Mémoires de Casanova partie 1

Enfants de l’amitié, ministres de la peur,

Je suis l’amour, tremblez, respectez le voleur.

Et toi, femme de Dieu, ne crains pas d’être mère

Car si tu fais un fils, il se dira son père.

S’il est dit cependant que tu veux te barrer275,

Parle ; je suis tout prêt ; je me ferai châtrer.

M. M. reparut sous une nouvelle décoration. Elle était en robe de chambre de mousseline des Indes brodée en fleurs de fil d’or, et sa coiffure de nuit était digne d’une reine.

Je me suis jeté à ses pieds pour la prier de se rendre sur-le-champ à mes désirs ; mais elle m’ordonna de garder mon feu jusqu’à ce que nous fussions au lit. Je ne veux pas, me dit-elle d’un air riant, avoir soin que ta quintessence ne tombe sur le tapis. Tu vas voir.

Elle va alors à son secrétaire, et au lieu des chemisettes, elle trouve mes six vers. Après les avoir lus, et relus tout haut, elle m’appelle voleur, et me donnant baisers sur [249v] baisers, ellefz veut me persuader à lui rendre le larcin. Après avoir encore lentement lu tout haut mes vers, faisant semblant d’y réfléchir, elle sort sous prétexte d’aller chercher une meilleure plume, puis elle rentre, et elle écrit cette réponse :

Dès qu’un ange me f…276, je deviens d’abord sûre

Que mon seul époux est l’auteur de la nature.

Mais pour rendre sa race exempte des soupçons,

L’amour doit dans l’instant me rendre mes condons

Ainsi toujours soumise à sa volonté sainte

J’encourage l’ami de me f… sans crainte.

Je les lui ai alors rendus contrefaisant très naturellement l’étonné ; car à la vérité c’était trop.

Minuit étant sonné, et lui faisant voir son petit Gabriel qui soupirait pour elle, elle arrangea le sofa, me disant que l’alcôve étant trop froide nous coucherions là. La raison était que dans l’alcôve l’ami n’aurait pas pu nous voir.

En attendant j’ai enveloppé mes cheveux dans un mouchoir de Mazulipatan277 qui faisant quatre fois le tour de ma tête me donna l’air redoutable d’un despote asiatique dans son sérail. Après avoir mis impérieusement ma sultane en état de nature, et en avoir fait autant de moi-même, je l’ai couchée, et subjuguée dans les plus strictes règles jouissant de ses pâmoisons. Un oreiller que je lui avais adapté sousga le croupion, et le genou courbé du côté opposé au dossier du sofa dut être une vision pour l’ami caché des plus voluptueuses. Après l’ébat, qui dura une heure, elle recueillit la chemisette, où voyant la quintessence elle se réjouit ; mais se sentant tout de même inondée par ses propres distillations, nous convînmes qu’une courte ablution nous remettrait d’abord in statu quo. Aprèsgb cela nous nous mîmes de pair devant un grand miroir droit, l’un passant un bras derrière le dos de l’autre. Admirant la beauté de nos simulacres278, et devenant curieux d’en jouir, nousgc [252r] luttâmes en tous sens toujours debout. Après la dernière lutte elle tomba sur le tapis de Perse qui couvrait le parquet. Les yeux fermés, la tête penchée, étendue sur son dos, les bras, et les jambes comme si on l’avait détachée dans le moment de la croix de S.t André, elle aurait eu l’air d’une morte, si l’oscillation de son cœur n’eût été visible. La dernière lutte l’avait épuisée de forces. Je lui ai fait faire l’arbre droit279, et dans cette posture je l’ai soulevée pour lui dévorer le cabinet de l’amour que je ne pouvais atteindre autrement voulant la mettre à portée de me dévorer à son tour l’arme qui la blessait à mort sans la priver de la vie.

Réduit après cet exploit à devoir lui demander une trêve, je l’ai remise debout ; mais un moment après elle me défia à lui donner sa revanche. Ce fut à moi à faire l’arbre droit, et à elle à me saisir aux hanches pour me soulever. Dans cette position se soutenant sur ses colonnes écartées, elle fut saisie d’horreur voyant ses seins éclaboussés par mon âme détrempée en gouttes de sang. Que vois-je, s’écria-t-elle, me laissant tomber, et tombant elle aussi avec moi. Le carillon alors se fit entendre.

Je l’ai rappelée à la vie l’excitant à rire. N’aie pas peur mon ange, lui dis-je, c’est le jaune du dernier œuf, qui souvent est rouge. Je lui ai moi-même lavé ses beaux seins, qu’avant ce moment-là le sang humain n’avait jamais souillésgd. Elle avait grande peur d’en avoir avalé quelques gouttesge ; mais je l’ai facilement persuadée que, quand même cela serait, il n’y aurait pas de mal. Elle s’habilla en religieuse, et elle partit après m’avoir conjuré de coucher là, et de lui écrire avant de retourner à Venise comment je me portais. Elle me promit d’en faire autant le lendemain. La concierge aurait la lettre. Je l’ai [252v] obéie. Elle ne partit qu’une demi-heure après, qu’elle a certainement passée avec son ami.

J’ai dormi jusqu’au soir, et à peine réveillé je lui ai écrit que je me portais très bien. Je suis allé à Venise où pour m’acquitter de ma promesse je suis allé chercher le même peintre qui avait fait mon portrait pour C. C.. Il n’eut besoin que de trois séances. Je l’ai fait faire un peu plus grand que le premier parce que M. M. le voulait en médaillon couvert de quelque sainte image pour le cacher à tout le monde, possédant elle seule le secret fait pour le démasquer. Ce fut l’ouvrage du metteur en œuvre de pratiquer le secret différent du premier. Le même peintre me fit une Annonciation, où on voyait l’ange Gabriel brun, et la sainte vierge blonde tenant ses bras ouverts devant le divin messager. Le fameux peintre Mengs suivit cette même idée dans l’Annonciation qu’il peignit à Madrid douze ans après280.

1754gf

Le second jour de l’an, avant d’aller au casin, je suis allé chez Laure pour luigg donner une lettre pour C. C., et pour en recevoir une qui me fit rire. M. M. avait initié cette fille non seulement dans les mystères de Sapho, mais aussi dans la grande métaphysique281. Elle était devenue esprit fort. Elle m’écrivait que ne voulant rendre compte de ses affaires à son confesseur, et ne voulant pas non plus lui dire des mensonges, elle ne lui disait plus rien. Il m’a dit, m’écrivait-elle, que je ne lui confessais rien parce que je n’examinais peut-être pas bien ma conscience, et je lui ai répondu que je n’avais rien à lui dire, mais que s’il le souhaitait, je ferais quelque péché exprès pour pouvoir lui dire quelque chose.

[253r] Voici la copie de la lettre de M. M. que j’ai trouvée au casin :

« Je t’écris de mon lit, mon cher brunet282, car il me semble positivement d’être déhanchée ; mais cela s’en ira, puisque je mange, et je dors bien. Ce qui m’a mis du baume dans le sang fut la lettre où tu m’as assuré que l’effusion du tien n’a eu aucune conséquence. Je m’en apercevrai le jour des Rois à Venise. Écris-moi si je peux compter là-dessus. Je souhaite d’aller à l’opéra. Je te défends pour toujours les blancs d’œufs en salade. Pour l’avenir quand tu iras au casin tu demanderas s’il y a quelqu’un, et si on te dit qu’oui, tu t’en iras : mon ami fera de même ; ainsi vous ne vous rencontrerez jamais ; mais cela ne durera pas longtemps, car il t’aime à la folie, et il veut absolument que tu le connaisses. Il dit qu’il ne croyait pas qu’en nature il y avait un homme de ta force ; mais il prétend que faisant l’amour ainsi tu défies la mort, car il soutient que le sang que tu as élancé dut partir du cerveau. Mais que dira-t-il quand il saura que tu t’en moques ? Mais tu riras de ceci. Il veut manger la salade de blancs d’œufs, et je dois te prier de me donner de ton vinaigre des quatre voleurs ; il dit qu’il sait qu’il existe ; mais qu’on n’en trouve pas à Venise. Il m’a dit qu’il a passé une nuit douce, et cruelle, et il m’a témoigné des craintes sur moi aussi ayant trouvé mes efforts supérieurs à la délicatesse de mon sexe. Cela se peut ; mais en attendant je suis charmée de m’être surpassée, et d’avoir fait une si belle expérience de ma force. Je t’aime à l’adoration ; je baise l’air croyant que tu y es ; et il me tarde de baiser ton portrait. J’espère que [253v] le mien te sera aussi cher. Il me semble que nous soyons nés l’un pour l’autre, et je me maudis quand je pense que j’y ai mis un obstacle. La clef que tu vois est de mon secrétaire. Visite-le : Prends ce que tu verras avec l’adresse à mon ange. C’est un petit présent que mon ami a voulu que je te fasse en échange de la coiffe de nuit que tu m’as donnée. Adieu. »

La petite clef que j’ai trouvée dans la lettre était d’un écrin qui était dans le boudoir. Impatient de voir de quelle nature était le présent que son ami l’avait excitée à me faire, je vais ouvrir le petit coffre, et j’ouvre le paquet. Je trouve une lettre, et un étui de galucha283. Voici la lettre : « Ce qui te rendra cher ce cadeau, mon tendre ami est mon portrait, dont notre ami qui en a deux se prive avec plaisir quand il pense que c’est toi qui en deviendras possesseur. Dans cette boîte tu trouveras mon portrait double sous deux différents secrets. Tu me verras en religieuse détachant284 le fond de la tabatière en long, et poussant l’angle tu verras s’ouvrir un couvercle à charnière où je me montre telle que tu m’as fait devenir. Il n’est pas possible, mon cher ami, que femme t’ait jamais aimé comme je t’aime. Notre ami flatte ma passion. Je ne peux pas décider si je suis plus heureuse en ami qu’en amant, car je ne saurais rien imaginer au-dessus ni de l’un ni de l’autre. »

Dans l’étui j’ai trouvé une tabatière d’or que quelques marques de tabac d’Espagne démontraient qu’on s’en était servi. Conformément à la leçon, je l’ai trouvée dans le dessous habillée [254r] en religieuse debout, et en demi-profil. Le second fond élevé me la montrait toute nue étendue sur un matelas de satin noir dans la même posture de la Magdelaine du Coreggio285. Elle regardait un Amour, qui avait à ses pieds le carquois, se tenant assis sur ses habits de religieuse. C’était un présent dont je ne me croyais pas digne. Je lui ai écrit une lettre, où elle dut trouver la véritable peinture des sentiments de la plus grande reconnaissance. Dans le même petit coffre j’ai vu dans des tiroirs tous ses diamants, et quatre bourses remplies de sequins. Admirateur du noble procédé, j’ai refermé l’écrin et je suis retourné à Venise heureux, si j’avais su, et pu me soustraire à l’empire de la fortune finissant286 de jouer.

Le metteur en œuvre me donna le médaillon de l’Annonciation tel que je pouvais le désirer. Il était fait pour être porté au cou en sautoir. Un chaînon percé par où il fallait passer le cordon qui l’attacherait au cou contenait le secret. Si on le tirait avec force l’Annonciation sautait, et laissait voir à découvert ma figure. Je l’ai attaché à six aunes287 de chaîne d’or à maille d’Espagne, et par là mon présent devint fort noble. Je l’ai mis en poche, et le soir du jour de l’Épiphanie, je suis allé me mettre sous la belle statue, que la reconnaissante république avait fait élever au héros Colleoni après l’avoir fait empoisonner, si l’histoire secrète ne ment pas288. Sit divus, modo non vivus [Qu’il soit un dieu pourvu qu’il ne vive plus !]289 est une sentence du monarque éclairé, qui durera tant qu’il y aura des monarques.

À deux heures précises290 j’ai vu M. M. sortir de la gondole habillée et très bien masquée en dame. Nous allâmes à l’opéra à S. Samuel, et à la fin du second ballet nous sommes allés au ridotto, où elle se plut beaucoup à regarder toutes les dames patriciennes, qui en force de leur qualité ont le privilège de pouvoir s’asseoir à visage découvert. Après [254v] nous être promenés une demi-heure nous allâmes à la chambre des grands banquiers. Elle s’arrêta devant la banque du seigneur Momolo Mocenigo291, qui dans ce temps-là était le plus beau de tous les jeunes joueurs patriciens. N’ayant point de jeu, il se tenait nonchalamment assis devant deux mille sequins, la tête penchée vers l’oreille d’un masque dame assis à son côté. C’était madame Marine Pisani292, dont il était legh chevalier adorateur.

M. M. m’ayant demandé si je voulais jouer, et lui ayant répondu que non, elle me dit qu’elle me prenait de moitié : et sans attendre ma réponse, elle tire une bourse, et elle met sur une carte un rouleau. Le banquier, ne bougeant que de ses mains, mêle, puis taille, et M. M. gagne sa carte, et le reva au paroli293. Le seigneur paye, puis prend un nouveau jeu de cartes, et se met à parler à l’oreille à sa dame voisine, se montrant indifférent à quatre cents sequins que M. M. avait déjà mis sur la même carte. Le banquier poursuivant à causer, M. M. me dit en bon français : Notre jeu n’est pas assez fort pour intéresser monsieur, allons-nous-en. Disant cela, elle ôte sa carte, et elle s’éloigne. Je ramasse l’or sans répondre à Monsieur qui me dit : Votre masque est trop intolérant. Je rejoins ma belle joueuse qui était entourée.

Elle s’arrête devant la banque du seigneur Pierre Marcello294 jeune, et charmant aussi qui avait à son côté madame Venier sœur du seigneur Momolo295. Elle joue, et elle perd cinq rouleaux de suite. N’ayant plus d’argent, elle prend hors de ma poche, où j’avais les quatre cents sequins, l’or à poignée, et en quatre ou cinq tailles, elle réduit la banque à l’agonie. Elle quitte, et le noble banquier lui fait compliment sur son bonheur. Après avoir empoché tout cet or, je lui donne mon bras, et nous descendons pour aller souper. M’étant aperçu que quelques curieux nous suivaient, [255r] j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux.

Après avoir bien soupé, j’ai vidé mes poches. Je me suis trouvé maître pour ma part de presque mille sequins, elle me pria de mettre les siens en rouleaux, pour les remettre dans son petit coffre, et en garder la clef. Je lui ai enfin donné le médaillon, qui contenait mon portrait, quand elle me reprocha de ne m’être pas hâté à lui faire ce plaisir. Après s’être en vain évertuée pour découvrir le secret, elle fut enchantée de l’apprendre, et elle me trouva très ressemblant.

Réfléchissant que nous n’avions devant nous que trois heures je l’ai sollicitée à se déshabiller.

— Oui, me dit-elle ; mais sois sage, car mon ami prétend que tu peux rester mort sur le coup.

— Et pourquoi te croit-il exempte du même danger, tandis que tes extases sont plus fréquentes que les miennes ?

— Il dit que la liqueur que nous autres femmes distillons ne peut pas partir du cerveau, la matrice n’ayant aucune correspondance avec le siège de l’entendement. D’où il s’ensuit, dit-il, que l’enfant n’est pas fils de la mère à l’égard du cerveau, qui est le siège de la raison ; mais du père, et cela me semble vrai. Dans ce système la femme n’a que tout au plus la raison qui lui est nécessaire : il ne lui en reste pas pour en donner une dose au fœtus.

— Ton amant est savant. Par ce système il faut pardonner aux femmes toutes les folies qu’elles font à cause de l’amour, et aucune à l’homme296. Voilà pourquoi je me verrai au désespoir s’il m’arrive de te voir grosse.

— Je le saurai dans quelques semaines, et si je suis grosse tant mieux. J’ai pris mon [255v] parti.

— Quel est ce parti ?

— De m’abandonner entièrement à mon ami, et à toi-même. Je suis sûre que ni l’un, ni l’autre de vous deux me laissera accoucher au couvent.

— Ce serait un événement fatal qui déciderait de notre destinée. Je me verrais obligé à t’enlever, et à aller t’épouser en Angleterre.

— Mon ami pense qu’on pourrait corrompre un médecin, qui m’attribuant une maladie de son invention m’ordonnerait d’aller prendre des eaux minérales sur le lieu même, ce que l’évêque pourrait permettre. Aux eaux je guérirais, puis je retournerais ici ; mais j’aimerais bien mieux que nous unissions nos destinées jusqu’à la mort. Pourrais-tu vivre à ton aise partout comme ici ?

— Hélas ! non. Mais avec toi pourrais-je me trouver malheureux ? Nous parlerons de ceci quand il faudra en parler. Allons donc nous coucher.

— Allons. Si j’accouche d’un fils, mon ami veut en avoir soin en qualité de père.

— Pourra-t-il croire de l’être ?

— Vous pourrez vous en flatter tous les deux ; mais quelque ressemblance me démontrera la vérité.

— Oui : si par exemple avec le temps il fait des jolis vers, tu pourras juger que c’est à lui qu’il appartient.

— Qui t’a dit qu’il sait faire des vers ?

— Conviens qu’il a fait les six en réponse aux miens.

— Je n’en conviendrai pas. Bons, ou mauvais ils sont de moi ; et je veux t’en convaincre sur-le-champ.

— Point du tout. Allons nous coucher : sans cela l’Amour appelle en duel Apollon297.

— Eh bien ! C’est bon. Prends ce crayon, et écris. Actuellement je suis Apollon.

Elle me dicta alors ces quatre vers :

Je ne me battrai pas. Je te cède la place.

Si Vénus est ma sœur, commune est notre race.

Je sais faire des vers. Un moment de perdu

Ne pourra pas déplaire à l’amour convaincu.

[256r] Je lui ai pour lors demandé pardon à genoux, la reconnaissant aussi savante en mythologie ; mais pouvais-je supposer tant de talent dans une Vénitienne âgée de vingt-deux ans, et élevée au couvent ? Elle me dit qu’elle était insatiable de me convaincre qu’elle méritait mon cœur ; et elle me demanda si je la trouvais prudente joueuse.

— À faire trembler le banquier.

— Je ne joue pas toujours de cette force ; mais t’ayant pris de moitié, j’ai défié la fortune ; pourquoi n’as-tu pas joué ?

— Parce qu’ayant perdu dans la dernière semaine de l’année quatre mille sequins, je suis resté sans argent ; mais demain je jouerai, et la fortune me sera favorable. En attendant voici un petit livre que j’ai pris dans ton boudoir. Ce sont les postures de Pierre Arétin298. Je veux dans ces trois heures en exécuter quelques-unes.

— La pensée est digne de toi ; mais il y en a d’inexécutables, et même d’insipides.

— C’est vrai ; mais quatre sont fort intéressantes.

Ce fut à ces travaux que nous employâmes les trois heures. Le carillon de la pendule nous fit terminer la fête. Après l’avoir reconduite à sa gondole, je suis allé me coucher ; mais je n’ai pas pu dormir. Je me suis levé pour aller payer des dettes criantes. Un des plus grands plaisirs que le dissipateur puisse se procurer est celui de payer certaines dettes. L’or que M. M. m’avait gagné me porta bonheur dans toute la nuit, et je suis arrivé à la fin du carnaval après avoir gagné tous les jours.

Trois jours aprèsgi les rois299 étant allé au casin de Muran pour mettre dans l’écrin de M. M. dix à douze rouleaux, j’ai trouvé dans les mains de la concierge une de ses lettres. Je venais d’en recevoir une de C. C. des mains de Laure.

[256v] M. M. après m’avoir donné des nouvelles de sa santé aussi heureuse que je pouvais les désirer, me priait de m’informer du même metteur en œuvre qui avait monté son médaillon, s’il avait par hasard monté une bague qui montrait une sainte Catherine qui devait aussi couvrir un portrait : elle désirait d’en apprendre le secret. Elle me disait que c’était une pensionnaire qu’elle aimait qui avait la bague, gjqu’elle était fort grosse, et qu’elle ignorait qu’il y avait certainement un secret pour l’ouvrirgk. Je lui ai répondu que je l’obéirais en tout. Mais voici la lettre de C. C. assez plaisante par rapport à l’embarras où elle me mettait. Cette lettre de C. C. était de très fraîche date : celle de M. M. avait été écrite deux jours auparavant. « Ah ! que je suis contente ! Tu aimes ma chère amie la mère M. M.. Elle a un médaillon gros comme ma bague. Elle ne peut l’avoir reçu que de toi, il doit contenir ton portrait. Je suis sûre que le peintre qui a fait son Annonciation est le même qui a fait ma patronne ; le metteur en œuvre doit être aussi le même. Je me sens très sûre que c’est toi qui lui as fait ce présent. Satisfaite de savoir tout, je n’ai pas voulu risquer de lui faire de la peine lui faisant connaître que j’ai pénétré son secret. Mais, ma chère amie, ou plus franche, ou plus curieuse n’en a pas agi ainsi. Elle me dit qu’elle était certaine que ma S.te Catherine servait de couvercle à un portrait, qui devait être celui de la personne qui me l’avait donnée. Je lui ai répondu qu’il était vrai que ma bague venait de mon amant, mais que je ne savais pas qu’elle pût en contenir le portrait. Elle me répliqua que si la chose était ainsi, et si cela ne me déplaisait pas, elle tâcherait de découvrir le secret, et qu’après elle me [257r] découvrirait aussi le sien. Certaine qu’elle ne trouverait pas le secret, je lui ai donné ma bague lui disant que cette découverte me ferait plaisir. La mère ma tante m’ayant dans ce moment-là faitgl appeler, je lui ai laissé la bague, qu’elle me rendit l’après-dîner me disant qu’elle n’avait pu rien découvrir ; mais qu’elle était toujours sûre que le portrait devait y être. Elle le croit fermement ; mais je t’assure qu’en ceci elle ne me trouvera pas complaisante ; car si elle te voyait elle devinerait tout, et je me verrais alors obligée de lui dire qui tu es. Je suis fâchée de devoir avoir avec elle une réserve ; mais je ne suis point du tout fâchée ni qu’elle t’aime, ni que tu l’aimes, et je te plains tant dans la condition cruelle où tu es de devoir faire l’amour à une grille que je te céderais volontiers ma place. Je ferais dans un instant deux heureux. Adieu. »

Je lui ai répondu qu’elle avait deviné que dans le médaillon de M. M. il y avait mon portrait ; mais lui recommandant toujours de me garder le secret, et l’assurant que le goût que j’avais pris pour sa chère amie ne préjudiciait en rien à la constance de ma passion pour elle. C’est ainsi que je tergiversais pour nourrir cette intrigue que je voyais cependant s’acheminer au dénouement dans l’intimité de leur amitié.

Ayant su de Laure qu’on donnait dans un tel jour un bal dans le grand parloir, je me suis déterminé d’y aller masqué de façon que mes bonnes amies ne pussent pas me connaître300. J’étais sûr de les voir. On permet à Venise dans le temps du carnaval301 aux couvents de religieuses, de se procurer cet innocent plaisir. On danse dans le parloir, et elles se tiennent dans [257v] l’intérieur à leurs amples grilles spectatrices de la belle fête302. À la fin du jour la fête est finie, tout le monde s’en va, et elles se retirent fort contentes d’avoir été présentes à ce plaisir des séculiers. Ce bal se donnait dans le même jour que M. M. m’avait invité à souper à son casin ; mais cela ne m’empêchait pas d’aller en masque au parloir, où j’étais sûr de voir ma chère C. C. aussi.

Voulant m’assurer que les deux amies ne me connaîtraient pas, j’ai décidé de me masquer en Pierrot303. Il n’y a pas de masque plus propre à déguiser quelqu’un, s’il n’est ni bossu, ni boiteux. L’habit large de Pierrot, ses longues manches très larges, ses larges culottes qui lui arrivent aux talons cachent tout ce qu’il pourrait avoir de distinctif dans toute sa taille pour que quelqu’un qui le connaîtrait particulièrement pût le reconnaître. Un bonnet qui couvre toute sa tête, ses oreilles, et son cou cache non seulement ses cheveux ; mais la couleur aussi de sa peau, et une gaze au-devant des yeux de son masque empêche qu’on voie s’ils sontgm noirs ou bleus.

Après donc avoir mangé une soupe, je me masque ainsi, et me moquant du froid, car tout l’habit étant de toile blanche, il n’était pas possible d’être vêtu plus légèrement, je monte en gondole, je me fais jeter à un trajet, et je prends là une autre gondole qui me transporte à Muran. Je n’avais pas de manteau. Je n’avais dans les poches de mes culottes qu’un mouchoir, les clefs du casin, et ma bourse.

Je descends au parloir qui était plein ; mais tout le [258r] monde fait place à ce masque extraordinaire, dont personne à Venise ne connaît les êtres304. Je m’avance marchant en nigaud, comme le caractère du masque exige, et je vais dans le cercle où l’on dansait. Je vois des Polichinelles, des Scaramouches, des Pantalons, des Arlequins. Je vois aux grilles toutes les religieuses, et toutes les pensionnaires, les unes assises, les autres debout, et sans arrêter mes yeux sur aucune, je vois cependant M. M., et de l’autre côté la tendre C. C. debout qui jouissait du spectacle. Je fais le tour du cercle marchant comme si j’avais été ivre, regardant de la tête jusqu’aux pieds chacun ; mais étant beaucoup plus regardé et examiné. Tout le monde m’étudiait.

Je m’arrête sur une jolie Arlequine lui prenant grossièrement la main pour la faire danser un menuet avec moi. Chacun rit et nous fait grande place. L’Arlequine danse à merveille selon le caractère de son masque, et moi selon le mien j’ai fait à la compagnie le plus grand plaisir à cause de l’apparence continuelle que j’avais de tomber, me tenant cependant toujours en balance305. Après la peur générale les risées s’ensuivaient.

Après le menuet j’ai dansé douze furlanes306 avec une vigueur extraordinaire. Hors d’haleine je me suis laissé tomber faisant semblant de dormir ; et quand on m’a entendu ronfler tout le monde respecta le sommeil de Pierrot. On dansa une contredanse qui dura une heure, dont j’ai cru ne devoir pas me mêler ; mais après la contredanse, voilà un Arlequin qui avec l’impertinence permise à son caractère vient me fesser [258v] avec sa batte. C’est l’arme d’Arlequin. En qualité de Pierrot n’ayant point d’arme, je le saisis à la ceinture, et je le porte par tout le parloir en courant tandis qu’il poursuivait à me frapper de sa batte sur le derrière. Son Arlequine qui était la gentille qui avait dansé avec moi accourt au secours de son ami, et me frappe aussi de sa batte. Je dépose alors l’Arlequin, je lui arrache sa batte, et je me mets l’Arlequine sur les épaules la frappant sur le derrière, et courant à toutes jambes par le parloir au bruit des risées, et des cris de peur de la petite qui craignait si je tombais de montrer ses cuisses, ou ses culottes. Mais un impertinent Polichinelle déconcerta tout ce combat comique. Il vint par-derrière me faire un si rude croc-en-jambe, que j’ai dû tomber. Tout le monde le hua. Je me suis vite levé, et fort piqué j’ai entamé avec cet insolent une lutte dans toutes les règles. Il était aussi grand que moi. Étant maladroit, et ne sachant que se servir de sa force, je lui ai fait mordre le terrain, et je l’ai si bien manié que son habit se déboutonnant il perdit sa bosse du derrière, et son ventre postiche. Au bruit des claquements des mains, et des risées de toutes les religieuses, qui n’avaient peut-être jamais joui d’un pareil spectacle, j’ai saisi le moment, j’ai percé la foule, et je me suis sauvé.

Tout en nage j’ai pris une gondole je m’y suis enfermé et je me suis fait mettre à la redoute pour ne pas me refroidir.

[259r] La nuit commençait, je ne devais être au casin de Muran qu’à deux heures, et il me tardait de voir la surprise de M. M. lorsqu’elle verrait devant elle Pierrot. J’ai donc passé ces deux heures jouant à toutes les petites banques courant d’une à l’autre gagnant, perdant, et faisant des folies dans toute la liberté de mon corps, et de mon âme, sûr de n’être connu de personne, jouissant du présent, et méprisant le temps futur, et tous ceux qui s’amusent à maintenir leur raison dans le triste emploi de le prévoir.

Mais voilà deux heures qui sonnent, et m’avertissent, que l’amour, et un souper délicat m’attendent pour me fournir des nouvelles jouissances. Avec mes poches pleines de pièces d’argent, je sors de ridotto, je vole à Muran, je vais au casin, j’entre dans la chambre où je crois voir M. M. debout habillée en religieuse le dos tourné à la cheminée. Je l’approche pour voir le mouvement de sa physionomie à la surprise ; et je reste pétrifié. Ce que je vois n’est pas M. M., mais C. C. habillée en nonne, qui étonnée plus que moi ne dit mot, ne bouge pas. Je me laisse tomber assis sur un fauteuil pour me donner le temps de revenir de mon étonnement, et de recouvrer mes facultés intellectuelles.

[Unegn surprise qui laisse la liberté de penser n’est qu’ordinaire. Si elle est grande à l’examen, et qu’elle n’ait pas eu la force d’interdire l’esprit, on admire307 la grandeur de sa résistance qu’on appelle présence. Ceux qui me connaissant, et qui savent combien j’ai eu l’esprit présent à plusieurs rencontres308 très surprenantes qui m’arrivèrent dans ma vie, m’en attribueront suffisamment, et réfléchissant moi-même quelquefois à ma conduite dans des cas fort dangereux [259v] je me suis persuadé que je n’avais pas à me plaindre de la nature ; mais] Quand j’ai vu C. C. je me suis trouvé comme frappé de la foudre. Mon âme resta immobile comme mon corps, se trouvant dans un labyrinthe inextricable.

C’est M. M., me disais-je, qui me joue ce tour ; mais comment a-t-elle fait pour savoir que je suis l’amant de C. C. ? Celle-ci a trahi mon secret. Mais, m’ayant trahi, de quel front ose-t-elle paraître devant mes yeux ? Si M. M. m’aime, comment a-t-elle pu se priver du plaisir de me voir, et m’envoyer sa rivale ? Ce ne peut pas être une marque de complaisance, car on ne la pousse pas si loin. C’est une marque de mépris piquante, et offensante.

Mon amour-propre n’a pas manqué d’enfanter des forts arguments pour réfuter la possibilité de ce mépris ; mais en vain. Morfondu dans un ténébreux mécontentement je me suis reconnu tour à tour joué, trompé, attrapé, méprisé.

goJ’ai passé ainsi une demi-heure, morne et taciturne, tenant mes yeux fixés à la figure de C. C., qui me regardait aussi sans dire mot, plus embarrassée, et interdite que moi, car elle ne pouvait me reconnaître que tout au plus pour le même masque qui avait fait tant de folies au parloir.

Étant amoureux de M. M., et n’étant allé là que pour elle, je ne me trouvais pas dans la commode situation de prendre mon parti en homme qu’on appelle d’esprit substituant l’une à l’autre, malgré qu’il s’en fallût bien que je méprisasse C. C., dont le mérite était pour le moins aussi grand que celui de M. M.. Je l’aimais, je l’adorais ; mais dans ce moment-là ce n’était pas elle que je devais avoir. C’était un fort démenti donné à l’amour qui devait indigner ma raison. Il me semblait que prenant le parti de fêter C. C. je me rendrais méprisable : il me semblait que l’honneur me [260r] défendait de me prêter à ce manège ; et outre cela je me trouvais bien aise de me mettre en état de pouvoir reprocher à M. M. une indifférence étrangère à l’amour, et de ne jamais agir de façon qu’elle pût juger de m’avoir fait plaisir. Ajoutons à cela que j’étais continuellement tenté de croire qu’elle était dans le cabinet, et que l’ami était avec elle.

Je devais me déterminer à prendre un parti, car je ne pouvais pas penser à passer là toute la nuit ainsi masqué, et toujours dans le silence. J’ai pensé à prendre celui de m’en aller d’autant plus que ni M. M. ni C. C. pouvaient être sûres que le Pierrot c’était moi ; mais j’ai rejetégp avec horreur cette idée réfléchissant à la grande mortification qu’en ressentirait la belle âme de C. C. d’abord qu’elle parviendrait à savoir que j’étais le Pierrot ; je pensais ressentant la plus grande peine qu’elle s’en doutait déjà dans ce même moment-là. J’étais son mari : j’étais celui qui l’avait séduite. Ces réflexions me déchiraient l’âme.

Il me semble tout d’un coup de pouvoir deviner que M. M. étant dans le cabinet secret, elle se montrerait quand elle le jugerait à propos. Dans cette idée je me décide àgq rester. Je délace le mouchoir qui enveloppait ma tête avec le masque blanc de Pierrot, et je tire d’inquiétude la charmante C. C. lui découvrant ma physionomie.

— Ce ne pouvait être que toi, me dit-elle, mais je respire. Tu m’as paru surpris me voyant. Tu ne savais donc pas de me trouver ici ?

— Sans doute je n’en savais rien.

— Si tu en es fâché, j’en suis au désespoir ; mais je suis innocente.

— Mon adorable amie, viens entre mes bras. Comment peux-tu croire que je puisse être fâché de te voir ? Tu es toujours ma meilleure moitié ; mais je te prie de tirer mon âme d’un cruel labyrinthe qui l’égare, car [260v] tu ne saurais être ici sans avoir trahi notre secret.

— Moi ! Je n’en aurais jamais été capable, eussé-je dû mourir.

— Comment peux-tu donc être ici ? Comment a donc fait ta bonne amie à découvrir tout ? Personne au monde ne peut lui avoir dit que je suis ton mari. Laure peut-être….

— Laure est fidèle. Mon cher ami, je ne peux rien deviner.

— Mais comment donc t’es-tu laissé persuader à faire cette mascarade, à venir ici ? Tu sors du couvent, et tu ne m’as jamais confié cet important secret ?

— Peux-tu croire que je ne t’aurais pas rendu compte d’une chose si importante, si j’en étais sortie une seule fois ? Ce fut aujourd’hui la première il y a deux heures ; et rien n’est si simple, ni si naturel que ce qui m’a fait faire le pas que j’ai fait.

— Conte-moi tout ça, ma chère amie ; ma curiosité est extrême.

— Elle m’est chère ; et je vais te dire tout. Tu sais combien M. M. et moi nous nous aimons : notre liaison ne peut pas être plus tendre : tu dois en être certain par tout ce que je t’ai écrit. Il y a donc deux jours que M. M. pria l’abbesse, et ma tante de me laisser coucher dans son appartement à la place de la sœur converse, qui ayant un fort rhume est allée tousser à l’infirmerie. La permission lui fut donnée, et tu ne peux te figurer le plaisir que nous eûmes nous voyant maîtresses pour la première fois de coucher ensemble dans le même lit.

Aujourd’hui, un moment après que tu sortis du parloir, où tu nous as fait tant rire, et où certainement ni M. M., ni moi n’aurions jamais pu nous figurer que c’était toi, elle se retira. Je l’ai suivie, et d’abord que nous fûmes seules, elle me dit qu’elle avait besoin que je lui rendisse un service duquel dépendait son bonheur. Je lui ai répondu [261r] qu’elle n’avait qu’à parler. Elle ouvrit alors un tiroir, et à mon grand étonnement elle m’habilla comme tu me vois. Elle riait, et je riais ne sachant pas à quoi devait aboutir ce badinage. Quand elle me vit complètement habillée, elle me dit qu’elle allait me mettre à part d’un très important secret309 qu’elle confiait à ma foi sans nulle crainte. Sache, ma chère amie, me dit-elle, que j’allais sortir du couvent cette nuit pour n’y rentrer que demain matin. Mais c’est actuellement décidé que ce ne sera pas moi qui en sortiraigr, mais toi-même. Tu n’as rien à craindre, et tu n’as besoin d’aucune instruction, car je suis sûre qu’à ta situation tu ne te trouveras pas courtgs. Dans une heure une converse viendra ici, je lui dirai quelque chose à part, puis elle te dira de la suivre. Tu sortiras donc avec elle par la petite porte, et tu traverseras le jardin jusqu’à la chambre où il y a la petite rive. Là tu monteras dans une gondole où tu ne diras au gondolier que ce mot : au casin. Tu y arriveras en cinq minutes, tu descendras, et tu entreras dans un petit appartement où tu trouveras du feu. Tu te trouveras là toute seule, et tu attendras. Qui ? lui dis-je. — Personne. Tu ne dois en savoir davantage. Il ne t’arrivera rien qui puisse te déplaire. Fie-toi à moi. À ce casin tu souperas, et tu te coucheras aussi si tu le trouveras bon, car personne ne te gênera. Je te prie de ne pas me faire des interrogations ultérieures, car je ne peux pas te dire davantage.

Dis-moi, mon cher ami, ce que je pouvais faire après ce discours, et après lui avoir donné parole de faire tout ce [261v] qu’elle voudrait. Point de lâche méfiance. J’ai ri, et ne m’attendant à rien que de très agréable, d’abord que la converse est venue, je l’ai suivie, et me voilà. Après m’être ennuyée trois quarts d’heure j’ai vu Pierrot.

Je peux t’assurer en honneur que dans l’instant même que je t’ai vu paraître mon cœur m’a dit que c’était toi ; mais dans le second instant où je t’ai vu reculer d’abord que tu m’as regardéegt de près, j’ai aussi clairement compris que tu t’es trouvé attrapé. Tu t’es assis ici gardant un si morne silence que j’aurais cru de commettre une grande faute étant la première à le rompre, d’autant plus que, malgré ce que le cœur me disait je devais craindre de me tromper. Le masque de Pierrot pouvait cacher quelqu’un autre ; mais personne assurément qui pût m’être plus cher que toi depuis huit mois310 que la force me prive du plaisir de t’embrasser. Maintenant que tu dois être sûr de mon innocence, laisse que je te fasse mes compliments sur ce que ce casin t’est connu. Tu es heureux, et je t’en félicite. M. M. est la seule après moi, qui soit digne de ta tendresse, la seule avec laquelle je puisse me contenter de la partager. Je te plaignais ; je ne te plains plus, et ton bonheur me rend heureuse. Embrasse-moi.

J’aurais été un ingrat, et un barbare, si je n’avais alors serré contre mon sein avec les démonstrations non feintes de la plus sincère tendresse cet ange de bonté, et de beauté qui n’était là qu’en force de l’amitié. [262r] Mais après l’avoir convaincue que je la tenais pour entièrement justifiée, je n’ai pas laissé de lui parler sentiment, et de beaucoup raisonner, et déraisonner sur la démarche inouïe de M. M. que je trouvais très équivoque, et fort peu susceptible d’une interprétation favorable. Je lui ai dit sans détour qu’abstraction faite du plaisir que j’avais de la voir, il était évident que son amie m’avait joué un tour sanglant, qui devait me déplaire sentant parfaitement tout ce qu’il avait d’offensant.

— Je ne trouve pas cela, me répondit C. C.. Ma chère amie doit être parvenue à savoir, je ne sais pas comment, que tu étais mon amant avant de l’avoir connue. Elle a pu croire que tu m’aimes encore, et elle a cru, car je connais son âme, de nous donner une marque solennelle d’une amitié parfaite nous procurant, sans nous prévenir, tout ce que deux amants peuvent souhaiter de plus heureux. Je ne peux que lui vouloir du bien à cause de cela.

— Tu as raison, ma chère amie ; maisgu ta situation est très différente de la mienne. Tu n’as pas un autre amant, et ne pouvant pas vivre avec toi, je n’ai pu me défendre des charmes de M. M.. J’en suis devenu éperdument amoureux ; elle le sait, et avec l’esprit qu’elle a elle n’a pu faire ce qu’elle a fait que pour me donner une marque de mépris. Je t’avoue que j’y suis sensible au suprême degré. Si elle m’aimait comme je l’aime, elle n’aurait jamais [262v] pu me faire la désolante politesse de t’envoyer ici à sa place.

— Je ne suis pas de ton avis. Elle a l’âme aussi noble et grande que son cœur est généreux, et tout comme je ne suis pas fâchée de savoir que tu l’aimes, et que tu en es aimé, et que vous vous êtes rendus heureux, comme l’apparence m’en assure, elle n’est pas non plus fâchée de savoir que nous nous aimons, charmée au contraire d’être en état de nous convaincre qu’elle y consent. Elle veut que tu comprennes qu’elle t’aime pour toi-même, que tes plaisirs sont les siens, et qu’elle n’est pas jalouse de moi qui suis sa plus tendre amie. Pour te convaincre que tu ne dois pas être fâché qu’elle ait découvert notre secret, elle te déclare, m’ayant fait venir ici, qu’elle est contente que tu partages ton cœur entr’elle et moi. Tu sais bien qu’elle m’aime, et que je suis souvent sa femme ou son petit mari : or comme tu ne trouves pas mauvais que je sois ton rival, et que tant qu’il est possible je la rende souvent heureuse, elle ne veut pas non plus que tu puisses te figurer que son amour ressemble à la haine, car tel est l’amour d’un cœur jaloux.

— Tu plaides la cause de ton amie comme un ange, ma chère femme, mais tu ne vois pas l’affaire dans son véritable aspect. Tu as de l’esprit, et une âme pure ; mais tu n’as pas mon expérience. M. M. ne m’aime que pour rire, sachant parfaitement que je ne suis pas assez sot pour prendre le change311 sur la démarche qu’elle vient de faire. Je me trouve malheureux, et c’est elle qui me rend tel.

— J’aurais donc aussi raison [263r] de me plaindre d’elle. Elle m’a fait voir qu’elle est maîtresse de mon amant, et qu’après s’en être emparée, elle n’a pas de peine à me le rendre. Elle me fait voir outre cela qu’elle méprise la tendresse que j’ai pour elle d’abord qu’elle me met dans l’occasion d’en donner des marques à un autre.

— Oh ! Actuellement ton raisonnement chancelle. Le cas entr’elle et toi est tout à fait d’un différent caractère. Vos amours ne sont qu’un badinage des sens en illusion. Les plaisirs dont vous jouissiez ne sont pas exclusifs. Ce qui pourrait vous rendre jalouses l’une de l’autre serait un amour pareil de femme à femme ; mais M. M. ne pourrait pas être fâchée que tu eusses un amant, tout comme tu ne pourrais pas l’être si elle en avait un ; pourvu que cet amant ne fût pas celui de l’autre.

— C’est précisément le cas où nous nous trouvons, et tu te trompes. Nous ne sommes point du tout fâchées que tu nous aimes toutes les deux. Ne t’ai-je pas écrit que je désirais de pouvoir te céder ma place ? Tu croiras donc que je te méprise aussi ?

— Le désir, ma chère amie, que tu avais de me céder ta place quand tu ne savais pas que j’étais heureux, venait de ce que ton amour s’était changé en amitié, et pour le présent je dois en être content ; mais j’ai raison d’être fâché que ce sentiment puisse être aussi celui de M. M., car je l’aime en actualité312 étant sûr de ne pouvoir jamais l’épouser. Comprends-tu cela, mon ange ? Étant sûr que tu seras ma femme, je le suis aussi de notre amour, qui aura tout le temps de renaître ; mais celui de M. M. ne [263v] reviendra plus. N’est-il pas humiliant pour moi de n’avoir fait, et de n’avoir su que me rendre méprisable ? Pour ce qui te regarde, tu dois l’adorer. Elle t’a initiée dans tous ses mystères : tu lui dois une reconnaissance, et une amitié éternellesgv.

C’est la substance de nos raisonnements qui durèrent jusqu’à minuit que313 la prudente concierge nous porta un excellent souper. Je n’ai pas pu manger ; mais C. C. eut bon appétit. Malgré mon chagrin j’ai dû rire voyant une salade de blancs d’œufs. Elle me dit que j’avais raison d’en rire, puisqu’on y avait séparé le jaune qui était le meilleur. J’admirais avec plaisir l’augmentation de sa beauté sans me sentir nulle envie de lui témoigner ma sensibilité. J’ai toujours cru qu’on n’a aucun mérite à se conserver fidèle à un objet qu’on aime bien.

Deux heures avant jour nous nous remîmes devant le feu. C. C. me voyant triste, eut à ma situation les égards les plus délicats : nulle agacerie, nulle position moins que décente. Ses discours étaient amoureux, et tendres, mais elle n’osa jamais me reprocher ma froideur.

Vers la fin de notre long entretien, elle me demanda ce qu’elle devait dire à M. M. d’abord qu’elle serait de retour au couvent. Elle s’attend, me dit-elle, à me revoir toute contente, et pleine de reconnaissance pour le généreux don qu’elle me fit de cette nuit. Que lui dirai-je ?

— La pure vérité. Tu ne lui cacheras pas un seul mot de notre entretien, pas une seule de mes pensées s’il est possible que tu t’en souviennes. Tu lui diras qu’elle m’a rendu malheureux pour longtemps.

— Je l’affligerais trop si je lui disais cela, car elle t’aime, et elle chérit au suprême degré le médaillon où il y a ton portrait. Je ferai tout de mon mieux pour vous raccommoder bien vite. Je t’enverrai ma lettre par Laure à moins que tu ne m’assuresgw d’aller demain la prendre chez elle.

— Tes lettres me seront toujours chères ; mais tu verras que M. M. ne se souciera pas de venir à une explication. Elle ne te croira pas peut-être sur un article.

— Je le sais. Sur la constance [264r] que nous avons eue de passergx huit heures ensemble comme frère, et sœur. Si elle te connaît comme je te connais, cela lui paraîtra impossible.

— Dans ce cas, dis-lui, si tu veux, tout le contraire.

— Oh ! Pour cela non. Ce serait un mensonge forgé très mal à propos. Je sais un peu dissimuler ; mais je n’apprendrai jamais à mentir. Je t’aime aussi parce que dans toute cette nuit tu n’as pas voulu faire semblant de m’aimer encore.

— Crois-moi, mon ange, que je suis malade de tristesse. Je t’aime de toute mon âme ; mais je suis actuellement dans une situation qui me rend à plaindre.

— Tu pleures, mon ami, je te prie d’épargner mon cœur. Je suis au désespoir de t’avoir dit cela ; mais crois que je n’ai pas eu intention de te reprocher314. Je suis sûre que dans un quart d’heure M. M. pleurera aussi.

Au son du carillon n’espérant plus que M. M. paraisse pour se justifier, j’ai embrassé C. C., j’ai remis mon masque pour m’envelopper la tête, et me garantir par là d’un vent très fort, dont j’entendais les sifflements, et j’ai vite descendu l’escalier après avoir donné à C. C. la clef du casin, lui disant de la remettre à M. M.. Je vais au trajet en courant, espérant de trouver une gondole, et je n’en trouve pas.

Selon les lois de la police vénitienne, cela ne peut jamais arriver, car à toute heure chaque trajet doit avoir au moins deux gondoles prêtes au service du public : malgré cela il arrive, quoique rarement, le cas qu’il n’y en a aucune. Le cas était dans ce moment-là. Il faisait un ventgy d’aval315 des plus forts, et les barcarols ennuyés étaient apparemment allés se coucher. Que devais-je faire au bout du quai une heure avant jour presque tout nu ? Je serais peut-être retourné au casin si j’en avais eu la clef. Le vent m’enlevait, et je ne pouvais entrer dans aucune maison pour m’en garantir.

[264v] J’avais dans mes poches au moinsgz trois cents philippes316 que j’avais gagnés à la redouteha, et une bourse remplie d’or : je devais craindre les voleurs de Muran, coupe-jarrets très dangereux, assassins déterminés qui jouissent, et abusent de plusieurs privilèges, que la politique du gouvernement leur accorde en grâce du métier qu’ils font dans les fabriques de verrerie dont l’île abonde :hb pour empêcher leur émigration le gouvernement accorde à tous ces gens-là le droit de bourgeoisie à Venise317. Je m’attendais à enhc rencontrer un couple, qui m’aurait mis en chemise, car je n’avais pas seulement dans ma poche le couteau ordinaire que tous les honnêtes gens à Venise portent pour défendre leur vie. Moment malheureux ! J’étais à plaindre, et je tremblais de froid.

Je vois, par les fentes des volets d’une pauvre maison rez-de-chaussée de la lumière. Je me détermine à frapper avec modestie à la porte de cette petite maison. On crie : Qui frappe ? On ouvre le volet. Que voulez-vous ? me dit un homme étonné de me voir habilléhd ainsi. Je le prie de me laisser entrer chez lui en lui donnant unhe Philippe, pièce qui valait onze livres lui contant en peu de paroles le cruel cas dans lequel je me trouvais. Il vient ouvrir la porte ;hf et je le prie d’aller me chercher une gondole qui moyennant un sequin puisse mehg mettre à Venisehh. Il s’habille vite remerciant la providence de Dieu, et m’assurant qu’il allait d’abord m’en faire venir une. Il met sa capote, et il me laisse dans sa chambre où je vois toute sa famille dans un seul lit étonnée de voir ma figure318. Une demi-heure après voilà mon homme qui revient, et qui me dit qu’une gondole à deux rames était à la rive ; mais que les barcarols voulaient avoir le sequin d’avance. J’acquiesce, je le remercie, et je parshi sans rien craindre voyant deux [265r] barcarols à l’air vigoureux.

Nous allons bien jusqu’à S. Michel319 ; mais à peinehj dépassée l’île, voilà le vent qui renforce avec une telle fureur, que je me vois en danger dehk périr si j’avance ; car malgré quehl je fusse bon nageur, je n’étais sûr ni de mes forces, ni de la possibilité de résister au courant. J’ordonne aux barcarols de se lier à l’île ; mais ils me répondent que je n’ai pas affaire à des poltrons ; et de ne pas avoir peur. Connaissant le caractère de nos barcarols, je prends le parti de me taire ; mais les coups de vent redoublaient, les ondes écumeuses entraient dans la gondole de travers, et mes gens, malgré leurs vigoureux bras, ne pouvaient pas la pousser en avant.

Nous n’étions qu’à cent pas de l’embouchure du canal des jésuites320, lorsqu’un coup de vent furieux fit tomber le barcarol de poupe dans l’eau, qui se tenant à la gondole y remonta facilement.hm La rame étant perdue, il en prend une autre ; mais la gondole virée de bord avait déjà parcouru à ma gauche deux cents pas de travers321 dans une seule minute. Le cas était pressant. Je crie qu’on abandonne le felce322 à la mer, jetant sur le tapis de la gondole une poignée de pièces d’argent. Je fus dans l’instant obéi, et pour lors mes deux braveshn déployant toute leur vigueur firent voir à Éole que sa force devait céder à la leur. Nous entrâmes en moins de quatre minutes dans le canal des mendiants, et en les applaudissant je leur ai ordonné de me mettre à la rive du palais Bragadin à S.te Marine323, où à peine arrivé je suis allé me mettre au lit bien couvert pour recouvrer ma chaleur naturelle ; un heureux sommeil m’aurait remis dans mon état primitif ; mais rien n’a pu me le concilier. Cinq à six heures après M. de Bragadin avec les deux autres inséparables vinrent me voir, et me trouvèrent dans le spasme de la [265v] fièvre ; mais cela n’empêcha pas M. de Bragadin de rire voyant sur le canapé l’habit de Pierrot. Après m’avoir fait compliment sur ce que j’avais su me tirer d’affaire ils me laissèrent tranquille. Vers le soir la sueur se déclara si abondante qu’on dut me changer de lit pendant la nuit, et le lendemain j’ai eu un redoublement avec transport au cerveau. Le surlendemain je me suis trouvé tout perclus. La courbature me rendait immobile. La fièvre ayant cédé je ne pouvais espérer de recouvrer ma santé que du bon régime.

Le mercredi de très bonne heure j’ai vu Laure. Je lui ai dit que je ne pouvais ni écrire ni lire, en la priant cependant de venir le lendemain. Elle mit sur ma table de nuit ce qu’elle avait à me remettre, et elle s’en allaho assez instruite pour pouvoir rendre compte à C. C. de l’état dans lequel elle m’avait vu.

Ce ne fut que vers le soir que me trouvant un peu mieux je me suis fait enfermer pour lire ce que C. C. m’écrivait. La première chose qui m’a fait plaisir fut la clef du casin qu’elle me renvoyait, car j’étais déjà très repenti de l’avoir ainsi laissée. Il me paraissait déjà d’avoir tort, et je sentais le baume que cette clef me répandait dans les veines retournant entre mes mains. Je vois dans le paquet une lettre de M. M., je la lis avec avidité. « Les détails que vous avez lus, ou que vous allez lire sur la lettre de C. C. vous feront oublier j’espère la faute que j’ai commisehp croyant de vous causer la plus agréable de toutes les surprises. J’ai tout vu et entendu, et vous ne seriez pas parti en laissant la clef, si je ne m’étais endormie une heure avant votre départ. Gardez donc la clef que C. C. vous renvoie pour retourner au casin demain au soir, puisque le ciel vous a sauvé de la tempête. Votre amour vous autorise peut-être à vous plaindre ; mais non pas à maltraiter une femme, qui certainement ne vous a pas donné des marques de mépris. »

Voici la longue lettre de C. C. que je ne traduis que parce que je la crois intéressante : « Je te prie, mon cher mari, de ne pas me renvoyer cette clef, à moins que devenu le plus cruel des [266r] hommes, tu ne te plaises à chagriner deux femmes, dont tu es aimé uniquement. En connaissant ton cœur je suis sûre que tu iras au casin demain au soir, et que tu te raccommoderas avec M. M., qui ne pourrait pas s’y rendre ce soir. Tu verras que tu ne peux avoir raison qu’en manquant d’esprit. Voici en attendant tout ce que tu ne sais pas, et que tu dois être bien aise d’apprendre.

« D’abord que tu fus partihq par un temps affreux, qui n’a pas laissé de m’inquiéter, au moment que j’allais descendre pour retourner au couvent, je fus très surprise de voir devant moi M. M.. Elle me dit d’un air fort triste que dans un endroit où nous ne pouvions pas la voir elle avait tout vu, et tout entendu. Elle avait été plusieurs fois tentée de se faire voir ; mais elle ne s’y était jamais déterminée, parce qu’elle craignait toujours de venir mal à propos, et précisément dans le moment où par sa présence elle aurait empêché le raccommodement qui devait arriver entre deux personnes qui ne pouvaient que s’aimer. Elle se serait cependant décidée vers la fin de notre entretien, si elle ne se fût endormie. Elle ne se réveilla qu’au carillon, lorsqu’après m’avoir donné une clef que je ne connaissais pas tu t’es en allé, comme si tu te fusses sauvé d’un mauvais lieu. M. M. me dit qu’elle me communiquerait tout dans sa chambre, et nous partîmes avec un temps affreux, et beaucoup en peinehr pensant à toi, qui étant sage tu aurais dû, comme elle me dit, rester au casin. D’abord que nous fûmes dans sa chambre, nous nous déshabillâmes, moi pour me revêtir en fille séculière, elle pour se mettre au lit. Je me suis assise à son chevet, et voilà à peu près mot pour mot tout le récit qu’elle me fit.

« Lorsque tu as laissé ta bague entre mes mains pour aller voir ce que ta tante voulait, je l’ai tant examinée que j’ai soupçonné le petit point bleu324. N’ayant rien à faire avec le blanc émail [266v] qui bordait l’arabesque, j’ai vu qu’il se pouvait que le secret fût là. J’ai donc pris une épingle, et je l’ai poussé. Figure-toi ma surprise, et ma grande satisfaction lorsque j’ai découvert que nous aimions le même homme, et en même temps la peine que j’ai ressentiehs en songeant que je te l’usurpais. Charmée de cette découverte, et décidée dans l’instant même à en faire usage pour te procurer le plaisir de souper avec lui, j’ai vite rebaissé ta sainte Catherine, et je te l’ai rendue faisant semblant de n’avoir rien découvert. Quelle joie ! Je me suis trouvée dans ce moment-là la plus heureuse de toutes les femmes. Connaissant ton cœur, sachant que tu savais que ton amant m’aimait, puisque je t’avais laissé voir son portrait dans le médaillon, et voyant que tu n’en étais pas jalouse, je me serais trouvée méprisable si j’eusse pu nourrir des sentiments différents des tiens : d’autant plus que le droit que tu avais sur lui devait être beaucoup plus fort que le mien. Pour ce qui regarde le constant mystère que tu m’as toujours fait du nom de ton amant, j’ai d’abord deviné que ce ne pouvait être que par son ordre, et j’admirais dans ta fidélité la beauté de ton âme. Ton amant, selon mon jugement, devait craindre de nous perdre toutes les deux, si nous venions à découvrir qu’aucune de nous deux ne possédait son cœur entièrement. Tu ne saurais croire quelle pitié tu m’as faiteht, lorsque j’ai réfléchi que tu poursuivais à te montrer indifférente même après qu’ayant vu son portrait entre mes mains tu devais être sûre qu’il ne t’aimait plus uniquement. Ravie par la justesse de mon raisonnement je m’y suis livrée de cœur et d’âme déterminée à agir en conséquence, et de façon à vous convaincre tous les deux que M. M. mérite votre tendresse, votre amitié, et votre estime. Ma satisfaction était inconcevable, lorsque [267r] je songeais que nous allions devenir tous les trois cent fois plus heureux, lorsqu’il n’y aurait plus entre nous aucun secret. Dans cette idée j’ai tout arrangé pour vous jouer à tous les deux un tour, qui devait augmenter jusqu’au suprême degré la tendresse que vous avez pour moi. J’ai substitué ta personne à la mienne, conduisant à la perfection mon projet qui me parut dans son espèce le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Tu as laissé que je t’habille en nonne, et avec une complaisance égale à la plus grande confiance en moi tu es allée à mon casin ne sachant pas où tu allais ; après t’y avoir conduite, la gondole vint me prendre, et je suis allée me mettre où, sûre de n’être point vue, je ne pouvais manquer de voir, et d’entendre tout ce qu’il arriverait entre vous. Étant l’auteur de la pièce, il était fort naturel que je me procurasse le plaisir d’en être spectatrice. J’étais sûre de ne m’exposer à voir rien de désagréable.

« Je suis arrivée au casin un quart d’heure après toi, et tu ne saurais t’imaginer le charme de ma surprise quand j’ai vu le même Pierrot, qui nous avait amusées au parloir, et que ni toi ni moi n’avions pas eu le talent de connaître325. Mais son apparition en Pierrot fut le seul coup de théâtre qui me fit plaisir. Ma crainte, mon inquiétude, et mon mécontentement commencèrent dans la minute même, et je me suis rendue malheureuse. Notre amant a pris la chose de travers, il est parti désespéré, il m’aime encore ; mais il ne pense qu’à guérir de sa passion, et il y réussira. Le renvoi de cette clef me dit déjà qu’il ne reviendra plus au casin. Nuit fatale où n’ayant eu intention que de faire trois heureux, j’ai fait trois malheureux, et qui me coûtera la vie, si tu ne lui fais pas entendre raison, car je sens que [267v] sans lui je ne peux pas vivre. Tu as certainement le moyen de lui écrire, tu le connais, tu sais où tu peux lui renvoyer cette clef avec une lettre qui le persuade à venir au casin demain, ou après-demain au soir pour me parler au moins une seule fois, et j’espère. Dors aujourd’hui, ma chère amie, et écris-lui demain toute la vérité, aie pitié de ta pauvre amie, et pardonne-lui si elle aime ton amant. Je lui écrirai aussi une courte lettre que tu mettras dans la tienne. Je suis la cause qu’il ne t’aime plus, tu devrais me haïr, et tu m’aimes encore, j’adore ton âme, j’ai vu ses pleurs, j’ai vu combien, et comme il m’aime, je le connais actuellement ; je ne savais pas qu’il y avait des hommes qui aimaient ainsi. J’ai passé une nuit d’enfer. Ne me croishu pas fâchée, ma chère amie, de ce que j’ai entendu que tu lui as confié que nous nous aimons comme mari, et femme ; cela ne me déplaît pas ; ce n’est pas une indiscrétion vis-à-vis de lui dont la liberté d’esprit est égale à la bonté de son cœur.

« Son discours se finit avec des larmes. J’ai tâché de la consoler en lui promettant de t’écrire, et je suis allée me coucher dans mon lit où j’ai dormi quatre bonnes heures ; mais M. M. n’a pas pu dormir. Elle s’est cependant levée ; nous trouvâmes le couvent rempli de tristes nouvelles, qui devaient nous intéresser beaucoup. On disait qu’une heure avant jour une barque de pêcheurs s’était perdue dans la lagune, que deux gondoles s’étaient versées, et que ceux qui y étaient dedans s’étaient noyés. Figure-toi notre peine : nous n’osions pas interroger. Une heure avant jour était l’heure à laquelle tu étais parti. M. M. retourna à sa chambre, je l’ai suivie, et secourue dans un évanouissement que lui causa la peur que tu n’eusses péri. Plus courageuse qu’elle, je lui disais que tu sais nager ; maishv des frissons avant-coureurs de la fièvre l’obligèrent à se remettre au lit. Nous étions dans cet état, lorsqu’une demi-heure après, ma tante qui est fort gaie entra chez nous en riant [268r] pour nous conter que dans la tempête avant jour ce même Pierrot qui nous avait fait tant rire avait manqué de se noyer. Ah ! Pauvre Pierrot !, lui dis-je, contez-nous cela ma chère tante. Je suis bien aise qu’il se soit sauvé. Qui est-il ? Le sait-on ? Oui, me répondit-elle, on sait tout, car la gondole qui l’a conduit chez lui est la nôtre. Le barcarol de proue vient de nous dire que Pierrot passa la nuit au bal de Briati326, et que voulant retourner à Venise et ne trouvant pas des gondoles au trajet, il avait donné un sequin à la nôtre pour le conduire chez lui. Le poupier son camarade tomba dans la lagune ; mais sais-tu ce que le brave Pierrot fit alors ? Il jeta sur la zenia327 tout l’argent qu’il avait, et il jeta à la mer le felce de la gondole, et pour lors le vent étant d’Ouest ils l’ont conduit chez lui en entrant à Venise par le canal des mendiants. Les barcarols heureux partagèrent trentehw philippes en argent qu’ils ramassèrent sur le tapis, et après ils recouvrèrent le felce. Pierrot se souviendra de Muran, et du bal de Briati. Le barcarol dit que c’est le fils de M. de Bragadin frère du Procurateur : ils l’ont conduit au palais presque mort de peur, et de froid, car il était habillé de toile, et sans manteau.

« Après ce discours ma tante s’en alla, et nous restâmes là en nous regardanthx, et comme revenues de la mort à la vie. M. M. me demanda en souriant, s’il était vrai que tu fusses le fils de M. de Bragadin. J’ai dû lui répondre qu’on pouvait se figurer cela entre les choses possibles ; mais que le nom que tu portais ne t’indiquait pas pour son bâtard, et encore moins pour légitime, car ce seigneur ne s’était jamais marié. M. M. me répondit qu’elle serait bien fâchée si tu fusses Bragadin. J’ai cru alors de devoir lui dire ton vrai nom, la démarche que M. de Bragadin avait faite pour m’obtenir pour ta femme, et la conséquence de cette démarche qui fut celle de me faire mettre au couvent. Ainsi [268v] mon cher ami, ta petite femme n’a plus de secrets à garder vis-à-vis de M. M.. J’espère que tu nehy m’accuseras pas d’indiscrétion, car il vaut mieux que notre tendre amie sache la vérité simple, et pure, que la vérité mêlée avec le mensonge. Ce que nous avons trouvé plaisant, et qui nous a fait bien rire fut la certitude avec laquelle on dit que tu as passé la nuit au bal de Briati. Quand le monde ne sait pas quelque chose qui doit rendre un conte parfait, il invente, et le vraisemblable occupe souvent très à propos la place du vrai. Ce que je peux te dire est que cet éclaircissement a mis du baume dans l’âme de notre chère amie, elle a dormi très bienhz cette nuit, et elle n’est retournée328 belle qu’en grâce de l’espoir que tu viendras d’abord au casin. Elle a lu trois fois cette lettre, et elle m’a embrassée trente.ia Il me tarde de lui remettre la lettre que tu lui écrirasib. Laure attendra. Je te verrai peut-être encore au casin, et de meilleure humeur, j’en suis sûre. Adieu. »

Il ne fallait pas tant pour me réduire à la raison. À la fin de cette lecture je me suis trouvé l’admirateur de C. C., et l’adorateur de M. M. ; mais j’étais malade, et perclus quoique sans fièvre.ic Étant sûr que Laure reviendrait le lendemain de bonne heure, je n’ai pu m’empêcher d’écrire à l’une, et à l’autre peu ; mais assez pour les assurer que j’étais retourné en moi-même329. J’ai écrit à C. C. qu’elle avait bien fait de dire mon nom à son amie d’autant plus que ne me laissant plus voir dans l’église je n’avais plus aucune bonne raison de me tenir caché. Pour le reste je l’ai assurée que je me reconnaissais pour coupable, et que j’en donnerais les plus grandes assurances à M. M. d’abord que je me trouverais en état de quitter le lit. Voici la copie de la lettre que j’écrivis à M. M..

« J’ai laissé la clef du casin à C. C. pour qu’elle te la remette, [269r] ma charmante amie, parce que je me croyais joué, méprisé, et déshonoré par toi-même avec une volonté déterminée. Dans cet abus de mon âme je ne me reconnaissais plus capable de mettre ma personne devant tes yeux, et malgré l’amour je frissonnais d’horreur en me figurant la tienne. Telle fut la forceid qu’exerça sur moi une action de ta part qui aurait dû me paraître héroïque si j’avais eu un esprit égal au tien. Je te cède en tout, et je te convaincrai à notre première entrevue de la sincérité avec laquelle mon âme repentie te demande pardon. Ce n’est que par cette raison qu’il me tarde de regagner ma santé. La courbature qui me tient tout perclus ne m’a pas permis de t’écrire hier. Je peux t’assurer qu’au milieu du canal de Muran, dans le moment où je me voyaisie à deux doigts de la mort, j’ai pensé que le ciel me punissait de la faute que j’avais faite en te renvoyant la clef du casin, puisque lorsque je n’ai pas trouvé des barques au trajet, j’y serais retourné siif je l’avais eue encore dans ma poche ; et tu vois qu’actuellement je ne serais pas malade, et immobile. N’est-il pas évident que si j’avais péri,ig ce n’aurait été qu’une juste punition du crime que j’avais commis t’envoyant ces clefs ? Soit loué le Dieu qui m’a fait retourner en moi-même me corrigeant parih un moyen qui me démontre tout mon tort. Pour l’avenir je me tiendrai mieux sur mes gardes, et rien n’aura plus la force de me faire douter de ta tendresse. Mais que dis-tu de C. C. ? C’est un ange incarné qui te ressemble. Tu nous aimes tous les deux, et elle nous aime également. Je suis le seul être faible, et imparfaitii qui ne peut pas vous imiter. Il me semble cependant que je mettrais ma vie pour l’une aussi bien que pour l’autre. J’ai une curiosité que je n’ose pas confier au papier ; mais tu [269v] la satisferas, j’en suis sûr, la première fois que nous nous verrons. Ce sera beaucoup si nous pouvons nous revoir aujourd’hui en huit. Je t’avertirai deux jours d’avance. Adieu mon ange. »

Le lendemain Laure me trouva sur mon séant, et promettant santé. Je l’ai priée de le dire de bouche à C. C. lui remettant la lettre que je luiij avais écriteik, et elle partit après m’avoir donné une lettre de C. C. qui ne demandait pas de réponse. Cette lettre en contenait une de M. M. : l’une et l’autre ne contenaient que des craintes, et des alarmes, et des expressions d’amour désespérées au sujet de ma santé.

Ce fut six jours après que je suis allé avant dîner au casin de Muran, où la concierge me remit une lettre de M. M.. « Impatiente, me disait-elle, de savoir le retour de ta santé, et d’être certaine que tu as repris la possession, et le droit que tu as sur le casin où tu es actuellement, je t’écris ces quatre mots mon cher ami, pour te prier de me marquer quand nous nous reverrons, et où. Soit que tu me veuilles à Venise, ou ici cela me sera égal. Nous n’aurons ni dans un endroit ni dans l’autre aucun témoin. »

Je lui ai répondu que je me portais bien, et que nous nous reverrions le surlendemain à l’heure ordinaire dans l’endroit même d’où je lui écrivais.

Je brûlais d’envie de la revoir. Je me trouvais dans mon tort d’une façon que j’en avais honte. En connaissant son caractère je devais voir avec évidence que ce qu’elle avait fait bien loin d’être un indice de mépris, était un effort des plus raffinés d’un amour qui avait [270r] pour objet mon plaisir plus que le sien. Elle ne pouvait pas deviner que je l’aimais exclusivement. Tout comme l’amour qu’elle avait pour moi ne l’empêchait pas d’être complaisante avec l’ambassadeur, elle supposait que je pouvais l’être avec C. C.. Elle ne pensait pas à la constitution différente des deux sexes, et aux privilèges que la nature avait accordés au féminin.

Le surlendemain, quatrième jour de février de l’an 1754, je me suis trouvé vis-à-vis de mon bel ange. Elle était vêtue en religieuse. Notre tendresse réciproque nous constituant également coupables nous nous jetâmes à genoux dans le même instant l’un devant l’autre. Nous avions tous les deux maltraité l’amour, elle le traitant trop en enfant, et moi en janséniste330. Les pardons que nous devions nous demander ne pouvant pas s’expliquer par des paroles ne purent consister que dans un déluge de baisers allant, et venant, dont nous sentions toute la force dans nos âmes amoureuses charmées dans ces moments-là de n’avoir pas besoin d’un langage différent pour expliquer leurs désirs, et la joie dont elles se sentaient inondées.

Au comble de l’attendrissement, impatients de nous donner des marques mutuelles de la sincérité de notre retour, et du feu qui nous agitait nous nous levâmes sans nous lâcher, et nous tombâmes en groupe sur le sofa où nous restâmes inséparables jusqu’à l’arrivée d’un long soupir que nous n’aurions pas voulu rejeter même étant certains qu’il aurait été l’avant-coureur de la mort. Tel fut le tableau du retour de notre tendresse, dessiné, [270v] incarné, et fini par le grand peintre, par la savante nature, qui se trouvant animée par l’amour ne sut jamais en produire un autre ni plus vrai, ni plus intéressant.

Dans la tranquillité que laisse à l’âme la satisfaisante persuasion331, j’ai ri avec M. M. observant que je ne m’étais défait ni de mon manteau ni de ma baüte. Est-il certain, lui dis-je m’en défaisant, que notre raccommodement n’a pas un témoin ?

Elle prit alors un flambeau, et me prenant par la main, elle me conduisit dans la chambre où il y avait la grande armoire que j’avais déjà jugée dépositaire du grand secret. Elle l’ouvrit, et après avoir baisséil une planche qui en couvrait le dos, j’ai vu une porte par laquelle nous entrâmes dans un cabinet où j’ai vu ce qui pouvait être nécessaire à quelqu’un qui aurait eu besoin d’y passer plusieurs heures. Sofa qui était un lit d’abord qu’on le voulait, table, fauteuil, secrétaire, bougies sur des martinets332 : tout ce qu’il fallait enfin à un curieux voluptueux, dont un principal plaisir devait être celui d’y demeurer spectateur inconnu des jouissances des autres. J’ai vu à côté du sofa la planche mouvante. M. M. la tira ; et par vingt trous, à quelque distance l’un de l’autre, j’ai vu toute la chambre où le spectateur devait avoir vu des pièces que la nature avait composées, et dans lesquelles il n’avait pas eu lieu d’être mécontent des acteurs.

— Actuellement, me dit M. M., je vais satisfaire à la curiosité que très prudemment tu n’as pas osé confier au papier.

— Tu ne peux pas savoir…..

— Tais-toi. L’amour est divin, et devin : il sait tout. Conviens que tu désires savoir si notre ami était ici dans la fatale [271r] nuit qui m’a coûté tant de larmes.

— J’en conviens.

— Eh bien ! Il y était : et tu n’en seras pas fâché quand tu sauras que tu as fini de l’enchanter, et que tu possèdes toute son amitié. Il a admiré ton caractère, ton amour, tes sentiments, et ta probité : il a approuvéim la passion que tu m’as inspirée. Ce fut lui qui me consola le matin m’assurant qu’il était impossible que tu ne retournasses à moi d’abord que je t’aurais fait connaître mes vrais sentiments, mon intention, et ma bonne foi.

— Mais vous devez vous être souvent endormis, car, sans un certain intérêt, il n’est pas possible de passer ainsi huit heures dans l’obscurité et dans le silence.

— L’intérêt fut des plus vifs tant de sa part que de la mienne, et d’ailleurs nous ne nous tînmes dans l’obscurité que lorsque vous étiez sur le sofa, où vous auriez pu observer les rayons de lumière, qui seraient sortis des trous de ces fleurs. Nous tirâmes ce rideau, et nous soupâmes écoutant attentivement tous vos propos à table. L’intérêt qu’il y prenait surpassait le mien. Il me dit qu’il n’a jamais si bien connu le cœur humain que dans cette occasion, et que tu ne dois jamais avoir tant souffert que dans cette nuit : aussi tu lui faisais pitié : mais C. C. l’a étonné autant que moi, car il n’est pas possible qu’une fille de quinze ans raisonne comme elle te raisonnait, voulant me justifier, et disant tout ce qu’elle disait sans autre art que celui que lui fournissait la nature, et la vérité sans avoir [271v] une âme angélique. Si tu l’épouses, tu auras une femme divine. Quand je la perdrai je deviendrai malheureuse ; mais ton bonheur me dédommagera. Je ne comprends ni comme tu as pu devenir amoureux de moi lorsque tu l’aimais, ni comme elle puisse ne pas me haïr sachant que je lui ai ôté ton cœur. C. C. est une divinité. Elle me dit qu’elle ne t’a confié ses amours stériles avec moi que pour décharger sa conscience des crimes qu’il lui paraissait de commettre contre la fidélité qu’elle croyait te devoir.

Quand nous nous mîmes à table M. M. observa que j’avais maigri. Nous nous égayâmes rappelant les dangers passés, la mascarade de Pierrot, le bal de Briati, où on l’avait assurée qu’il y avait un autre Pierrot, et le prodigieux effet de ce déguisement, qui ne laissait pas reconnaître la personne, car le Pierrot du parloir lui paraissait moins grand, et plus maigre que moi. Elle réfléchit que si je n’avais pas pris par hasard la gondole du couvent, et si je n’avais pas été au parloir habillé en Pierrot elle n’aurait pas su qui j’étais, car les religieuses ne se seraient pas intéressées à mon sort ; et elle m’ajouta qu’elle respira quand elle sut que je n’étais pas patricien comme elle le craignait, parce qu’il aurait pu lui arriver à la longue quelque désagrément qui l’aurait mise au désespoir.

Je savais bien ce qu’elle devait craindre ; mais faisant l’ignorant :

— Je ne conçois pas, lui dis-je, ce que tu pouvais craindre si j’avais été patricien.

— Mon [272r] cher ami ; la raison de ceci est telle que je ne peux te la déclarer qu’en recevant ta parole d’honneur que tu me feras le plaisir que je te demanderai.

— Quelle difficulté puis-je avoir à te faire tout plaisir que tu saurais me demander d’abord qu’il dépendrait de moi, et qu’il ne compromettrait pas mon honneur actuellement qu’entre nous deux il n’y a plus aucun secret ? Parle ma chère : dis-moi cette raison, et compte sur ma tendresse, et par conséquent sur ma complaisance pour tout ce qui peut te faire plaisir.

— Fort bien. Je te demande à souper à ton casin. Je m’y rendrai avec mon ami qui meurt d’envie de faire ta connaissance.

— Et après souper tu t’en iras avec lui ?

— Tu vois que cela doit être.

— Et ton ami sait déjà qui je suis.

— J’ai cru de devoir le lui dire. Sans cela il n’aurait pas osé venir souper chez toi.

— Actuellement j’y suis. Ton ami est un ministre étranger.

— Précisément.

— Mais me faisant l’honneur de venir souper avec moi, il ne gardera pas l’incognito ?

— Cela serait monstrueux. Je te le présenterai par son nom, et par sa qualité.

— Et pouvais-tu me supposer difficile à t’accorder ce plaisir ? Dis-moi, si tu peux toi-même m’en faire un plus grand. Fixe le jour, et sois sûre que je t’attendrai avec impatience.

— J’aurais été sûre de ta complaisance, si tu ne m’avais accoutumée à douter.

— Je mérite ce lardon.

— Je te prie d’en rire. Maintenant je suis contente. [272v] Celui qui soupera avec toi est M. dein Bernis ambassadeur de France. Je te le présenterai d’abord qu’il aura levé son masque. Songe qu’il n’ignorera pas que tu devras savoir qu’il est mon amant, mais que tu dois ignorer qu’il est à part de333 notre tendresse réciproque.

— Je sais mon devoir, ma tendre amie. Ce souper me comble. Tu avais raison d’être inquiète sur ma qualité, car étant patricien les inquisiteurs d’état s’en seraient mêlés d’importance, et les conséquences affreuses font trembler. Moi sous les plombs, toi déshonorée, l’abbesse, le couvent, juste ciel ! Tu as raison. Si tu m’avais communiquéio tes inquiétudes, je t’aurais dit qui je suis ; car à la fin ma réserve ne venait que de la peur que j’avais qu’étant connu, le père de C. C. ne la mît dans un autre couvent. Peux-tu me dire le jour du souper ? J’en suis impatient.

— C’est aujourd’hui le quatre ; nous pourrons souper ensemble le huit. Nous irons chez toi après le second ballet de l’opéra. Dis-moi seulement les renseignements pour que nous puissions trouver le casin sans avoir besoin d’interroger personne.

Je lui ai alors donné par écrit tout ce qu’il fallait pour trouver la porte de mon casin tant s’ils voulaient y venir par eau que par les rues. Enchanté de cette belle, et honorable partie j’ai sollicité mon ange à aller se coucher. Je lui ai représenté que j’étais convalescent, et qu’ayant soupé avec bon appétit, il m’arriverait au lit de devoir mon premier hommage à Morphée. Elle mit donc le réveil [273r] à dix heures334, et nous allâmes nous coucher dans l’alcôve. De dix jusqu’à douze, car les nuits commençaient à diminuer, nous fîmes l’amour.

Nous nous étions endormis non seulement sans nous séparer ; mais sans décoller nos bouches dont nous avions ménagéip les derniers soupirs. Cette position fut celle qui nous empêcha de maudire le réveil qui six heures après nous donna le signal que nous devions faire parvenir à son but la carrière que nous n’avions que suspendue.

M. M. était une source de lumière. Ses joues animées par la joie me faisaient voir les roses brillantes de Vénus qui l’annonçaient. Je le lui disais, et elle, désireuse de me surprendre, m’excitait à regarder attentivement ses beaux seins, qui par un mouvement extraordinaire paraissaient m’inviter à les délivrer avec mes lèvres des esprits amoureux qui les agitaient. Après en avoir absorbé tant que j’ai pu, j’ai couru à sa bouche béante pour recevoir le baiser qui indiquait sa défaite, et que j’ai accompagnée de la mienne.

Morphée aurait peut-être alors obtenu sur nous une seconde victoire, si la pendule ne nous eût avertis que nous n’avions plus devant nous que le temps de nous habiller.

Elle retourna au couvent après m’avoir confirmé la partie du huit. Après avoir dormi jusqu’à midi je suis retourné à Venise, où j’ai donnéiq à mon cuisinier mes ordres pour cette partie qui me faisait le plus grand plaisir.

[273v] Dans une telle situation il semble que j’aurais dû me trouver heureux ; mais je ne l’étais pas. J’aimais le jeu, et ne pouvant pas tailler, j’allais ponter à la redoute, et je perdais matin, et soir. Le chagrin que j’en ressentais me rendait malheureux. Mais pourquoi jouais-je ? Je n’en avais pas besoin ; car j’avais tant d’argent que je voulais pour satisfaire à toutes mes envies. Pourquoi jouais-je me connaissant extrêmement sensible à la perte ? Ce qui m’obligeait à jouer était un sentiment d’avarice. J’aimais la dépense, et le cœur me saignait quand je ne pouvais pas la faire avec de l’argent gagné au jeu. J’ai perdu dans ces quatre jours tout l’or que M. M. m’avait fait gagner.

La nuit du huit de Février, je me suis rendu à mon casin ; et à l’heure fixée j’ai vu devant moi M. M. avec son respectable serviteur qu’elle me présenta par son nom, et par sa qualité d’abord qu’il leva son masque. Il me dit qu’il lui tardait de renouer connaissance avec moi ayant su de madame que nous nous étions connus à Paris.

Disant cela, il me regardait avec cet air d’attention qu’on a quand on veut se rappeler une physionomie. Il se plaignit de sa mauvaise mémoire. Je l’ai rendu tranquille là-dessus lui disant que nous ne nous étions pas parlé, et qu’ainsi il ne m’avait pas assez regardé pour que ma figure eût pu faire une impression surir sa mémoire. Le jour, lui dis-je, que j’ai eu l’honneur de dîner avec V. E. chez M. de Mocenigo, le lord Maréchal ministre de Prusse335 n’a jamais cessé de vous occuper. Vous deviez partir quatre jours après [274r] pour vous rendre ici. Après dîner vous prîtes congé.

Il me remit alors se souvenant d’avoir demandé à quelqu’un si j’étais le secrétaire d’ambassade. Mais depuis ce moment, me dit-il, nous ne pourrons plus nous oublier. Les mystères qui nous unissent sont assez forts pour nous rendre amis intimes.

Après que le rare336 couple se mit337 à l’aise, nous nous assîmes à table, où, comme de raison, ce fut à moi à en faire les honneurs. Le ministre, bon gourmet, ayant trouvéis excellents le Bourgogne, le Champagne, et le Gravesit que je lui ai donné après des huîtres d’arsenal338, me demanda d’où je le tenais, et il fut charmé d’apprendre que c’était du comte Algarotti339.

Tout mon souper fut exquis, et mon maintien vis-à-vis de tous les deux fut celui d’un particulier auquel un roi avec sa maîtresse ferait le plus grand de tous les honneurs. J’ai vu M. M. enchantée de mon procédé respectueux avec elle, et de tous les propos par lesquels j’ai intéressé l’ambassadeur à m’écouter avec la plus grande attention. Le sérieux n’a jamais exclu la plaisanterie du côté du ministre, qui en cela possédait à la perfection l’esprit français. Tout fut accompagné du mot pour rire, et M. M., en amenant adroitement le propos, vint à parler de la combinaison340 qui lui fit faire ma connaissance.

Parlant de ma passion pour C. C., elle lui fit une description des plus intéressantes de sa figure, et de son caractère qu’il écouta comme un homme qui n’aurait eu aucune idée de cette fille. C’était le rôle qu’il devait jouer, car il ignorait que jeiu susse qu’il était dans la [274v] cache. Il dit à M. M. qu’elle m’aurait fait le plus joli de tous les cadeaux, si elle l’avait conduite à notre souper. Elle lui répondit qu’elle aurait dû braver trop de risques. Mais, ajouta-t-elle m’adressant la parole d’un air encore plus noble que complaisant, si cela vous faisait plaisir, je pourrais vous faire souper avec elle chez moi, car elle couche dans mon appartement.

Cette offre me surprit beaucoup ; mais ce n’était pas le moment de laisser voir ma surprise. On ne peut rien ajouter, madame, lui répondis-je, au plaisir qu’on ressent quand on est avec vous ; mais malgré cela, je ne pourrais pas être indifférent à cette grâce.

— Eh bien ! J’y penserai.

— Mais, lui dit alors l’ambassadeur, il me semble, si je dois être de la partie, que vous devez la prévenir qu’outre son amant il y aura un de vos amis.

— Ce ne sera pas nécessaire, lui dis-je alors, car je lui écrirai de faire aveuglément tout ce que madame lui dira de faire. Je m’acquitterai de ce devoir demain.

— Je vous invite donc à souper, dit M. M., pour après-demain.

J’ai prié alors l’ambassadeur à se disposer à avoir de l’indulgence pour une fille de quinze ans qui n’avait pas l’usage du monde.

Ce fut alors que je lui ai conté avec toutes ses circonstances l’histoire d’O-Morphi341. Cette narration lui fit le plus grand plaisir. Il me pria de lui faire voir son portrait. Il me dit qu’elle était toujours au parc au cerf, où elle faisait les délices du roi auquel elle avait déjà donné un enfant. Ils partirent à huit heures fort contents ; et je suis resté au casin.

[275r] Le lendemain matin, en conséquence de la parole que j’avais donnée à M. M., j’ai écrit à C. C. sans la prévenir que quelqu’un qu’elle ne connaissait pas serait de la partie. Après avoir donné ma lettre à Laure, je suis allé au casin, où la concierge me remit une lettre de M. M. qui parlait ainsi :

« Dix heures sont sonnées, et je vais me coucher ; mais si je veux espérer de dormir, il faut qu’auparavant je décharge ma conscience d’un scrupule. Il se peut que tu n’aies approuvéiv la partie de souper avec notre jeune amie que par politesse. Parle vrai, mon cher ami, et je la ferai aller en fumée sans te compromettre en rien ; fie-toi à moi. Mais si la partie te fait plaisir, elle ira. J’aime encore plus ton âme que ta personne. »

Sa crainte était fort juste ; mais j’aurais eu trop de honte à m’en dédire ; et M. M. me connaissait trop bien pour m’en croire capable. Voici ma réponse :

« Le croiras-tu que je m’attendais à ta lettre ? Oui ; je m’y attendais, car je connais ton esprit, et je sais quelle idée tu dois avoir du mien après que mes sophismes firent que je te devinsse redoutable deux fois. J’en fais la pénitence, mon indulgente amie, quand je songe que t’étant devenu suspect, cette idée doit avoir diminué ta tendresse. Je te prie donc d’oublier mes visions342, et de croire pour l’avenir que mon âme est tout à fait ressemblante à la tienne. Le souper concerté [275v] me fera un vrai plaisir. Quand j’y ai consenti je me suis trouvé plus reconnaissant que poli. Crois cela. C. C. est neuve, et je suis charmé qu’elle commence à apprendre à représenter343. Je te la recommande, et je te prie de redoubler tes bontés pour elle, si cela est possible. Je meurs de peur que tu ne la détermines à prendre le voile ; mais sache, que j’en serais au désespoir. Ton ami est le roi des hommes. »

Après m’avoir ainsi mis dans l’impuissance de reculer, je me suis permis toutes les réflexions qu’en connaisseur du monde, et du cœur humain je devais faire. J’ai vu avec évidence que l’ambassadeur était devenu curieux de C. C., qu’il s’était expliqué à M. M., et que celle-ci dans le devoir où elle était de le servir sans aucune réserve dans tout ce qu’il pouvait désirer, s’était engagée de faire tout ce qui pouvait dépendre d’elle pour le contenter. Elle ne pouvait pas faire cela sans mon consentement, et elle n’aurait pas non plus osé me proposer la partie. Ils s’étaient concertés de façon qu’amenant le propos je devais moi-même par politesse, par sentiment, et par esprit de bon, et honnête procédé approuver la chose. L’ambassadeur, dont le métier devait être celui de savoir bien mener une intrigue, y était réussi, et j’avais donné dans le panneau. C’était fait, et faire tout de bonne grâce était devenu mon devoir, tant pour ne pas faire la figure d’un sot, que pour ne pas paraître ingrat vis-à-vis d’un homme qui m’avait accordé des privilèges d’une espèce inouïe. Mais la conséquence de tout cela pouvait être un refroidissement de ma part [276r] tant vers l’une que vers l’autre.

M. M. avait parfaitement senti tout cela rentrant chez elle, et vite vite elle avait cru de remédier à tout, ou au moins de se justifier m’écrivant qu’elle ferait aller la partie en fumée sans me compromettre. Elle savait que je n’accepterais pas son offre. L’amour-propre, plus fort que la jalousie, ne permet pas à un homme qui veut passer pour avoir de l’esprit de se découvrir jaloux, et principalement s’il se trouve vis-à-vis d’un autre qui ne brille devant lui que parce qu’il est entièrement exempt de toute atteinte de cette vilaine passion.

Le lendemain, allant au casin un peu de meilleure heure, j’ai trouvé l’ambassadeur tout seul qui me fit un vrai accueil amical. Il me dit que s’il m’avait connu à Paris, il m’aurait montré le chemin pour me faire connaître à la cour, où selon lui j’aurais fait fortune. Cela se peut, me dis-je aujourd’hui quand j’y pense ; mais à quoi m’aurait amené cette fortune ? J’aurais été une des victimes de la révolution, comme l’ambassadeur même l’aurait été, si sa qualité ne l’eût conduit à aller mourir à Rome l’an 1794. Il y mourut malheureux quoique riche à moins qu’il n’ait changé de façon de penser avant sa mort, ce que je crois difficile.

Je lui ai demandé s’il se plaisait à Venise, et il me répondit d’un air riant qu’il ne pouvait que s’y plaire puisqu’il jouissait d’une bonne santé, et [276v] que moyennant l’argent il pouvait se procurer tous lesiw agréments de la vie plus facilement que partout ailleurs, mais il ajouta qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait longtemps dans cette ambassade. Il me pria de n’en rien dire à M. M. car elle pourrait s’affliger.

Elle arriva avec C. C., dont j’ai remarqué la surprise quand elle me vit en compagnie. Je l’ai encouragée lui faisant le plus tendre accueil, en même temps que l’inconnu se montra enchanté lorsqu’elle répondit au compliment qu’il lui fit dans sa même langue. Nous applaudîmes l’habile maîtresse qui la lui avait si bien apprise.

Mais regardant C. C. comme quelque chose qui devait m’appartenir, le désirix de la voir briller chassa quelque lâche sentiment de jalousie qui aurait pu m’occuper. Je l’ai montée sur un ton de gaieté344iy, la faisant raisonner sur des matières où je savais qu’elle était charmante. C. C. applaudie, suivie345, flattée, et animée par l’air de satisfaction qu’elle voyait dans mes yeux parut un prodige à l’homme que cependant je n’aurais pas voulu voir en devenir amoureux. Quelle contradiction ! Je travaillais moi-même à un ouvrage, que tout autre qui aurait osé l’entreprendre se serait attiré toute ma haine.

Pendant le souper, l’ambassadeur eut pour C. C. toutes sortes d’attentions. L’esprit, et la gaieté présidèrent à notre jolie partie, et les propos amusants se maintinrent sans la moindre interruption avec toute la décence.

[277r] Un observateur critique qui, non informé, aurait voulu deviner si l’amour était de la partie, il l’aurait peut-être soupçonné ; mais il n’aurait jamais pu le décider. M. M. n’eut jamais autre air que celui de l’amitié vis-à-vis de l’ambassadeur, celui de l’estime vis-à-vis de moi, et de la tendre complaisance vis-à-vis de C. C.. L’ambassadeur avec M. M., conservant un air de respect mêlé de reconnaissance, ne cessa jamais de s’intéresser aux propos de C. C., leur donnant tout le relief dont ils étaient susceptibles, et renvoyant tout à moi d’un air de la plus noble intelligence. Celui de nous quatre enfin qui eut le moins de peine à jouer son rôle fut C. C., car n’étant concertée sur rien, elle se laissa aller à la pure nature. Aussi le joua-t-elle à la perfection. La réussite est sûre ; mais la nature a besoin d’être belle : sans cela le débutant est sûr d’être sifflé.

Nous avions passé cinq heures dans une égale satisfaction ; mais celui qui la faisait paraître le plus était l’ambassadeur. M. M. avait l’air d’une personne contente de son ouvrage, et j’avais celui d’un approbateur. C. C. paraissait glorieuse d’avoir su plaire à tous les trois, et était vaine de ce que l’étranger n’avait paru s’occuper principalement que d’elle. Elle me regardait en souriant, et j’entendais parfaitement le langage de son âme : elle voulait me faire réfléchir à la différence qui passait entre cette compagnie, [277v] et celle dans laquelle son frère lui avait donné un si vilain échantillon de ce monde dans l’année précédente.

À huit heures346 on parla de se retirer, et ce fut à l’ambassadeur à faire les frais des compliments. Remerciant M. M. de lui avoir donné un souper, dont dans toute sa vie il n’avait jamais joui du plus agréable, il l’obligea à lui offrir son pendant pour le surlendemain, me demandant par manière d’acquit si je m’y trouverais avec un égal plaisir. Pouvait-elle douter de mon agrément ? Je ne le crois pas. Avec cet accord nous nous séparâmes.

Réfléchissant le lendemain à ce souper exemplaire, je n’ai pas eu de difficulté à prévoir où la chose irait finir. L’ambassadeur n’avait fait fortune par le chemin des femmes qu’en force de l’art qu’il possédait de dorloter l’amour. Très voluptueux par nature, il y trouvait son compte : en se délicatant il faisait naître les désirs, sans lesquels il avait raison de ne pas vouloir de jouissance. Je le voyais avec évidence amoureux de C. C. ; et je ne pouvais pas le croire d’humeur à se contenter de ne jouir que de la lumière de ses beaux yeux. J’étais sûr qu’il avait un projet formé, dont M. M., malgré toute sa loyauté devait être la directrice, mais si adroitement, et avec tant de délicatesse que l’évidence devait m’échapper. Malgré que je ne me sentisse pas d’humeur à pousser la complaisance trop loin, je prévoyais cependant que je finirais par en être la dupe, et qu’on me croquerait C. C.. Je ne pensais ni à y consentir, ni à y porter des obstacles. Connaissant ma petite femme pour incapable de se laisser aller à quelqu’excès qui pourrait me déplaire, j’aimais à m’endormir confiant dans la difficulté qu’on aurait à la séduire. C’était une intrigue, dont je craignais beaucoup [278r] les suites, et dont cependant j’étais fort curieux de voir la fin. Je savais que cette réplique du souper ne voulait pas dire qu’on représenterait la même pièce : j’étais sûr qu’il y aurait des changements essentiels.

Tout ce qu’il me semblait de devoir faire était de ne pas changer de conduite ; et en possession de donner le ton, je me promettais un manège qui les déjouerait. Mais après toutes ces réflexions, l’inexpérience de C. C., qui, malgré toutes les connaissances qu’elle avait acquises, était cependant novice, me faisait trembler. On pouvait abuser du devoir qu’elle avait d’être polie ; mais l’âme délicate que je connaissais à M. M. venait me rassurer. Après avoir vu comment j’avais passéiz dix heures vis-à-vis de cette fille, et s’être rendue certaine que j’avais intention de l’épouser, je ne pouvais pas la supposer capable d’une si noire trahison. Toutes ces réflexions qui dans le fond n’étaient que d’un jaloux faible, et honteux ne concluaient rien. Je devais me laisser aller, et voir.

À l’heure accoutumée je suis allé au casin, et j’ai trouvé mes belles amies devant le feu. Je vous salue, mes anges. Où est notre Français ?

Je me démasque ; je m’assieds au milieu d’elles, leur donnant tour à tour des marques d’une égale tendresse par des baisers à foison. Malgré que je susse qu’elles savaient que j’avais sur elles un droit incontestable, je me tiens cependant dans les bornes prescrites par la décence. Je leur fais compliment sur leur inclination mutuelle ; et je les vois charmées de ne pas se trouver dans le cas de devoir en rougir. Ainsi s’écoula une heure sans que je pensasse à venir à la moindre voie de fait, car celle qui prédominait sur mon cœur étant M. M., C. C. aurait dû trouver insultantes les marques que je lui en aurais données.

[278v] Trois heures étant sonnées, et l’aimable Français ne venant pas, M. M. commençait à en être inquiète, lorsque la concierge monta pour lui remettre un billet que l’ami lui écrivait : « Un courrier arrivé il y a deux heures m’empêche d’être heureux cette nuit. Je dois la passer toute à répondre. J’espère non seulement que vous me pardonnerez ; mais que vous me plaindrez. Puis-je espérer que vous m’accorderez vendredi le plaisir dont la fortune ennemie me prive cette nuit ? Faites que je le sache demain. Je désire de vous trouver dans la même compagnie. »

— Patience, dit M. M., ce n’est pas sa faute : nous souperons nous trois. Viendrez-vous vendredi ?

— Oui : et avec plaisir. Mais qu’as-tu donc ? dis-je à C. C., il me semble que cette nouvelle t’a rendueja triste.

— Pas triste ; j’en suis fâchée pour ma chère amie, et pour toi, car je n’ai guère vu d’homme si poli, si obligeant.

— Fort bien, ma belle amie ; je suis ravi qu’il t’ait rendue sensible.

— Qu’appelles-tu sensible ? Peut-on être indifférent à ses manières ?

— Encore mieux. Je tombe d’accord avec toi, ma chère enfant. Dis-moi aussi que tu l’aimes.

— Eh bien ! Quand même je l’aimerais, il ne serait pas dit pour cela que j’irais le lui dire. Et d’ailleurs je suis sûre qu’il aime ma femme.

Disant cela elle se lève, et elle va s’asseoir sur elle, et les deux bonnes amies commencent à se faire des caresses qui me font rire, et qui peu à peu attirent mon attention. Je me dispose à exciter347, et jouir de ce spectacle que je connaissais depuis longtemps.

M. M. prend les estampes de Meursius, où il y avait les beaux combats amoureux entre femmes, et jetant un coup d’œil malin sur ma physionomie, elle me demande si je veux qu’elle ordonne qu’on fasse du feu dans la chambre de l’alcôve : je lui réponds pénétrant sa pensée qu’elle me ferait plaisir, parce que le lit étant vaste nous pourrions y coucher tous les trois. Ellejb eut peur que je pusse soupçonner l’ami dans la cache.

[279r] On met donc la table devant l’alcôve, et me voilà tranquille à l’égard du soupçon d’être vu. On nous sert et nous soupons avec un appétit fort vif. M. M. apprenait à C. C. à faire le punch. Les ayant devant moi j’admirais le progrès de la beauté de C. C.. Ta gorge, lui dis-je, enjc neuf mois doit être arrivée à sa plus haute perfection. Elle est comme la mienne, ajouta M. M. : veux-tu voir ?

Après ces mots, elle interrompt son punch pour délacer la robe de sa chère amie, qui la laisse faire, et elle se délace aussi tout de suite pour me mettre à même de juger ; et me voilà dans l’instant ivre du désir de comparer, et de juger de tout. En ton de pleine gaieté, je mets sur la table l’académie des dames348, et je montre à M. M. une posture que j’aurais voulu voir. Elle demande à C. C., si elle voulait me la faire voir, et elle lui répond qu’elles devaient se déshabiller, et se mettre sur le lit. Je les prie de me faire ce plaisir.

Après avoir bien ri de ce qu’elles allaient me faire voir, je mets le réveil à huit heures, et en moins de cinq minutes nous voilà tous les trois en état de nature, en proie de la volupté, et de l’amour. Elles commencent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer.

Ces deux beautés en lutte devant mes yeux me rendant ardent, je me trouve embarrassé à commencer. À la gloire du sentiment je devais donner la préférence à C. C., mais je craignais les railleries de M. M. qui [279v] aurait chanté victoire à l’égard de mon amour que je voulais lui soutenir exclusif. C. C. était plus mince que M. M., et malgré cela elle était plus forte en hanches, et en cuisses : elle avait ses ornements bruns, l’autre les avait blonds, et l’une était aussi habile que l’autre à cette lutte qui les fatiguait sans qu’elles pussent venir à bout de rien.

Ne pouvant à la fin plus résister, je me jette sur elles, et sous prétexte de les séparer, je mets sous moi M. M. qui m’échappe, me faisant tomber sur C. C. qui me reçoit à bras ouverts, et me fait rendre l’âme dans moins d’une minute accompagnant mon trépas du sien sans nous soucier d’aucun ménagement.

Revenus de l’extase, nous attaquons M. M., C. C. animée par la reconnaissance, moi par un sentiment de vengeance, m’ayant forcé à lui faire une infidélité. Je l’ai tenue subjuguée une bonne heure, aimant à voir C. C. qui me regardant me semblait vaine d’avoir fourni à son amie un amant digne d’elle.

Mes héroïnes se rendirent à mes remontrances. D’un commun accord nous nous abandonnâmes au sommeil jusqu’au carillon, sûrs d’employer comme iljd faudrait les deux heures qui nous resteraient jusqu’au moment de la retraite.

Au rafraîchissement nos entrevues en nature nous remirent en haleine349. C. C. s’étant noblement plainte que je n’avais eu avec elle qu’un souffle de vie, M. M. m’excita à lui faire raison ; mais elle ne me trouva pas difficile. Après un long combat animé par une résolution formelle de part, et d’autre de le faire couronner par l’Hyménée, s’il eût eu des suites que nous nous fîmes un devoir [280r] de braver, M. M. voulut courir les mêmes risques, ne se dévouant qu’à l’amour. Défiant tout ce qu’il pouvait arriver, elle me donna un ordre positif de ne pas l’épargner, et je l’ai satisfaite. Enivrés tous les trois par la volupté, et par les frustratoires, et transportés par des continuelles fureurs nous fîmes dégât de tout ce que la nature nous avait donné de visible et de palpable, dévorant à l’envije tout ce que nous voyions, et nous trouvant devenus tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. Une demi-heure avant l’aube nous nous quittâmes épuisés de force, las, fatigués, rassasiés, et humiliés de devoir en convenir, mais non pas dégoûtés.

Réfléchissant le lendemain à cette nuit trop vive, dans laquelle la volupté avait mis, comme toujours, sous ses pieds la raison, je me suis senti des remords. M. M. voulait me convaincre qu’elle m’aimait combinant avec son amour toutes les vertus que j’attachais au mien : l’honneur, la probité, la vérité. Son tempérament cependant dont son esprit était esclave l’entraînait aux excès, et elle faisait tous les préparatifs pour s’y livrer, en attendant l’occasion de me faire devenir son complice. Elle caressait l’amour, et elle l’amadouait pour le rendre flexible, et pour parvenir à le maîtriser se sentant exempte de reproches. Elle se croyait en droit d’exiger mon approbation. Elle voulait ignorer que je pouvais me plaindre qu’elle m’eût surpris. Elle savait que je ne pouvais [280v] en venir là que me confessant plus faible, ou moins brave qu’elle, et que j’aurais dû en avoir honte.

Je me sentais sûr que l’absence de l’ambassadeur avait été concertée. Ils avaient prévu que je le devinerais, et que reconnaissant, et piqué d’honneur je n’aurais pas voulu être moins brave qu’eux foulant aux pieds la nature en grâce du sentiment, et de l’obligation où je me trouverais d’être également qu’eux généreux, et poli.

L’ambassadeur m’ayant procuré le premier une nuit délicieuse, comment pouvais-je me déterminer à mettre des obstacles à une nuit pareille qu’il devait désirer ? Ils avaient bien raisonné. Mon esprit combattait, mais je voyais que je devais leur accorder la victoire. C. C. ne les embarrassait pas ; ils étaient sûrs d’elle d’abord qu’ils ne se trouveraient pas gênés par ma présence ; et je voyais qu’ils ne s’étaient pas trompés. C’était l’affaire de M. M. de mettre l’âme de C. C. en état de honte si elle se fût avisée de ne pas l’imiter. Pauvre C. C. ! Je la voyais débauchée, et c’était mon ouvrage. Hélas ! Je ne les avais pas épargnées. Que ferai-je, si dans quelques mois elles se trouvent grosses ? Je les voyais toutes les deux sur mon compte350. Dans ce malheureux combat entre la raison, et le préjugé, la nature, et le sentiment, je ne pouvais me déterminer ni à me trouver au souper, ni à y manquer. Si je m’y trouve, on passera une nuit dans la décence, et je me rends ridicule, jaloux, avare, ingrat, et impoli. Si j’y manque, C. C. est perdue, du moins [281r] dans mon esprit. Je sens que je ne l’aimerai plus, et que certainement je ne penserai plus à l’épouser.

Dans ce combat de mon âme, je me sens dans le besoin indispensable d’une certitude. Je me masque, et je vais en droiture à l’hôtel de l’ambassadeur de France351. Je dis au Suisse que j’avais une lettre pour Versailles, et qu’il me ferait plaisir la remettant au courrier qui devait y retourner d’abord qu’il aurait reçu la dépêche de S. E.. Il me répond que depuis deux mois on n’avait pas vu de courrier extraordinaire.

— Comment ! Un courrier n’est pas arrivé hier au soir ?

— Hier S. E. a soupé chez l’ambassadeur d’Espagne352.

Sûr du fait, j’ai vu que je devais avaler la pilule. Il faut abandonner C. C. à sa destinée. Si j’écris à la bonne fille de ne pas y aller j’en agis en lâche.

Vers le soir je vais exprès au casin de Muran, et j’écris un billet à M. M. dans lequel je la prie d’excuser si une affaire pressante survenue à M. de Bragadin m’obligeait à passer toute la nuit avec lui. Après cette démarche je retourne à Venise de très mauvaise humeur, et je vais passer la nuit à la redoute où j’ai perdu trois ou quatre fois mon argent.

Le surlendemain je suis allé au casin de Muran sûr de trouver une lettre de M. M.. La concierge me la remet : je l’ouvre, et j’en trouve une aussi de C. C.. Tout était devenu commun entr’elles. Voici la lettre de C. C. :

« Nous restâmes fort mortifiées, mon cher mari, lorsque nous apprîmes que tu ne pouvais pas venir souper. L’ami de ma bonne, arrivé un quart d’heure après, en a été aussi fort fâché. Nous nous attendions [281v] à souper tristement ; mais point du tout. Les jolis propos de ce monsieur nous égayèrent ; et tu ne saurais t’imaginer, mon cher ami, comme nous sommes devenues folles après le punch au vin de Champagne ; mais il est devenu aussi fou que nous. Dans les trios il ne nous a pas fatiguées ; mais il nous a fait beaucoup rire. C’est, je t’assure un homme charmant fait pour être aimé ; mais il doit te céder en tout. Sois certain que je n’aimerai jamais que toi, et que tu seras toujours le seul maître de mon cœur. »

Cette lettre, malgré mon dépit, a dû me faire rire. Mais celle de M. M. était encore plus singulière :

« Je suis sûre, mon ange, que tu as menti par politesse ; mais sache que je m’y attendais. C’est un cadeau magnifique que tu as voulu faire à notre ami en échange de celui qu’il t’a fait en laissant que sa M. M. te donne son cœur. Tu le posséderais tout de même, mon cher ami, mais il est bien doux de savoir assaisonner les plaisirs de l’amour par les charmes de l’amitié. J’ai été fâchée de ne pas te voir ; mais j’ai vu après que si tu étais venu nous n’aurions pas beaucoup ri, car notre ami malgré son grand esprit a quelques préjugés de nature353. C. C. actuellement a l’esprit aussi libre que le nôtre ;jf et c’est à moi qu’elle en a l’obligation. Je peux me vanter d’avoir fini de te la former. J’aurais voulu que tu fusses caché à [282r] l’observatoire : je t’assure que tu y aurais passé des heures délicieuses. Mercredi je serai toute seule, et toute à toi à ton casin à Venise. Mande-moi, si tu seras à l’heure ordinaire à la statue. Si tu ne le peux pas, nomme-moi un autre jour. »

Il fallait répondre à l’unisson à ces filles. J’étais amer, et je devais me faire trouver doux. Tu l’as voulu Georges Dandin354. Je n’ai jamais pu décider si ma honte était de la bonne espèce ou de la mauvaise ; et je serais trop long, si je voulais actuellement agiter ce problème. Dans ma lettre à C. C. j’ai eu la force de lui faire mes compliments, et de l’encourager à imiter M. M. en tout comme le vrai modèle de la perfection.

J’ai écrit à cette dernière qu’elle me trouvera obéissant, comme toujours aux pieds de la statue. Dans ma lettre pleine de faux compliments sur l’éducation qu’elle donnait à C. C., je ne lui disais que cette seule vérité équivoque : je te remercie de la place dans l’observatoire que tu voudrais que j’eusse occupée. Je n’aurais pas pu y tenir.

Le mercredi, je fus exact au rendez-vous. Elle vint habillée en homme. Elle ne voulut ni opéra ni comédie. Allons, me dit-elle, à la redoute perdre notre argent, ou le redoubler.

Elle avait six cents sequins, et j’en avais cent à peu près355. La fortune nous fut contraire. Après avoir tout perdu, elle trouva dans un endroit, où elle savait qu’il devait être, son bon ami auquel elle demanda de l’argent. Il revint une heure après, et il lui donna une bourse de trois cents sequins. Elle retourna à ponter, et elle s’était refaite ; mais ne se contentant pas, elle reperdit, et après minuit nous allâmes souper. Elle me trouva triste malgré que je m’efforçais de ne pas le paraître. Pour elle, elle était belle, gaie, enjouée, amoureuse, toujours la même.

[282v] Elle crut de me mettre en train de gaieté356 me contant en détail tout l’historique de la nuit qu’elle avait passée avec C. C., et l’ami. C’était précisément ce qu’elle ne devait pas faire357 ; mais l’esprit a trop souvent le défaut de supposer celui d’un autre dégagé, et libre comme il se sent lui-même. Il me tardait que nous allassions nous coucher pour voir finir une narration dont les détails voluptueux ne faisaient pas sur moi l’effet qu’ils auraient dû faire. J’avais peur de me trouver hors d’état de faire bonne figure au lit ; et pour la faire mauvaise il suffit de le craindre. Un jeune homme amoureux ne doute jamais de l’insuffisance de son amour : s’il en doute l’amour se venge, et le plante là.

Mais au lit, la beauté, les caresses et la pureté de l’âme de cette charmante femme dissipèrent toute ma mauvaise humeur. Les nuits étant devenues plus courtes nous n’eûmes pas le temps de dormir. Après avoir passé nos deux heures avec l’amour, nous nous séparâmes amoureux. Elle me força à lui promettre d’aller prendre de l’argent au casin pour jouer de moitié avec elle. J’y fus, j’ai pris toutjg l’or que j’ai trouvé, et pontant avec la force qu’en termes de jeu on dit à la martingale358, j’ai gagné trois et quatre fois par jour pendant tout le reste du carnaval. Je n’ai jamais perdu lajh sixième carte. Si je l’avais perdue je n’aurais plus eu de fondsji qui consistaient en deux mille sequins359. De cette façon j’ai augmenté le petit trésor de ma chère M. M., qui m’écrivit que l’honnêteté exigeait que nous soupassions tous les quatre ensemble le dernier lundi360 du carnaval, et j’y ai consenti.

Ce souper fut le dernier que j’ai fait avec C. C.. Elle y fut fort gaie ; et ayant pris mon parti, je n’ai eu des grandes attentions que pour M. M.. La jeune fille nullement gênée par ma présence ne s’occupa que de son nouveau galant.

[283r] Prévoyant cependant des gênes inévitables, j’ai prié M. M. de disposer les choses de façon que l’ambassadeur pût passer librement la nuit avec C. C., comme moi avec elle, et elle fit cela très bien.

Après souper il parla du jeu de Pharaon, que les belles ne connaissaient pas361, et pour leur faire voir ce que c’était il demanda des cartes et il fit une banque de cent doubles louis362 qu’il eut soin de faire gagner à C. C.. Ne sachant que faire de tout cet or, elle pria sa chère amie d’en avoir soin jusqu’au moment qu’elle sortirait du couvent pour se marier.

Après le jeu, M. M. dit qu’ayant mal à la tête, elle allait se coucher dans l’alcôve, et ellejj me priait d’aller l’endormir. Nous laissâmes ainsi la novice toute seule avec l’ambassadeur. Six heures après, quand le carillon nous apprit que nous devions finir notre orgie, nous les trouvâmes endormis. Pour ce qui me regarde j’ai passéjk avec M. M. une nuit aussi amoureuse que tranquille sans jamais penser à C. C.. Ainsi nous finîmes le carnaval.

Le premier vendredi de carême j’ai trouvé à son casin une lettre de M. M. dans laquelle elle me donnait deux nouvelles affligeantes. La première était que la mère de C. C. étant morte, la pauvre fille était au désespoir363. L’autre, que sa converse étant guérie de son rhume, elle était retournée dans sa chambre en même temps que la religieuse tante de C. C. par une prédilection particulière avait obtenu de l’abbesse qu’elle coucherait dans son appartement. Cet événement privait l’ambassadeur de l’espoir de souper encore avec elle. Tous ces malheurs me paraissaient petits en comparaison d’un plus grand que je craignais. C. C. pouvait être grosse. Malgré que les sentiments qui m’attachaient à elle ne fussent plus ceux [283v] de l’amour, ils étaient cependant assez forts pour m’obliger à ne jamais l’abandonner. M. M. m’invitait à souper avec son ami pour le lundi prochain. J’y fus, et j’ai trouvé l’ambassadeur également que M. M. fort tristes. Lui d’avoir perdu C. C., elle de ne plus l’avoir dans sa chambre, et de ne savoir que faire pour la consoler dans le malheur qu’elle avait eu de perdre sa mère.

Vers minuit l’ambassadeur nous quitta, nous disant d’un air triste qu’il craignait de devoir aller passer quelques mois à Vienne pour une affaire de grande conséquence. En même temps nous fixâmes nos soupers en maigre tous les vendredis.

D’abord que nous restâmes seuls, elle me dit que l’ambassadeur me saurait gré, si pour l’avenir j’irais au casin deux heures plus tard. Cet homme d’esprit ne pouvait pas se livrer à la tendresse en présence d’unjl tiers. À tous ces soupers, jusqu’à son départ pour Vienne, il nous quitta toujours à minuit. Il ne s’agissait plus d’aller se cacher dans le cabinet, car nous allions nous coucher dans l’alcôve, et d’ailleurs ayant fait l’amour avant que j’arrivasse, il n’avait pas des désirs de reste. M. M. me trouvait amoureux même avec quelqu’augmentation d’ardeur, car ne pouvant la voir qu’une fois par semaine, j’attendais toujours le vendredi avec impatience. Les lettres de C. C. qu’elle me portait m’attendrissaient jusqu’aux larmes. Après avoir perdu sa mère, elle ne pouvait plus compter sur l’amitié d’aucun de ses parents. Elle m’appelait son unique ami, et me parlant de la peine qu’elle ressentait songeant que tant qu’elle resterait au couvent elle ne pourrait plus se [284r] flatter de me voir, elle me recommandait de rester toujours le fidèle ami de M. M..

Ce fut le vendredi saint qu’arrivant au casin à l’heure de souper j’ai trouvé le couple fort triste. Ils ne mangeaient pas, ils ne parlaient guère, cela m’inquiétait, et l’honnête discrétion m’empêchait d’en demander la raison. M. M. étant allée quelque part, l’ambassadeur me dit qu’elle était affligée, et qu’elle pouvait avoir raison de l’être parce qu’il devait partir pour Vienne quinze jours après Pâques. Je vous dirai même, me dit-il, qu’il se peut que je ne revienne plus ; mais il ne faut pas le lui dire, car elle en serait au désespoir.

Lorsqu’elle vint se remettre à table je lui ai vu les yeux gros. Voici ce qu’il lui dit :

Mon départ est indispensable, car je ne suis pas mon maître ; mais mon retour est sûr d’abord que j’aurai fini l’affaire qui m’oblige à partir. Le casin vous reste, mais l’amitié, et la prudence m’obligent à vous avertir, ma chère amie, de ne pas y mettre les pieds pendant mon absence, car d’abord que je ne suis plus ici, je ne peux plus être sûr de la fidélité des gondoliers qui me servent, et je doute que notre ami que voici puisse se flatter d’en trouver d’incorruptibles. Je vous dirai d’ailleurs que non seulement je crois que notre pratique est connue aux inquisiteurs d’état, qui par politique [284v] dissimulent ; mais je ne réponds pas que le secret puisse se conserver au couvent d’abord que la religieuse que vous connaissez sera sûre que ce ne sera plus pour aller souper avec moi que vous sortirez. Les personnes dont je vous réponds sont le concierge et sa femme. Je leur ordonnerai avant de partir de regarder notre ami comme un autre moi-même. Vous vous entendrez ensemble, et tout ira bien jusqu’à mon retour si vous vous réglez avec prudence.

Je vous écrirai par le canal de mon concierge, et sa femme vous fera tenir mes lettres comme elle a fait jusqu’à présent, et vous vous servirez du même moyen pour me répondre. Je dois partir, ma chère amie, mais mon cœur ne s’éloigne pas de vous. Je vous laisse jusqu’à mon retour entre les mains d’un ami que je suis bien content d’avoir connu. Il vous aime, il a du cœur, et de l’expérience, et il ne vous laissera pas faire des faux pas.

Cette nouvelle a tant frappé M. M. qu’elle nous pria de la laisser partir se sentant dans le besoin d’aller se coucher. Nous mîmes le souper au jeudi après Pâques.

Après son départ l’ambassadeur me démontra qu’il fallait absolument tenir loin d’elle l’idée qu’il pourrait ne plus retourner. Je vais travailler, me dit-il, avec le cabinet de Vienne à un ouvrage qui fera parler toute l’Europe364. Écrivez-moi tout, et si vous l’aimez ayez soin de son honneur, et surtout, s’il le faut, ayez la force de vous opposer à tout ce qui pourrait vous exposer à des malheurs que vous pourriez prévoir, et qui vous deviendraient funestes à [285r] tous les deux. Vous savez ce qui est arrivé à madame da Riva, religieuse dans le couvent de S. XXX. On la fit disparaître d’abord qu’on sut qu’elle était grosse, et M. de Frulai, ambassadeur de France comme moi, peu de temps après devint fou, et mourut365. J.-J. Rousseau m’a dit que ce fut l’effet d’un poison ; mais c’est un visionnaire366. Son poison fut le chagrin de ne pouvoir rien faire pour cette malheureuse, que le pape à la fin dispensa de ses vœuxjm, se maria, et vit actuellement à Parme.

Faites donc que les sentiments de l’amitié aient plus de force que ceux de l’amour, voyez-la quelquefois au parloir, et abstenez-vous de la conduire au casin, car les barcarols vous trahiront. La certitude où nous sommes que ni l’une ni l’autre est grosse diminue de beaucoup ma peine ; mais convenez que vous avez été bien imprudent ! Vous avez bravé un terrible malheur ! Réfléchissez au parti extrême que vous vous seriez vu forcé à prendre, car je suis sûr que vous n’auriez pas pu l’abandonner. Elle croyait qu’il était facile d’avorter prenant certaines drogues ; mais je l’ai désabusée. Au nom de Dieu soyez sage à l’avenir, et écrivez-moi tout. Mon devoir est de m’intéresser à son sort.

Il me mena à Venise, et il retourna chez lui. J’ai passé une nuit fort inquiète, et le lendemain je suis retourné au casin pour écrire à l’affligée une lettre faite pour la consoler, et lui insinuer la nécessité où nous étions de nous soumettre à un système de prudence.

Dans sa réponse, que j’ai reçue le lendemain, j’ai vu la plus vive peinture du désespoir qui opprimait son âme. La nature lui avait développé un tempérament, qui lui rendait le cloître insupportable, et je prévoyais les furieux combats avec elle, et avec moi-même que je devais me préparer à essuyer.

Nous nous vîmes le jeudi après Pâques. Je l’avais prévenue que j’irais à minuit. Elle avait passé quatre heures avec [285v] son ami dans les tristes plaintes de sa cruelle destinée. Après souper il s’en alla me priant de rester avec elle ; ce que j’ai fait ne pensant certainement pas à ces plaisirs qui ne peuvent pas avoir lieu quand le cœur est préoccupé par une grande douleur. Elle avait maigri, et elle m’excitait à une compassion exclusive de tout autre sentiment. Je l’ai gardée une heure entre mes bras, imprimant cent baisers sur son intéressante figure367, très content de trouver mon âme entièrement concentrée à respecter sa douleur. J’aurais cru de l’insulter, si je l’avais invitée à se distraire par des égarements auxquels son âme d’accord avec la mienne n’aurait pas pu se livrer. Elle me dit quand je l’ai quittée qu’elle ne s’était jamais368 tant sûre que je l’aimais comme dans cette nuit, et elle me pria de réfléchir que je restais son seul ami.

Dans la semaine suivante avant souper l’ambassadeur appela le concierge, et il me fit en sa présence une écriture369, qu’il lui fit signer, dans laquelle il me transmettait tous ses droits sur tout ce qui se trouvait dans le casin, et il lui ordonnait de me servir en tout comme à lui-même.

Nous devions souper ensemble pour la dernière fois lejn surlendemain ; mais j’ai trouvé M. M. seule qui avait l’air d’une statue de marbre blanc de Carrare. Il est parti, me dit-elle, et il te recommande M. M.. Demain au soir il quittera Venise. Homme fatal que je ne verrai peut-être plus, et que je ne savais pas d’aimer370 ! C’est à présent que je le perds que je m’en aperçois. Je n’étais pas heureuse avant de le connaître ; mais je ne m’appelais pas non plus malheureuse. Je sens que je le suis à présent.

J’ai passé toute la nuit avec elle pour calmer sa douleur. J’ai connu le caractère de son âme aussi [286r] transportée pour les plaisirs quand elle se croyait heureuse, que sensible à la peine lorsque la douleur l’accablait. Elle me donna l’heure à laquelle je devais aller au parloir le surlendemain, et je fus enchanté de la trouver moins triste. Elle me montra une petite lettre que l’ami lui avait écrite de Treviso371. Puis elle me dit que je devais aller la voir deux fois par semaine, et que souvent elle viendrait à la grille accompagnée d’une autre religieuse, et une autre fois d’une autre, parce qu’elle prévoyait que les visites que j’allais lui faire deviendraient la nouvelle du couvent quand on saurait que j’étais le même qui allait toujours à la messe à leur église : par conséquent elle me dit de m’annoncer sous un autre nom pour ne faire naître aucun soupçon dans la tête de la tante de C. C.. Elle me dit que cela cependant ne l’empêcherait pas de venir à la grille toute seule quand elle aurait besoin de me parler sans témoin. Elle me demanda un autre plaisir que je n’ai pas eu de peine à lui accorder. Elle a voulu que je luijo promisse de souper, et coucher au casin au moins une fois par semaine, et de lui écrire après souper une petite lettre que la concierge aurait soin de lui faire tenir comme toujours.

Nous passâmes ainsijp quinze jours assez tranquillement, jusqu’à ce qu’elle reprît son enjouement, et que ses inclinations amoureuses se remirent en force. La nouvelle qu’elle me donna, et qui me mit du baume dans l’âme fut que C. C. était enfin hors de crainte.

Toujours amoureux, et réduits à n’avoir autre ressource que celle d’une gênante grille, nous nous sentions irrités. [286v] Nous mettions à la torture notre esprit, pour trouver quelques moyens faits pour nous procurer des entrevues libres. M. M. m’assurait qu’elle était toujours sûre de la fidélité de la jardinière pour sortir et pour rentrer sans nulle crainte d’être vue, puisque la petite porte attenante au couvent par laquelle elle entrait dans le jardin n’était sujette à être vue d’aucune fenêtre, et passait même pour condamnée, et que personne ne pouvait non plus la voir quand elle traversait le jardin pour parvenir à la loge où était la petite rive qui passait pour impraticable. Nous n’avions besoin que d’une gondole à une rame, et il lui paraissait impossible qu’à force d’or, je ne pusse trouver un barcarol duquel nous pourrions être sûrs. Je pénétrais avec douleur qu’elle me soupçonnait de peu d’amour.

Je lui ai proposé d’aller tout seul dans un bateaujq dont je serais moi-même le batelier, et d’où je descendrais, j’entrerais dans le jardin, et dans sa chambre après conduit par elle-même, ou par la converse, où je passerais avec elle toute la nuit, et même tout le lendemain si elle était sûre de pouvoir me cacher ; mais ce projet la faisait frissonner : elle frémissait en songeant au risque auquel je m’exposerais. Mais, me dit-elle, puisque tu sais voguer, viens dans le bateau, fais que je sache l’heure, et s’il est possible, le moment ; la femme fidèle se tiendra aux aguets, et tu peux être sûr que tu n’attendras que quatre minutes : j’entrerai dans le bateau, nous irons au casin, et nous passerons des moments heureux. Je lui ai promis d’y penser ; et ce fut ainsi que je l’ai contentée.

J’ai acheté un petit bateau, et sans la prévenir [287r] je suis allé la nuit tout seul faire le tour de l’île, pour voir tous les murs du couvent du côté de la lagune. Une petite porte fermée que j’ai aperçue ne pouvait être que celle de la rive par oùjr elle était accoutumée de sortir. Mais pour aller de là au casin le tour qu’il fallait faire de la moitié de l’île n’était pas indifférent, car le sec372 obligeait à le prendre au large. Allant à une seule rame j’avais besoin au moins d’un quart d’heure.

D’abord que je me suis vu sûr j’ai communiqué le projet à M. M. qui en fut joyeuse. Nous déterminâmes le jour du vendredi lendemain de la fête de l’ascension, et dans le même jour je suis allé en masque au parloir, où nous mîmes nos montres d’accord ; puis je suis allé au casin pour ordonner à souper pour deux.

Une heure après le soleil couché, je suis allé à S.t François de la vigne373 où je tenais mon bateau dans une cavane374 que je louais. Après l’avoir fait sécher, et mettre en bon ordre, je me suis habillé alerte375js dans le costume des barcarols, et monté en poupe, je suis allé en droiture à la petite rive du couvent, dont la porte s’ouvrit dans l’instant même de mon arrivée, et où je n’ai pas eu besoin d’attendre les quatre minutes. À peine la porte ouverte M. M. en sortit, la porte fut referméejt, et elle descendit dans le bateau enveloppéeju dans le capuchon du mantelet. Dans un quart d’heure sans point du tout forcer la vogue376, je suis arrivé au casin, où elle descendit dans l’instant, et deux minutes après moi aussi, car j’ai dû lier le bateau à un chaînon, et l’assurer avec un cadenas pour le garantir des voleurs, qui dans la nuit s’amusent à en voler tant qu’ils peuvent, lorsqu’ils ne les trouvent liés qu’avec de la corde.

[287v] J’étais tout en nage ; mais cela n’a pas empêché mon ange de me sauter au cou : la reconnaissance défiait l’amour : glorieux de mon exploit, je riais des mouvements de son âme. Ayant oublié de porter avec moi une chemise, elle me donna une des siennes après m’avoir essuyé, et avoir absorbé à force de poudre la sueur qui mejv couvrait la tête. Nous ne soupâmes qu’après avoir passé deux heures en proie à la flamme qui nous brûlait avec encore plus de force que dans le commencement de notre connaissance ; mais je l’ai laissée dire ; je l’ai trichée dans le moment du danger craignant trop le tableau quejw l’ami m’avait fait, et dont l’impression était ineffaçable dans mon esprit. M. M. gaie, et folâtre, me trouvant nouveau en barcarol, anima nos débats avec les expressions les plus libres ; mais elle n’avait besoin de rien ajouter à mon ardeur, car je l’aimais plus que moi-même.

Les nuits étaient courtes. Elle devait retourner au couvent à six heures377, et quatre heures sonnaient précisément lorsque nous nous mettions à table. Mais ce qui vint non seulement troubler notre joie, mais nous faire dresser les cheveux fut un orage, qui se levait au couchant. Nous ne pouvions nous consoler qu’en comptant sur la nature de ces orages, qui ordinairement ne durent jamais plus d’une heure : nous espérions qu’il ne serait pas extraordinaire, et qu’il ne laisserait pas après lui un vent trop fort pour moi, qui quoiqu’assez brave, je n’avais pas cependant ni la pratique, ni la vigueur d’un barcarol.

En moins d’une demi-heure l’orage éclate entre les éclairs, et les foudresjx, le tonnerre gronde sans cesse, et après une grande pluie, le ciel retourne serein, mais sans clair de Lune qui ne peut pas luire à la fête de l’Ascension.

[288r] Cinq heures sonnent : mais ce que j’avais prévu est arrivé. À la suite de l’orage le vent Garbin378 qui m’était contraire soufflait fort : ma tiranno del mar Libecchio resta [Mais il reste le lebeche, tyran de la mer]379. Ce Lébèche, que l’Arioste avec raison appelle tyran de la mer, est le Sud-Ouest : je ne disais rien ; mais il m’effrayait. Je dis à M. M. que nous devions sacrifier une heure de plaisir à la prudence. Il faut partir d’abord, car si le vent augmente, il ne me sera plus possible de doubler la pointe380. Elle entend raison, et elle va au coffre, dont elle avait aussijy une clef pour prendre quarante ou cinquante sequins dont elle avait besoin. Elle fut enchantée, lorsqu’elle vit quatre fois plus d’or qu’elle n’avait à la fin du carême. Elle me remercia de ne lui avoir rien dit, et me disant qu’elle ne voulait que mon cœur, elle descendit, et se mit tout étendue dans le bateau. Je me suis mis en poupe plein de courage, et de peur tout en même temps, et en cinq minutes j’ai doublé la pointe. Mais c’est au-delà que j’ai trouvé une résistance supérieure à ma force. Sans cette résistance je n’aurais eu besoin que de dix minutes. Sans un rameur à proue, il me paraissait impossible de pouvoir affronter le vent et la courante381 : je voguais avec toute ma vigueur ; mais tout ce que je pouvais faire étaitjz d’empêcher le bateau de reculer. Après une demi-heure de cet état de détresse je sentais que l’haleine me manquait, et je n’osais rien dire : je ne pouvais pas penser à me reposer, car le moindre repos m’aurait dans un momentka poussé en arrière. M. M. se tenait là dans le silence, ayant peur à parler, car elle savait que je n’aurais pas la force de lui répondre. Je me voyais à la fin perdu.

Je vois de loin une barque quikb venait rapidement ; sûr d’être secouru, j’attends qu’elle me dépasse, car sans cela le vent ne lui aurait pas laissé entendre ma voix. D’abord [288v] que je la vois à ma gauche à la seule distance de deux toises382, je crie : Au secours, pour deux sequins. La barque baisse d’abord la voile, vient à moi à quatre rames, m’accroche, et je ne demande qu’un homme qui me mène à la pointe opposée de l’île. On me demande un sequin, que je donne d’abord, promettant l’autre à l’homme qui me mènerait à la pointe montant en poupe. En moins de dix minutes, moi voguant à proue, nous nous vîmes devant la petite rive du couvent ; mais le secret m’était trop cher pour le risquer. Nous arrivâmes à la pointe, où j’ai renvoyé mon homme lui donnant son sequin. De là avec le vent en faveur383 je suis facilement arrivé à la petite porte, où M. M. descendit ne me disant que ces quatre paroles : Va dormir au casin. J’ai trouvé son conseil très sage, et je l’ai suivi. J’avais le vent en faveur, et faisant le contraire je me serais vu dans le même danger. Je suis allé me coucher, j’ai dormi huit heures, j’ai écrit à M. M. que je me portais bien, et que nous nous reverrions à la grille ; puis je suis allé à S. François, où après avoir fait remettre mon bateau en cavane je me suis masqué, et je suis allé sur le liston.

Murano

a Casin de Bernis

b Séminaire et église San Cipriano

Parcours de Casanova et M. M. contre le vent du sud-ouest, garbino

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