils y réussirent comme on verra dans la suite de ces mémoires.

Charles mari de Christine, que je n’allais jamais voir, m’engagea à entrer au casin où sa tante allait avec sa femme après ses couches. Je l’ai trouvée charmante, et parlant vénitien [202r] comme son mari. À ce casin j’ai trouvé un chimiste qui me donna envie de faire un cours de chimie. Allant chez lui passer la soirée je suis devenu curieux d’une jeune fille, qui demeurant dans une maison contiguë à la sienne, venait tenir compagnie à sa vieille femme. À une heure de nuit192 une servante venait la prendre, et elle s’en allait. Je ne lui avais déclaré le penchant qu’elle m’avait inspiré qu’une seule fois en présence même de la vieille femme du chimiste, lorsque je me suis étonné de ne plus la voir. Elle me dit qu’apparemment son cousin l’abbé, avec lequel elle demeurait, ayant su que j’allais chez elle, en était devenu jaloux, et ne voulait plus lui permettre de venir.

— Un cousin abbé, et jaloux ?

— Pourquoi pas ? Il ne la laisse sortir que les jours de fête pour aller à la première messe à l’église de S.te Marie Mater Domini193, qui n’est qu’à vingt pas de sa maison. Il la laissait venir chez moi parce qu’il savait que personne n’y venait : ce fut apparemment la servante qui lui dit de vous avoir vu.

Ennemi des jaloux, et ami de mes caprices amoureux, j’écris à cette fille que si elle voulait quitter son cousin pour moi, je lui mettrais une maison où elle serait maîtresse, et où vivant avec elle en qualité de son amant, je lui ferais jouir d’une société, et je lui procurerais tous les plaisirs qu’une jeune fille comme elle devait avoir dans une ville comme Venise. Dans cette même lettre que je lui ai donnée dans l’église où elle allait à la messe, je lui disais qu’elle me verrait [202v] dans la fête suivante pour me donner une réponse.

Elle me répondit que l’abbé étant son tyran, elle se croirait heureuse de pouvoir sortir de ses mains ; mais qu’elle ne pourrait s’y résoudre que dans le cas que je voulusse l’épouser. Elle finissait sa lettre par me dire que si j’avais cette honnête intention, je n’avais qu’à parler à Jeanne Marchetti sa mère qui demeurait à Lusia194. Cette ville est à trente milles de Venise.

Cette lettre m’a piqué parce que j’ai cru qu’elle me l’avait écrite de concert avec l’abbé. Persuadé qu’on voulait m’attraper, et trouvant d’ailleurs la proposition d’épouser ridicule, et effrontée, j’ai formé le projet de me venger : mais ayant besoin de savoir tout je suis allé à Lusia faire une visite à cette veuve Jeanne Marchetti mère de cette fille.

Cette femme fut très flattée, après avoir vu la lettre que sa fille m’écrivait, de m’entendre lui dire que je me sentais disposé à l’épouser ; mais que je ne pourrais jamais m’y résoudre tant qu’elle demeurerait avec cet abbé.

— L’abbé, me répondit-elle, qui est un peu mon parent, avait à Venise cette même maison, où il vit actuellement avec ma fille, n’ayant avec lui personne. Il y a deux ans qu’il me dit qu’il avait un besoin indispensable d’une gouvernante, et qu’il inclinerait à avoir ma fille ; qui à Venise pourrait facilement trouver quelque bonne occasion de se marier. Il m’offrit une écriture dans laquelle il s’engageait de lui donner à son mariage ses meubles évalués à mille ducats courants195 ; [203r] et de l’instituer son héritière d’un bien qu’il a ici qui lui rend cent ducats196 par an. Le marché me paraissant bon, et ma fille en étant contente, il me remit l’acte stipulé197 par-devant notaire, et ma fille partit avec lui. Je sais qu’il la tient comme une esclave ; mais elle l’a voulu. Vous pouvez bien vous figurer que tout ce que je désire au monde c’est de la voir mariée.

— Venez donc avec moi à Venise ; retirez-la des mains de l’abbé, et la recevant de vous, je l’épouserai : jamais autrement. La recevant de lui ce mariage me déshonorerait.

— Point du tout, car il est son cousin quoiqu’en quatrième degré ; et qui plus est prêtre, qui dit la messe tous les jours.

— Vous me faites rire. Prenez-la avec vous : sans cela vous ne la verrez jamais mariée.

— Si je la prends avec moi, il ne lui donnera jamais ses meubles ; et il vendra peut-être son bien.

— J’en ferai mon affaire. Je la ferai sortir de ses mains pour venir entre vos bras avec tous les meubles, et quand elle sera ma femme j’aurai sa terre. Si vous me connaissiez vous n’en douteriez pas. Venez à Venise : et je vous assure que vous serez de retour ici en quatre ou cinq jours avec elle.

Elle lit une autre fois la lettre qu’elle m’avait écrite, elle pense un peu, puis elle me dit qu’elle était pauvre veuve, et qu’elle n’avait d’argent ni pour faire le voyage ni pour vivre à Venise.

— À Venise il ne vous manquera rien ; mais en tout cas voilà dix sequins198.

— Dix sequins ? Je peux y venir avec ma belle-sœur.

— Venez avec qui vous voudrez. Allons d’abord dormir à Chiozza, et nous dînerons demain à Venisedq.

Nous couchâmes à Chiozza, et le lendemain à dix-sept heures nous arrivâmes à Venise. J’ai logé ces deux femmes à Castello199 dans une maison où le premier [203v] étage était tout démeublé. Je les ai laissées là portant avec moi l’écriture du prêtre, et après avoir dîné avec mes amis, auxquels j’ai dit que j’avais passé la nuit à Chiozza pour terminer une affaire de conséquence, je suis allé chez le procureur Marco da Lezze200, qui après avoir entendu toute l’affaire me dit que moyennant une écriture que la mère en personne présenterait aux chefs du conseil des dix elle obtiendrait d’abord main-forte pour aller retirer sa fille des mains du prêtre avec tous les meubles qui se trouvaient dans la maison, et qu’elle ferait transporter où bon lui semblerait. Je lui ai dit de préparer l’écriture que j’irais prendre le lendemain matin avec la mère qui la signerait.

Elle vint donc avec moi chez le procureur, et de là nous allâmes à la boussole201, où elle présenta l’écriture aux chefs des dix. Un quart d’heure après un fante202 du tribunal eut ordre d’aller à la maison du prêtre avec cette femme, et de la rendre maîtresse de sa fille qui sortirait de la maison avec tous les meubles qu’il lui plairait d’enlever.

La chose fut exécutée à la lettre. Je me suis trouvé avec la mère dans une gondole à la rive de la place voisine à la maison, et avec un grand bateau, où j’ai vu les sbires charger tous les meubles de la maison, et à la fin j’ai vu la fille entrer dans la gondole qui fut très surprise de m’y voir. Sa mère l’embrassant lui dit que j’allais devenir son mari le lendemain. Elle lui répondit qu’elle en était sûre, et qu’elle n’avait laissé à son tyran qu’un lit, et ses habits.

Nous arrivâmes à Castello, où j’ai fait décharger tous ses meubles, et où j’ai dîné avec ces trois femmes les persuadant d’aller m’attendre à Lusia [204r] où elles me reverraient d’abord que j’aurais mis ordre à mes affaires. J’ai passé toute l’après-dîner dravec ma future dans les propos les plus gais. Elle nous dit que l’abbé son cousin s’habillait, lorsque le fante était entré. Il lui montra l’écriture, et d’abord qu’il l’eut reconnue pour sienne, ilds eut ordre sous peine de la vie de ne mettre aucune opposition ni à la sortie de la fille, ni à l’enlèvement de tous les meubles. L’abbé est allé dire sa messe, et le tout s’était exécuté à la lettre. Le même fante lui avait dit que sa mère l’attendait dans une gondole qui était à la rive ; où elle avait été très surprise de me voir parce qu’elle ne pouvait pas croire que ce coup vînt de moi. Je lui ai dit que c’était le premier échantillon que je lui donnais de ma tendresse.

J’ai ordonné un souper fin pour quatre personnes, et des vins exquis, et après avoir passé à table deux heures dans la joie, et dans la paix, j’en ai passé quatre àdt rire avec ma future.

Le matin après avoir déjeuné j’ai fait venir une péote où j’ai fait charger tous les meubles pour qu’on les transportât à Lusia, et après avoir donné à la mère dix autres sequins, je leur ai souhaité un bon voyage. Victorieux, glorieux, et triomphant je suis retourné chez moi.

Cette affaire avait été faite avec trop d’éclat pour qu’elle pût être ignorée de mes bons amis, qui me voyant se montrèrent tristes, et surpris. M. de la Haye m’embrassa avec l’air de la plus grande affliction : c’était un rôle qu’il jouait merveilleusement bien. Le seul M. de Bragadin riait de tout son cœur, et disait aux trois autres qu’ils n’y entendaient rien, et que toute cette aventure n’était qu’un ouvrage fait pour faire arriver quelque chose de grand qui n’était connu que des intelligences supérieures. Ignorant de mon côté les circonstances avec lesquelles [204v] ils croyaient de savoir toute cette histoire, et qu’ils ne pouvaient pas connaître au juste, je riais avec M. de Bragadin ; mais sans rien dire. Ne craignant rien, j’étais déterminé à me divertir écoutant tout ce qu’on dirait. Nous nous mîmes à table. M. Barbaro fut le premier à me dire d’un ton amical qu’il n’espérait pas de me voir dans le lendemain de mes noces.

— On dit donc que je me suis marié ?

— Tout le monde le dit, et partout. Les chefs mêmes du conseil des dix le croient, et ont raison de le croire.

— Ils se trompent tous. J’aime faire des bonnes actions au prix de mon argent ; mais non pas à celui de ma liberté. Quand vous voudrez savoir mes affaires, c’est de moi que vous devez les apprendre. La voix du public n’est faite que pour amuser les sots203.

— Mais, me dit M. Dandolo, tu as passé la nuit avec la fille qu’on appelle l’épouse.

— Sans doute : mais je n’ai des comptes à rendre à personne sur ce que j’ai fait cette nuit. N’êtes-vous pas de mon avis M. de la Haye ?

— Je vous prie de ne pas me demander mon avis, car je n’en sais rien. Je vous dirai cependant qu’il ne faut pas tant mépriser la voix du public. La tendre affection que je ressens pour vous est la cause que ce qu’on dit me peine.

— D’où vient que ce qu’on peut dire ne peine ni M. de Bragadin ni moi ?

— Je vous respecte : mais j’ai appris à mes dépens à craindre la calomnie. On dit que pour vous emparer d’une fille qui vivait avec son oncle digne prêtre, vous avez payé une femme pour qu’elle se dise sa mère, et qu’elle aille ainsi demander la force des chefs du conseil des dix pour vous la faire obtenir. Le fante même du conseil des dix jure que vous étiez dans la gondole avec la prétendue mère lorsque la fille y est entrée. On dit que la donation en force de laquelle vous avez enlevé les meubles de ce bon prêtre est fausse ; et on vous plaint d’avoir fait servir ledu [208r] tribunal d’instrument à ces crimes. On dit enfin que quand même vous aurez épousé la fille, ce qui doit être immanquable, les chefs des dix ne se tairont pas sur les moyens que vous avez osé employer pour parvenir à votre but.

Je lui ai répondu froidement qu’un homme sage qui a entendu conter une histoire où il y a des circonstances criminelles, il cesse d’être sage s’il la répète à d’autres, car si elle est calomnieuse il devient complice du calomniateur.

Après ce précepte qui l’a fait rougir, et dont mes amis admirèrent la sagesse, je l’ai prié d’être toujours tranquille sur mon compte, croire que je ne connaissais l’honneur que pour en suivre les lois, et laisser dire, comme je faisais moi-même quand j’entendais des méchantes langues parler mal de lui.

Cette historiette fut celle qui amusa toute la ville pour cinq à six jours : puis elle tomba dans l’oubli.

Trois mois après cependant, n’étant jamais allé à Lusia, et n’ayant jamais donné réponse aux lettres que la demoiselle Marchetti m’écrivait, ni payé aux porteurs l’argent qu’elle me demandait, elle se détermina à une démarche qui pouvait avoir des suites ; mais qui n’en eut aucune.

Ignazio fante du tribunal redoutable des inquisiteurs d’état se présenta à ma personne dans un moment que j’étais encore à table avec M. de Bragadin, mes deux autres amis, de la Haye, et deux étrangers. Il me dit poliment que le Chr Contarini dal Zaffo204 désirait de me parler, et qu’il se trouverait chez lui à la madonna de l’orto205 le lendemain à la telle heure. Je lui ai répondu me levant que je ne manquerais pas de me rendre aux ordres de S. E.. Il partit d’abord : je ne pouvais pas deviner ce [208v] que ce grand personnage pouvait vouloir de ma petite personne. Ce message cependant devait nous mettre tous dans une sorte de consternation, car celui qui me mandait était un inquisiteur d’état. M. de Bragadin qui l’avait été dans le temps qu’il était conseiller206, et en connaissait les usages, me dit d’un ton calme que je n’avais rien à craindre. Ignazio, me dit-il, vêtu en habit de campagne n’est pas venu comme messager du tribunal, et M. Contarini même ne veut te parler que comme particulier, puisqu’il te fait dire d’aller l’entendre à son palais, et non pas au sanctuaire207. C’est un sévère vieillard, mais juste, et auquel tu dois parler clair, et surtout convenir de la vérité, si tu risques la niant de rendre l’affaire plus mauvaise. Cette instruction me plut, et elle m’était nécessaire. Je me suis présenté à l’antichambre de ce seigneur à l’heure indiquée.

On m’annonce, et on ne me fait pas attendre. J’entre, et S. E. assis passe une minute à me regarder en long, et en large sans me dire un seul mot. Il sonne, et il dit à un valet de chambre qui se présente de faire entrer les deux personnes qui étaient dans la chambre voisine. J’ai vu entrer sans la moindre surprise la Marchetti, et sa fille. Le seigneur me demande si je les connaissais.

— Je dois les connaître, monseigneur, puisque mademoiselle sera ma femme d’abord que par sa conduite elle m’aura prouvé qu’elle est digne de l’être.

— Elle se conduit bien : elle demeure avec sa mère à Lusia ; vous l’avez trompée ; pourquoi différez-vous à l’épouser ; pourquoi n’allez-vous pas la voir ; vous ne répondez pas à ses lettres, et vous la laissez dans le besoin.

— Je ne peux l’épouser qu’ayant de quoi vivre, et cela viendra dans trois ou quatre ans d’ici moyennant un emploi que j’aurai par la protection de M. de Bragadin mon seul soutien. Dans [209r] cet intervalle elle vivra en grâce de Dieu208. Je ne l’épouserai que lorsque j’en serai convaincu, et surtout elle ne verra pas l’abbé son cousin en quatrième degré. Je ne vais pas chez elle, car mon confesseur, et ma conscience me défendent d’y aller.

— Elle veut que vous lui faites une promesse de mariage dans les formes, et que vous lui passiez de quoi vivre.

— Rien ne m’oblige à lui faire cette promesse, et n’ayant pas de quoi vivre moi-même il est impossible que je lui en donne. Chez sa mère, elle ne peut pas mourir de faim.

— Quand elle était avec mon cousin, interrompit la mère, il ne lui manquait rien. Elle y retournera.

— Si elle y retourne, lui dis-je, je ne me donnerai plus la peine de l’en délivrer ; et S. E. verra alors que j’ai raison, si je diffère à l’épouser jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est devenue sage.

S. E. alors me dit que je pouvais m’en aller, et tout fut dit. Je n’ai plus entendu parler de cette affaire, et la narration du dialogue égaya le dîner de M. de Bragadin209.

1750dv. Au commencement du carnaval j’ai gagné un terno210 qui m’a valu trois mille ducats courants211. La fortune me fit ce cadeau dans un moment que je n’en avais pas besoin. J’avais passé l’automne jouant tous les jours, mais faisant la banque. C’était à un petit casin d’associés, où aucun noble vénitien n’osait venir parce qu’un des associés était officier du duc de Montalegre212 ambassadeur d’Espagne. Les nobles gênent les particuliers dans un gouvernement aristocratique, où l’égalité n’existe qu’entre les membres du gouvernement. J’ai mis mille sequins213 entre les mains de M. de Bragadin ayant intention d’aller faire un voyage en France après la foire de l’Ascension. Dans cette idée j’eus la force de passer le carnaval sans jamais risquer mon argent à [209v] ponter. Un patricien très honnête homme m’avait intéressé d’un quart dans sa banque, et le premier jour de carême nous nous trouvâmes vainqueurs d’une somme suffisante.

À la moitié de carême mon ami Balletti, qui pour la seconde fois avait fait les ballets à Mantoue, vint à Venise engagé à les faire dans le théâtre de S.t Moïse214 dans le temps de la foire. Je fus enchanté de le voir avec Marine, qui cependant ne se logea pas avec lui. Elle trouva d’abord un Juif anglais nommé Mendex215 qui dépensa pour elle beaucoup d’argent. Ce Juif, avec lequel elle me fit dîner, me donna des nouvelles de ma chère Thérèse-Bellino, me disant qu’il en avait été amoureux, et qu’il lui avait laissé des bons souvenirs. Cette notice216 me fit plaisir. Je me suis félicité qu’Henriette m’ait empêché d’aller la voir quand j’en avais fait le projet, car j’en serais facilement redevenu amoureux, et Dieu sait ce qui serait arrivé.

Dans ce même temps le baron de Bavois fut installé au service de la république en qualité de capitaine, et il y fit sa fortune, comme je le dirai à sa place217.

De la Haye se chargea de l’éducation d’un jeune homme nommé Félix Calvi, et une année après il le conduisit en Pologne avec lui. Je dirai à sa place comment je l’ai trouvé à Vienne trois ans après218.

Dans le même temps que je me disposais à partir pour aller à la foire de Reggio, puis à Turin où à l’occasion du mariage du duc de Savoie avec une infante d’Espagne fille de Philippe V219, toute l’Italie s’y trouvait, puis à Paris où [210r] madame la Dauphine étant grosse on préparait des fêtes superbes dans l’attente d’un prince220, Balletti se disposait aussi à faire le même voyage. Son père, et sa mère qui était l’illustre comédienne Silvia221 le rappelaient dans le sein de sa famille. Il allait danser au théâtre italien, et y jouer les premiers rôles d’amoureux. Je ne pouvais choisir une compagnie plus agréable, et plus faite pour me procurer à Paris mille avantages, et une grande quantité de belles connaissances.

J’ai donc pris congé de M. de Bragadin, et des deux autres amis leur promettant de retourner au bout de deux ans. J’ai laissé mon frère François à l’école du peintre de batailles Simonetti222 surnommé le Parmesan lui promettant de penser à lui quand je me trouverais à Paris, où dans ce temps-là le Génie était sûr d’y faire fortune. Le lecteur verra comment je lui ai tenu parole223.

J’ai laissé aussi à Venise mon frère Jean qui y était retourné avec Guarienti après avoir fait le tour de l’Italie224. Il allait partir pour Rome où il resta quatorze ans à l’école du chevalier Mengs. Il retourna à Dresde l’année 1764, et il y mourut l’année 1795.

Je suis donc parti de Venisedw après Balletti qui était allé m’attendre à Reggio. C’était le premier de Juin de l’an 1750. Je suis parti très bien équipé, assez en argent, et sûr de ne pas en manquer ayant une bonne conduite.

Une péote à quatre rames me débarqua au Pont de lac obscur225 vingt-quatre heures après mon embarquement. C’était à midi. J’ai d’abord pris une calèche pour aller dîner à Ferrare.

Fin du fragment, et du tome second

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