Mémoires de Casanova partie 1

Année 1753. Mon âge 28 ans

Enchanté de me voir de retour dans la patrie, que l’homme aime tant par le plus grand des préjugés ; devenu supérieur à plusieurs de mes égaux à l’égard de l’expérience, et de la connaissance des lois de l’honneur, et de la politesse, il me tardait de reprendre mes anciennes habitudes ; mais plus méthodiquement, et avec plus de réserve. J’ai vu avec plaisir dans le cabinet où je dormais, et écrivais, mes papiers voilés par la poussière, marque sûre que personne depuis trois ans n’était entréa là-dedans.

Le surlendemain de mon arrivée, dans le moment que je sortais pour aller accompagner le bucentaure, où le doge allait, comme de coutume, épouser la mer Adriatique, un barcarol me remit un billet. Je l’ouvre, et je trouve que M. Giovanni Grimani1 me priait d’aller chez lui pour recevoir une lettre qu’il avait ordre de me remettre en personne. Ce seigneur âgé de vingt-trois ans, riche patricien, n’avait pas le droit de me mander, mais il compta sur ma politesse. J’y fus dans l’instant. [C’était le même qui dans la ville de Vicence s’était emparé de Barberine2, il y avait alors à peu près trois ansb.]

Après m’avoir félicité sur mon heureux retour, il me remet une petite lettre sans cachet qu’il avait reçue la veille. J’y trouve ceci :

« Après votre départ, j’ai cherché en vain partout mon portrait en miniature. Je suis sûre qu’il [162v] est entre vos mains, puisque ne recevant pas chez moi des voleurs, tout y est à l’abri. Vous le remettrez à la personne, de laquelle vous recevrez cette lettre. – Fogliazzi. »

Bien aise d’avoir le portrait dans ma poche, je le rends dans l’instant à ce seigneur d’ailleurs très aimable. J’observe dans sa physionomie l’air de la surprise, et de la satisfaction. Il croyait avec raison cette commission difficile.

— C’est apparemment l’amour, me dit-il, qui vous a fait faire ce larcin ; mais je vous fais compliment sur ce qu’il ne doit pas être bien fort. Je juge cela par la promptitude avec laquelle vous restituez le bijouc.

— Je ne le rendrais pas si facilement à toute autre personne.

— Cela étant, je vous prie de compter à l’avenir sur toute mon amitié.

— Elle vaut beaucoup plus que le portrait, et que l’original. Oserai-je espérer que V. E. lui enverra ma réponse ?

— N’en doutez pas. Voilà du papier. Vous n’avez pas besoin de la cacheter.

Voici les trois lignes que j’ai écrites : Le plaisir que Casanova ressent se débarrassant de ce portrait est beaucoup plus grand que celui qu’il eut quand un misérable caprice lui fit faire la folie de le mettre dans sa poche.

Le mauvais temps ayant fait différer au dimanche la merveilleuse épousaille3, j’ai accompagné le lendemain M. de Bragadin à Padoue, où il allait passer en paix les jours que les fêtes vénitiennes lui rendaient ennuyeux. Un très aimable vieillard abandonne à la jeunesse les plaisirs bruyants. Le samedi, après avoir dîné avec lui, je lui ai baisé la main, me mettant dansd une barelle4 de poste pour retourner à Venise. Si j’étais parti de Padoue dixe secondes avant, ou après, tout ce qui m’est arrivé dans ma vie aurait été différent : [163r] ma destinée s’il est vrai qu’elle dépende des combinaisons aurait été une autre. Le lecteur en jugera. [Si après avoir bien pensé, il dira : Fata viam inveniunt [Les destins trouvent leur voie]5, il aura peut-être raison, mais sera-t-il plus savant ? Cette sentence n’est bonne que pour affermir le philosophe dans un système d’apathief.]

Étant donc parti de Padoue dans ce moment fatal ; deux heures après, je rencontre à Oriago un cabriolet, qui venait à grand trot de deux chevaux de poste, où il y avait une jolie femme à la droite d’un homme en uniforme allemand. À huit, ou dix pas de moi, le cabriolet verse du côté de la rivière, et la femme tombe par-dessus l’officier, et elle est dans l’évident danger de tomber dans la Brenta. Je saute dehors de mon petit chariot sans crier arrête, et je retiens la dame baissant vite ses jupes, qui avaient exposég à ma vue toutes ses merveilles secrètes. Son compagnon accourt dans le même instant, et la voilà debout tout ébahie, et certainement moins fâchée de sa chute, que de l’indiscrétion de ses jupes, malgré la beauté de tout ce qu’elles avaient étalé. Dans ses remerciements qui durèrent tout le temps que son postillon aidé du mien employa à redresser la voiture, elle m’appela plusieurs fois son ange. Après que les deux postillons se querellèrent, l’un attribuant la faute à l’autre comme toujours,h la dame partit pour Padoue, et j’ai poursuivi mon voyage. À peine arrivé à Venise, je me suis masqué, et je suis allé à l’opéra.

Le lendemain je me masque de bonne heure pour aller suivre le Bucentaure, qui, le temps étant beau, devait aller au Lido, sans faute. Cette fonction6, non seulement rare ; mais unique, dépend du courage de l’amiral de l’arsenal7, car il doit répondre sur sa tête que le temps sera beau constamment. Le moindre vent [163v] contraire pourrait renverser le vaisseau, et noyer le doge avec toute la sérénissime seigneurie, les ambassadeurs, et le nonce du pape instituteur, et garant de la vertu de cette singulière cérémonie sacramentale qu’avec raison les Vénitiens révèrent jusqu’à la superstition. Par surcroît de malheur cet accident tragique ferait rire toute l’Europe, qui dirait que le doge de Venise est enfin allé consommer le mariage8.

Je prenais du café à visage découvert sous les procuraties de la place de S.t Marc, quand un beau masque femelle qui passait me donna galamment un coup d’éventail sur l’épaule. Ne connaissant pas le masque, je n’y fais pas attention. Après avoir pris mon café, je mets mon masque, et je m’achemine au quai du Sépulcre9, où la gondole de M. de Bragadin m’attendait. Vers le pont de la paille10 je vois le même masque, qui m’avait donné le coup d’éventail, attentif à regarder le portrait d’un monstre enfermé11 qu’on laissait voir aux curieux qui donnant dix sous voulaient entrer. J’approche la dame masquée, et je lui demande de quel droit elle m’avait battu. – Pour vous punir de ce que vous ne me connaissez pas après m’avoir sauvé la vie hier sur la Brenta.

Je lui fais alors compliment : je lui demande si elle va suivre le Bucentaure, et elle me répond qu’elle irait si elle avait une gondole bien sûre : je lui offre la mienne qui était des plus grandes ; elle consulte l’officier, quei quoiqu’en masque je reconnais à l’uniforme ; et elle accepte. Nous allons y monter, je les excite à se démasquer, et ils me répondent qu’ils ont des raisons de ne pas se montrer. Je les prie alors de me dire s’ils appartenaient à quelqu’ambassadeur, car dans ce cas [164r] je devais les prier de descendre, et ils me répondent qu’ils étaient vénitiens. La gondole étant à la livrée d’un patricien j’aurais eu un embarras avec les inquisiteurs d’état. Nous suivîmes le Bucentaure. Étant assis sur la banquette près de la dame, je prends, à la faveur du manteau, quelques libertés ; mais elle me décourage changeant de posture. Après la fonction, nous retournons à Venise, nous descendons aux Colonnes12, et l’officier me dit que si je voulais aller dîner avec eux au Sauvage13, je leur ferais plaisir : j’accepte. J’étais devenu très curieux de cette femme qui était jolie, et dont j’avais vu quelque chose de plus que la physionomie. L’officier me laissa seul avec elle prenant le devant pour aller ordonner à dîner pour trois.

Je lui ai d’abord dit que je l’aimais, que j’avais une loge à l’opéra, que je la lui offrais, et que je la servirais pendant toute la foire14, si elle voulait m’assurer que je ne perdrais pas mon temps.

— Si vous avez donc, lui dis-je, intention de m’être cruelle, je vous prie de me parler franchement.

— Je vous prie de me dire avec qui vous croyez d’être.

— Avec une femme toute aimable ou qu’elle soit une princesse, ou de la plus basse de toutes les conditions. Vous me donnerez aujourd’hui des marques de bonté, ou après dîner je vous tirerai ma révérence.

— Vous ferez ce que vous voudrez ; mais j’espère qu’après dîner vous changerez de langage, car le ton que vous prenez est fait pour vous faire haïr. Il me semble qu’une explication pareille ne peut aller qu’au moins après avoir fait connaissance. Sentez-vous bien cela ?

— Oui : mais j’ai peur d’être attrapé.

— Pauvre homme ! Et par cette raison vous voulez commencer par [164v] où on finit.

— Je ne demande que des bonnesj arrhes aujourd’hui, et après vous me trouverez modeste, soumis, et discret.

— Je vous crois très plaisant : je vous conseille de vous modérer.

À la porte du Sauvage nous trouvâmes l’officier, et nous montâmes. Quand elle se démasqua je l’ai trouvée encore plus jolie que la veille. Il me restait à savoir pour la forme, et pour le cérémonial, si l’officier était son mari, son amant, son parent, ou son conducteur. Fait aux aventures, je voulais savoir de quelle espèce était celle que je venais d’entamer.

Nous mangeons, nous causons, et elle aussi bien que lui se comporte de façon que je crois devoir procéder avec des ménagements. Ce fut à lui que j’ai cru devoir offrir ma loge, et elle fut acceptée ; mais comme je ne l’avais pas, je les ai laissés sous un prétexte pour aller en acheter une. Je l’ai prise pour l’opéra-bouffon qu’on donnait à S.t Moyse, où Lasqui, et Pertici brillaient15. Après l’opéra je leur ai donné à souper dans une locande ; puis je les ai conduits chez eux dans ma gondole, où à la faveur de la nuit la belle m’accorda toutes les faveurs que la bienséance permet d’accorder quand il y a un troisième qu’on doit ménager. À notre séparation l’officier me dit que j’aurais le lendemain de ses nouvelles.

— Où donc ? Comment ?

— Ne vous en inquiétez pas.

Le lendemain matin on m’annonce un officier. C’était lui-même. Après l’avoir remercié de l’honneur qu’il me faisait, je le prie de me dire son nom, et ses qualités, me félicitant d’être connu de lui. Voici ce qu’il me répond parlant très bien ; mais sans me regarder. Je m’appelle P. C.16. Mon père est assez riche, et très considéré à la bourse ; mais nous sommes mal ensemble. Ma [165r] maison est sur le quai de S. M.17, et la dame que vous avez vue est née O. femme du courtier C. Sa sœur est femme du patricien P. M.18. Madame C.. est brouillée avec son mari à cause de moi, comme je suis brouillé avec mon père à cause d’elle. Je porte cet uniforme en force d’un brevet de capitaine au service Autrichien ; mais je n’ai jamais servi. Je préside à l’approvisionnement des bœufs pour l’état vénitien19, les faisant venir de la Styrie, et de la Hongrie. Cette entreprise liquidée20 m’assure un gain de dix mille florins21 par an ; mais un étanchement imprévu22, et auquel je vais remédier, une banqueroute frauduleuse, et des dépenses extraordinaires me tiennent maintenant dans la détresse. Il y a quatre ans qu’ayant entendu parler de vous, j’ai désiré de faire votre connaissance ; et vous voyez que le ciel même est celui qui me la fit faire avant-hier. Je n’hésite pas à vous demander un plaisir essentiel qui nous unira de l’amitié la plus étroite. Devenez mon soutien sans rien risquer. Acceptez ces trois lettres de change, et ne craignez pas de devoir les escompter à l’échéance, car je vous cède ces trois autres, dont le paiement vous sera fait avant l’échéance des vôtres. Outre cela je vous hypothèque la conduite des bœufs pour toute cette année, de sorte que, si je vous manquais vous pourriez séquestrer à Trieste tous mes bœufs, qui ne peuvent venir à Venise que de ce côté-là.

Étonné de ce discours, et de ce projet qui me paraissait chimérique, et source de cent embarras que j’abhorrais, et de l’idée singulière de cet homme, qui s’imaginant que je pourrais donner là-dedans, me choisissait de préférence à cent autres qu’il devait connaître, je n’hésite pas à lui [165v] répondre que je n’accepterai jamais les trois lettres de change. Son éloquence redoubla alors pour me convaincre ; mais son courage diminua quand je lui ai dit que j’étais surpris qu’il m’eût choisi de préférence à plusieurs autres. Il me répondit que sachant que j’avais beaucoup d’esprit, il s’était tenu pour certain que je n’aurais aucune objection à lui faire. Vous vous êtes donc désabusé, lui dis-je, je suis un sot qui ne comprendra jamais que faisant cela je ne risque pas d’en être la dupe.

Il partit me demandant excuse, et me disant qu’il espérait de me voir vers le soir sur le liston de la place S. Marc, où il se trouverait avec Madame C.. Il me laissa son adresse ; me disant qu’à l’insu de son père il occupait encore son appartement. C’était me dire que je devais lui rendre la visite. Étant bien sage je me serais dispensé de ce prétendu devoir.

Dégoûté du dévolu que cet homme avait jeté sur moi, je me suis aussi dégoûté de l’autre que j’avais jeté sur madame C.. J’ai cru voir un complot ; j’ai cru apercevoir qu’on me prenait pour dupe, et décidé à ne pas vouloir l’être, je ne suis pas allé sur le liston ; mais le lendemain matin je suis allé chezk lui. J’ai cru qu’une visite de politesse ne tirerait à aucune conséquence.

Un domestique m’ayant conduit à sa chambre, il m’embrassa, et il me fit obligeamment des reproches de ce que je me suis fait en vain attendre sur le liston. Me reparlant tout de suite de son affaire, il me montra un flatrat23 de papiers qui m’ennuya. Si je voulais accepter les trois lettres, il me dit qu’il me ferait [166r] son associé dans l’entreprise des bœufs. Par cette marque extraordinaire d’amitié il me rendait riche de cinq mille florins par an. Pour toute réponse je l’ai prié de ne plus me parler de cette affaire. J’allais prendre congé lorsqu’il me dit qu’il voulait me présenter sa mère et sa sœur24.

Il sort, et une minute après il rentre avec elles. Je vois une femme à l’air ingénu, et respectable, et une demoiselle très jeune qui me semble un prodige. Un quart d’heure après la trop bonne mère me demande la permission de se retirer, et la fille reste. Elle n’eut besoin que d’une demi-heure pour m’enchanter par son maintien, par sa physionomie, et par tout ce que je voyais de naissant sur elle. Ce qui me frappa principalement fut un esprit vif, et tout nouveau dans lequel brillaientl la candeur et l’ingénuité, des sentiments simples, et élevés, une vivacité gaie, et innocente, un ensemble enfin qui mit devant mon âme le vénérable portrait de la vertu qui eut toujours sur moi la plus grande force pour me rendre l’esclave de l’objet dans lequel je croyais de l’apercevoir.

Mademoiselle C. C. ne sortait jamais qu’avec sa mère, qui était dévote, et indulgente. Elle n’avait lu que les livres de son père homme sage qui n’avait pas des romans : elle mourait d’envie de connaître Venise : personne n’allait dans sa maison : on ne lui avait jamais dit qu’elle était un prodige de la nature. Le peu de temps que je suis resté là, tandis que son frère écrivait, je l’ai passé occupé à répondre à des interrogations qu’elle me faisait, et que je ne [166v] pouvais satisfaire qu’en ajoutant à des idées primitives qu’elle avait des idées nouvelles, dont elle ne savait pas d’être susceptible ; son âme était encore dans le chaos. Je ne lui ai dit ni qu’elle était belle, ni qu’elle m’intéressait au suprême degré, parce que c’était trop vrai, et ayant menti sur cet article vis-à-vis de tant d’autres, j’avais peur de lui devenir suspect.

Je suis parti de cette maison triste, et rêveur, trop frappé des rares qualités que j’avais découvertes dans cette fille. Je me suis promis de ne plus la revoir. Je me plaignais de ce que je n’étais pas homme fait pour la faire demander pour ma femme à son père. Elle me semblait faite pour faire uniquement mon bonheur.

N’ayant pas encore vu madame Manzoni, je lui ai fait une visite ; et je l’ai trouvée à mon égard toujours la même. La nouvelle qu’elle me donna fut que Thérèse Imer, cette Thérèse à cause de laquelle le vieux sénateur Malipiero treize ans avant ce temps-là m’avait donné des coups de canne25, venait d’arriver de Bareith26, où le margrave27 avait fait sa fortune. Comme elle demeurait dans la maison vis-à-vis, madame Manzoni voulant jouir de la surprise envoya la prier de venir chez elle. Elle parut un quart d’heure après avec un petit garçon de huit ans joli au possible. C’était son fils unique qu’elle avait eu du danseur Pompeati qui l’avait épouséem ; il était resté à Bareith.

Notre surprise en nous revoyant fut égale au plaisir que nous eûmes nous rappelant ce qui nous [167r] était arrivé quand nous sortions de l’enfance. Aussi nous ne pouvions nous souvenir que d’enfantillages. Je lui ai fait compliment sur sa fortune, et elle crut de m’en devoir autant jugeant par l’apparence ; mais la sienne aurait été plus solide que la mienne, si dans la suite cette femme avait eu de la conduite. Elle eut des caprices beaucoup plus grands que les miens, et le lecteur en saura une partie dans cinq ans d’ici28. Elle était devenue grande musicienne ; mais sa fortune n’avait pas tout à fait dépendu de son talent : ses charmes y avaient contribué le plus. Elle me fit une longue narration de ses aventures, passant, comme de raison, sous silence celles que son amour-propre ne lui permettait pas de me conter. L’entrevue se termina au bout de deux heures après m’avoir engagé à aller déjeuner avec elle le lendemain. Le margrave, à ce qu’elle me dit, la faisait observer ; mais étant une ancienne connaissance je ne pouvais être soupçonné de rien. C’est l’aphorisme de toutes les femmes galantes. Elle me dit d’aller le même soir dans sa loge à l’opéra, où M. Papafava29 me verrait avec plaisir. J’y fus. C’était son parrain. Le lendemain je suis allé de très bonne heure déjeuner avec elle.

Je l’ai trouvée au lit avec son fils, qui par précepte d’éducation se leva, d’abord qu’il me vit assis aux pieds de sa mère. J’ai passé trois heures avec elle, dont la dernière fut l’importante. Le lecteur en verra la conséquence dans cinq ans. Dans les quinze jours qu’elle passa à Venise, je me suis trouvé avec elle encore une fois ; et à son départ [167v] je lui ai promis une visite à Bareith, mais je ne lui ai pas tenu parole.

Dans ces premiers jours de mon retour à la patrie, j’ai dû m’occuper des affaires de mon frère le posthume, qui ayant, à ce qu’il disait, une vocation toute divine à se faire prêtre il ne le pouvait pas parce qu’il n’avait pas un patrimoine. Ignorant, et sans nulle éducation, n’ayant pour lui qu’une jolie figure, il ne prévoyait son bonheur à venir que dans l’état d’ecclésiastique ; comptant beaucoup sur la prédication, pour laquelle, lui disaient les femmes qu’il connaissait, il avait un talent décidé. Je me suis donné tous les mouvements qu’il a voulus, et je suis réussi à réduire l’abbé de Grimani à lui faire un patrimoine30. Il se vit obligé à cela étant débiteur de tous les meubles de notre maison, dont il ne nous avait rendu aucun compte. Il lui fit une transaction viagère d’une maison qu’il avait, et deux ans après mon frère entra dans l’ordre sacré, en qualité de patrimonié. Mais ce patrimoine fut fictice31, la maison étant déjà hypothéquée : ce fut un stellionat32. Je parlerai de la conduite de ce malheureux frère, lorsqu’elle deviendra liée à mes vicissitudes33.

Deux jours après la visite que j’ai faite à P. C., je l’ai rencontré dans la rue. Il me dit que sa sœur ne faisait que parler de moi, qu’elle avait retenu une quantité de choses que je lui avais ditesn, et que sa mère était enchantée qu’elle eût fait ma connaissance. Il me dit qu’elle serait un bon parti pour moi, car elle me porterait en dot dix mille ducats courants34. Il me [168r] pria d’aller le lendemain prendre du café avec elle, et sa mère, et j’y fus malgré que je m’étais promis de n’aller plus chez lui. L’homme se détermine facilement à se manquer de parole.

À cette seconde visite, trois heures de pur colloque, qui me passèrent très vite, me firent partir tellement amoureux que je me suis reconnu inguérissable. Lui ayant dit, en la quittant, que j’enviais le sort de celui que le ciel lui avait destiné, j’ai vu une flamme de son âme qui lui inonda toute la figure. Personne ne lui avait jamais dit autant.

Retournant chez moi, j’examinais le caractère de ma passion naissante, et je le trouvais cruel. Je ne pouvais procéder avec C. C. ni en honnête homme, ni en libertin. Je ne pouvais pas me flatter de l’obtenir pour femme, et il me semblait que j’aurais tué quelqu’un qui aurait osé me persuader à la séduire. Pour me distraire je suis allé à un casin35 de joueurs. Le jeu est souvent un grand lénitif pour un homme amoureux.

Sortant du brelan36 vainqueur d’une centaine de sequins37, je me suis vu approché dans une rue solitaire d’un homme courbé sous le poids des années que j’ai d’abord reconnu pour le comte de Bonafede. Il me dit, après un court exorde, qu’il se trouvait opprimé par le besoin, et réduit au désespoir par l’obligation qu’il avait de soutenir sa nombreuse famille. Je ne rougis pas, me dit-il, à vous demander un sequin, qui me fera vivre cinq à six jours.

Je lui en ai vite donné dix l’empêchant de faire des bassesses pour me marquer sa reconnaissance ; mais je n’ai pas pu l’empêcher de verser des larmes. Il me dit, me [168v] quittant que ce qui mettait le comble à son malheur était l’état de sa fille aînée, qui étant devenue une beauté, voulait mourir plutôt que sacrifier sa vertu à la nécessité. Je ne peux, me dit-il soupirant, ni soutenir, ni récompenser ses sentiments.

Comprenant ce qu’il désirait, j’ai pris son adresse, et j’ai promis d’aller le voir. Je me suis trouvé curieux de voir ce que pouvait être devenue une vertu, dont je n’avais pas grande idée depuis dixo ans que je ne l’avais vue. J’y suis allé le lendemain. Il demeurait dans le Biri38. La maison presque sans meubles, où j’ai trouvé sa fille, car le père n’y était pas, ne me surprit point. La jeune comtesse, m’ayant vu entrer de la fenêtre, vint me rencontrer à l’escalier. Elle était assez bien vêtue. Je l’ai trouvée belle, et vive, comme je l’avais connue au fort S.t André. Son père l’avait prévenue. Transportée de joie, elle m’embrassa : elle n’aurait pas pu faire un accueil plus tendre à un amant chéri. Elle me conduisit dans sa chambre, où après m’avoir dit que sa mère était au lit malade, et hors d’état de se laisser voir, elle se livra de nouveau aux transports, que lui causait, me disait-elle, le plaisir qu’elle avait de me revoir. La fougue de baisers, qui n’étaient donnés, et rendus que sous l’ombre de l’amitié, gagnèrent si vite les sens, que le fait qui dans les bonnes règles ne devait se vérifier qu’à la fin de la visite arriva dans le premier quart d’heure. Après cela notre rôle, naturel, ou joué, fut celui de laisser [169r] paraître notre surprise. Honnêtement je ne pouvais qu’assurer la pauvre comtesse que ce que j’avais fait n’était que l’avant-coureur d’un constant attachement : elle le crut, comme je le croyais aussi dans ce moment-là. Dans le calme survenu elle me parla de la misère de sa famille, de ses frères qui allaient par les rues de Venise comme des gueux, et de son père qui positivement n’avait pas de quoi leur donner à manger.

— Vous n’avez donc pas un amant ?

— Quoi ! Un amant ? Quel est l’homme qui aurait le courage de vouloir l’être dans une maison comme celle-ci ? Et pour tirer parti de moi-même, vous parais-je faite pour me donner pour trente sous39 ? Il n’y a personne à Venise qui puisse m’évaluer à un plus haut prix, me voyant dans la misère de cette maison. D’ailleurs je ne me sens pas faite pour me prostituer.

Elle commença alors à verser des larmes qui me firent tomber les bras, le cœur, et l’âme. Le triste tableau de la misère effraye, et révolte l’amour. Elle ne me laissa partir que quand je lui ai promis d’aller souvent la voir. Je lui ai donné douze sequins40, et cette somme l’étonna ; elle ne s’était jamais vue si riche.

Le lendemain de cette aventure P. C. vint chez moi de bonne heure pour me dire de l’air le plus amical que sa mère avait permis à sa sœur d’aller à l’opéra avec lui, qu’elle en était enchantée parce qu’elle n’avait jamais vu un théâtre ; et que si cela me faisait [169v] plaisir, je pourrais les attendre quelque part.

— Et votre sœur sait-elle que vous voulez bien me mettre de la partie ?

— Elle le sait, et elle s’en fait une fête.

— Et madame votre mère le sait-elle ?

— Non ; mais quand elle le saura elle n’en sera pas fâchée, car elle vous considère.

— Je tâcherai donc d’avoir une loge.

— Vous nous attendrez à vingt une heures à la place des SS. Apôtres41.

Le bourreau ne me parlait plus de lettres de change. Voyant que je ne me souciais pas de sa dame, et s’étant aperçu que sa sœur m’avait plu, il enfanta le beau projet de me la vendre. Je plaignais sa mère qui lui confiait sa fille, et la fille qui se mettait ainsi entre les mains d’un pareil frère ; mais je n’avais pas assez de vertu pour refuser la partie. J’ai cru au contraire qu’en l’aimant je devais y être pour la garantir d’autres pièges. Si je m’étais refusé, il aurait trouvé quelqu’un autre ; et cette idée m’empoisonnait l’âme. Il me semblait d’être sûr qu’avec moi elle ne courrait aucun risque.

J’ai loué une loge à l’opéra sérieux qui était à S. Samuel42, et sans me soucier de dîner je les ai attendus à l’heure, et au lieu indiquésp. J’ai vu C. C. faite à ravir élégamment masquée. Je les ai fait entrer dans ma gondole, car P. C. avec son uniforme pouvait être connu, et quelqu’un aurait pu deviner que le joli masque était sa sœur. Il voulut être débarqué chez sa maîtresse qu’il nous dit être malade, nous promettant de venir nous rejoindre dans notre [170r] loge dont je lui ai dit le numéro. Ce qui me surprit fut que C. C. ne montra ni crainte ni répugnance à rester seule avec moi dans la gondole. Pour ce qui regarde son frère qui me l’abandonna je n’en fus pas étonné. C’était évident qu’il voulaitq en tirer parti. J’ai dit à C. C. que jusqu’à l’heure du liston nous nous ferions voguer, et que la chaleur étant forte elle pouvait se démasquer. Ce qu’elle fit dans l’instant. Dans la loi que je m’étais faite de la respecter, voyant sur sa physionomie la noble assurance, et briller dans ses yeux la belle confiance, et la joie de son âme, mon amour devint géant.

Ne sachant que lui dire, car naturellement je ne pouvais lui parler que d’amour, et le propos étant dangereux, je ne faisais que tenir mes yeux sur son visage, n’osant pas les laisser aller sur sa gorge naissante de crainte d’alarmer sa pudeur. Son corps43 trop bas par-devant me laissait voir à travers la dentelle de sa baoüte44 les boutons de ses seins. Je ne les avais vus qu’un instant, et effrayé, je n’osais pas y retourner.

— Dites-moi donc quelque chose, me dit-elle ; vous ne faites que me regarder, et vous ne me parlez pas. Vous vous êtes sacrifié aujourd’hui, car je suis sûre que mon frère vous aurait conduit chez sa dame, qui, à ce qu’il dit, est belle, et a de l’esprit comme un ange.

— Je connais la dame de votre frère, je ne suis jamais allé chez elle, et je n’irai jamais : je ne vous sacrifie rien, et si je ne vous parle pas, c’est que mon bonheur, et la belle confiance que vous avez en moi me ravissent.

[170v] — J’en suis enchantée on ne peut pas plus ; mais comment pourrais-je manquer de confiance en vous ? Je me sens plus libre, et plus sûre que si j’étais avec mon frère. Ma mère même dit qu’on ne peut pas s’y tromper, et que sûrement vous êtes un des plus honnêtes garçons de Venise. D’ailleurs vous n’êtes pas marié. C’est la première chose que j’ai demandéer à mon frère. Vous souvenez-vous que vous m’avez dit que vous enviez le sort de celui qui m’aura pour femme ? Dans ce même moment je disais en moi-même que celle qui vous aura sera la plus heureuse fille de Venise.

Entendant ces paroles prononcées avec une sincérité angélique, et n’osant pas imprimer un baiser sur la belle bouche d’où elles étaient sorties, je plains le lecteur qui ne sent pas de quelle espèce devait être la peine que j’endurais en même temps que je ressentais la plus douce joie de me savoir aimé de cet ange incarné.

— Dans la conformité de nos pensées, lui dis-je, nous serions donc heureux, ma charmante C., si nous pouvions devenir inséparables ? Mais je pourrais être votre père.

— Vous mon père ? Quel conte ! Savez-vous que j’ai quatorze ans ?

— Et moi vingt-huit.

— Eh bien ! quel est l’homme qui à votre âge ait une fille comme moi ? Je ris pensant que si mon père vous ressemblait, il ne me ferait certainement jamais peur ; et je ne pourrais avoir vis-à-vis de lui aucune réserve.

À l’heure du liston, nous descendîmes à la petite place, et le nouveau spectacle l’occupa entièrement. Sur la brune nous allâmes prendre des glaces, puis à l’opéra, où son frère vint nous rejoindre au troisième acte. Je leur ai donné à souper à une locande45, où le [171r] plaisir de voir la jeune fille très gaie manger avec le plus grand appétit me fit oublier que je n’avais pas dîné. Je n’ai presque jamais parlé : j’étais malade d’amour, et dans un état de violence qui ne pouvait pas durer. Ayant dit que j’avais mal aux dents on me plaignait, et on laissait que je me tusse.

Après souper, P. dit à sa sœur que j’étais amoureux d’elle, et que je me sentirais soulagé, si elle voulait me permettre de l’embrasser. Elle ne lui répondit que se tournant vers moi à bouche riante. C’eût été pour lors vilenie de ma part, si je ne me fusse acquitté de ce devoir ; mais ce ne fut que l’embrassement de la politesse : un baiser par joue, et même très froid. Ce qui m’empêcha de la baiser autrement fut le crime qui ne pouvait pas se résoudre à souiller l’innocence.

Quel baiser ! dit le débordé46. Allons, allons ; un baiser d’amour. Je ne bougeais pas, et l’instigateur m’ennuyait. Sa sœur alors, détournant sa belle tête : Ne le pressez pas, lui dit-elle, car je ne lui plais pas.

Cette conséquence m’alarma, me perça l’âme, et me détermina. Comment ! lui dis-je. Vous n’attribuez pas ma retenue au sentiment ? Vous croyez de ne pas me plaire ? Vous vous trompez céleste C., et si un baiser est nécessaire à vous apprendre que je vous aime, voilà comme il faut que je l’imprime sur cette belle bouche riante.

La serrant alors tendrement contre mon sein, je lui ai donné le baiser qu’elle méritait, et que je mourais d’envie de lui donner. Mais à la nature de ce baiser la colombe s’aperçut qu’elle était entre les griffes du vautour. Elle sortit de mes bras tout enflammée, et comme étonnée de m’avoir découvert amoureux par ce chemin-là. Son frère m’applaudissait, [171v] tandis qu’elle était affairée à se remettre en masque. Je lui ai demandé si pour le coup elle doutait de me plaire. Elle me répondit que je l’avais convaincue ; mais que pour la détromper je ne devais pas la punir. Cette réponse dictée par le sentiment parut une bêtise à son malheureux frère. Après les avoir conduits chez eux, je suis allé chez moi content, mais fort triste.

Le surlendemain, P. C. vint chez moi me dire d’un air triomphant, que sa sœur avait dit à sa mère que nous nous aimions, et que devant se marier elle ne pouvait être heureuse qu’avec moi.

— Je l’adore, lui dis-je, mais votre père me l’accorderait-il ?

— Je ne le crois pas ; mais il est vieux. En attendant, aimez. Ma mère est contente qu’elle aille aujourd’hui avec vous à l’opéra bouffon.

— Eh bien, mon cher ami, nous irons.

— Je suis dans le cas de vous prier de me faire un petit plaisir.

— Ordonnez.

— Il y a actuellement de l’excellent vin de Chypre à vendre à bon marché. Je peux en avoir un tonneau moyennant un billet payable à six mois. Je suis sûr de le revendre d’abord, et d’y gagner ; mais le marchand veut une caution, et il est content de la vôtre. Voulez-vous signer mon billet ?

— Avec plaisir.

— Voici le billet.

Je l’ai signé sans biaiser. Quel est l’homme amoureux qui dans ce moment-là aurait pu refuser ce plaisir à celui qui pour se venger aurait pu le rendre malheureux ? Après lui avoir indiqué le même lieu à vingt heures47, je suis allé louer une loge à la place de S. Marc48. Un quart d’heure après, je vois P. C. en masque avec un habit tout neuf. Je le loue d’avoir quitté l’uniforme, et je lui montre le numéro de ma loge. Nous nous [172r] quittons. Je vais en foire49, j’achète une douzaine de gants blancs, une douzaine de bas de soie, et des jarretières brodées avec des agrafes d’or, que je mets d’abord au haut de mes propres bas. Je me fais une fête de faire ce premier présent à mon ange. Après cela, l’heure s’approchant, je cours à la place des S.S. Apôtres, et je les vois fermes me cherchant des yeux. P. C. me dit qu’ayant des affaires il devait me laisser, et que sachant déjà le numéro de ma loge, il nous rejoindrait à l’opéra. Je dis alors à sa sœur que nous ne pouvions qu’aller nous promener en gondole jusqu’à l’heure du liston. Elle me répond qu’elle avait envie d’aller se promener dans un jardin de la Zuecca, j’approuve son idée. N’ayant pas dîné, tout comme elle, je lui dis que nous pourrions au jardin même nous faire donner à manger, et nous y allons dans une gondole de trajet50.

Nous allons à S. Blaise51 dans un jardin de ma connaissance, dont moyennant un sequin je me suis rendu maître pour toute la journée. Personne ne pouvait plus y entrer. Nous ordonnons ce que nous voulons manger, nous montons à l’appartement, nous laissons là nos habits de masque, et nous descendons au jardin pour nous promener. C. C. n’avait qu’un corset de taffetas en petenlair52, et une jupe de la même étoffe : c’était tout son habillement. Mon âme amoureuse la voyait toute nue, je soupirais, je maudissais les devoirs, et tous les sentiments qui s’opposaient à la nature qui triomphait dans l’âge d’or.

Venise : l’île de la Giudecca

a Pointe Saint-Blaise

b Teatro San Samuele

D’abord que nous fûmes dans la longue allée, C. C., comme une jeune levrette, qui sort de la chambre de son maître, où elle s’était ennuyée ayant dû y passer [172v] plusieurs jours, se voyant à la fin dans la prairie, toute joyeuse, elle s’abandonne à son instinct, et elle court ventre à terre à droite, à gauche, en long, et en large, retournant à chaque moment aux pieds de son maître, comme pour le remercier des folies qu’il lui permettait de faire ; telle C. C. qui ne s’était jamais vue seule dans la liberté où elle se voyait ce jour-là ; elle se mit à courir jusqu’à perte d’haleine riant après de l’étonnement avec lequel je me tenais immobile, et attentif à la regarder. Après avoir repris haleine, et essuyé son front, elle s’avise de me défier à la course. Le jeu me plaît, j’y consens ; mais je veux une gageure.

— Celui qui perd, lui dis-je, sera condamné à faire ce que le vainqueur voudra.

— Je le veux bien.

Nous établissons le terme de la course à la porte qui donnait sur la lagune. Le premier qui la touchera aura gagné. J’étais sûr de gagner ; mais je me suis proposé de perdre pour voir ce qu’elle m’ordonnerait. Nous partons. Elle emploie toute sa force ; mais je ménage la mienne de façon qu’elle touche à la porte quatre ou cinq pas avant moi. Elle reprend haleine pensant à me donner une jolie pénitence, puis elle va derrière les arbres, et une minute après elle vient me dire qu’elle me condamnait à trouver sa bague qu’elle avait cachée sur elle, elle me rendait maître de la chercher, et elle ne m’estimerait guère si je ne la trouvais pas.

C’était charmant : la malice y était ; mais elle était enchanteresse, et je ne devais pas en abuser, car sa naïves confiance avait besoin d’être encouragée. Nous nous asseyons sur l’herbe. Je visite ses poches, les plis du petenlair, ceux de la jupe, puis ses souliers, et je la trousse [173r] honnêtement, et lentement jusqu’aux jarretières qu’elle avait au-dessous du genou : je les délace, et je ne trouve rien. Je les relace, je rebaisset son jupon, et tout m’étant permis, je la tâte sous les aisselles : le chatouillement la fait rire ; mais je sens la bague, et si elle veut que je la prenne, elle doit me permettre de délacer son corset, et que ma main touche le joli sein sur lequel elle devait passer pour l’atteindre ; mais fort à propos elle tomba plus bas de sorte que j’ai dû la ramasser à la ceintureu du jupon rendant heureux mes yeux affamés également que ma main qu’elle fut surprise de voir tremblante.

— D’où vient ce tremblement ?

— Du plaisir d’avoir trouvé la bague ; mais vous me devez une revanche. Vous ne me subjuguerez pas cette fois-ci.

— Nous verrons.

La charmante coureuse au commencement de la course n’allait pas bien vite, et je ne me souciais pas de la devancer. Je me croyais sûr de prendre l’essor vers la fin, et de toucher la porte avant elle. Je ne pouvais pas lui supposer la même malice ; mais elle l’avait. Quand elle fut à trente pas du but, elle prit l’élan, et me voyant perdu, j’eus recours à une ruse immanquable. Je me laisse tomber disant : Oh ! Mon Dieu ! Elle se tourne ; elle croit que je me suis fait mal, et elle vient à moi. Aidé par elle, je me lève me plaignant, et faisant semblant de ne pouvoir pas me soutenir sur un pied, et elle s’alarme. Mais d’abord que je me vois un seul pas avant elle, je la regarde, et je ris, je cours vers la porte, je la touche, et je crie victoire.

La charmante fille tout ébahie avait de la peine à concevoir la chose.

— Vous ne vous êtes donc pas [173v] blessé ?

— Non ; car je suis tombé exprès.

— Exprès pour me tromper, comptant sur la bonté de mon âme. Je ne vous aurais pas cru capable de cela. Il n’est pas permis de gagner par fraude, et vous n’avez pas gagné.

— J’ai gagné, car j’ai atteint la porte avant vous, et ruse pour ruse avouez que vous avez aussi tenté de me tromper prenant l’élan.

— Mais cela est permis. Votre ruse, mon cher ami, est d’une espèce sanglante.

— Mais elle m’a procuré la victoire

Vincasi per fortuna o per inganno

Il vincer sempre fu laudabil cosa.

[Que l’on triomphe par la chance ou par la ruse,

vaincre est toujours louable.]53

— Celle-ci est une sentence que j’ai plusieurs fois entendu prononcée par mon frère, jamais par mon père. Mais bref. Je conviens d’avoir perdu. Ordonnez, condamnez-moi, j’obéirai.

— Attendez. Asseyons-nous. Je dois y penser.

Je vous condamne, lui dis-je avec réflexion, à troquer avec moi de jarretières.

— De jarretières ? Vous les avez vues. Elles sont vieilles, et laides : elles ne valent rien.

— N’importe. Je penserai à l’objet que j’aime deux fois par jour dans les momentsv qu’il se trouve toujours présent à l’esprit d’un tendre amant.

— L’idée est fort jolie, et elle me flatte. Je vous pardonne maintenant de m’avoir trompée. Voici mes vilaines jarretières.

— Et voici les miennes.

— Ah ! mon cher trompeur ! Qu’elles sont belles ! Le joli présent ! Qu’elles plairont à ma chère mère ! C’est sûrement un cadeau qu’on vient de vous faire, car elles sont toutes neuves.

— Non. Ce n’est pas un présent. Je les ai achetées pour vous, et j’ai mis ma cervelle à l’alambic pour deviner comment je pourrais faire pour vous les [174r] faire agréer. L’amour m’a suggéré de les faire devenir le prix passif54 de cette course. Or, figurez-vous mon chagrin quand je vous ai vuew dans le moment de gagner. C’est l’amour même qui m’a suggéré une tromperie fondée sur ce qui vous fait honneur, car avouez que pour ne pas courir d’abord à moi vous auriez dû avoir un mauvais cœur.

— Aussi je suis sûre que vous n’auriez pas employé cette ruse, si vous aviez pu deviner la peine que j’ai souffertex.

— Vous vous intéressez donc bien à moi ?

— Je ferais tout au monde pour vous en convaincre. Mais pour ces jarretières, je vous assure que je n’en aurai jamais d’autres à mes jarrets, et pour le coup mon frère ne me les volera pas.

— En serait-il capable ?

— Très capable, si c’est de l’or.

— C’est de l’or ; mais vous lui direz que c’est du cuivre doré.

— Mais vous m’apprendrez à accrocher ces jolies agrafes, car mon jarret est mince.

— Allons manger l’omelette.

Le petit repas nous était nécessaire. Elle devint plus gaie, et moi plus amoureux, et par conséquent plus à plaindre par rapport à la loi que je m’étais faite. Impatiente de mettre ses jarretières, elle me pria de l’aider de la meilleure foi du monde, sans malice, et sans le moindre esprit de coquetterie. Une fille innocente qui malgré ses quatorze ans n’a jamais aimé, et n’a pas vécu en société avec d’autres filles, ne connaît ni la violence des désirs ni tout à fait ce qui les fait naître, ni les dangers des tête-à-tête. Quand l’instinct la fait devenir [174v] amoureuse d’un homme, elle le croit digne de toute sa confiance, et elle pense de ne pouvoir se faire aimer qu’à force de lui faire connaître qu’elle n’a pour lui aucune réserve. C. C. se troussa jusqu’au jarret, et trouvant que ses bas étaient trop courts pour les mettre au-dessus du genou, elle dit qu’elle les mettrait avec des bas plus longs ; mais dans le moment je lui ai donné la douzaine de bas perle55 que j’avais achetée. Transportée par la reconnaissance, elle s’assit sur moi, me donnant les mêmes baisers qu’elle aurait donnés à son père dans le moment qu’il lui aurait fait ce présent. Je les lui ai rendus étouffant avec une force surnaturelle la violence de mes désirs. Je lui ai cependant dit qu’un seul de ses baisers valait plus qu’un royaume. C. C. se déchaussa, et se mit une paire de mes bas qui lui allait jusqu’à la moitié de la cuisse ; et me supposant amoureux d’elle elle crut non seulement que cette vue me ferait plaisir, mais qu’étant de nulle importance, je la prendrais pour sotte, si elle y attachait un prix. Plus je la découvrais innocente, moins je pouvais me déterminer à m’emparer d’elle.

Nous descendîmes de nouveau, et après nous être promenés jusqu’au soir nous allâmes à l’opéra, gardant toujours nos masques sur le visage ; car le théâtre étant petit, on aurait pu nous connaître. C. C. était sûre qu’il ne lui serait plus possible de sortir, si son père venait à savoir qu’elle jouissait de ce plaisir.

[175r] Nous nous étonnions de ne pas voir P. C. À notre gauche il y avait le marquis de Montallegre56 ambassadeur d’Espagne avec Mademoiselle Bola sa maîtresse, et à notre droite deux masques homme et femme, qui comme nous n’avaient jamais ôté leur masque. Ils avaient toujours les yeux sur nous, mais C. C. qui leur tournait le dos ne pouvait pas s’en apercevoir. Dans le temps du ballet, elle mit sur la hauteur d’appui de la loge le livre de l’opéra, et j’ai vu le masque homme allonger le bras, et le prendre. Jugeant pour lors que ce ne pouvait être que quelqu’un qui était connu d’un de nous deux, je l’ai dit à C. C., qui connut d’abord57 son frère. La dame ne pouvait être que la C.. Sachant le numéro de ma loge il avait acheté celle au côté, et j’ai prévu qu’il allait faire souper sa sœur avec cette femme. J’en étais fâché ; mais je ne pouvais éviter la chose que rompant en visière58 ; et j’étais amoureux.

Après le second ballet il vint dans notre loge avec sa belle, et après les compliments d’usage, la connaissance fut faite, et nous dûmes aller souper à son casin. Après s’être défaites de leur attirail de masque, les dames s’embrassèrent, et la C. combla d’éloges les charmes de mon ange. À table elle eut toujours l’air de la gracieuser, et elle, n’ayant pas l’usage du monde, celui d’un respect infini. Je voyais cependant la C., malgré son art, très jalouse des charmes naissants, que j’avais préférés aux siens. [175v] P. C., fou de gaieté, ne ménageait rien dans ses plates plaisanteries, dont sa seule dame riait : dans ma mauvaise humeur j’étais sérieux, et C. C., n’y comprenant rien, ne disait rien. Notre partie était très maussade.

Au dessert, étant ivre, il embrassa sa dame, me défiant à en faire autant à la mienne : je lui ai répondu d’un air serein, qu’aimant beaucoup mademoiselle, je n’en viendrai là que lorsque j’aurai gagné des droits sur son cœur. C. C. me remercia, son frère dit qu’il ne nous croyait pas, et sa dame lui imposa silence. J’ai alors tiré de ma poche les gants, et je lui en ai donné six paires, présentant à C. C. les autres six. Les lui chaussant j’ai baisé à reprises son joli bras, comme si c’était la première faveur que je me procurais. Son frère ricana, et se leva de table.

Il se jeta sur un sofa entraînant la C., qui avait aussi trop bu, et étalant à nos yeux sa gorge, elle ne faisait que semblant de se défendre ; mais quand il vit que sa sœur, lui tournant le dos était allée devant un miroir, et que ce libertinage me déplaisait, il la troussa pour me faire admirer ce que j’avais déjà vu à sa chute sur la Brenta, et manié depuis. Pour elle, elle lui donnait des soufflets en apparence de le punir, mais elle riait. Elle voulait que je crusse que ce rire lui ôtait la force de se défendre : dans ses efforts au contraire, elle réussit à se montrer tout entière. Une fatale dissimulation me forçait à faire l’éloge des charmes de la dévergondée.

Mais enfin voilà le roué qu’en59 apparence de calme lui demande pardon, l’ajuste, et la change de posture. [176r] Puis sans bouger il étale son état d’animal, et il s’adapte la dame la prenant à califourchon, qui faisant toujours semblant de ne pas pouvoir sortir de ses mains lui laisse faire, et fait. Je vais alors parler à C. C. me mettant entr’eux, et elle pour dérober à ses yeux cette horreur qu’elle devait déjà avoir vuey dans le miroir. Rouge comme du feu elle me parlait de ses beaux gants qu’elle pliait sur la console.

Après son brutal exploit le bourreau vint m’embrasser, et la dame embrassa sa sœur lui disant qu’elle était sûre qu’elle n’avait rien vu. C. C. lui répondit sagement qu’elle ne savait pas ce qu’elle aurait pu voir. Mais je voyais sa belle âme dans la plus grande alarme. Pour ce qui regarde mon état, je le laisse deviner au lecteur qui connaît le cœur de l’homme. Comment souffrir cette scène à la présence d’une innocente que j’adorais et dans le moment que mon âme combattait entre le crime, et la vertu pour la défendre de moi-même ? Quel martyre ! La colère, et l’indignation me faisaient trembler de la tête aux pieds. L’infâme croyait de me donner ainsi une extrême marque d’amitié. Comptant pour rien qu’il déshonorait sa dame, et qu’il débauchait, et prostituait sa sœur, il était aveugle, et insensé au point qu’il ne comprenait pas que par ce qu’il avait fait il devait m’avoir poussé à bout au point de me mettre dans le risque évident d’ensanglanter la scène. Je ne sais pas comment j’ai pu me tenir de l’égorger. La seule bonne raison qu’il m’allégua le surlendemain fut qu’il était bien loin de s’imaginer que je n’eusse déjà traitéz sa sœur tête à tête comme il avait traité la C.. Après les avoir conduits chez eux, je suis allé me coucher espérant que le sommeil calmerait mon courroux.

[176v] À mon réveil ne me trouvant qu’indigné, mon amour devint invincible. C. C. ne me parut à plaindre que parce que je ne pouvais pas faire son bonheur, car je me sentais déterminé à tout faire pour mettre obstacle à tout le parti que le coquin pourrait tirer de ses charmes, s’il m’arrivait de devoir l’abandonner. L’affaire me semblait pressante. Quelle horreur ! Quelle espèce inouïe de séduction ! Quel étrange moyen de gagner mon amitié ! Je me voyais à la dure condition de devoir faire semblant de reconnaître pour marques d’amitié ce qui ne pouvait dériver que des lâches sentiments d’un libertinage effréné qui sacrifiait tout à l’intérêt de se soutenir. On m’avait informé qu’il était obéré, qu’il avait fait banqueroute à Vienne, où il avait femme et enfants, qu’il l’avait faite à Venise même compromettant son père qui l’avait chassé de sa maison, et qui faisait semblant de ne pas savoir qu’il y demeurait encore. Il avait séduit la C. que son mari ne voulait plus voir, et après lui avoir mangé tout, il voulait poursuivre à l’entretenir, malgré qu’il ne sût plus où donner de la tête pour trouver un sequin. Sa mère, qui l’adorait, lui avait donné tout ce qu’elle possédait, et jusqu’à ses habits. Je m’attendais à le voir venir de nouveau me demander de l’argent, ou quelque caution ; maisaa j’étais décidé à lui refuser tout. Je ne pouvais souffrir l’idée que C. C. dût devenir la cause de ma ruine, ni l’autre qu’elle dût servir d’instrument à son frère pour entretenir ses débauches.

Guidé par l’amour, je suis allé chez lui le lendemain, et après lui avoir dit que j’adorais sa sœur avec l’intention la plus pure, je lui ai fait sentir la peine qu’il [177r] m’avait faite à cet indigne souper. Je lui ai dit que j’étais décidé à ne plus me trouver avec lui quand même je devrais renoncer au plaisir de voir sa sœur ; mais que je trouverais le moyen d’empêcher qu’elle sorte avec lui, s’il se flattait de réussir à la vendre à quelqu’un autre.

Il ne me répondit autre chose sinon que je devais lui pardonner parce qu’il était ivre, et qu’il ne croyait pas que j’aimasse sa sœur d’un amour qui excluait la jouissance. Il m’embrassa en pleurant, et dans ce moment sa mère vint avec sa fille me remercier des jolis présents que je lui avais faits. Je lui ai dit que je ne l’aimais qu’espérant qu’elle me l’accorderait pour femme : qu’à cette fin je ferais parler à son mari, après que je me serais fait un état suffisant à la rendre heureuse. Lui disant cela, je lui ai baisé la main sans pouvoir retenir mes larmes qui excitèrent les siennes. Après m’avoir remercié des sentiments que je lui avais témoignés, elle se retira me laissant avec sa fille, et son fils qui paraissait devenu de marbre.

Il y a dans le monde une grande quantité de mères de cette trempe, toutes honnêtes, et ayant en partage toutes les vertus, dont la première étant la bonne foi, elles sont presque toutes les victimes de la confiance qu’elles ont en ceux qui leur paraissent gens de probité.

Le discours que j’ai tenu à madame étonna sa fille. Mais elle fut bien plus étonnée quand je lui ai répété ce que j’avais dit à son frère. Après une très courte réflexion, elle lui dit qu’avec un autre que moi elle aurait été perdue, et qu’elle ne lui aurait pas pardonné si elle avait été à la place de la dame qu’il avait déshonorée quand même elle aurait été sa femme.

P. C. pleura. Mais le coquin était le maître de ses larmes.

[177v] Dans ce jour-là, dimanche de la Pentecôte, les théâtres n’étant pas ouverts, il me pria de me trouver le lendemain à l’endroit ordinaire où il me consignerait sa sœur. Il nous dit que l’honneur, et l’amour l’obligeant à ne pas laisser seule Madame C. il nous laisserait en pleine liberté. Je vous donnerai, me dit-il, ma clef, et vous reconduirez ma sœur ici après que vous aurez soupé où bon vous semblera.

Il nous laissa après m’avoir donné la clef que je n’ai pas eu la force de refuser, et je suis parti aussi un moment après disant à C. C. que nous nous parlerions le lendemain dans le jardin de la Zuecca. Elle me dit que le parti que son frère avait pris était le plus honnête qu’il pût prendre.

La chose fut ainsi le lendemain, il me la laissa, et brûlant d’amour j’ai prévu ce qui devait arriver. Après avoir loué une loge, nous allâmes à notre jardin, où étant le lundi de la Pentecôte nous trouvâmes beaucoup de monde ; mais le casin étant libre nous ne demandions pas davantage.

Nous montons, et certains que nous n’oserons pas nous promener, dix à douze compagnies se trouvant à plusieurs tables dans le jardin, nous nous déterminons à souper dans le casin, ne nous souciant d’aller à l’opéra qu’au second ballet. Nous ordonnons donc le souper en conséquence. Nous avions devant nous sept heures : elle me dit qu’elle était sûre que nous ne nous ennuierionsab pas, et s’étant défaite de tout l’attirail de masque elle se jette entre mes bras me disant que j’avais fini de lui lier l’âme à cet affreux souper, où je l’avais si bien ménagée. Nos raisonnements étaient toujours accompagnés de [178r] baisers, dont nous inondions nos physionomies. Mais l’amour ne baise la physionomie que pour la remercier des désirs qu’elle lui inspire ; et le but de ses désirs étant un autre, l’amour s’irrite si on n’en vient pas là.

— As-tu vu, me dit-elle, ce que mon frère a fait avec sa dame, lorsqu’elle monta sur lui comme on monte à cheval ? Je suis vite allée devant le miroir ; mais je me suis bien figuréac la chose.

— As-tu eu peur que je te traite de même ?

— Je t’assure que non. Comment aurais-je pu craindre cela sachant combien tu m’aimes ? Tu m’aurais tellement humiliée que je n’aurais plus pu t’aimer. Nous nous garderons toujours pour lorsque nous serons mariés. N’est-ce pas ? Tu ne saurais te figurer la joie de mon âme quand tu t’es expliqué à ma mère. Nous nous aimerons toujours. Mais, tant que je m’en souviens, je te prie de m’expliquer les deux vers des jarretières.

— Y a-t-il deux vers ? Je n’en sais rien.

— Fais-moi le plaisir de le lire. Ils sont français.

Comme elle était assise sur moi, elle se défait d’une, tandis que je lui ôtais l’autre. Voici les deux vers que j’aurais dû lire avant de lui donner les jarretières :

En voyant tous les jours le bijou de ma belle

Vous lui direz qu’amour veut qu’il lui soit fidèle60.

Ces vers que quoique polissons j’ai trouvés parfaits, comiques, et spirituels me firent éclater de rire, et encore plus rire quand pour la contenter j’ai dû les lui expliquer à la lettre. S’agissant de deux idées neuves elle eut besoin d’un commentaire qui nous mit en feu tous les deux. La première chose que j’ai dû lui [178v] dire fut que pour le bijou on entendait son petit cela dont je ne pouvais devenir maître que l’épousant ; et la seconde de quelle façon les jarretières auraient le privilège de le voir à chaque instant si elles avaient des yeux. C. C. toute rouge me dit en m’embrassant de tout son cœur que son bijou n’avait aucun besoin que les jarretières lui fissent ce compliment, puisqu’il savait parfaitement bien qu’il ne devait être qu’à son mari.

— Je suis seulement fâchée, m’ajouta-t-elle, après y avoir un peu pensé, que je n’oserai plus faire voir mes jarretières à personne. Dis-moi à quoi tu penses.

— Je pense que ces bienheureuses jarretières ont un privilège que je n’aurai peut-être jamais. Que ne suis-je à leur place ! Je mourrai peut-être de ce désir, et je mourrai malheureux.

— Non mon ami. Je suis dans ton même cas, car tu dois aussi avoir des bijoux qui m’intéressent, et je suis sûre de vivre. D’ailleurs nous pouvons hâter notre mariage. Pour moi je suis prête à te donner ma foi demain si tu veux. Nous sommes libres, et mon père devra y consentir.

— Tu raisonnes juste, car l’honneur même l’y forcerait ; mais je veux pourtant lui donner avant tout une marque de respect te faisant demander, et notre maison sera bien vite faite. Ce sera dans huit à dix jours.

— Si tôt ? Tu verras qu’il répondra que je suis trop jeune.

— Et il dira peut-être vrai.

— Non ; car je suis jeune ; mais pas trop. Je suis sûre, mon cher ami, que je pourrais être ta femme.

[179r] Je brûlais : je ne pouvais plus résister à la force que la nature me faisait61.

— Ma chère amie, lui dis-je, la tenant serrée entre mes bras, es-tu sûre que je t’aime ? Me crois-tu capable de te manquer ? Es-tu certaine de ne jamais te repentir de m’avoir épousé ?

— J’en suis plus que certaine, mon cœur : jamais je ne te croirai capable de faire mon malheur.

— Marions-nous donc dans ce même moment devant Dieu, en sa présence : nous ne pouvons pas avoir un plus loyal, un plus respectable témoin que notre créateur qui connaît nos consciences, et la pureté de nos intentions. Nous n’avons pas besoin d’écritures. Donnons-nous réciproquement notre foi : unissons nos destinées dans ce moment, et rendons-nous heureux. Nous passerons au cérémonial de l’église, lorsque le tout pourra se faire publiquement.

— Je suis contente, mon cher ami. Je promets à Dieu, et à toi d’être depuis ce moment jusqu’à ma mort ta fidèle femme, et de m’expliquer ainsi à mon père, au prêtre qui nous donnera la bénédiction à l’église, et à toute la terre.

— Je te fais, ma chère amie, le même serment ; et je t’assure que nous sommes parfaitement mariés, et appartenons l’un à l’autre. Viens actuellement entre mes bras. Nous allons rendre notre mariage complet au lit.

— D’abord ? Est-il possible que je touche de si près à mon bonheur ?

Je suis alors allé dire à la maîtresse du jardin de ne nous porter à manger que quand nous appellerions, et de nous laisser tranquilles, car nous voulions dormir jusqu’à la nuit. C. C. s’était jetée sur [179v] le lit toutad habillée ; mais je lui ai dit en riant que l’amour, et l’hymen allaient tout nus.

— Tout nus ? Et toi aussi ?

— Naturellement. Laisse-moi faire.

En moins d’une minute, je l’ai mise devant mes yeux avides, et avares sans que nul voile pût me dérober le moindre de ses charmes. Extasié par une admiration qui m’excédait62, je dévorais par des baisers de feu tout ce que je voyais courant d’un endroit à l’autre, et ne pouvant m’arrêter nulle part, possédé comme j’étais par la cupidité d’être partout, me plaignant que ma bouche devait aller moins rapidement que mes yeux. Ta beauté, lui dis-je, est divine : elle ne me laisse pas croire dans ce moment d’être mortel.

C. C., blanche comme l’albâtre, avait desae cheveux noirs, et sa puberté ne paraissait que par le poil follet, divisé en petites boucles qui formaient une frise transparente par-dessus la petite entrée du temple de l’amour. Grande, et mince de taille, elle était honteuse de me laisser voir ses hanchesaf, que l’emboîtement des cuisses relevait à merveille, et dont elle croyait la proportion vicieuse, tandis que moins grosses, et moins relevées, elles auraient été moins belles. Son ventre paraissait à peine, et ses seins ne laissaient rien à désirer ni aux yeux ni aux mains. Ses grands yeux noirs sous des sourcils ennemis de la colère témoignaient la joie de son âme ravie de voir dans mon admiration l’effet du prestige de la beauté. Ses joues couleur de rose, qui faisaient contraste avec sa blancheur, ne montraient deux petites fosses que lorsqu’un doux rire allongeait de quelques lignes63 [180r] ses lèvres de corail qui dans le même temps montraient des dents dont la blancheur ne surpassait celle de sa gorge que parce qu’elle était animée par le lustre de l’émail.

Hors de moi-même, je commençais à craindre ou que mon bonheur ne fût pas réel, ou qu’il ne pût pas devenir parfait par une plus grande jouissance. Mais l’amour malin s’avisa dans un moment si sérieux de me donner un sujet de rire.

— Serait-ce une loi, me dit C. C., que l’époux ne dût pas se déshabiller ?

— Non, mon ange. Et quand même cette barbare loi existerait, je ne m’y soumettrais pas.

Jamais je ne me suis déshabillé plus rapidement. Ce fut alors à son tour à suivre aveuglément les impulsions de l’instinct. Elle n’interrompait ses transports, et ses fureurs que pour me demander si c’était bien vrai que je lui appartinsse. Elle me dit que la statue de la beauté que son père avait démontrait que le premier sculpteur avait été un homme, carag une femme l’aurait composée du sexe différent du sien.

— Grande puissance de l’amour ! s’écria-t-elle. On n’a point de honte. Aurais-je cru cela il y a dix jours64 ? Ne me chatouille pas là, je t’en prie, c’est trop sensible.

— Mon cœur, je vais te faire un grand mal.

— J’en suis sûre ; mais que rien ne t’empêche. Quelle différence de toi à mon oreiller !

— À ton oreiller ? Tu ris ? Explique-moi cela.

— C’est un enfantillage. Depuis quatre ou cinq nuits, je ne pouvais m’endormir que [180v] serrant entre mes bras un grand oreiller, lui donnant cent baisers, et m’imaginant toujours que c’était toi. Je ne me touchais là, mon cher ami, qu’un seul instant à la fin, et très légèrement. Un plaisir qu’on ne peut pas expliquer survenait pour me rendre immobile, et comme morte : je m’endormais, et me réveillant huit ou neuf heures après, je riais de me trouver avec le gros coussin entre mes bras.

C. C. devint ma femme en héroïne, comme toute fille amoureuse doit le devenir, car le plaisir, et l’accomplissement du désir rendent délicieuse jusqu’à la douleur. J’ai passé deux heures entières sans jamais me séparer d’elle. Ses continuelles pâmoisons me rendaient immortel. L’obscurité me fit résoudre à suspendre la jouissance. Nous nous sommes habillés, et j’ai appelé de la lumière et à souper.

Quel repas délicieux, quoique frugal ! Nous mangions nous entreregardant, et nous ne parlions pasah, parce que nous ne savions plus que nous dire. Nous trouvions notre bonheur suprême songeant que c’était nous qui nous l’avions fait, et que nous nous le renouvellerions à notre gré.

L’hôtesse monta pour savoir si nous voulions encore quelque chose ; et elle nous demanda si nous allions à l’opéra, et s’il était vrai qu’il était si beau.

— Vous n’y avez donc jamais été lui dit C. C.

— Jamais, car pour des gens comme nous c’est trop cher. Ma fille en est si curieuse qu’elle donnerait, Dieu me pardonne, son pucelage, je crois, pour y aller une fois.

[181r] C. C. lui répondit en éclatant de rireai qu’elle payerait sa curiosité à trop cher prix ; et dans le même instant que je pensais à faire présent à cette femme de la loge que j’avais louée, elle me dit que nous pourrions faire le bonheur de cette fille lui donnant notre clef. Je la lui donne lui jurant que j’avais la même pensée.

— Tenez, dit-elle à l’hôtesse, voici la clef d’une loge de S.t Moyse qui coûte deux sequins. Allez d’abord à l’opéra avec votre fille, qui doit garder son pucelage pour quelque chose de mieux.

— Et en voilà deux autres, lui ajoutai-je alors, pour faire ce que vous voudrez.

La bonne femme tout étonnée de la magnificence de ce présent courut le porter à sa fille, tandis que nous nous applaudissions de nous être mis dans la nécessité de nous recoucher. L’hôtesse remonte avec sa fille, belle blonde assez ragoûtante, qui veut à toute force baiser la main à ses bienfaiteurs.

Elle va partir dans l’instant, nous dit la mère, avec son amoureux, qui est là-bas ; mais je ne la laisserai pas aller seule, car c’est un gaillard. J’irai avec eux. Je lui ai dit alors de faire attendre la gondole dans laquelle elle reviendrait, dont nous nous servirions pour retourner à Venise.

— Quoi ? Vous resterez ici jusqu’à quatre heures65 ?

— Oui ; car nous nous sommes mariés ce matin.

— Ce matin ? Dieu vous bénisse.

Elleaj s’approche alors du lit ; et après avoir vu des indices dignes de vénération, elle va embrasser ma charmante initiée, lui faisant compliment sur sa sagesse ; mais ce qui nous amusa à l’excès fut un sermon que cette [181v] femme fit à sa fille, lui montrant ce qui selon elle faisait un honneurak immortel à C. C., et que l’Hymen ne voyait que très rarement sur son autel. La fille lui répondit en baissant ses yeux bleus qu’elle était sûre qu’il lui en arriverait autant à ses noces.

— J’en suis certaine aussi, car je ne te perds jamais de vue. Va chercher de l’eau dans la cuvette, et porte-la ici, car cette nouvelle mariée doit en avoir besoin.

Elle monta de l’eau, puis elles partirent, et cette scène comique égaya mon ange à l’excès. Après un rafraîchissement général nous nous enfermâmes, et nous nous remîmes au lit, où quatre heures nous passèrent bien vite. Le dernier débat aurait duré davantage, si le caprice n’était venu à ma moitié, devenue déjà curieuse, de prendre ma place me mettant à la sienne. S’étant offerte à mon âme dans un aspect d’obsession qui la déclarait envahie par Vénus, le suprême degré de la volupté s’empara de mes sensal. Étant restés comme morts, nous nous endormîmes ; mais un moment après l’hôtesse frappa pour nous dire que la gondole était à notre service. Je suis allé vite ouvrir pour rire de ce qu’elle nous conterait de l’opéra ; mais elle laissa ce soin à sa fille pour aller nous faire du café. La blondine aida C. C. à s’habiller, me donnant de temps en temps des coups d’œil qui me firent parfaitement connaître que sa mère se trompait bien si elle la croyait inexperte.

Rien n’était plus indiscret que les yeux de mon ange. [182r] Cernés au point qu’elle paraissait avoir reçu des coups. La pauvre enfant venait de soutenir un combat, qui l’avait positivement rendue une autre. Après avoir pris du café bien chaud, nous dîmes à l’hôtesse que nous voulions un dîner délicat pour le lendemain. À la lumière du nouveau jour, nous sommes descendus à la place de S.te Sophie66 pour éluder la curiosité des barcarols. Nous nous quittâmes contents, heureux, et sûrs que nous étions parfaitement mariés. Je suis allé me coucher, déterminé à obliger, par un oracle infaillible, M. de Bragadin à me faire avoir cette fille pour femme. J’ai dormi jusqu’à midi ; j’ai dîné dans mon lit, et j’ai passé le reste de la journée à jouer malheureusement.

Le lendemain, j’ai vu P. C. dans ma chambre fort gai, et ayant avec moi un ton tout à fait nouveau. Il me dit clair, et net qu’il était sûr que j’avais couché avec sa sœur, et qu’il en était enchanté.

— Elle ne veut pas en convenir, me dit-il, mais cela m’est égal. Je vous la conduirai aujourd’hui.

— Vous me ferez plaisir, car je l’aime, et je la ferai demander à votre père d’une façon qu’il ne me la refusera pas.

— Je le désire ; mais j’en doute. En attendant, je suis dans le cas de devoir vous prier d’un nouveau plaisir. Je peux avoir, moyennant un billet payable en six mois, une bague qui vaut deux cents sequins que je suis sûr de vendre aujourd’hui pour le même prix ; mais sans votre caution le marchand, qui vous connaît, ne veut pas me la donner. Me ferez-vous ce plaisir ? Je sais que vous avez hier perdu trois cents sequins : je vous en offre cent, que vous me rendrez à l’échéance du billet.

Comment faire à refuser à ce malheureux ce qu’il me demandait ? Je lui ai répondu que j’étais prêt ; mais [182v] qu’il avait tort d’abuser ainsi de la tendresse qui m’attachait à sa sœur. Nous allâmes chez le marchand qui avaitam la bague, et nous finîmes l’affaire. Cet homme, que je ne connaissais pas, crut de me faire un compliment très flatteur me disant qu’il était prêt sous ma caution à donner à P. C. tout ce qu’il avait. C’est ainsi que ce coquin allait chercher par Venise un en cent le mal avisé67, qui contre toutes les raisons me faisait crédit, car je n’avais rien. Par là C. C., qui ne devait être faite que pour mon bonheur, devenait la cause de mon précipice.

Le père de C. C. étant allé à Treviso pour affaires, son frère vint me la consigner à midi. Pour me convaincre qu’il était honnête homme, il me rendit le billet du vin de Chypre que j’avais cautionné, m’assurant en même temps qu’à notre première entrevue il me donnerait les cent sequins qu’il m’avait promis.

À la Zuecca, dont j’ai d’abord fait fermer le jardin, nous dînâmes sous une vigne. C. C. me paraissait devenue plus belle. Le sentiment de l’amitié s’étant joint à l’amour, notre pleine satisfaction brillait sur nos figures. L’hôtesse qui m’avait trouvé généreux me donna du gibier, et de l’esturgeon. La blondine nous servit à table, et elle vint nous servir dans notre chambre quand elle sut que nous allions nous coucher. Après avoir aidéan ma femme à se déshabiller, elle voulait aussi me déchausser ; mais je l’ai dispensée faisant semblant de ne pas voir sa gorge que sous le prétexte de la chaleur elle laissait trop voir. Mais pouvais-je avoir des yeux pour quelqu’autre objet étant avec C. C. ?

Elle me demanda d’abord ce que c’était que les cent sequins que son frère devait me porter, et je lui ai tout dit. Elle me dit que pour l’avenir je devais absolument lui refuser ma signature, car le malheureux étant obéré m’entraînerait [183r] dans son précipice qui ne pouvait pas manquer.

Nos plaisirs amoureux cette seconde fois nous semblèrent plus solides : nous crûmes de les savourer avec plus de délicatesse ; nous y raisonnions dessus. Elle me pria de faire tout mon possible pour la rendre féconde, car dans le cas que son père s’obstinât à ne pas vouloir qu’elle se mariât si jeune, il changerait d’avis quand il la verrait grosse. J’ai dû lui faire un doctrinal68 par lequel elle comprit que l’enfantement ne pouvait dépendre de nous qu’en partie ; mais qu’il était probable qu’il arrivât une fois ou l’autre, principalement quand nous nous trouverions dans la douce extase en même temps.

Travaillant donc à la chose avec étude, et attention, après deux épreuves qui selon elle allèrent très bien, nous passâmes quatre bonnes heures à dormir. J’ai appelé ; on nous porta des bougies, et après avoir pris du café nous recommençâmes nos travaux amoureux pour parvenir à l’accord de cette mort source de vie qui devait assurer notre bonheur. Mais l’aube étant venue nous avertir que nous devions retourner à Venise, nous nous habillâmes à la hâte, et nous partîmes.

Nous fîmes la même partie le vendredi, et je crois devoir faire grâce au lecteur du détail de notre entretien qui quoique toujours nouveau pour ceux qui s’aiment, ne paraît souvent pas tel à ceux qui en écoutent les circonstances. Nous avons fixé notre dernière partie au jardin pour le lundi dernier jour de masques. La seule mort pouvait m’y faire manquer, car ce pouvait être le dernier jour de nos jouissances amoureuses.

Le lundi matin donc ayant vu P. C. qui me confirma le [183v] rendez-vous à la même heure, et au même lieu, je n’ai pas manqué de m’y trouver. La première heure passe vite, malgré l’impatience de celui qui attend ; mais après la première passa la seconde, la troisième, la quatrième, et la cinquième sans que le couple que j’attendaisao parût. Je ne pouvais me figurer que tout ce qu’il y avait de plus sinistre. Mais si C. C. n’avait pas pu sortir, son frère aurait dû venir me le dire ; mais il se pouvait que quelque contretemps invincible l’eût empêché lui-même d’aller prendre sa sœur. Je ne pouvais pas aller à leur maison de crainte de les manquer en chemin.

Ce fut à la fin au son de la cloche de l’Angélus que je me suis vu approché par C. C. masquée ; mais toute seule. J’étais sûre, me dit-elle, que tu étais ici, et j’ai laissé que ma mère dise. Me voilà. Tu dois être mort de faim. Mon frère ne s’est pas laissé voir dans toute la journée. Allons vite à notre jardin. J’ai besoin de manger, et que l’amour me console de tout ce que j’ai souffert aujourd’hui.

M’ayant dit tout, je n’ai eu rien à lui demander. Nous allâmes au jardin malgré un orage très violent, qui, étant à une seule rame69, me fit grande peur. C. C. qui ne connaissait pas le danger folâtrait, et le mouvement qu’elle donnait à la gondole mettait le barcarol dans le risque de tomber dans l’eau, et pour lors nous aurions péri. Je lui disais de se tenir tranquille sans lui représenter le danger qui nous menaçait de crainte de l’épouvanter. Ce fut le barcarol qui à haute voix nous dit que si nous ne nous tenions immobiles nous étions perdus. Nous arrivâmes à la fin, et le barcarol rit lorsqu’il se vit payé au quadruple.

[184r] Nous passâmes là six heures heureuses comme le lecteur peut se les figurer. Le sommeil ne fut pas de la partie. La seule pensée qui mettait du trouble dans notre joie c’était que le temps des masques étant fini nous ne savions pas de quelle façon nous pourrions dans la suite avoir des entretiens amoureux. Je lui ai promis d’aller le mercredi matin faire une visite à son frère, où elle viendrait comme de coutume.

Après avoir pris congé de la bonne jardinière, qui ne pouvait plus espérer de nous voir, nous allâmes à Venise, et après avoir mis C. C. à sa porte, je suis allé chez moi. La nouveauté que j’ai trouvéeap me réveillant à midi fut le retour de de la Haye avec son élève Calvi. C’était un fort joli garçon, comme je crois l’avoir dit ; mais j’ai bien ri à table, lorsque le faisant parler je l’ai trouvé en tout jusque dans les gestes un jeune de la Haye en miniature. Il marchait, il riait, il regardait comme lui, il parlait son même français qui était correct mais âpre. J’ai trouvé cet excès scandaleux. Je me suis cru en devoir de dire ouvertement à son précepteur qu’il devait absolument démaniérer70 son élève, car cette singerie lui attirerait des railleries très amères. Le baron de Bavois survint, et après avoir passé une heure avec ce garçon, il pensa comme moi. Ce bon garçon mourut deux ou trois ans après. De la Haye dont la fureur71 était de faire des élèves, deux ou trois mois après la mort de Calvi, devint instituteur du jeune chevalier de Morosini neveu de celui qui avait fait la fortune du baron de Bavois, et qui était alors commissaire de la [184v] République aux confins pour en régler les limites avec la Maison d’Autriche dont le commissaire était le comte de Christiani72.

Amoureux comme j’étais, je n’ai pu différer davantage une démarche, dont, selon mon calcul, mon bonheur devait dépendre. Après le départ de la compagnie, j’ai prié M. de Bragadin avec les deux autres ses fidèles amis de me donner deux heures d’audience dans notre cabinet où nous étions inaccessibles. Ce fut là que sans nul exorde, mais ex abrupto73 je leur ai dit que j’étais amoureux de C. C., et déterminé à l’enlever s’ils ne trouvaient pas le moyen de me la faire accorder par son père pour épouse. Il s’agit, dis-je à M. de Bragadin, de me faire un état suffisant à ma vie, et d’assurer dix mille ducats que cette fille doit me porter en dot.

Leur réponse fut que, si Paralis leur donnera toutes les instructions nécessaires, ils obéiront. Je ne demandais pas davantage. J’ai alors passé deux heures à faire toutes les pyramides qu’ils désirèrent, et la conclusion fut que celui qui demanderait la fille à son père serait M. de Bragadin en personne, parce que c’était lui qui devait assurer sa dot avec tous ses biens présents, et éventuels. Le père de C. C. étant alors à la campagne, je leur ai dit qu’ils seraient tous les trois avertis quand il serait de retour en ville, puisqu’ils devaient être tous les trois ensemble quand on lui demanderait la fille.

Très content de ma démarche, je suis allé le lendemain matin chez P. C.. Une vieille femme me dit qu’il n’y était [185r] pas ; mais que madame viendrait d’abord me parler. Je la vois un moment après avec sa fille ayant toutes les deux l’air triste. C. C. me dit que son frère était en prison pour dettes, et qu’il serait difficile de le faire sortir parce que les sommes qu’il devait étaient trop fortes. La mère me dit en pleurant qu’elle était au désespoir de ne pas pouvoir le soutenir en prison, et elle me montre la lettre qu’il lui avait écrite dans laquelle il la priait de donner l’incluse à sa sœur. Je lui demande si je pouvais lire la lettre qu’il lui écrivait, elle me la donne, et je trouve qu’il la priait de le recommander à moi. Je lui dis, la lui rendant, qu’elle n’avait qu’à lui écrire que je ne pouvais rien faire pour lui, et en même temps je supplie madame de recevoir vingt sequins avec lesquels elle pourrait le secourir, lui en envoyant un ou deux à la fois. Elle ne les prit qu’en force des prières de sa fille.

Après cette scène lugubre, je leur rends compte de ma démarche pour obtenir pour ma femme C. C.. Madame trouva mon procédé honorifique74, et très bien conduit ; mais elle me dit de ne rien espérer, car son mari ne voulait la marier que lorsqu’elle aurait l’âge de dix-huit ans, et surtout à un négociant. Il devait arriver dans le même jour. Au moment de mon départ C. C. me glissa un billet. Elle m’écrivait que je pouvais sans rien craindre, ayant la clef de la petite porte, aller chez elle à minuitaq, sûr de la trouver dans la chambre de son frère.

Ma joie était complète, car malgré leurs doutes j’espérais tout. Je retourne chez moi, et j’annonce à M. de [185v] Bragadin l’arrivée imminente de M. Ch.75 père de C. C. : Il écrit le billet à ma présence. Il le priait de lui assigner l’heure à laquelle il pourrait aller lui parler d’une affaire d’importance. Je lui ai dit d’attendre à l’envoyer le lendemain.

Étant allé à minuit chez C. C., je l’ai trouvée à bras ouverts dans la chambre de son frère. Après m’avoir assuré que je n’avais rien à craindre, que son père était retourné en parfaite santé, et que tout le monde dormait, nous nous livrâmes à l’amour ; mais elle frissonnaar quand je lui ai dit que le lendemain son père recevrait le fatal billet. Elle me dit ce qu’elle craignait, et elle raisonnait juste.

— Mon père, me dit-elle, qui actuellement ne pense à moi que comme on pense à un enfant, ouvrira les yeux sur moi, et voulant éclairer76 ma conduite, Dieu sait ce qu’il fera. Maintenant nous sommes heureux plus encore que lorsque nous allions à la Zuecca, puisque nous pouvons ici passer ensemble toutes les nuits ; mais que fera mon père quand il saura que je me suis fait un amant ?

— Que peut-il faire ? S’il me refuse, je t’enlèverai, et le patriarche ne pourra pas nous refuser la bénédiction nuptiale. Nous serons l’un à l’autre pour tout le reste de nos jours.

— C’est tout ce que je souhaite, et je suis prête à tout ; mais je connais mon père, et je crains.

Deux heures après, je l’ai laissée, lui promettant de retourner dans la nuit suivante. M. de Bragadin envoya vers midi son billetas au père. Il lui répondit qu’il irait lui-même le lendemain à son palais pour recevoir ses ordres. Vers minuit j’ai rendu compte de tout ceci à ma [186r] chère C. C. qui me dit que son père était fort curieux de savoir ce que M. de Bragadin, auquel il n’avait jamais parlé, pouvait vouloir de lui. L’incertitude, la crainte, et l’espoir trompeur rendirent dans ces dernières deux heures que nous passâmes ensemble les plaisirs de l’amour beaucoup moins vifs. J’étais sûr que M. Ch. retournant chez lui après avoir entendu la proposition de M. de Bragadin parlerait beaucoup à sa fille, et devant s’y attendre je la voyais plongée dans l’alarme ; la pitié qu’elle me faisait me fendait le cœur, je ne savais lui donner la moindre instruction, car je ne pouvais savoir comment son père prendrait la chose : elle devait lui cacher des circonstances qui auraient préjudicié77 sa vertu, et dans l’essentiel elle devait dire la vérité se montrant très soumise àat sa volonté. Dans ces réflexions je me trouvais repenti d’avoir fait la grande démarche précisément parce qu’elle devait avoir une conséquence trop décisive. Il me tardait de sortir de la cruelle incertitude qui m’accablait l’âme, et j’étais surpris de voir C. C. moins inquiète que moi. auJe me sentais sûr que je la verrais dans la nuit suivante. Le contraire ne me semblait pas vraisemblable.

Le lendemain après dîner, M. Ch. vint chez M. de Bragadin, et je ne me suis pas montré. Il partit après avoir passéav deux heures avec lui, et ses deux amis, et j’ai d’abord su qu’il avait répondu ce que sa femme m’avait déjà dit ; mais avec une circonstance de plus pour moi très affligeante. Il leur dit qu’il allait faire passer à sa fille dans un couvent les quatre ans qu’elle devait passer avant de se marier. Il avait fini par leur dire qu’ayant dans le temps fixé un état solide, il pourrait me l’accorder. J’ai trouvé cette réponse désolante ; et dans l’accablement de mon âme je ne fus pas étonné à minuit de trouver la petite porte de la maison de C. C. fermée [186v] en dedans. Je suis retourné chez moi, ni mort ni vivant. J’ai passé vingt-quatre heures dans la cruelle perplexité où l’on est quand on doit prendre un parti, et on ne sait pas lequel. Je trouvais alors l’enlèvement difficile, et P. C. étant en prison, je trouvais difficile aussi une correspondance avec ma femme, car je la croyais telle en force d’un lien beaucoup plus fort que celui que nous aurions pu contracter par-devant l’église, et un notaire.

Ce fut le surlendemain vers midi que je me suis déterminé d’aller faire une visite à Madame C. allant sonner à la grande porte de sa maison. Une servante est descendue pour me dire que madame était allée à la campagne, et qu’on ne savait pas quand elle serait de retour. Dans ce moment-là, j’ai presque fini d’espérer. Tous les chemins pour parvenir à savoir quelque chose m’étaient coupés. Je tâchais de me montrer indifférent lorsque j’étais avec mes trois amis ; mais j’étais le plus à plaindre de tous les hommes. Espérant d’apprendre quelque chose je me suis vu réduit à aller faire une visite à P. C. dans sa prison.

Surpris de me voir, il me témoigne la plus grande reconnaissance. Il me parle de l’état de ses dettes, il me dit cent mensonges que je fais semblant de croire : il m’assure qu’il sortira de prison dans dix ou douze jours, et il me demande excuse s’il ne m’a pas donné les cent sequins qu’il m’avait promis ; mais il m’assure qu’à son temps il fera honneur au billet des deux cents que j’avais cautionné. Après l’avoir laissé dire, je lui demande d’un air froid des nouvelles de chez lui. Il n’en sait rien, et il croit qu’il n’y a rien de nouveau : il me dit que j’avais tortaw de ne pas aller quelquefois voir sa mère, où je verrais sa sœur. Je luiax ai promis d’y aller, et après lui avoir donné deux sequins je suis parti.

Je mettais ma tête à l’alambic pour trouver le moyen de savoir l’état de C. C.. Je me l’imaginais devenue malheureuse, [187r] et me reconnaissant pouray en être la cause, je me désolais, je ne pouvais plus me souffrir. Je commençais à ne plus pouvoir ni manger ni dormir.

Deux jours après le refus de M. Ch., M. de Bragadin, et lesaz deux amis étaient allés à Padoue pour y passer un mois à l’occasion de la foire de S.t Antoine78. L’état de mon âme, et de mes affaires ne meba permettait pas de les accompagner. J’étais resté dans le palais tout seul ; mais je n’y allais que pour y dormir. Je passais toute la journée à jouer, je perdais toujours, j’avais vendu, ou mis en gage tout ce que j’avais, et je devais partout ; je ne pouvais espérer du secours que de mes constants amis, qui étaient à Padoue, et la honte m’empêchait de leur écrire.

Dans cette situation qui fait penser au suicide (c’était le 13 de juin jour dédié à S.t Antoine)bb dans le moment que je me rasais mon valet m’annonce une femme. Elle entre avec un panier, et une lettre à la main. Elle me demande si j’étais la personne qui portait le nom que je voyais sur l’adresse. Je vois l’empreinte d’un cachet que j’avais donné à C. C. J’ai cru de tomber mort. Pour me calmer, je dis à la femme d’attendre pensant de finir de me raser ; mais la main me tremblait. Je pose le rasoir, je tourne le dos à cette femme, je décachette, et je lis ce qui suit : « Avant de t’écrire au long, je dois m’assurer de cette femme. Je suis en pension dans ce couvent, très bien traitée ; et je jouis d’une santé parfaite, malgré le trouble de mon esprit. La supérieure a ordre de ne me laisser voir de personne, et de ne me permettre aucun commerce épistolaire avec qui que ce soit ; mais je suis déjà sûrebc de pouvoir t’écrire malgré sa défense. Je ne doute pas de ta foi79, mon cher époux, et je suis certaine que tu ne doutes, et ne douteras jamais de la mienne, et de mon empressement à faire tout ce que tu m’ordonneras ; car je suis à toi. Réponds-moi peu de mots, jusqu’à ce que nous soyons sûrs de la porteuse. De Muran ce 12 juin. »

[187v] Toutes les lettres que je donne sont la traduction fidèle des originales que j’ai toujours conservées80.

Cette fille en moins de trois semaines est devenue savante en morale ; mais son précepteurbd dut être l’amour, qui seul fait des miracles. Le moment, dans lequel un homme passe de la mort à la vie, ne saurait être qu’un moment de crise ; aussi ai-je eu besoin de m’asseoir, et d’employer quatre ou cinq minutes à me remettre en état naturel.

J’ai demandé à cette femme si elle savait lire. — Ah ! monsieur. Si je ne savais lire, je serais à plaindre. Nous sommes sept femmes destinées au service des saintes religieuses des XXX de Muran81. Chacune de nous vient à son tour à Venise dans son jour de la semaine : le mien est le mercredi. Ainsi aujourd’hui en huit je pourrai revenir pour vous porter la réponse de la lettre que, si vous voulez, vous pouvez écrire actuellement. Or, imaginez-vous que la plus importante des commissions qu’on nous donne étant les lettres, on ne voudrait pas de nous, si nous n’étions pas en état de lire les adresses de celles qu’on nous confie. Les religieuses veulent être sûres, et elles ont raison, que nous ne donnerons pas à Pierre une lettre qu’elles écrivent à Paul. Nos mères82 ont toujours peur que nous fassions cette balourdise. Vous me verrez donc aujourd’hui en huit à cette même heure ; mais donnez ordre qu’on vous réveille, si vous dormez, car on nous mesure le temps au poids de l’or. Surtout, ayant à faire à moi, ne craignez pas d’indiscrétion. Si je ne savais me taire, je perdrais mon pain, et pour lors que ferais-je étant veuve avec un fils de huit ans, et trois jolies filles, dont l’aînée a seize ans, et la cadette treize ? Vous serez le maître de venir les voir si vous venez à Muran. Je demeure rez-de-chaussée à dix pas du pont plus voisin de l’église du côté du jardin dans l’allée, dont l’entrée a quatre [188r] marches en dehors, et je suis toujours chez moi, ou à la tour83, ou au parloir, ou en commissions qui ne manquent jamais. Mademoiselle, dont je ne sais pas le nom, car il n’y a que huit jours qu’elle est chez nous, et qui vraiment, Dieu la garde en santé, est une beauté parfaite, m’a donné cette lettre maisbe adroitement…. ! Oh ! Elle doit avoir un esprit profond, car trois religieuses, qui étaient là présentes, ne s’en sont certainement pas aperçues. Elle me l’a donnée avec ce billet pour moi que je vous laisse aussi. Elle me recommande le secret. La pauvre enfant ! Je vous prie de lui écrire qu’elle peut en être sûre, et répondez de moi hardiment ; mais non pas des autres, malgré que je les croie toutes honnêtes, car Dieu me garde de penser mal de quelqu’un ; mais, voyez-vous, elles sont toutes ignorantes, et il est sûr qu’elles bavardent pour le moins avec leur père spirituel84. Pour moi, grâce à Dieu, je sais que je ne lui dois compte que de mes péchés, et celui de porter une lettre d’une chrétienne à un chrétien n’en est pas un ; et encore ; mon confesseur est un vieux moine, que, Dieu me pardonne, je crois sourd, car il ne me répond jamais rien ; mais s’il l’est, ce sont ses affaires : je ne dois pas m’en mêler.

C’est ainsi que cette femme que je n’avais pas dessein d’interroger, voulut m’en épargner la peine, me disant tout ce que je pouvais avoir envie de savoirbf, au seul dessein de m’engager à me servir uniquement d’elle dans cette intrigue. On peut voir dans ce bavardage même, qu’il est difficile d’oublier, une éloquence sublime qui persuade, et insinue beaucoup de confiance.

J’ai d’abord répondu à ma chère recluse avec intention de n’écrire que quatre ou six lignes comme elle me disait de faire ; mais je n’avais pas assez de temps pour lui écrire une courte lettre : elle fut de quatre pages, et elle dit peut-être moins de ce [188v] qu’elle m’avait dit dans une. Je lui ai dit que sa lettre m’avait sauvé la vie, puisque je ne savais ni où elle était, ni si elle était vive ou morte. Je lui demandais si je pouvais espérer, sinon de lui parler, au moins de la voir. Je lui disais que j’avais donné à la porteuse un sequin, qu’elle devait en avoir trouvé un sous le cachet de la lettre, et que je lui enverrais autant d’argent qu’elle voudrait, si elle croyait qu’il pourrait lui être nécessaire ou utile. Je la priais de ne pas manquer de m’écrire tous les mercredis, et de ne jamais craindre d’être trop longue, me rendant non seulement compte de tout ce qui la regardait dans le plus grand détail de la vie qu’on lui faisait faire ; mais de toutes ses pensées aussi sur le projet de briser toutes les chaînes, et de détruire par la force tous les obstacles qui pourraient s’opposer à notre réunion, car je me devais à elle tout comme elle me disait qu’elle se devait à moi. Je lui faisais sentir qu’elle devait employer tout son esprit à se faire aimer non seulement de toutes les religieuses ; mais des pensionnaires aussi sans cependant leur faire la moindre confidence, ni montrer d’être mécontente qu’on l’eût mise là-dedans. Après avoir loué son esprit qui avait su trouver le moyen de m’écrire malgré la prohibition de la supérieure, je lui faisais sentirbg qu’elle devait avoir le plus grand soin de ne se laisser jamais surprendre dans le moment qu’elle m’écrivait, car pour lors on visiterait sa chambre, sa commode, et même ses poches pour lui prendre tout ce qu’on lui trouverait d’écrit. Par cette raison je la priais de brûler toutes mes lettres. Je lui disais de se régler avec toute la force de son esprit sur la nécessité où elle était d’aller souvent à confesse ; étant sûr qu’elle devait comprendre très bien ce que je voulais [189r] lui dire. Je finissais par la conjurer de me communiquer toutes ses souffrances l’assurant que ses peines m’intéressaient encore plus que ses plaisirs.

Après avoir cacheté ma lettre de façon que le sequin qui était sous la cire d’Espagne était imperceptible, j’en ai donné un autre à la femme l’assurant que je la traiterais de même toutes les fois qu’elle me porterait une lettre de la même demoiselle. La reconnaissance la fit pleurer. Elle me dit que n’y ayant point de clôture pour elle85, elle remettrait ma lettre à la demoiselle dans un moment qu’elle la trouverait seule. Voici le billet que ma chère C. C. avait donné à cette femme en lui confiant la lettre : « C’est Dieu, ma bonne femme, qui m’inspire de me confier à vous plutôt qu’à une autre. Portez cette lettre à son adresse, et si la personne n’est pas à Venise, vous me la rapporterez. Vous devez la remettre entre ses propres mains. Je suis sûre que vous aurez d’abord la réponse que vous ne me remettrez qu’étant certaine de n’être observée de personne. »

L’amour ne devient imprudent que dans l’impatience de jouir ; mais lorsqu’il s’agit de se ménager le retour d’un bonheur auquel des combinaisons funestes ont mis des entraves, l’amour voit, et prévoit tout ce que la plus fine perspicacité peut apercevoir. La lettre de ma femme combla mon âme de joie, et je me suis trouvé dans un instant passé d’une extrémité à l’autre. Je me croyais certain de l’enlever quand même le couvent aurait eu ses murs garnis d’artillerie. Ma première pensée fut de trouver le moyen de me faire passer vite les sept jours après lesquels je devais recevoir la seconde lettre. Il n’y avait que le jeu qui pût me distraire, et tout le monde était [189v] à Padoue. J’ordonne vite à mon valet de me faire ma malle, et de me la porter dans le burchiello qui allait partir, et je pars dans l’instant pour Fusine86, et de là à franc étrier je suis en moins de trois heures à la porte du palais Bragadin87, où je vois le maître qui entrait pour aller dîner. Il m’embrassa, et me voyant tout en nage il me dit en riant qu’il était sûr que rien me pressait. Je lui ai répondu que je mourais de faim.

J’ai porté la joie dans la compagnie, et elle s’augmenta quand je leur ai dit que je passerais avec eux six jours. Après dîner j’ai vu M. Dandolo s’enfermer dans sa chambre avec de la Haye. Ils y passèrent deux heures entières. M. Dandolo vint à mon lit pour me dire que j’étais arrivé à temps pour consulter mon oracle sur une affaire d’importance qui le regardait, et il me présenta la question. Il demandait s’il ferait bien à embrasser le projet que de la Haye venait de lui faire. Je fais sortir la réponse qui lui ordonnait de le rejeter. M. Dandolo surpris fait une seconde question. Il demande quelles raisons il lui alléguerait pour justifier son refus. Jebh lui insinue qu’il devait répondre qu’il avait cru de devoir me demander mon avis, et quebi m’ayant trouvé contraire à la chose, il ne voulait plus en entendre parler. M. Dandolo content de pouvoir jeter sur moi tout l’odieux du refus me laissa. Je ne savais pas de quoi il s’agissait, et je n’en étais pas curieux. Ma satisfaction consistait en ce que par le brusque refus de M. Dandolo de la Haye devait apprendre qu’il ne lui convenait pas de vouloir faire faire quelque chose à mes amis sans passer par mon canal.

Je me suis vite masqué, et je suis allé à l’opéra88. Je me suis assis à une banque de Pharaon, j’ai joué ; et j’ai perdu tout mon argent. La fortune me fit voir qu’elle n’était pas toujours [190r] d’accord avec l’amour. Après ce mauvais exploit je suis allé ensevelir mon chagrin dans le sommeil.

Le matin à mon réveil je vois devant moi de la Haye avec la mine riante. Après m’avoir exagéré ses sentiments à mon égard, il me demande pour quelle raison j’avais dissuadé M. Dandolo sur l’affaire qu’il lui avait proposée.

— Sur quelle affaire ?

— Vous le savez.

— Je n’en sais rien.

— Il m’a dit lui-même que vous l’avez déconseillé.

— Passe déconseillé89 ; mais non pas dissuadé, car s’il avait été persuadé, il n’aurait pas eu besoin de me demander conseil.

— Comme vous voudrez. Puis-je vous demander vos raisons ?

— Dites-moi auparavant de quoi il s’agit.

— Ne vous l’a-t-il pas dit lui-même ?

— Cela se peut ; mais si vous voulez que je vous dise mes raisons, il faut que j’apprenne le tout de vous-même, car il m’a parlé en secret. Vous feriez tout de même à ma place. Je vous ai toujours entendu dire qu’en matière de secret il faut se tenir à l’abri de la surprise.

— Je ne suis pas capable de surprendre un ami ; mais en général votre maxime est bonne. J’aime la circonspection. Voilà de quoi il s’agit. Vous savez que madame Tiepolo90 est restée veuve, et que M. Dandolo poursuit à lui faire assidûment sa cour après la lui avoir faite dix ans continuels du vivant de son mari. Cette dame, qui est encore jeune, belle, et fraîche, qui est très sage, et la douceur même, désire de devenirbj sa femme. C’est à moi qu’elle s’est confiée, et ne voyant dans cette union rien que de très louable tant dans le temporel comme dans le spirituel, car vous savez que nous sommes tous hommes, je m’en suis mêlé avec un vrai plaisir. J’ai cru même de voir M. Dandolo [190v] incliné à la chose quand il m’a dit qu’il me donnerait la réponse aujourd’hui. Je vous dirai sincèrement que je ne fus pas étonné qu’il vous ait demandé conseil, car il est de l’homme sage de le prendre d’un prudent ami avant de se déterminer à une démarche décisive et importante ; mais je fus fort étonné qu’un pareil mariage n’ait pas eu votre approbation. Excusez si pour m’instruire je souhaite de savoir les raisons qui rendent votre avis différent du mien.

Charmé d’avoir tout découvert, et d’être arrivé à temps pour empêcher mon ami, qui était la bonté même, de contracter un mariage ridicule, j’ai répondu à de la Haye que j’aimais M. Dandolo, et que connaissant son tempérament j’étais sûr qu’un mariage avec une femme comme madame Tiepolo lui abrégerait la vie. Cela étant, lui dis-je, convenez qu’en caractère de vrai ami je devais le déconseiller. Vous souvenez-vous de m’avoir dit que vous ne vous êtes jamais marié par cette même raison ? Vous souvenez-vous de m’avoir beaucoup parlé à Parme en qualité d’avocat des célibataires ? Faites aussi attention, je vous prie, que tout homme est un peu égoïste ; et qu’il m’est permis de l’être réfléchissant que M. Dandolo prenant une femme, le crédit de cette femme vis-à-vis de lui devrait être de quelque poids, et qu’il est certain que tout ce qu’elle gagnerait sur son esprit serait autant de perdu pour moi. Ainsi vous voyez qu’il n’est pas naturel que je le conseille à faire un pas qu’il ne pourrait faire qu’à mon désavantage. Si vous pouvez me démontrer que mes raisons sont frivoles, ou sophistiques, parlez, et je me rendrai, et je chanterai à M. Dandolo la palinodie. Madame Tiepolo deviendra sa femme à notre retour à Venise ; [191r] mais je vous avertis que je ne me rendrai qu’à une conviction91.

— Je ne me crois pas assez fort pour vous convaincre. J’écrirai à Madame Tiepolo que c’est à vous qu’elle doit s’adresser.

— Ne lui écrivez pas cela, car elle croira que vous vous moquez d’elle. La croyez-vous assez bête pour se flatter que j’y consentirais ? Elle sait que je ne l’aime pas.

— Comment peut-elle savoir que vous ne l’aimez pas ?

— Ayant vu que je ne me suis jamais soucié que M. Dandolo me mène chez elle. Sachez enfin que tant que je vivrai avec ces trois amis, ils n’auront autre femme que moi. Pour vous, mariez-vous si vous voulez, et je ne m’y opposerai pas ; mais si vous voulez que nous soyons bons amis, abandonnez le projet de me les débaucher.

— Vous êtes caustique ce matin.

— J’ai perdu cette nuit tout mon argent.

— J’ai donc mal pris mon temps92. Adieu.

Depuis ce jour de la Haye est devenu mon secret ennemi ; et il n’a pas mal contribué à me faire mettre sous les plombs deux ans après, non pas par des calomnies, car il n’en était pas capable ; mais par des discours dévots tenus à d’autres dévots. Si mon lecteur aime les dévots je le conseille de ne pas lire ces mémoires. Il n’y a plus eu question de ce mariage à notre retour à Venise. M. Dandolo poursuivit à faire sa cour àbk la veuve tous les jours, et je me suis fait défendre par l’oracle de mettre jamais les pieds chez elle.

D. Antoine93 Croce, milanais, jeune homme que j’avais connu à Reggio, grand joueur, et correcteur déterminé de la mauvaise fortune, vint me voir dans le moment que de la Haye sortait. Il me dit que m’ayant vu perdre mon argent, il venait me proposer le moyen de me refaire, si je voulais me mettre de moitié avec lui dans une banque de Pharaon [191v] qu’il ferait chez lui-même, où il aurait pour pontes sept ou huit riches étrangers qui faisaient tous la cour à sa femme. Tu mettras, me dit-il, dans ma banque trois cents sequins, et tu seras mon croupier94. J’en ai trois cents ; mais ils ne suffisent pas, car les pontes sont forts. Viens aujourd’hui dîner chez moi, et tu les connaîtras tous. Nous pourrons jouer demain qu’étant vendredi il n’y a pas d’opéra. Sois sûr que nous gagnerons de très grosses sommes, car un Suédois nommé Gilenspetz peut lui seul perdre vingt mille sequins95.

Sûr que ce fameux capon n’avait pas jeté un dévolu sur moi, et certain qu’il savait le secret de gagner, je ne me suis pas trouvé assez scrupuleux pour lui refuser mon assistance en qualité d’adjudant, et pour ne vouloir pas être de moitié de son gain. La difficulté était de trouver de l’argent ; mais j’ai voulu en attendant connaître les gonzes, et l’idole à laquelle ils faisaient hommage. Nous allâmes donc au prato della valle où nous trouvâmes madamebl Croce au café environnée d’étrangers. Elle était jolie. Un secrétaire du comte de Rosenberg96 ministre impérial qui l’accompagnait était la cause qu’aucun noble vénitien n’osait être à ses trousses. Ceux qui m’intéressèrent furent le Suédois Gilenspetz, un Hambourgeois, un Juif anglais nommé Mendex dont j’ai déjà parlé97 et trois ou quatre autres quebm Croce me fit remarquer. Nous allâmes dîner, et après, tout le monde le pria de faire une banque ; mais il se dispensa, ce qui me surprit, car, sachant bien travailler, trois cents sequins qu’il disait d’avoir devaient lui suffire ; mais il ne me laissa plus douter quand, m’ayant conduit dans un cabinet [192r] il me montra cinquante beaux doblones da ocho, qui faisaient au point98 trois cent cinquante sequins99. Lui ayant promis que je trouverais la somme, il les invita tous à souper pour le lendemain. Nos conditions furent que nous partagerions avant de nous séparer ; et qu’il ne tiendrait à personne sur la parole100.

Ce fut à M. de Bragadin que j’eus recours pour trouver cette somme, carbn sa caisse était toujours vide. Il trouva un usurier juif qui sur un billet, que mon bienfaiteur signa, me donna mille ducats vénitiens au cinq pour cent par mois101, payables au bout d’un mois, et prenant l’intérêt d’avance. C’était la somme qu’il me fallait. Je fus au souper, ilbo tailla jusqu’à la pointe du jour, et nous partageâmes huit cents sequins chacun. Le samedi le seul Gilenspetz perdit deux mille sequins, et mille le juif de Mendex. Le dimanche nous ne jouâmes pas, et le lundi la banque gagna quatre mille. Le mardi il donna à dîner parce que je lui ai dit que je devais aller à Venise. Il fit la banque après dîner, et voilà ce qui arriva à l’entrée de la nuit.

Un adjudant du podestà102 entra, et lui dit qu’il avait ordre de Son Excellence de lui dire un mot à l’écart. Ils sortirent ensemble, et deux minutes après l’ami rentra. Il dit à la compagnie ayant l’air un peu décontenancé, qu’il venait de recevoir un ordre de ne plus tailler chez lui. Madame se trouvant mal, se retira ; et tous les joueurs défilèrent. Après avoir pris la moitié de l’or qui était sur la table, je suis aussi parti. Il me dit que nous nous reverrions à Venise103, parce qu’il avait [192v] eu ordre de partirbp dans les vingt-quatre heures. Je m’y attendais parce que ce jeune homme était trop connu, et plus encore à cause qu’on voulait que les joueurs allassent perdre leur argent à la salle du théâtre, où la plupart des banquiers étaient des nobles vénitiens.

Je suis parti à franc étrierbq au commencement de la nuit par un temps très mauvaisbr ; mais rien n’aurait pu me retenir. Je devais recevoir le lendemain de bonne heure la lettre de C. C..

À six milles de Padoue mon cheval s’abattit en flanc, de façon que je suis resté avec ma jambe gauche sous son ventre. Mes bottes étant molles je craignais de me l’être cassée. Le postillon104 qui me précédait accourt, me tire de là, et je me réjouis de ne m’avoir fait aucun mal ; mais mon cheval se trouva estropié. J’use de mon droit montant sur le cheval du postillon, mais l’insolent le prend au mors, et ne veut pas me laisser aller. Je lui démontre son tort ; mais c’est égal : il me retient me donnant des mauvaises raisons, et je n’ai pas de temps à perdre. Je lui décharge à brûle-pourpoint105 un coup de pistolet, il s’éloigne alors, et je suis mon chemin. Au Dolo106, j’entre dans l’écurie, et je mets moi-même ma selle à un cheval que le postillon, auquel j’ai d’abord donné un écu107, me dit être excellent. On ne trouve pas extraordinaire que mon postillon soit resté en arrière. C’était une heure après minuit, un orage avait gâté le chemin, et la nuit étant très obscure, quand je suis arrivé à Fusine je voyais l’aube.

On me menaça d’un second orage ; mais m’en moquant, unebs remorque à quatre rames brava les éléments, et je suis arrivé chez [193r] moi sain, et sauf ; mais maltraité par la pluie, et par le vent. Un quart d’heure après la femme de Muran me remit une lettre de C. C. me disant qu’elle retournerait dans deux heures pour recevoir la réponse.

Cette lettre était un journal de sept pages, dont la traduction ennuierait le lecteur ; mais voici l’essentiel. Son père, après avoir parlé à M. de Bragadin étant retourné chez lui, l’avait appelée dans sa chambre avec sa mère, et lui avait demandé avec douceur où elle m’avait connu. Elle lui a répondu qu’elle m’avait parlé quatre ou cinq fois dans la chambre de son frère, où je lui avais demandé si elle consentirait à devenir ma femme, à quoi elle m’avait répondu qu’elle dépendait de son père, et de sa mère. Il lui avait alors dit qu’elle était trop jeune pour penser à se marier, et que d’ailleurs je n’avais pas encore un état. Après cela il était allé à la chambre où demeurait son fils ; et il avait lui-même fermé au verrou la porte qui donnait dans la petite rue, et celle de communication avec la chambre de sa mère ; lui ordonnant de me faire dire qu’elle était allée à la campagne, si je me présentais pour lui faire une visite.

Deux jours après, il lui dit au lit de sa mère, qui était malade, que sa tante allait la conduire à un couvent, où elle resterait en pension jusqu’au moment qu’elle recevrait un mari des mains de son père, et de sa mère. Elle luibt avait répondu que parfaitement soumise à sa volonté, elle y allait très volontiers. Il lui avait alors promis de l’aller voir, et quebu sa mère quand elle se porterait bien y irait aussi. Elle descendit un quart d’heure après ce discours dans une gondole avec sa tante, qui était sœur de son père, et qui la conduisit au couvent, où elle était. On lui avait porté dans le même jour son lit, et toutes ses hardes, et elle était fort contente de sa chambre, et de [193v] la religieuse à laquelle l’abbesse l’avait consignée, et de laquelle elle devait dépendre. C’était d’elle qu’elle avait reçu la prohibition de recevoir des visites, et des lettres, et d’en écrire à personne sous peine d’excommunication. Cette religieuse cependant lui avait donné des livres, et tout ce qu’il lui fallait pour copier les morceaux qui lui feraient plaisir : c’était dans la nuit qu’elle abusait de cette bonté m’écrivant, et ne craignant pas une excommunication qui ne lui paraissait pas raisonnable. Elle me disait qu’elle croyait la porteuse de ses lettres discrète, et fidèle, et qu’elle le serait toujours, car étant pauvre, quatre sequins par mois la rendraient riche. Elle me remerciait du sequin que je lui avais envoyé me disant qu’elle m’avertirait quand elle aurait besoin que je lui en envoyasse un autre. Elle me rendit compte d’un style très plaisant que la plus belle de toutes les religieuses du couvent l’aimait à la folie108, qu’elle lui donnait deux fois par jour des leçons de langue française, et qu’elle lui avait défendu de lier connaissance avec les pensionnaires. Cette religieuse n’avait que vingt-deux ans, et étant riche, et généreuse toutes les autres avaient des grands égards pour elle. Elle me disait qu’elle lui donnait, quand elles étaient seules, des baisers, dont j’aurais raison d’être jaloux, si elle était d’un différent sexe. Pour ce qui regardait le projet de l’enlèvement, elle me disait qu’ellebv n’en croyait pas l’exécution difficile, mais qu’il était de la prudence d’attendre qu’elle pût m’informer de tout le local109 du couvent. Elle me recommandait la fidélité me disant que la constance en dépendait ; et elle finissait sa lettre me demandant mon portrait en bague ; mais avec un secret110 fait pour que personne nebw pût le voir. Elle me disait que je pourrais le lui faire tenir par sa mère, qui se portait bien, et qui allait tous les jours toute seule à la première messe de l’église des P. S.111. Elle m’assurait que sa mère aurait le plus grand plaisir, [194r] si j’allais lui parler. Elle espérait, me disait-elle, de se trouver dans cinq ou six mois dans un état, qui scandaliserait, et déshonorerait le couvent, si elle y restait.

Je lui ai d’abord répondu, ne finissant ma lettre que lorsque j’ai vu la femme. Elle s’appelait Laure. Après lui avoir donné son sequin, je lui ai consigné un paquet où il y avait du beau papier, de la cire d’Espagne, et une boîte à briquet. Elle partit m’assurant que ma cousine devenait tous les jours plus belle. C. C. lui avait dit que j’étais son cousin, et Laure faisait semblant de le croire. Ne sachant que faire à Venise, et mon honneur voulant que j’allasse à Padoue, où mon départ précipité aurait pu donner lieu à des conjectures sinistres analogues au départ de Croce, j’ai pris un bouillon, et je suis parti allant prendre en personne un boleton112 à la poste de Rome. J’ai facilement prévu, que le coup de pistolet lâché à Fiezzo, et le cheval estropié pouvaient avoir mis les maîtres des postes de mauvaise humeurbx, jusqu’à me refuser des chevaux ; mais ils devaient obéir quand ils voyaient ce qu’on appelle en Italie le boleton. Pour le coup de pistolet je ne craignais rien, parce que je savais d’avoir manqué exprès l’insolent. byMais quand même je l’aurais tué il ne me serait arrivé rien.

À Fusine j’ai pris une barelle à deux roues, étant fort fatigué, et même en état de ne pas pouvoir monter à cheval. J’arrive au Dolo, on me connaît d’abord113, et on me refuse des chevaux. Le maître de la poste sort, et me menace de me faire arrêter, si je ne paye le cheval que j’avais crevé. Je lui réponds que si le cheval était mort j’en rendrais compte au maître de la poste de Padoue, et je lui fais lire mon boleton. Il me dit qu’ayant presque tué mon postillon, aucun des siens ne veut me servir. Je lui dis que dans ce cas ce sera lui-même qui me servira. Il me rit au nez, et il s’en va. Je vais alors chez le notaire avec deux [194v] témoins, je fais procès-verbal, et je lui intime la peine de dix sequins par heure s’il s’obstine à me refuser des chevaux.

Pour lors il fait sortir un postillon avec deux chevaux furieux : je vois très clair le projet de me jeter peut-être dans la rivière. Je dis froidement au postillon que dans le moment qu’il me verserait je lui brûlerais la cervelle. Il rentre avec les chevaux, et il dit au maître de poste qu’il ne voulait pas me servir. Dans le même moment voilà un courrier qui arrive de Padoue ventre à terre, et qui ordonne six chevaux pour une berline, et deux de selle. Je dis alors au maître de poste qu’avant moi il ne donnera des chevaux à personne, et que si on voudra user de force il y aura du sang répandu, et disant cela je lui montre mes pistolets. Il jure, il s’en va : toute la foule qui m’entourait lui donne tort.

Cinq ou six minutes après, voilàbz Croce dans une belle berline à six chevaux avec sa femme, fille de chambre, et domestiques à sa livrée. Il portait un uniforme imposant. Il descend, nous nous embrassons, et je lui dis d’un air triste qu’il ne partira pas avant moi : je lui en dis la raison, et il la trouve juste. Il fait tapage, on tremble, le maître de la poste s’était enfui, sa femme descend, et ordonne qu’on me serve. Croce me dit que je ferais très bien allant me montrer à Padoue, puisqu’on disait que j’étais aussi parti par ordre. Il me dit qu’on avait fait partir aussi M. de Gondoin114 colonel au service de Modène qui faisait aussi une banque chez lui. Je lui ai promis d’aller le voir à Venise dans la semaine suivante. Cet homme, qui me tomba des nues115, avait gagné en quatre fois dix mille sequins, dont j’en ai reçu quatre mille, et neuf cents. J’ai payé toutes mes dettes, et retiré tous les effets que j’avais en gage ; mais qui plus est il me mit en fortune.

[195r] À mon arrivée à Padoue j’ai trouvé tous mes amis en alarme, excepté M. de Bragadin, entre les mains duquel j’avais mis la veille ma cassette. Ils croyaient à un bruit qui s’était répandu que le podestà m’avait aussi envoyé ordre de partir. Étant vénitien on ne pouvait pas m’envoyer un tel ordre. Au lieu d’aller me coucher j’ai fait une grande toilette pour aller à l’opéra sans masque. Je leur dis que je devais aller démentir tout ce que des mauvaises langues avaient débité sur mon compte.

— Je suis charmé, me dit de la Haye, si tout ce qu’on dit est faux, mais vous ne pouvez vous plaindre que de vous-même. Votre départ précipité vous fit ce tort. Le public veut savoir la raison de tout, et quand il ne la sait pas, il l’invente. Il est cependant certain que vous avez voulu tuer le postillon ; remerciez Dieu que vous l’avez manqué.

— Calomnie aussi. Croyez-vous qu’un coup de pistolet lâché à brûle-pourpoint puisse manquer ?

— Mais le cheval est mort, et vous le payerez.

— Je ne le payerai pas car le postillon me devançait. Savez-vous les lois de la poste ? D’ailleurs j’étais pressé. J’avais promis à une dame de déjeuner ce matin avec elle.

Il m’a paru piqué de ce qu’après ce dialogue je lui ai rendu tout l’argent qu’il m’avait prêté à Vienne. L’homme ne raisonne bien que quand il a de l’argentca, à moins qu’une passion en tumulte ne l’excède. M. de Bragadin dit que je ferais très bien d’aller à l’opéra sans masque.

À mon apparition dans le parterre j’ai vu tout le monde étonné, et vrais ou faux tous ceux qui me parlèrent me firent des compliments. Après le premier ballet, je suis allé à la salle du jeu, et en trois ou quatre tailles j’ai gagné [195v] cinq cents sequins116. Mourant de sommeil, et de faim je suis allé chez moi chanter mes victoires. Mon cher Bavois m’emprunta cinquante sequins qu’il ne m’a jamais rendus ; mais il est vrai que je ne les lui ai jamais demandés.

M’occupant toujours de C. C. j’ai passé tout le lendemain à me faire tirer117 en miniature par un habile Piémontais qui était venu à la foire118, et qui après gagna beaucoup d’argent à Venise : il me fit aussi une sainte Catherine119 de la même mesure. Un Vénitien excellent metteur en œuvre me fit la bague supérieurement bien. Celle qu’on voyait était la sainte. Un point bleu presque invisible sur le blanc émail qui l’entourait était ce qu’on devait pousser avec la pointe d’une épingle. La sainte sautait, et ma figure paraissait, qui était très ressemblante. Il me la remit quatre jours après comme il me l’avait promiscb.

Le vendredi, dans le moment que nous nous levions de table on me remit un billet. Je fus surpris de voir que c’était P. C., qui me priait d’aller d’abord le voir à l’Étoile (c’était l’auberge de la poste)120. Il me disait qu’il avait une nouvelle à me donner qui m’intéresserait beaucoup. J’ai cru que c’était quelque chose qui regardait sa sœur, et j’y suis allé dans l’instant.

Je l’ai trouvé, comme je m’y attendais avec la C.. Après lui avoir fait compliment sur sa sortie de prison, je lui ai demandé l’intéressante nouvelle. Il me dit qu’il était sûr que sa sœur était en pension dans un couvent, et il m’assurait qu’il saurait me dire le nom du couvent d’abord [196r] qu’il serait de retour à Venise. Je lui ai répondu qu’il me fera plaisir. Mais cette nouvelle ne lui servit que de moyen pour m’engager à aller lui parler. La cause de son empressement était une autre. Il me dit avec joie qu’il avait vendu pour trois ans son droit sur l’approvisionnement des bœufs pour la somme de quinze mille florins. Que le partisan121 avec lequel il avait fait cette affaire l’avait fait sortir de prison sous sa caution, et qu’il lui avait avancé six mille florins122 en quatre lettres de change. Il me les montra dans l’instant toutes les quatre acceptées par un nom que je ne connaissais pas ; mais dont il me fit l’éloge. Je veux acheter, poursuivit-il à me dire, pour six mille florins d’étoffes de soie des fabriques de Vicence donnant en paiement aux fabricants ces mêmes lettres qui sont à mon ordre, et que je passerai au leur. Je suis sûr de vendre les étoffes, et d’y gagner le dix pour cent. Venez avec nous, et je vous en donnerai pour deux cents sequins ; et par là vous vous trouverez à couvert de la caution que vous m’avez faite des deux cents sequins de la bague. Nous n’aurons besoin que de vingt-quatre heures pour finir tout cela.

Je n’y serais pas allé ; mais le désir d’avoir entre mes mains la valeur de ma caution me fit perdre le jugement. J’y ai consenti. Si je n’y vais pas, me suis-je dit, il vendra les étoffes sur-le-champ àcc 25 pour cent de perte, et je n’aurai plus mon argent. J’ai donc promis de partir avec eux le lendemain de bonne heure. Il me fit voir des lettres ouvertes de recommandation qu’il avait aux premières maisons de Vicence. Une avarice123, qui ne m’était pas caractéristique, me fit donner là-dedans.

[196v] Me voilà à l’Étoile, le lendemain de très bonne heure. On attelle quatre chevaux. L’hôte monte avec la carte ; et P. C. me prie de payer. Je vois un compte de cinq sequins, dont quatre étaient déboursés par l’hôte ; car Monsieur les devait au voiturier qu’il avait pris à Fusine. J’ai payé faisant un petit rire. Le bourreau était parti de Venise sans le sou124. Nous montons dans la voiture, nous arrivons à Vicence en trois heures, et nous nous logeons à l’enseigne du Chapeau125. Il ordonne un dîner délicat, puis il me laisse avec sa dame pour aller parler aux fabricants d’étoffes.

Madame C. commence à me faire des reproches que je méprise. Elle me dit qu’il y avait dix-huit ans qu’elle m’aimait, que nous avions tous les deux l’âge de neuf ans, quand nous nous vîmes pour la première fois à Padoue. Elle m’en fait souvenir. Elle était fille de ce mêmecd antiquaire ami de M. l’abbé Grimani qui m’avait mis en pension chez l’esclavonne. Cette nouvelle me fait rire, me souvenant que sa mère m’aimaitce.

Mais voilà des garçons de boutique, qui commencent déjà à venir avec des pièces d’étoffes. Madame C. se réjouit. En moins de deux heures la chambre en était pleine. P. C. arrive avec deux maîtres qu’il avait engagés à dîner. La C. leur fait des agaceries, on dîne, on fait profusion de vins exquis. L’après-dîner on porte encore des étoffes : P. C. en prend les états126 avec les prix ; mais il en veut encore. On en lui promet127 pour le lendemain malgré que ce fût un dimanche.

Sur la brune, voilà des comtes qui arrivent, car à [197r] Vicence tous les nobles sont comtes128. P. C. avait laissé à leurs maisons les lettres qui le leur recommandaient. C’était un Vélo un Sesso un Trento129 fort aimable : ils nous invitent au casin où la noblesse s’assemblait. La C. y brille. Après y avoir passé deux heures P. C. les engage à venir souper avec nous. Joie, et profusion. Cela m’ennuyait fort : je ne parlais pas ; on ne me disait pas le mot. Je vais me coucher dans une chambre au troisième les laissant à table. Le matin je descends à déjeuner, et je vois jusqu’à midi un si grand nombre de pièces130 qu’il devait y en avoir assez. P. C. me dit qu’on finirait tout dans le jour suivant, et que nous étions invités à un bal où il y avait toute la noblesse. Les maîtres fabricants avec lesquels il avait fait affaire viennent tous dîner avec nous. Toujours profusion.

La nuit au bal je m’impatiente tout de bon. Tout le monde parlait à la C., et à P. C. qui ne disait rien qui vaille, et quand je disais un mot on ne m’écoutait pas. Je prends une dame pour danser un menuet, elle le danse, mais regardant à droite, et à gauche. On fait une contredanse, et je me vois exclucf,cg et la même dame qui m’avait refusé danser avec un autre. Si j’avais été de bonne humeur je ne l’aurais pasch souffert ; mais j’ai préféré de retourner d’abord à l’auberge, et d’aller me coucher, ne comprenant pasci la raison que la noblesse de Vicence pouvait avoir de me traiter ainsi. On me négligeait peut-être parce que je n’étais pas nommé dans les lettres que P. C. avait présentées ; mais on devait savoir les lois de lacj politesse. Je prends patience. On devait partir le lendemain.

Le lendemain le couple fatigué dormit jusqu’à midi. [197v] Après dîner P. C. sortit pour aller payer les étoffes qu’il avait choisies. Nous devions partir le lendemain mardi de bonne heure. Les comtes que la C. avait enchantés vinrent souper. Je les ai laissés à table impatient de voir arriver le lendemain, car le mercredi de bonne heure je devais être à Venise.

Le lendemain matin on vient me dire que le déjeuner était prêt dans la chambre en bas : je tarde un peu. Le garçon de l’auberge remonte pour me dire que madame mon épouse me priait de me hâter. Au mot épouse ma main tombe sur le visage de ce pauvre innocent, et mes pieds dans le ventre le conduisent jusqu’à l’escalier qu’il descendit à précipice131 au risque de se casser le cou.

Je descends en fureur, j’entre dans la chambre où on m’attendait, et je demande à P. C. qui était le J. F.132 qui m’avait annoncé à l’auberge pour l’époux de madame ; et dans le même moment qu’il me répond qu’il n’en savait rien, l’hôte tenant un couteau à la main entre, et me demande pourquoi j’avais fait sauter l’escalier à son neveu. Je lui demande, tenant un pistolet à la main, qui lui avait dit que j’étais l’époux de cette femme. Il me répond que c’était monsieur le capitaine P. C. même qui avait dictéck la consigne133. Je prends alors le capitaine au collet, je le pousse à la muraille, et c’est l’hôte, qui jetant son couteau m’empêche de lui fendre la tête avec la crosse de mon pistolet. Madame, comme toujours paraissait évanouie. L’infâme ne faisait que crier : ce n’est pas vrai ce n’est pas vrai. L’hôte descend, et remonte vite avec le livre des consignes, et avec un air atroce il le met sous les yeux du lâche, le défiant à répéter que ce n’était pas lui qui avait dicté P. C. capitaine impérial avec M. et mad. Casanova. Il lui répond qu’il avait mal entendu, [198r] et pour lors l’hôte lui flanque le livre sur la physionomie. Quand j’ai vu le poltron souffrir cet affront sans se souvenir qu’il avait une épée, et qu’il endossait un uniforme, je suis sorti de la salle, et montant l’escalier j’ai dit au neveu de l’hôte de me faire d’abord atteler deux chevaux à une barelle pour Padoue. Écumant de colère je mets ce que j’avais dans un sac de nuit, reconnaissant trop tard la faute impardonnable que commet un homme d’honneur, lorsqu’il s’associe à des coquins. Mais voilà madame C.. Sortez d’abord d’ici, car je brûle, et je ne respecterai pas votre sexe.

Elle se jette sur un fauteuil, et fondantcl en pleurs elle me dit qu’elle était innocente ; quand l’impudent avait dictécm la consigne, elle jure qu’elle n’était pas présente. La femme de l’hôte survient, et me dit la même chose. Ma colère alors commence à s’évaporer en paroles ; et je vois de ma fenêtre la barelle que j’avais ordonnée prête à la porte. Je fais monter l’hôte pour payer ce que ma part pouvait importer134. Il me répond que ne lui ayant rien ordonné, je ne lui devais rien. Dans ce moment voilà le comte Vélo.

— Je gage, signor comte, que vous avez cru que cette dame est ma femme.

— C’est ce que toute la ville sait.

— Comment Sacr….. ! Je m’étonne que vous l’ayez cru, sachant que je loge tout seul dans cette chambre, et ayant vu hier au soir aussi que je me retire la laissant là avec tout le monde.

— Il y a des maris commodes.

— Je ne suis pas de ce nombre ; et vous ne vous connaissez pas en hommes d’honneur. Sortons d’ici, et je vous le prouverai.

Le comte prit vite l’escalier, et sortit de l’auberge. La C. étouffait, et ne me faisait pas pitié. Mais je pense alors que [198v] partant sans rien payer, on dirait, se moquant du tapage que j’avais fait, que j’avais profité en qualité d’escroc. J’ordonne à l’hôte de me porter le compte voulant absolument en payer la moitié. Il va d’abord le prendre ; mais voilà une nouvelle surprise. Madame C., se jetant à genoux, et pleurant, me dit que si je l’abandonnais, elle se voyait perdue, car elle n’avait ni argent, ni rien à laisser en gage.

— Comment ? N’avez-vous pas pour quatre mille écus d’étoffes ?

— On les a emportées toutes. Vous ne savez pas cela ? Les lettres de change que vous avez vues, et que nous regardions comme de l’argent comptant firent rire ces messieurs : ils retirèrent toutes les pièces d’étoffes que nous avions choisies. Pouvait-on croire cela ?

— Le coquin prévit tout ; et voilà la raison qu’il m’a engagé à venir ici. Mais j’ai honte de m’en plaindre. J’ai fait une bêtise, dont je dois faire la pénitence.

Le compte que l’hôte me porte montait à quarante sequins135, dépense énorme faite en trois jours ; mais il y avait en ligne de compte de l’argent déboursé. J’ai dans l’instant connu que mon honneur exigeait que je payasse tout, et je me suis acquitté de ce devoir dans l’instant, prenant une quittance signée par deux témoins. J’ai donné deux sequins au neveu de l’hôte pour qu’il me pardonne de l’avoir maltraité, et j’en ai refusé deux à la C., qui me les fit demander par l’hôtesse.

Ainsi se termina cette vilaine histoire qui m’apprit à vivre, mais dont j’aurais dû ne pas avoir besoin. Deux ou trois semaines après, j’ai su que le comte Trento fit partir ces malheureux auxquels je n’ai pas voulu avoir affaire. Un mois après [199r] ce fait P. C. retourna en prison, l’homme qui lui avait fait caution ayant fait banqueroute. Il eut l’effronterie de me prier dans une longue lettre d’aller le voir ; mais je ne lui ai pas même répondu. J’en ai agi de même avec la C. aussi, qui se trouva réduite à la misère.

Je ne me suis arrêté à Padoue que pour prendre ma bague, et pour dîner avec M. de Bragadin quicn retourna à Venise quelques jours après.

La lettre de C. C. que Laure me porta exactement le lendemain ne me disait rien de nouveau. Je lui ai conté dans ma réponse en détail le tour que son frère m’avait joué, et je lui ai annoncé sa bague lui apprenant le secret.

Suivant donc l’instruction qu’elle m’avait donnée je me suis placé un matin à la pointe du jour dans un endroit où j’ai vu sa mère entrer dans l’église. Je lui ai dit me mettant à genoux près d’elle que j’avais besoin de lui parler, et elle vint dans le cloître. Après avoir tâché de la consoler, et l’avoir assurée que je me conserverai constant jusqu’à la mort dans l’amour de sa fille, je lui ai demandé si elle allait la voir. Elle me répondit qu’elle comptait d’y aller le dimanche, et qu’elle était fâchée de ne pas pouvoir me dire dans quel couvent elle était. Je lui ai dit qu’il était inutile que je le susse, que je la priais seulement de lui dire que mon cœur était uniquement à elle, et de lui donner la bague qu’elle voyait. C’est l’image, lui dis-je, de la sainte sa patronne sans la protection de laquelle elle ne deviendra jamais ma femme. Elle devait la garder [199v] jour, et nuit à son doigt, et lui dire tous les jours un pater et un Ave Maria. Je lui ai dit que j’en agissais de même avec mon S.t Jacques lui récitant tous les jours un Credo136.

Enchantée de pouvoir insinuer à sa fille cette nouvelle dévotion, elle accepta la bague me promettant de la lui remettre. Je l’ai laissée lui donnant deux sequins, qui pouvaient être chers à sa fille pour satisfaire à ses petits besoins. Elle s’en chargea m’assurant cependant que rien ne lui manquait de son nécessaire.

Dans la lettre qu’elle m’écrivit le mercredi suivant, j’ai trouvé la quintessence du sentiment amoureux. Elle me disait que d’abord qu’elle était seule rien n’était plus prompt de la pointe137 de l’épingle avec laquelle elle faisait sauter la sainte. Elle donnait alors cent baisers à mon portrait, et elle ne discontinuait pas, si elle était surprise, car dans l’instant elle lui faisait tomber dessus le couvercle. Les religieuses étaient toutes édifiées de la confiance qu’elle avait dans la protection de sa bienheureuse patronne, dont par hasard, à ce que tout le couvent disait, les traits ressemblaient aux siens. Elle me disait que par cette raison la religieuse qui lui apprenait le français lui avait offert cinquante sequins de sa bague ; mais non pas par amour de la sainte, dont elle s’était moquée lisant sa vie ; maisco parce qu’elle lui ressemblait. Les deux sequins que je lui avais envoyés lui avaient été fort chers, car lui ayant été donnés publiquement par sa mère même elle pouvait en faire ce qu’elle voulait sans donner motif de [200r] faire des spéculations oiseuses à ceux qui la voyant faire des dépensescp seraient devenus curieux de savoir d’où elle pouvait avoir l’argent. Elle aimait à faire des petits présents aux pensionnaires. Elle me disait que sa mère avait fait l’éloge de ma piété chrétienne, et elle finissait sa lettre très longue me priant de ne plus lui parler de son frère.

Pour trois ou quatre semaines de suite il n’y eut question dans ses lettres que de sa sainte Catherine qui la faisait trembler de peur, lorsqu’elle était entre les mains de quelque religieuse qui ayant la vue basse frottait la glace. Que ferais-je, me disait-elle, si dans ce moment-là, le ressort sautant, la religieusecq verrait devant ses yeux une figure qui certainement ne ressemble pas à celle d’un saint ? Dis-moi quel parti je devrais prendre.

Un mois après l’emprisonnement de P. C., le marchand qui lui avait vendu la bague pour deux cents sequins me donna le billet se contentant d’en perdre vingt. Je l’ai envoyé à ce malheureux dans sa prison qui m’écrivait toujours me demandant l’aumône.

Croce à Venise faisait parler. Il tenait une bonne maison, il taillait à Pharaon, et on y faisait des lessives138. Prévoyant ce qui devait arriver tôt ou tard je n’avais jamais voulu mettre les pieds chez lui ; mais sa femme étant accouchée d’un garçon, et m’ayant prié de le lui tenir aux fonts du baptême139, j’ycr suis allé, et je suis resté au souper. [200v] Depuis ce jour-là, je n’ai plus remis les pieds chez luics.

[210r] ctCe qui attira l’ordre à mon cher compère de sortir des états de la république ne fut pas le jeu, car les inquisiteurs d’état auraient trop à faire s’ils voulaient purger l’état des joueurs d’avantage140. La cause de son exil fut une autre très extraordinaire.

Un noble Vénitien de la famille Gritti, surnommé Sgombro141, devint amoureux de cet homme antiphysiquement, et celui-ci soit pour rire, soit par goût ne lui était pas cruel. Le grand mal consistait en ce que cet amour monstrueux était public. Le scandale parvint à un tel excès que le sage gouvernement se vit forcé à ordonner au jeune homme d’aller vivre ailleurs.

Mais peu de temps après ce qui arriva à Sgombro fut de plus grande conséquence. Étant devenu amoureux de ses deux fils142, il mit le plus joli dans la nécessité d’avoir besoin du chirurgien. Le pauvre garçon confessa qu’il n’avait pas eu le courage de désobéir à l’auteur de ses jours. Cette soumission à la tendresse paternelle parut à juste titre d’une espèce que la nature devait détester. Les inquisiteurs d’état envoyèrent ce père tyran à la citadelle de Cataro, où il mourut au [210v] bout de l’an empoisonné par l’air qu’on y respire. La force vénéneuse de cet air est si bien connue du tribunal qu’il ne condamne à le respirer que les citoyens qui ont mérité la mort, commettant des crimes, dont la politique ne permet pas qu’on publie le procès.

Ce fut à Cataro que le conseil des dix143 envoya, il y a quinze ans, le célèbre avocat Contarini noble Vénitien, qui par son éloquence s’était rendu maître du grand conseil, et allait changer la constitution144. Il y mourut au bout de l’an. Pour ce qui regarde ses complices, on a cru sagement qu’il suffisait de punir les quatre ou cinq principaux.

Ce noble Sgombro, dont j’ai parlé avait une femme charmante, qui, je crois, vit encore. C’est madame Cornelia Gritti célèbre plus encore par son esprit, que par sa beauté supérieure aux injures de l’âge145. À la mort de son mari, se voyant devenue maîtresse146, elle se moqua de tous ceux qui se présentèrent pour l’engager à leur sacrifier sa liberté ; mais n’ayant jamais été ennemie déclarée de l’amour, elle agréa toujours leur hommage.

Vers la fin du mois de juillet147, un jour de lundi, mon valet me réveilla à la pointe du jour me disant que la femme qui venait tous les mercredis voulait me parler. Voici la lettre qu’elle me donna d’un air fort triste. « Dimanche au soir. Un malheur qui m’est arrivé ce matin me désole parce que je dois le cacher à tout le couvent. Je perds mon sang, je ne sais comment faire à l’étancher, et je n’ai pas beaucoup de linge. Laure m’a dit qu’il m’en faudra une grande quantité dans le cas que l’hémorragie dure, etcu je ne peux me confier à personne. Envoie-moi donc du linge, mon unique ami. Tu vois [211r] que j’ai dû me confier à Laure qui dans le jour peut venir dans ma chambre à toute heure. Si cette hémorragie me fait mourir, tout le couvent saura de quoi je suis morte ; mais je pense à toi ; et je tremble. Que feras-tu dans ta douleur. Ah ! Mon cher ami ! Quel dommage ! »

Je m’habille à la hâte, prenant ce temps pour penser à la chose. Je demande à Laure de quel caractère était l’hémorragie, et elle me dit clair que c’était à la suite d’une perte148, et qu’il fallait agir dans le plus grand secret en grâce de la réputation de la demoiselle. Elle me dit qu’elle n’avait besoin que de linge, et que ce ne sera rien. C’est le langage ordinaire. À peine habillé, je fais mettre à ma gondole une autre rame, et je vais avec Laure au Ghetto149, où j’achète d’un Juif tous les draps qu’il avait et plus de deux cents serviettes, et ayant mis tout dans un sac, je vais à Muran avec elle. Chemin faisant j’écris au crayon à ma chère amie d’avoir en Laure toute la confiance, et je l’assure que je ne quitteraicv Muran que lorsque son sang se sera étanché. Laure, descendant de la gondole m’a persuadé que, ne voulant pas me faire voir, je ferais bien à me cacher chez elle. Elle me laissa dans une chambre rez-de-chaussée remplie de guenilles, où j’ai vu deux lits. Après avoir mis sous ses jupes tout le linge qu’elle a pu, elle est allée chez la malade qu’elle avait vue la veille à l’entrée de la nuit. J’espérais qu’elle la trouverait hors de danger, et il me tardait d’en recevoir la nouvelle.

Elle vint une heure après me dire qu’ayant perdu beaucoup de sang toute la nuit elle était au lit très faible, et qu’il fallait la recommander à Dieu, car l’hémorragie ne cessant pas elle devait succomber en vingt-quatre heures. [211v] Quand j’ai vu le linge qu’elle tira de dessous ses jupes, j’ai manqué de tomber mort. C’était une boucherie. Elle m’assure qu’il n’y avait rien à craindre pour le secret ; mais beaucoup pour la vie de la pauvre enfant. Étrange style de consoler ; mais dans ce moment-là la sottise n’avait pas la force de me faire rire. Elle m’a dit que lisant mon billet elle a fait la bouche riante, et qu’après l’avoir baisé, elle lui avait dit que moi étant si près d’elle, elle était sûre de ne pas mourir.

J’ai frissonné quand cette bonne femme me montra mêlée au sang une petite masse informe. Elle me dit qu’elle allait laver elle-même tout cela, et qu’elle allait revenir pour retourner au couvent porter du linge à la malade quand tout le couvent serait à table.

— A-t-elle eu des visites ?

— Tout le couvent ; mais personne ne s’imagine d’où sa maladie vient.

— Mais avec la chaleur de cette saison elle ne peut avoir qu’une couverture légère, et il est impossible qu’on n’observe le gros volume que doivent faire les serviettes.

— Point du tout, car elle se tient sur son séant.

— Que mange-t-elle ?

— Rien. Il faut ne pas manger.

Elle partit alors ; et moi aussi. Je suis allé chez le médecin Payton, où j’ai perdu le temps, et l’argent que je lui ai donné pour un long récipé, dont je ne me suis pas servi. Il aurait fait connaître la maladie de mon ange à tout le couvent, et celui qui l’aurait publiée150 aurait été le médecin même du couvent par esprit peut-être de vengeance. Après avoir été chez moi pour prendre mon petit nécessaire je suis retourné à mon gîte, où une demi-heure après j’ai vu Laure fort triste qui me donna un billet où C. C. m’écrivait : « Mon cher ami, je n’ai pas la force de t’écrire. Je saigne toujours, et il n’y a pas de remède. Dieu est le maître ; mais mon honneur est à couvert. Ma seule consolation est de savoir que tu es ici. »

[212r] Laure m’effraya me montrant encore dix à douze serviettes imbibées de sang. Elle crut me consoler me disant qu’avec une livre on en imbibait cent ; mais je n’étais pas susceptible de consolation. J’étais au vrai désespoir. Me reconnaissant pour le bourreau de cette innocente je ne me sentais pas la force de lui survivre. Je me suis tenu abasourdi sur le lit sans jamais dire le mot six heures entières jusqu’au moment que Laure retourna du couvent avec vingt serviettes imbibées. La nuit ne lui permettait pas d’y retourner. Elle devait attendre le nouveau jour. Je l’ai attendu aussi sans avoir pu dormir, ni manger, ni permettre aux filles de Laure de me déshabiller, qui quoique jolies me faisaient horreur. Je les regardais comme les instruments de mon horrible incontinence qui m’avait fait devenir l’assassin d’un ange incarné.

Le soleil sortait de l’horizon quand Laure entra, me donnant d’un air très triste la nouvelle que la pauvre fille ne saignait plus. Elle crut de me disposer à entendre dans la journée même celle de sa mort.

— Elle est épuisée, me dit-elle, elle n’a que la force de tenir les yeux ouverts, elle paraît de cire, son pouls se laisse à peine sentir.

— Mais, ma chère Laure, cette nouvelle n’est pas mauvaise. Il faut à présent lui donner quelque nourriture.

— On a envoyé chercher le médecin. C’est lui qui ordonnera ce qu’il faut lui donner ; mais à vous dire vrai, je n’espère pas. Vous sentez qu’elle ne dira pas la vérité au docteur, ainsi Dieu sait ce qu’il lui ordonnera. Je lui ai dit à l’oreille de ne rien prendre, et elle m’a comprisecw.

— Si elle ne meurt pas de langueur jusqu’à demain, je suis sûr de sa vie, et son médecin aura été la nature.

— Dieu le fasse. Je retournerai chez elle à midi.

— Pourquoi pas avant ?

— Parce que sa chambre sera pleine de monde.

[212v] Ayant besoin d’espérer, j’ai pensé à soutenir ma vie, je me suis fait faire à manger, et en attendant je me suis mis à écrire à C. C. pour lorsqu’elle retournerait en état de pouvoir lire. Les moments du repentir sont bien tristes. J’étais à plaindre. J’avais le plus grand besoin de revoir Laure pour apprendre l’oracle du médecin. J’avais des grandes raisons de rire de tous les oracles ; mais malgré cela j’avais un vrai besoin de celui de ce médecin, et surtout de l’entendre propice.

Les filles de Laure me portèrent un dîner, mais je n’ai pu rien avaler. Elles me divertirent mangeant tout elles-mêmes avec un appétit dévorant. Sa fille aînée151 pièce de résistance ne me regarda jamais : les deux cadettes me paraissaient dégagées152 ; mais je ne les examinais que pour nourrir mon cruel repentir.

Laure enfin vint me dire que la malade était dans le même état de langueur, que sa grande faiblesse avait fort surpris le médecin qui ne savait pas à quoi l’attribuer. Il lui avait ordonné des cordiaux, et des bouillons légers, et il lui avait pronostiqué le recouvrement de sa santé, si elle pouvait dormir. Lui ayant ordonné une garde de nuit, la malade avait tendu la main à Laure, et moyennant cela, elle me promit qu’elle ne la quitterait plus. Sa mère était allée la voir ; et cette nouvelle me fit plaisir. Je voyais très bien que si elle pouvait dormir elle guérirait, ainsi je désirais le lendemain. J’ai donné six sequins à Laure, et un à chacune de ses filles, et j’ai soupé en poisson. Je me suis aussi couché déshabillé malgré la méchanceté du lit. Quand les filles de Laure m’y virent, elles se déshabillèrent sans façon, et elles se couchèrent ensemble dans un autre, qui était à côté du mien. Cette confiance me plut. Leur sœur aînée [213r] devait être au fait. Elle alla se coucher dans une autre chambre parce qu’elle avait un amoureux qui devait l’épouser dans l’automne.

Le lendemain de très bonne heure, Laure d’un air gai est venue me dire que la malade avait bien dormi, et qu’elle retournait au couvent pour lui porter une soupe. Il n’était cependant pas encore temps de chanter victoire, car elle avait besoin de regagner ses forces, et de remettre le sang qu’elle avait perdu. Je me suis alors senti sûr qu’elle regagnerait sa santé ; et la chose fut ainsi. Mais je suis resté là encore huit jours ne m’étant déterminé à partir que lorsque C. C. me l’a pour ainsi dire ordonné dans une lettre de quatre pages. Laure à mon départ pleura du plaisir de se voir récompensée avec presque tout le beau linge que je lui avais acheté pour la malade, et ses deux filles cadettes pleurèrent apparemment parce qu’elles ne surent pas dans les dix jours que j’avais passés chez elles m’engager à leur donner au moins un baiser.

Je suis retourné, à Venise à mes anciennes habitudes ; mais sans un amour réel, et heureux je ne pouvais pas être content. Je n’avais autre plaisir que celui de recevoir tous les mercredis une lettre de ma petite femme qui m’encourageait à attendre au lieu de me solliciter à l’enlever. Laure m’assurait qu’elle était devenue plus belle. Je mourais [213v] d’envie de la voir.

Ce fut à la fin du mois d’Août que Laure m’ayant parlé d’une prise d’habit153, qui mettait en mouvement tout le couvent, je me suis déterminé à me procurer le plaisir de voir mon bel ange. Les parloirs devaient être pleins de monde, et les religieuses recevant des visites à la porte du couvent il était vraisemblable que les pensionnaires se montreraient, et que C. C. y serait aussi. Je ne pouvais pas craindre d’être remarqué plus qu’un autre dans un jour où il y aurait eu une quantité de personnes inconnues. J’y suis donc allé sans avoir rien dit à Laure, et sans en avoir averti C. C. dans ma dernière lettre.

J’ai cru de mourir de plaisir quand je l’ai vue à quatre pas de moi attentive, et étonnée de me voir là. Je l’ai trouvée grandie, plus formée, et même plus belle dans la physionomie, ce que je ne croyais pas possible. Je n’ai eu d’yeux que pour elle, et je ne suis retourné à Venise que lorsqu’on ferma la porte.

Mais la lettre qu’elle m’écrivit trois jours après me peignit avec des couleurs trop vives le plaisir qu’elle avait eu à me voir pour que je ne pensasse au moyen de le lui procurer souvent. Je lui ai répondu sur-le-champ qu’elle me verrait à la messe dans son église tous les jours de fête ; et j’ai d’abord commencé. Cela ne me coûtait rien. Je ne la voyais pas ; mais sachant qu’elle me voyait, son plaisir suffisait à rendre le mien [214r] parfait. Je ne pouvais rien craindre, car il était presqu’impossible qu’on pût me connaître dans une église où il n’y avait que des bourgeois, et des bourgeoises muranaises. Après avoir entendu une ou deux messes, j’allais monter dans une gondole de trajet, dont le barcarol ne pouvait avoir aucune curiosité de me connaître. cxJe me tenais cependant sur mes gardes. Sachant que l’intention du père de C. C. était de faire qu’elle m’oubliât, j’étais sûr que s’il avait su que je ne cessais pas de me montrer, il l’aurait mise dans un autre couvent où je n’aurais pu avoir avec elle la moindre correspondance.

C’est ainsi que je raisonnais mais je ne connaissais pas bien ni le caractère des religieuses, ni l’espèce singulière de leur curiosité. Outre cela je ne pensais pas que ma personne étant remarquable etcy que me voyant assidu à leur église elles croiraient toutes d’accord que cela ne pourrait être sans une raison, et qu’elles feraient tout leur possible de la pénétrer.C. C. au bout de cinq à six fêtes m’écrivit en style plaisant que j’étais devenu l’énigme de tout le couvent, tant des religieuses que des pensionnaires. Tout le chœur m’attendait à la minute : on s’avertissait quand on me voyait entrer, et prendre l’eau bénite ; et on remarquait que je ne regardais jamais la grille derrière laquelle devaient être toutes les recluses, ni aucune femme ou fille qui entrait ou sortait de l’église. Les vieilles religieuses disaient que je devais [214v] avoir quelque grand chagrin, dont je n’espérais de me délivrer que par la protection de leur sainte vierge, dans laquelle je devais avoir toute la confiance : et les jeunes disaient que je devais être un malade de mélancolie, un misanthrope qui fuyait le grand monde. Ma chère femme qui m’écrivait tout cela m’amusait. Je lui ai écrit que si elle craignait que je pusse être connu je cesserais d’y aller ; et elle me répondit qu’elle deviendrait fort triste, si elle se voyait privée du plaisir de me voir qui faisait tout son bonheur. Informé cependant de cette curiosité générale je n’osais pas aller chez Laure. Je maigrissais, je me détruisais peu à peu : je ne pouvais pas durer longtemps dans ce genre de vie. J’étais né pour avoir une maîtresse, et pour vivre heureux avec elle. Ne sachant que faire, je jouaiscz et je gagnais presque tous les jours, mais malgré cela je m’ennuyais. Après les cinq mille sequins154 que j’avais gagnés à Padoue par les mains heureuses deda mon compère, j’avais suivi le conseil de M. de Bragadin. J’avais loué un casin où je taillais à Pharaon de moitié avec un matador qui me garantissait des supercheries de certains aristocrates tyrans vis-à-vis desquels un simple particulier a toujours tort dans ma charmante patrie155.

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