Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE XII

Bellino démasqué. Son histoire. On me fait mettre aux arrêts. Ma fuite involontaire. Mon retour à Rimini. Mon arrivée à Bologne.

À peine couché, je tressaillis le voyant venir à moi. Je le serre contre mon sein, je le vois animé par le même transport. L’exorde de notre dialogue fut un déluge de baisers qui se confondirent. Ses bras furent les premiers à descendre de mon dos jusqu’aux reins, je pousse les miens encore plus basa, et pour tout éclaircissement je me trouve heureux, je le sens, je le ressens, je suis convaincu de l’être, j’ai raison, on me la fait, je ne peux pas en douter, je ne me soucie pas de savoir comment, je crains si je parle de ne plus l’être, ou de l’être comme je n’aurais pas voulu l’être, et je me livre en corps, et en âme à la joie qui inondait toute mon existence, et que je voyais partagée. L’excès de mon bonheur s’empare de tous mes sens au point qu’il arrive à ce degré où la nature noyée dans le plaisir suprême s’épuise. Je reste occupé l’espace d’une minute dans une action1 immobile pour contempler en esprit, et adorer ma propre apothéose.

La vue, et le toucher que j’avais cru devoir représenter dans cette pièce les principaux personnages ne jouent que des rôles secondaires. Mes yeux ne désirent pas un bonheur plus grand que celui de se tenir fermes sur la figure de l’être qui les enchantait, et mon tact confiné au bout de mes doigts craint à changer de place, puisqu’il ne peut pas se figurer de trouver davantageb. J’aurais accusé la nature dec la plus lâche couardise, si sans mon consentement elle aurait osé décamper de la place dont je me sentais en possession.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées que sans rompre notre éloquent silence nous travaillâmes d’accord à nous entrerendre des nouvelles assurances de la réalité de notre bonheur mutuel : Bellino à m’en assurer à chaque quart d’heure par les plus doux gémissements ; moi ne voulant jamais parvenir de nouveau au bout de ma carrière. Je fus toute ma vie dominé par la peur que mon coursier récalcitre à la recommencer, et cette économie ne me parut jamais pénible, car le plaisir visible que je donnais composa toujours les quatre cinquièmes du mien. Par cette raison la nature doit [175v] abhorrer la vieillesse, qui peut bien se procurer du plaisir, mais jamais en donner. La jeunesse l’esquive : c’est son redoutable ennemi, qui la séquestre enfin triste, et faible, difforme, hideuse, et toujours trop tôt.

Nous prîmes enfin relâche2. Une intermission nous était nécessaire. Nous n’étions pas accablés ; mais nos sens avaient besoin de la tranquillité de notre esprit pour aller se remettre à leur place.

Bellino, premier à rompre le silence, me demanda si je l’avais trouvé3 bien amoureuse.

— Amoureuse ? Tu conviens donc d’être femme ? Dis-moi, tigresse, s’il est vrai que tu m’aimais, comment tu as pu tant différer ton bonheur, et le mien ? Mais est-il bien vrai que tu es du sexe enchanteur, dontd je crois de t’avoir trouvée ?

— Tu es maintenant le maître de tout. Rends-toi certain.

— Oui. J’ai besoin de m’en convaincre. Grand Dieu ! Où est donc allé le monstrueux clitoris que j’ai vu hier ?

Après une pleine conviction qui fut suivie d’une reconnaissance de longue haleine, c’est ainsi que cet être charmant me conta son histoire.

Thérèse est mon nom4. Pauvre fille d’un employé à l’institut de Bologne5 j’ai connu Salimbeni célèbre musicien castrat6, qui logeait chez nous. J’avais douze ans, et une belle voix. Salimbeni était beau ; je fus enchantée de lui plaire, de me voir louée par lui, et excitée à apprendre la musique de lui-même, et à toucher le clavecin. Dans une année de temps, je me suis trouvée passablement instruite, et en état de m’accompagner un air imitant les grâces de ce grand maître, dont l’électeur de Saxe roi de Pologne7 s’était emparé. Sa récompense fut celle que sa tendresse le força à me demander : je ne me suis pas trouvée humiliée à la lui accorder, puisque je l’adorais. Les hommes comme toi méritent, ce n’est pas douteux, la préférence sur ceux qui ressemblent à mon premier amant ; mais Salimbeni faisait exception. Sa beauté, son esprit, ses manières, son talent, et les éminentes qualités de son cœur, et de son âme le rendaient préférable à tous les hommes parfaits que j’avais connus jusqu’à ce moment-là. La modestie, et la discrétion étaient ses vertus favorites, et il était riche, et généreux. Il n’est pas possible qu’il ait trouvé une femme capable de lui résister ; mais je ne l’ai jamais entendu se vanter d’avoir triomphé d’aucune. La mutilation enfin fit de cet homme un monstre, comme elle devait faire, mais un monstre en qualités adorables. Je sais que quand je me suis donnée à lui il a fait mon bonheur ; mais il a tant fait, que je dois croire aussie d’avoir fait le sien.

Salimbeni entretenait à Rimini chez un maître de musique un garçon de mon âge que son père au lit de la mort avait fait mutiler pour lui conserver la voix, et pour qu’il pût en tirer parti,f à l’avantage de la nombreuse famille qu’il laissait, montant sur les théâtres. Ce garçon qui s’appelait Bellino était fils de la bonne femme que vous venez de connaître à Ancône, et que tout le monde croit ma mère.

[176r] Un an après avoir connu cet être, si bien favorisé du ciel, ce fut de lui-même que j’ai reçu la triste nouvelle qu’il devait me quitter pour aller à Rome. J’en fus au désespoir, malgré qu’il m’assurât que je le reverrais bientôt. Il laissait à mon père le soin, et le moyen de poursuivre à cultiver mon talent ; mais précisément dans les mêmes jours une fièvre maligne l’emporta ; et je suis restée orpheline. Salimbeni pour lors n’eut pas la force de résister à mes pleurs. Il se détermina à me conduire avec lui à Rimini, et de me mettre en pension chez le même maître de musique, où il tenait le jeune castrat frère de Cécile, et de Marine. Nous partîmes de Bologne à minuit. Personne ne sut qu’il me conduisait avec lui, et cela fut facile, car je ne connaissais, ni n’intéressais personne que mon cher Salimbeni.

D’abord que nous arrivâmes à Rimini, il me laissa à l’auberge pour aller parler au maître de musique, et faire son accord pour tout ce qui me regardait. Mais une demi-heure après, le voilà de retour à l’auberge tout pensif. Bellino était mort la veille de notre arrivée. Réfléchissant à la douleur que sa mère ressentirait, lorsqu’il lui en écrirait la nouvelle, il pense de me reconduire à Bologne sous le nom du même Bellino qui venait de mourir, et de me mettre en pension chez sa mère même, qui étant pauvre trouverait son intérêt à garder le secret. Je lui donnerai, me dit-il, tous les moyens pour te faire parfaitement apprendre la musique, et dans quatre ans d’ici je te ferai venir à Dresde, non pas en qualité de fille, mais de castrat. Nous vivrons là ensemble, et personne ne pourra y trouver à redire. Tu feras mon bonheur jusqu’à ma mort. Il ne s’agit donc que de faire que toute Bologne te croie Bellino, ce qui te sera facile, n’étant connue de personne. La seule mère de Bellino saura tout. Ses enfants ne douteront pas queg tu sois leur frère, car ils étaient en très bas âge quand je l’ai envoyé à Rimini. Tu dois renoncer, si tu m’aimes, à ton sexe, et en perdre même le souvenir. Tu dois prendre dans ce moment le nom de Bellino, et partir d’abord avec moi pour Bologne. Dans deux heures tu te verras habillée en garçon : ton unique soin sera celui de faire que personne ne te reconnaisse pour fille. Tu coucheras seule ; tu prendras garde à toi quand tu t’habilles ; et quand dans une année ou deux tu gagneras de la gorge, ce ne sera rien ; puisqu’en avoir trop est le défaut ordinaire de tous nous autres. Outre cela je te donnerai avant de te quitter une petite machine, et je t’apprendrai le moyen de te l’adapter si bien à l’endroit qui démontre la différence du sexe qu’on s’y méprendra facilement, si le cas arrivait qu’on dût te faire une perquisition. Si mon projet te plaît, tu me rends sûr que je pourrai vivre à Dresde avec toi sans que la reine8 qui est dévote puisse y trouver à redire. Dis-moi si tu y consens.

Il ne pouvait pas douter de mon consentement. Je ne pouvais pas avoir [176v] un plaisir plus grand que celui de faire tout ce qu’il désirait. Il me fit habiller en garçon, il me fit quitter toutes mes nippes de fille, et après avoir ordonné à son domestique de l’attendre à Rimini, il me conduisit à Bologne. Nous y arrivons au commencement de la nuit, il me laisse à l’auberge, et il va d’abord chez la mère de Bellino. Il lui communique son projet, elle l’approuve, et elle se console par là de la mort de son fils. Il vient me rejoindre avec elle à l’auberge, elle m’appelle son fils, je lui donne le nom de mère ; Salimbeni s’en va nous disant d’attendre. Il revient une heure après, et il tire de sa poche la machine, qui dans le cas de nécessité devait me faire croire homme. Tu l’as vue. C’est une espèce de petit boyau long, mou, et gros comme le pouce de la main, blanc, et d’une peau très douce. Tu m’as fait rire sous cape ce matin quand tu l’as appelé clitoris. Cette machine était au milieu d’une peau très fine, et transparente, de forme ovale, qui avait cinq à six pouces en longueur, deux en largeur9. En adaptant cette peau avec de la gomme d’adragant10 à l’endroit où on distingue le sexe, elle fait disparaître le féminin. Il liquéfie la gomme, il en fait l’expérience sur moi en présence de ma nouvelle mère, et je me vois devenue ressemblante à mon cher ami. En vérité cela m’aurait fait rire, si le départ subit de l’objet que j’adorais ne m’eût percé le cœur. Je suis restée là comme morte avec un pressentiment que je ne le verrais plus. On se moque des pressentiments, et on a raison, parce que le cœur ne parle pas à tout le monde ; mais il ne m’a pas trompée. Salimbeni est mort très jeune l’année passée dans le Tyrol en vrai philosophe. Je me suis trouvée réduite à devoir tirer parti de mon talent. Ma mère pensa de bien faire en poursuivant à me faire croire homme, parce qu’elle espérait de me faire aller chanter à Rome. En attendant elle accepta le théâtre d’Ancône, où elle employa Pétrone pour le faire danser en fille.

Après Salimbeni tu es le seul homme entre les bras duquel Thérèse a fait des véritables offrandes à l’amour parfait ; et il ne tient qu’à toi de me faire quitter aujourd’hui le nom de Bellino, que depuis la mort de Salimbeni je déteste, et qui commence même à me donner des embarras qui m’impatientent. Je n’ai fait que deux théâtres, et j’ai dû dans tous les deux, si j’ai voulu y être admise, subirh le honteux examen, car on trouve partout que je ressemble si bien à une fille qu’on ne veut me croire homme qu’après la conviction. Jusqu’à présent je n’ai eu affaire qu’à des vieux prêtres, qui de bonne foi se contentèrent d’avoir vu, et certifièrent l’évêque ; mais il faut que je me défende continuellement de deux sortes de gens qui m’obsèdent pour obtenir des faveurs illicites, et horribles. Ceux qui comme toi deviennent amoureux de moi ne pouvant pas croire que je sois homme exigent que je leur fasse voir la vérité, et je ne peux pas me résoudre, parce que je risque qu’ils veuillent s’en convaincre par le tact aussi ; et pour lors je crains non seulement [177r] qu’ils arrachent le masque ; mais qu’en devenant curieux ils ne veuillent mettre la machine en état de servir à des envies monstrueuses qui peuvent leur venir. Mais les perfides qui me persécutent à outrance sont ceux qui me déclarent leur brutal amour en qualité de castrat comme je veux leur paraître. J’ai peur, mon cher ami, d’en poignarder quelqu’un. Hélas ! Mon ange ! Tire-moi de cet opprobre. Prends-moi avec toi. Je ne demande pas de devenir ta femme ; je ne veux être que ta tendre amie, comme je l’aurais été à Salimbeni : mon cœur est pur : je me sens faite pour vivre fidèle à mon amant. Ne m’abandonne pas. La tendresse que tu m’as inspirée est la véritable : celle qui me venait de Salimbeni procédait de l’innocence. Je ne me crois devenue véritablement femme que depuis que j’ai goûté le parfait plaisir de l’amour entre tes bras.

Attendri jusqu’aux larmes, j’ai essuyé les siennes, et de bonne foi je lui ai donné parole de l’associer à ma destinée. Intéressé infiniment par l’histoire extraordinaire qu’elle m’avait communiquée, et où j’avais vu tout le caractère de la vérité, je ne pouvais pas cependant me persuader de lui avoir inspiré un vrai amour pendant mon séjour à Ancône. Comment aurais-tu pu, lui dis-je, souffrir, si tu m’avais aimé, que je souffrisse tant, et que je me donnasse à tes sœurs ?

— Hélas ! Mon ami. Pense à notre grande pauvreté, et à la difficulté que je devais avoir à me découvrir. Je t’aimais ; mais pouvais-je être sûre que l’inclination que tu me montrais ne fût un caprice ? Te voyant passer si facilement de Cécile à Marine, j’ai cru que tu me traiterais de même d’abord que tu aurais satisfait à tes désirs. Mais je n’ai pu plus douter de ton caractère volage, et du peu d’importance que tu attachais au bonheur de l’amour, lorsque j’ai vu ce que tu asi fait sur le vaisseau turc avec cette esclave, et sans que ma présence te gêne. Elle t’aurait gêné, si tu m’avais aimée. J’ai eu peur de me voir méprisée après, et Dieu sait combien j’ai souffert. Tu m’as insultée, mon cher ami, de cent façons différentes, mais je plaidais ta cause. Je te voyais irrité, et désireux de vengeance. Ne m’as-tu pas menacée aujourd’hui dans la voiture ? J’avoue que tu m’as fait peur ; mais ne t’avise pas de croire que ce soit la peur qui me déterminât à te contenter. Non, mon cher ami, je me suis déterminée à m’abandonner à toi d’abord que tu m’aurais enlevée d’Ancône jusque du11 premier moment que j’ai chargé Cécile d’aller te demander si tu voulais me conduire à Rimini.

— Quitte l’engagement que tu as à Rimini, et passons outre. Nous ne resterons à Bologne que trois jours, tu viendras à Venise avec moi, et sous l’habit de ton vrai sexe, et sous un autre nom, je défie l’entrepreneur de l’opéra de Rimini de te trouver.

— J’accepte. Ta volonté sera toujours la mienne. Salimbeni est mort. Je suis ma maîtresse12 [177v] et je me donne à toi ; tu auras mon cœur, et j’espère que je saurai me conserver le tien.

— Laisse, je t’en prie, que je te voie de nouveau avec le singulier meuble que Salimbeni t’a donné.

— Dans l’instant.

Elle sort du lit, elle met de l’eau dans un gobelet, elle ouvre sa malle, elle tire dehors sa machine, et ses gommes, les fond, et elle s’adapte le masque. Je vois une chose incroyable. Une charmante fille qui paraissait telle partout, et qui avec ce meuble extraordinaire me semblait encore plus intéressante, car ce blanc pendeloque13 ne pouvait porter aucun obstacle au réservoir de son sexe. Je lui ai dit qu’elle avait bien fait à ne pas me permettre de la toucher, car elle m’aurait plongé dans l’ivresse, et fait devenir ce que je n’étais pas, à moins qu’elle ne m’eût d’abord calmé en me désabusant. J’ai voulu la convaincre que je ne mentais pas, et notre débat fut comique. Nous nous endormîmes après, et nous nous réveillâmes fort tard.

Frappé par tout ce que j’avais entendu de la bouche de cette fille, par sa beauté, par son talent, par la candeur de son âme, par ses sentiments, et par ses malheurs dont le plus cruel était certainement celui du faux personnage qu’elle devait représenter, qui l’exposait à l’humiliation, et à l’opprobre, je me suis déterminé à l’associer à ma destinée, ou à m’associer à la sienne, car notre condition était à peu près la même.

Poussant encore ma pensée plus loin, j’ai vu que d’abord que je me sentais décidé à m’emparer d’elle, à me donner à elle, je devais apposer à cette union le sceau du mariage. Cela ne devait selon les idées que j’avais dans ce temps-là, qu’augmenter notre tendresse, notre estime réciproque, et celle de la société générale qui n’aurait jamais su trouver notre lien légitime, ni le reconnaître pour tel que corroboré de lois civiles. Son talent m’assurait que le nécessaire à la vie ne saurait jamais nous manquer, et je ne désespérais pas du mien, quoique j’ignorasse en quoi, et comment j’aurais pu en tirer parti. Notre amour réciproque se serait trouvé lésé, et se serait réduit à rien, si l’idée de vivre à ses dépens eût pu m’humilier, ou si elle eût pu s’enorgueillirj, prendre un dessus sur moi, et changer la nature de ses sentiments par la raison qu’au lieu de devoir me reconnaître pour son bienfaiteur, elle se serait au contraire reconnue pour ma bienfaitrice. Si Thérèse avait eu une âme susceptible d’une pareille bassesse, elle devenait digne de mon plus haut mépris. J’avais besoin de le savoir, je devais la sonder, il était nécessaire de la mettre à une épreuve qui m’aurait développé son âme avec la plus grande évidence. Dans cette idée voilà le discours que je lui ai tenu :

— Ma chère Thérèse, tout ce que tu m’as dit me rend sûr que tu m’aimes, et la certitude dans laquelle tu te sens d’être devenue maîtresse de mon cœur achève de me rendre amoureux de toi au point que je me [178r] sens prêt à tout faire pour te convaincre que tu ne t’es pas trompée. Il faut que je te fasse voir que je suis digne dépositaire d’une confidence, dont je ne connais pas la plus noble avec une sincérité égale à la tienne. Nos cœurs donc doivent se mettre l’un vis-à-vis de l’autre dans la plus parfaite égalité. Je te connais actuellement ; mais tu ne me connais pas. Tu me dis que cela t’est égal, et ton abandon est la preuve de l’amour le plus parfait ; mais il me met trop au-dessous de toi dans le moment même que tu penses d’achever de te rendre adorable me mettant au-dessus. Tu ne veux rien savoir, tu ne demandes qu’à être à moi, et tu n’aspires qu’à la possession de mon cœur. C’est beau, belle Thérèse, mais cela m’humilie. Tu m’as confié tes secrets, je dois te confier les miens. Promets-moi qu’après avoir tout su tu me diras sincèrement tout ce qu’il y aura de changé dans ton âme.

— Je te le jure. Je ne te cacherai rien ; mais n’aie pas la cruauté de me faire des fausses confidences. Je t’avertis qu’elles ne te serviront de rien, si tu cherches de me découvrir par elles moins digne de ta tendresse ; mais elles te dégraderont un peu dans mon âme. Je ne voudrais pas te connaître capable de ruse. Sois sûr de moi, comme je suis sûre de toi. Dis-moi la vérité sans détour.

— La voici. Tu me supposes riche ; je ne le suis pas. Je n’aurai plus rien quand j’aurai fini de vider ma bourse. Tu me supposes, peut-être, homme de grande naissance, et je suis d’une condition ou inférieure, ou égale à la tienne. Je n’ai aucun talent lucratif, aucun emploi, aucun fondement pour être certain que j’aurai de quoi manger dans quelques mois. Je n’ai ni parents, ni amis, ni aucun droit pour prétendre14, et je n’ai aucun projet solide. Tout ce que j’ai à la fin n’est que jeunesse, santé, courage, un peu d’esprit, des sentiments d’honneur, et de probité, et quelques commencements de bonne littérature. Mon grand trésor est que je suis mon maître, que je ne dépends de personne, et que je ne crains pas les malheurs. Mon caractère plie à être dissipateur. Voilà ton homme. Belle Thérèse, réponds.

— Commence par apprendre que je suis sûre que tout ce que tu m’as dit estk la pure vérité, et sache que dans ton récit rien ne m’a étonnée que le noble courage avec lequel tu me l’as dite. Sache aussi que dans certains moments à Ancône je t’ai jugé tel que tu viens de te décrire ; et que bien loin d’en être effrayée, je désirais de ne pas me tromper, car je me trouvais pour lors plusl fondée à espérer de faire ta conquête. Mais bref. Puisqu’il est vrai que tu es pauvre, que tu ne tiens à rien15, et que tu es même un vaurienm pour l’économie, permets que je te dise que j’en suis bien aise, car naturellement en m’aimant, tu ne pourras mépriser le présent que je vais te faire. Ce présent consiste dans la personne que tu aimes. Je me donne à toi ; je suis à toi ; j’aurai soin de toi. Ne pense à l’avenir qu’à m’aimer ; mais uniquement. Depuis ce moment je ne suis plus Bellino. Allons à Venise, et mon talent nous gagnera la vie16 ; et [178v] si tu ne veux pas aller à Venise, allons où tu voudras.

— Je dois aller à Constantinople.

— Allons-y. Si tu as peur de me perdre à cause d’inconstance, épouse-moi, et pour lors ton droit sur moi deviendra légal. Je ne te dis pas qu’étant mari je t’aimerai davantage ; mais le titre flatteur de ta femme me plaira, et nous en rirons.

— Fort bien. Après-demain, pas plus tard, je t’épouserai à Bologne ; car je veux te rendre appartenanten à moi par tous les liens imaginables.

— Me voilà heureuse. Nous n’avons rien à faire à Rimini. Nous partirons d’ici demain matin. Il est inutile de nous lever. Mangeons au lit, et après faisons l’amour.

— C’est très bien pensé.

Après avoir passé la seconde nuit dans le plaisir, et le contentement, nous partîmes à la pointe du jour, et après avoir voyagé quatre heures nous pensâmes à déjeuner. Nous étions à Pesaro. Dans le moment que nous allions remonter en voiture pour suivre notre voyage, voilà un bas officier accompagné de deux fusiliers qui nous demande notre nom, et tout de suite notre passeport. Bellino lui donne le sien ; je cherche le mien, et je ne le trouve pas. Je l’avais avec les lettres du cardinal, et du chevalier da Lezze, je trouve les lettres, et je ne trouve pas le passeport : toutes mes diligences sont inutiles. Le caporal s’en va après avoir ordonné au postillon d’attendre. Une demi-heure après, il revient, il rend à Bellino son passeport lui disant qu’il était le maître de partir ; mais quant à moi, il a ordre de me conduire chez le commandant. Le commandant me demande pourquoi je n’avais pas de passeport.

— Parce que je l’ai perdu.

— On ne perd pas un passeport.

— On le perd, et c’est si vrai que je l’ai perdu.

— Vous ne passerez pas outre.

— Je viens de Rome, et je vais à Constantinople porter une lettre du cardinal Acquaviva. Voici sa lettre cachetée à ses armes.

— Je vais vous faire conduire chez M. de Gages.

On me conduit devant ce fameux général qui était debout entouré de tout son état-major. Après lui avoir dit tout ce que j’avais dit au commandant, je le prie de me laisser poursuivre mon voyage. – La grâce que je peux vous faire est de vous tenir aux arrêts jusqu’à ce qu’il vous arrive de Rome un nouveau passeport sous le même nom que vous avez donné à la consigne17. Le malheur de perdre un passeport ne peut arriver qu’à un étourdi, et le cardinal apprendra à ne pas donner des commissions à des étourdis.

Il ordonna alors de me faire mettre aux arrêts à la grande garde hors de la ville qu’on appelait S.te Marie après que j’aurais écrit à Rome pour avoir un nouveau passeport. On m’a donc reconduit à la poste, où j’ai écrit au cardinal mon malheur, le suppliant de m’envoyer sans perte de temps le passeport, eto lui envoyant ma lettre par estafette. Je le priais d’envoyer le passeport en droiture18 à la secrétairerie de guerrep. Après cela, j’ai embrassé Bellino-Thérèse que ce contretemps désolait. Je lui [179r] ai dit d’aller m’attendre à Rimini, et je l’ai forcée à accepter cent sequins19. Elle voulait rester à Pesaro ; mais je n’y ai pas consenti. J’ai fait délier ma malle, et après l’avoir vue partir je me suis laissé conduire à la grande garde. Ce sont des moments dans lesquels tout optimiste doute de son système ; mais un stoïcisme, qui n’est pas difficile sait émousser leur mauvaise influence. Ce qui me fit une très grande peine fut l’angoisse de Thérèse, qui me voyant ainsi arraché de ses bras dans le premier moment de notre union étouffait voulant à force20 retenir ses larmes. Elle ne m’aurait pas quitté, si je n’avais su la rendre sûre qu’elle me reverrait dans dix jours à Rimini. Elle fut d’ailleurs très persuadée qu’elle ne devait pas rester à Pesaro.

À S.te Marie, l’officier me mit dans le corps de garde où je me suis assis sur ma malle. C’était un maudit Catalan, qui ne m’honora pas seulement d’une réponse quand je lui ai dit que j’avais de l’argent, que je voulais un lit, et un domestique pour faire tout ce qui m’était nécessaire. J’ai dû passer la nuit couché sur la paille, sans avoir rien mangé, entre des soldats catalans. C’était la seconde nuit dans ce goût-là que je passais à la suite de délicieuses. Mon Génie s’amusait à me traiter ainsi pour me procurer le plaisir de faire des comparaisons. C’est une rude école ; mais son effet est immanquable ; principalement dans les hommes qui tiennent un peu de la nature du Stokfiche21.

Pour fermer la bouche à un philosophe qui ose vous dire que dans la vie de l’homme la masse des peines est supérieure à celle des plaisirs, demandez-lui s’il voudrait d’une vie où il n’y aurait ni peines ni plaisirs. Il ne vous répondra pas ou il biaisera ; car s’il dit que non, il la chérit, et s’il la chérit il l’avoue agréable, ce qu’elle ne pourrait pas être, si elle était pénible ; et s’il vous dit qu’oui, il se confesse pour sot, car il est obligé de concevoir le plaisir dans l’indifférence.

Quand nous souffrons, nous nous procurons le plaisir d’espérer la fin de la souffrance, et nous ne nous trompons jamais, car notre pis-aller est le sommeil,q dans lequel des rêves heureux nous consolent, et calment ; et quand nous jouissons, la réflexion que notre joie sera suivie de peine ne vient jamais nous troubler. Le plaisir donc dans son actualité est toujours pur ; la peine est toujours tempérée.

Vous avez l’âge de vingt ans. Le recteur de l’univers22 vient vous dire : Je te donne trenter ans de vie, dont quinze seront douloureux, et quinze délicieux. Les uns, et les autress jamais discontinués. Choisis. Veux-tu commencer par les douloureux, ou par les délicieux ?

Avouez lecteur, quel quet vous soyez, que vous répondriez : Mon Dieu, je commence par les quinze années malheureuses. Dans l’attente certaine des quinze années délicieuses je suis sûr d’avoir la force de mépriser mes douleurs.

Voyez-vous, mon cher lecteur la conséquence de cesu raisonnements ? L’homme sage, croyez-moi, ne saurait jamais être entièrement malheureux. Il [179v] est même toujours heureux, dit mon maître Horace, nisi quum pituita molesta est [à moins que la pituite ne le tourmente]23. Mais quel est l’homme qui ait toujours la pituite ?

Le fait est que dans cette maudite nuit à S.te Marie de Pesaro j’ai peu perdu, et beaucoup gagné, car à l’égard de Thérèse étant sûr de la rejoindre en dix jours, ce n’était rien. Ce que j’ai gagné regarde l’école de la vie de l’homme. J’ai gagné un système contre l’étourderie. Prévoyance. Il y a cent contre un à parier qu’un jeune homme qui a perdu une fois sa bourse, et une autre fois son passeport, ne perdra plus ni l’un ni l’autre. Aussi ces deux malheurs ne me sont plus arrivés. Ils me seraient arrivés encore, si je n’avais pas eu toujours peur qu’ils m’arrivent. Un étourdi n’a jamais peur.

Le lendemain quand on remonta la garde on me consigna à un officier à physionomie revenante. Il était français. Les Français m’ont toujours plu : les Espagnols tout au contraire. J’ai cependant été souvent la dupe des Français, jamais des Espagnols. Méfions-nous de nos goûts.

Par quel hasard, M. l’abbé, me dit cet officier, ai-je l’honneur de vous avoir sous ma garde ?

Voilà un style qui d’abord fait respirer. Je l’informe de tout, et après avoir tout écouté, il trouve tout plaisant. À la vérité dans ma pauvre aventure je ne trouvais rien de plaisant ; mais un homme qui la trouvait plaisante ne pouvait pas me déplaire. Il mit d’abord à mon service un soldat qui pour mon argent me trouva lit, sièges, table, et tout ce qui m’était nécessaire. Il fit mettre mon lit dans sa propre chambre.

Après m’avoir fait dîner avec lui, il me proposa une partie de piquet24, et j’ai perdu jusqu’au soir trois ou quatre ducats25 ; mais il m’avertit que ma force n’était pas égale à la sienne, et encore moins à celle de l’officier qui devait monter la garde le lendemain. Il me conseilla donc de ne pas jouer, et j’ai suivi son conseil. Il me dit aussi qu’il aurait du monde à souper, et qu’après il y aurait une banque de Pharaon : il me dit que ce serait un banquier contre lequel je ne devais pas jouer. Il me dit que c’était un grec26. Les joueurs vinrent, on joua toute la nuit, les pontes perdirent, et maltraitèrent le banquier, qui les laissant dire mit l’argent dans sa poche après avoir donné sa part à l’officier mon ami qui s’était intéressé27 dans la banque. Ce banquier s’appelait D. Bepe il cadetto : ayant connu à son langage qu’il était napolitain,v j’ai demandé à l’officier pourquoi il m’avait dit qu’il était grec. Ilw m’expliqua alors ce que ce mot voulait dire ; et la leçon qu’il me fit sur cette matière me fut utile dans la suite.

Pour quatre ou cinq jours de suite il ne m’est rien arrivé. Le sixième jour, j’ai vu reparaître le même officier français qui m’avait bien traité. Me revoyant il se félicita de bonne foi de me trouver encore là : j’ai pris le compliment pour ce qu’il valait. Vers le soir, les mêmes joueurs vinrent, et le même D. Bepe après avoir gagné reçut le titre de fripon, et un coup de canne que très bravement il dissimula28. Neuf ans après, je l’ai vu à [180r] Vienne devenu capitaine au service de l’impératrice Marie-Thérèse ayant le nom d’Afflisio29. Dix ans après cette époque je l’ai vu colonel ; ensuite je l’ai vu riche d’un million, et enfin il y a treize à quatorze ans je l’ai vu aux galères. Il était joli, et c’est plaisant, sa physionomie, toute jolie qu’elle était,x était patibulaire30. J’en ai vu d’autres dans ce goût : Cagliostro31 par exemple, et quelqu’un autre qui n’est pas encore aux galères ; mais qu’il n’y échappera pas parce que nolentem trahit [le destin entraîne celui qui résiste]32. Si le lecteur est curieux je lui dirai tout à l’oreille33.

En neuf à dix jours j’étais connu, et aimé de toute l’armée attendant mon passeport qui ne pouvait pas tarder. J’allais me promener même hors de vue de la sentinelle ; et on avait raison de ne pas craindre ma fuite, car j’aurais eu grand tort d’y penser ; mais voilà un des plus singuliers accidents qui me soit arrivé dans ma vie.

Me promenant à six heures du matin à cent pas du corps de garde, j’observe un officier, qui descend de son cheval, lui met la bride sur le cou, et va quelque part. Réfléchissant à la tranquillité de ce cheval qui se tenait là comme un fidèle domestique auquel son maître aurait ordonné de l’attendre, je l’approche, et sans aucun dessein, je lui prends la bride, je mets le pied dans l’étrier, et je le monte. C’était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je ne sais pas si je l’ai touché avec ma canne, ou avec mes talons ; le cheval part comme la foudre, et ventre à terre, lorsqu’il se sent pressé de mes talons, avec lesquels je ne le serrais que pour m’y tenir dessus, ayant même le pied droit hors de l’étrier. Le dernier poste avancé m’ordonne d’arrêter : c’était un ordre que je ne savais pas exécuter. Le cheval va son chemin. J’entends des coups de fusil qui me manquent. Au premier poste avancé des Autrichiens on arrête mon cheval, et je remercie Dieu de pouvoir descendre. L’officier des hussards me demande où j’allais si vite, et je réponds, sans y penser, que je ne pouvais en rendre compte qu’au prince Lobkovitz34, qui commandait l’armée, et était à Rimini. L’officier alors fait vite monter à cheval deux hussards qui après m’avoir fait monter sur un autre me conduisent au galop à Rimini, me présentent à l’officier de la grande garde qui me fait d’abord conduire devant le prince.

Il était tout seul, je lui conte la pure vérité, qui le fait rire, et me dire que tout cela était fort peu croyable. Il me dit qu’il devrait me faire mettre aux arrêts ; mais qu’il voulait bien m’épargner cette peine. Il appelle un adjudant, et il lui ordonne de m’accompagner hors de [180v] la porte de Cesène. Puis se tournant à moi, en présence de l’officier, il me dit que de là je pourrais aller où bon me semblerait ; mais il me dit de prendre bien garde à ne pas retourner dans son armée sans un passeport, car il me ferait mal passer mon temps. Je lui demande si je pouvais demander mon cheval. Il me répond que le cheval ne m’appartenait pas.

Je fus fâché de ne l’avoir pas prié de me renvoyer à l’armée espagnole. L’officier qui devait me conduire hors de la ville, passant par-devant un café me demanda si je voulais prendre une tasse de chocolat, et nous y entrâmes. Je vois Pétrone, et dans le moment que l’officier parlait à quelqu’un je lui ordonne de faire semblant de ne pas me connaître, et en même temps je lui demande où il logeait, et il me le dit. Après avoir pris du chocolat, il paie, nous partons, et chemin faisant il me dit son nom, je lui dis le mien, et l’histoire du rare accident qui était la cause que j’étais à Rimini. Il me demande si je m’étais arrêté quelques jours à Ancône, je lui dis qu’oui, et je le vois sourire. Il me dit que je pourrais prendre un passeport à Bologne, retourner à Rimini, et à Pesaro sans rien craindre, et recouvrer ma malle en payant le cheval à l’officier auquel je l’avais enlevé. Avec ces discours nous arrivâmes hors de la porte où il me souhaita bon voyage.

Je me vois en liberté, avec de l’or, des bijoux ; mais sans ma malle. Thérèse était à Rimini, et il m’était défendu d’y retourner. Je me détermine d’aller vite à Bologne, prendre un passeport, et retourner à l’armée d’Espagne, où j’étais sûr que le passeport de Rome devait arriver. Je ne pouvais pas me résoudre à abandonner ma malle, ni à me priver de Thérèse jusqu’à la fin de son engagement avec l’entrepreneur de l’opéra de Rimini.

Il pleuvait ; j’étais en bas de soie, j’avais besoin d’une voiture. Je m’arrête sous la porte d’une chapelle pour attendre que la pluie cesse. Je tourne ma belle redingote35 pour n’être pas connu comme abbé. Je demande à un paysan s’il avait une voiture pour me conduire à Cesena ; et il me répond qu’il en avait une à une demi-heure de là ; je lui dis d’aller la prendre, l’assurant que je l’attendrais ; mais voilà ce qui m’est arrivé. Une quarantaine de mulets chargés qui allaient à Rimini passe devant moi. La pluie tombait toujours. Je m’avoisine à un de ces mulets, et je lui mets la main sur le cou, en vérité sans y penser, et allant à pas lent comme le mulet j’entre de nouveau dans la ville de Rimini ety ayant l’air d’un muletier personne ne me dit le mot : les muletiers mêmes ne m’ont pas peut-être aperçu. À Rimini j’ai donné deux bayoques36 au premier [181r] polisson que j’ai vu pour me faire conduire à la maison, où logeait Thérèse. Avec mes cheveux sous un bonnet de nuit, mon chapeau rabattu, ma belle canne cachée sous ma redingote tournée, j’avais l’air de rien. D’abord que je me suis vu dans la maison, j’ai demandé à une servante où logeait la mère de Bellino, elle me mène à sa chambre, et je vois Bellino, mais habillé en fille. Elle était là avec toute la famille. Pétrone les avait prévenus. Après leur avoir dit toute la courte histoire, je leur fais comprendre la nécessité du secret, et chacun jure que de sa part personne ne saura que j’étais là ; mais Thérèse est au désespoir de me voir dans un si grand danger, et malgré l’amour, et la joie qu’elle ressentait en me revoyant elle condamne ma démarche. Elle me dit que je dois absolument trouver le moyen de partir pour Bologne, et revenir avec un passeport comme M. Vais37 me l’avait dit. Elle me dit qu’elle le connaissait, que c’était un très honnête homme, et qu’il venait chez elle tous les soirs, et que par conséquent je devais me cacher. Nous avions le temps d’y penser. Il n’était que huit heures. Je lui ai promis de partir ; et je l’ai tranquillisée l’assurant que j’en trouverais le moyen sans être observé de personne. Pétrone en attendant est allé faire des recherches pour savoir si des muletiers partaient. Il me serait facile de partir comme j’étais arrivé.

Thérèse m’ayant conduit dans sa chambre me dit que même avant d’entrer dans Rimini elle avait rencontré l’entrepreneur de l’opéra, qui l’avait d’abord conduite à l’appartement qu’elle devait occuper avec sa famille. Tête à tête, elle lui avait dit qu’étant réellement fille, elle ne se souciait plus de représenter comme castrat, et que partant il ne la verrait à l’avenir qu’habillée avec les habits de son sexe. L’entrepreneur lui en avait fait compliment. Rimini dépendant d’une autre légation38, il n’y était pas défendu comme à Ancône de faire monter sur le théâtre des femmes. Elle conclut par me dire que n’étant engagée que pour vingt représentations qui commenceraient après Pâques, elle serait libre au commencement de Mai, et qu’ainsi, si je ne pouvais pas demeurer à Rimini, elle irait me rejoindre où je voudrais à la fin de son engagement. Je lui ai dit que d’abord que moyennant un passeport je n’auraisz rien à craindre à Rimini rien ne m’empêcherait d’y passer les six semaines avec elle. Sachant que le baron Vais allait chez elle, je lui ai demandé si c’était elle qui lui avait dit que je m’étais arrêté trois jours à Ancône, et elle me dit qu’oui, et qu’elle lui avait [181v] même dit qu’on m’avait arrêté faute d’avoir un passeport. J’ai alors compris la raison de son sourire.

Après cet entretien qui était essentiel, j’ai reçu les compliments de la mère, et de mes petites femmes, qui me parurent moins gaies, et moins ouvertes, parce qu’elles se sentaient sûres que Bellino qui n’était plus castrat, ni leur frère devait s’être emparé de moi en qualité de Thérèse. Elles ne se trompaient pas, et je n’ai eu garde de leur donner un seul baiser. J’ai écouté avec beaucoup de patience toutes les plaintes de la mère qui prétendait que Thérèse se découvrant pour fille avait perdu sa fortune, puisque pour le carnaval prochain elle aurait reçu à Rome mille sequins39. Je lui ai dit qu’à Rome on l’aurait découverte, et qu’on l’aurait mise pour toute sa vie dans un mauvais couvent.

Malgré l’état violent, et la dangereuse situation où j’étais, j’ai passé toute la journée tête à tête avec ma chère Thérèse, dont il me semblait d’être toujours plus amoureux. Elle sortit à huit heures du soir de mes bras, ayant entendu arriver quelqu’un, et elle me laissa à l’obscur. J’ai vu le baron Vais entrer, et Thérèse lui donner la main à baiser comme une princesse. La première nouvelle qu’il lui donna fut celle qui me regardait : elle montra de s’en réjouir, et elle écouta avec un air d’indifférence le conseil qu’il lui dit de m’avoir donné de revenir à Rimini avec un passeport. Il passa une heure avec elle, et j’ai trouvé Thérèse adorable dans toutes ses manières, conservant un maintien qui ne pouvait de nulle façon jeter dans mon âme la moindre étincelle de jalousie. Marine fut celle qui alla l’éclairer vers les dix heures, et Thérèse retourna d’abord entre mes bras. Nous soupâmes avec plaisir, et nous nous disposions à aller nous coucher lorsque Pétrone nous dit que deux heures avant jour six muletiers partaient pour Cesène avec trente mulets, et qu’il était sûr qu’allant à l’écurie un seul quart d’heure avant qu’ils partent, et buvant avec eux, il me serait facile de partir avec euxaa sans même leur faire un mystère. J’ai vu qu’il disait vrai, et je me suis dans le moment déterminé à suivre le conseil de ce garçon qui s’engagea de me réveiller à deux heures du matin. Il n’eut pas besoin de me réveiller. Je me suis vite habillé, et je suis parti avec Pétrone laissant ma chère Thérèse certaine que je l’adorais, et que je lui serais constant ; mais inquiète sur ma sortie de Rimini. Elle voulait me remettre soixante sequins qui lui restaient encore. Je lui ai demandé en l’embrassant ce qu’elle penserait de moi si je les prenais.

Ayant dit à un muletier, avec lequel j’ai bu, que je monterais volontiers [182r] sur un de ses mulets jusqu’à Savignan40, il me répondit que j’en étais le maître ; mais que je ferais bien à ne le monter que hors la ville en passant la porte à pied comme si j’étais un d’entr’eux.

C’était ce que je voulais. Pétrone ne m’a quitté qu’à la porte, où il reçut une bonne marque de ma reconnaissance. Ma sortie de Rimini fut aussi heureuse que mon entrée. J’ai quitté les muletiers à Savignan, où après avoir dormi quatre heures j’ai pris la poste41 jusqu’à Bologne allant me loger dans une mauvaise auberge.

Dans cette ville je n’ai eu besoin que d’un jour pour voir qu’il me serait impossible d’avoir un passeport. On me disait que je n’en avais pas besoin, et on avait raison ; mais je savais que j’en avais besoin. J’ai pris le parti d’écrire à l’officier français qui m’avait fait politesses le second jour qu’on m’a mis aux arrêts de s’informer à la secrétairerie de guerre si mon passeport était arrivé, et s’il l’était de me l’envoyer, le priant en attendant de s’informer qui était le maître du cheval que j’avais enlevé, trouvant très juste de le lui payer. En tout cas, je me suis déterminé d’attendre Thérèse à Bologne, et je lui ai fait part de ma résolution dans le même jour, la priant de ne me laisser jamais sans ses lettres.

Après avoir mis à la poste ces deux lettres, le lecteur verra ce que je me suis déterminé de faire dans le même jour.

a. Je [illisible] jambes [?] soigneusement biffé.

b. b. Orth. d’avantage.

c. Faible et d’impitoyable [?] soigneusement biffé.

d. Orth. donc.

e. Qu’il a biffé.

f. Pour biffé.

g. Tout biffé.

h. Orth. subire (graphie italienne).

i. Orth. à.

j. Orth. inorgueillir (italianisme forgé sur inorgoglire).

k. Vrai biffé.

l. Autorisée biffé.

m. Orth. vaux rien.

n. Orth. appartenente (appartenere en italien).

o. J’ai envoyé biffé.

p. Et il me fit cette grâce biffé.

q. Qui avec biffé.

r. Années biffé.

s. Toujours biffé.

t. Orth. quelque.

u. Orth. ses.

v. Je lui ai demandé biffé.

w. Me dit biffé.

x. Elle biffé.

y. En qualité de biffé.

z. Orth. aurai.

aa. Le mot est caché par une tache d’encre, nous le restituons.

[187r] CHAPITRE XIII

Je mets bas l’habit ecclésiastique pour m’habiller en officier militaire. Je laisse aller Thérèse à Naples. Je vais à Venise, je me mets au service de ma patrie. Je m’embarque pour Corfou, je descends pour aller me promener à Orsara.

À Bologne, je me suis logé dans une auberge où n’allait personne pour n’être pas observé. Après avoir écrit mes lettres, et m’être déterminé à y attendre Thérèse, je me suis acheté des chemises, et le retour de ma malle étant incertain, j’ai pensé à m’habiller. Réfléchissant qu’il n’y avait plus d’apparence que je pusse faire fortune en qualité et en état d’ecclésiastique, j’ai formé le projet de m’habiller en militaire dans un uniforme de caprice, étant sûr de ne pouvoir être forcé à rendre compte de mes affaires à personne. Venant de deux armées, où je n’avais vu autre habit respecté que le militaire, j’ai voulu devenir respectable aussi. Je me faisais d’ailleurs une vraie fête de retourner à ma patriea sous les enseignes de l’honneur où on ne m’avait pas mal maltraité sous celles de la religion.

Je demande un bon tailleur : on m’en fait venir un qui s’appelait Morte. Je lui fais entendre comment, et de quelles couleurs l’uniforme que je voulais devait être composé, il me prend la mesure, il me donne des échantillons de drap que je choisis, et pas plus tard que le lendemain il me porte tout ce qui m’était nécessaire pour représenter un disciple de Mars. J’ai acheté une longue épée, et avec ma belle canne à la main, un chapeau bien troussé à cocarde noire, mes cheveux coupés en faces1, et une longue queue postiche2, je suis sorti pour en imposer ainsi à toute la ville. Je suis d’abord allé me loger au Pèlerin. Je n’ai jamais eu un plaisir de cette espèce pareil à celui que j’ai ressenti me voyant au miroir habillé ainsi. Je me trouvais fait pour être militaire, il me semblait d’être étonnant. Sûr de n’être connu de personne, je jouissais des histoires qu’on forgerait sur mon compte à mon apparition au café le plus fréquenté de la ville.

Mon uniforme était blanc, veste bleue, avec un nœud d’épaule3 argent, et or, et nœud d’épée4 à l’avenant. Très content de mon air, je vais au grand café, où je prends du chocolat, lisant la gazette sans y faire attention. J’étais enchanté de me voir entouré faisant semblant de ne pas m’en apercevoir. Tout le monde curieux se parlait à l’oreille. Un audacieux, mendiant un propos, osa m’adresser la parole ; mais n’ayant répondu qu’un monosyllabe, j’ai découragé les plus aguerris interrogateurs du café. Après m’être beaucoup promené sous les plus belles arcades je suis allé dîner tout seul à mon auberge.

L’hôtel à la fin de mon dîner monta avec un livre pour y écrire mon nom.

[187v] — Casanova.

— Vos qualités ?

— Officier.

— À quel service ?

— À aucun.

— Votre patrie ?

— Venise.

— D’où venez-vous ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

Je me trouve très content de mes réponses. Je vois que l’hôte n’est venu me faire toutes ces questions qu’excité par quelque curieux ; car je savais qu’on vivait à Bologne en pleine liberté.

Le lendemain je suis allé chez le banquier Orsi me faire payer ma lettre de change. J’ai pris cent sequins5, et une lettre de six cents sur Venise. Puis je suis allé me promener à la montagnola6. Le troisième jour dans le moment que je prenais du café après dîner, on m’annonce le banquier Orsi. Surpris de cette visite, je le reçois, et je vois avec lui monseigneur Cornaro7 que je fais semblant de ne pas connaître. Après m’avoir dit qu’il venait m’offrir de l’argent sur mes traites8, il me présente le prélat. Je me lève, lui disant que j’étais enchanté de faire sa connaissance. Il me dit que nous nous connaissions déjà de Venise, et de Rome : je lui réponds d’un air mortifié que certainement il se trompait. Le prélat devient alors sérieux, et au lieu d’insister il me demande excuse, d’autant plus qu’il croyait de savoir la raison de ma réserve. Après avoir pris du café, il s’en va m’invitant à aller déjeuner chez lui le lendemain.

Décidé de poursuivre à me désavouer, j’y fus. Je ne voulais pas convenir d’être le même que Monsignor connaissait à cause de la fausse qualité d’officier que je m’étais donnée. Novice dans l’imposture comme j’étais, j’ignorais qu’à Bologne je ne courais aucun risque.

Ce prélat, qui alors n’était que protonotaire apostolique9, me dit, prenant avec moi du chocolat, que les raisons de ma réserve pouvaient être très bonnes ; mais que j’avais tort de manquer de confiance en lui, puisque l’affaire en question me faisait honneur. À ma réponse que je ne savais pas de quelle affaire il me parlait, il me pria de lire un article de la gazette de Pesaro qu’il avait devant lui : « M. de Casanova, officier au régiment de la reine, a déserté, après avoir tué en duel son capitaine. On ne sait pas les circonstances de ce duel ; on sait seulement que le susdit officier a pris la route de Rimini sur le cheval de l’autre qui est resté mort ».

Très surpris de ce mélange où fort peu de vrai était mêlé au faux, me conservant maître de ma physionomie, je lui dis que le Casanova dont la gazette parlait devait être un autre.

— Cela se peut ; mais vous êtes certainement le même que j’ai vu il y a un mois chez le cardinal Acquaviva, et il y a deux ans à Venise chez ma sœur madame Loredan. Buchetti d’Ancône aussi vous qualifie d’abbé dans sa lettre de change à Orsi.

— Fort bien, monseigneur, V. Excellence m’oblige à en convenir : je suis le même ; mais je vous supplie de borner là toutes les questions ultérieures que vous pourriez me faire. L’honneur m’oblige aujourd’hui au plus rigoureux silence.

— Cela me suffit ; et je suis content. Parlons d’autre chose.

Après plusieurs propos tous polis, je l’ai quitté le remerciant de toutesb ses offres. Je ne l’ai revu que seize ans après.c Nous en parlerons quand nous serons là10. [188r] Riant en moi-même de toutes les fausses histoires, et des circonstances qui se combinent pour leur donner le caractère de la vérité, je suis devenu jusque de ce temps-là grand pyrrhonien11 en fait de vérités historiques. Je jouissais d’un vrai plaisir, nourrissant, précisément par ma réserve, dans la tête de l’abbé Cornaro la croyance que je fusse le même Casanova dont la gazette de Pesaro parlait. J’étais sûr qu’il en écrirait à Venise, où ce fait me ferait honneur, au moins jusqu’au moment où on parviendrait à savoir la vérité, qui pour lors justifierait ma fermeté. Par cette raison je me suis déterminé d’y aller d’abord que j’ai reçu une lettre de Thérèse. J’ai pensé de la faire venir à Venise : c’était à Venise que je pouvais l’attendre beaucoup plus commodément qu’à Bologne ; et rien n’aurait pu dans ma patrie m’empêcher de l’épouser publiquement. En attendant cette fable m’amusait. Je m’attendais tous les jours à la voir tirée au clair sur la gazette. L’officier Casanova devait rire du cheval sur lequel le gazetier de Pesaro l’avait fait partir, tout comme je riais du caprice que j’avais eu de m’habiller en officier à Bologne pour donner matière à tout ce conte.

Le quatrième jour de ma demeure12 dans cette ville j’ai reçu une grosse lettre de Thérèse par les mains d’un exprès13. Cette lettre enfermait deux feuilles volantes. Elle me disait que le lendemain de mon départ de Rimini, le baron Vais avait conduit chez elle le duc de Castropignano14 qui après l’avoir entendue chanter au clavecin lui avait offert mille onces15 pour un an, et voyage payé, si elle voulait chanter sur le théâtre S. Charles16. Elle devait y être dans le mois de Mai. Elle m’envoyait la copie de l’écriture qu’il lui avait faite. Elle lui avait demandé huit jours pour lui donner une réponse, et il les lui avait accordés. Elle n’attendait que la réponse à la lettre qu’elle m’envoyait pour signer l’écriture du duc, ou pour refuser son offre.

L’autre feuille volante était une écriture qu’elle me faisait directement par laquelle elle s’engageait à mon service pour toute sa vie. Elle me disait que si je voulais aller à Naples avec elle, elle irait me rejoindre où je lui marquerais, et que si j’avais de l’aversion à retourner à Naples, je devais mépriser cette fortune, et être certain qu’elle ne connaissait ni autre fortune ni autre bonheur que celui de faire tout ce qui pouvait me rendre content et heureux.

Cette lettre m’ayant mis dans la nécessité de penser, j’ai dit à l’exprès de retourner le lendemain. Je me trouvais dans la plus grande irrésolution. Ce fut pour la première fois de ma vie que je me suis trouvé dans l’impuissance de me déterminer. Deux motifs égaux en force [188v] dans la balance l’empêchaientd de se pencher ni d’un côté ni de l’autre. Je ne pouvais ni ordonner à Thérèse de mépriser une si belle fortune, ni la laisser aller à Naples sans moi, ni me résoudre à aller à Naples avec elle. La seule pensée que mon amour pût mettre un obstacle à la fortune de Thérèse me faisait frémir ; et ce qui m’empêchait d’aller à Naples avec elle était mon amour-propre encore plus fort que le feu qui me faisait brûler pour elle. Comment pouvais-je me déterminer à retourner à Naples sept à huit mois après que j’en étais parti, y paraissant sans autre état que celui d’un lâche qui vivrait aux dépens de sa femme ou de sa maîtresse ? Qu’aurait dit mon cousin D. Antonio, les Palo père, et fils, D. Lelio Caraffa, et toute la noblesse qui me connaissait ? Je frissonnais en pensant aussi à D. Lucrezia, et à son mari. Me voyant là méprisé de tout le monde, la tendresse avec laquelle j’aurais aimé Thérèse aurait-elle empêché que je ne me trouvasse malheureux ? Associée à son sort mari ou amant, je me serais trouvé avili, humilié, et devenu rampant par office, et par métier17. La réflexion que dans le plus beau moment de ma jeunesse j’allais renoncer à tout espoir de la grande fortune pour laquelle il me paraissait d’être né donna à la balance une si forte secousse que ma raison imposa silence à mon cœur. J’ai pris un expédient qui me fit gagner du temps. J’ai écrit à Thérèse d’aller à Naples, et d’être sûre que j’irais la rejoindre ou dans le mois de Juillet, ou à mon retour de Constantinople. Je lui ai recommandé de prendre avec elle une femme de chambre à l’air honnête pour paraître dans le grand Naples avec décence, et de se conduire de façon que je pusse devenir son mari sans rougir de rien. Je prévoyais que la fortune de Thérèse devait dépendre de sa beauté plus encore que de son talent, et tel que je me connaissais je savais que je ne pourrais jamais être ni amant ni mari commode.

Mon amour a cédé à ma raison ; mais mon amour n’aurait pas été si complaisant une semaine avant ce moment-là. Je lui ai écrit de me répondre à Bologne par le même exprès, et j’ai reçu trois jours après sa dernière lettre dans laquelle elle me dit qu’elle avait signé l’écriture, qu’elle avait pris une femme de chambre qui pouvait représenter comme sa mère, qu’elle partirait à la moitié du mois de Mai, et qu’elle m’attendrait jusqu’au moment dans lequel je lui écrirais que je ne pensais plus à elle.f Quatre jours après la réception de cette lettre je suis parti pour Venise, mais voici ce qui m’est arrivé avant mon départ.

L’officier français auquel j’avais écrit pour recouvrer ma malle, lui offrant de payer le cheval que j’avais emporté, ou qui m’avait emporté, m’écrivit que mon passeport était arrivé, qu’il était à la chancellerie de guerre18, [189r] et qu’il pourrait me l’envoyer facilement avec ma malle si je voulais me donner la peine d’aller payer cinquante doblones19 pour le cheval que j’avais enlevé à D. Marcello Birac commissionnaire20 de l’armée d’Espagne qui demeurait dans la maison qu’il me nommait. Il me dit qu’il avait écrit tout le fait au même Birac, qui recevant la somme s’engagerait lui-même par écrit de me faire parvenir ma malle, et mon passeport.

Charmé de voir tout en bon ordre, je fus sans perdre un seul moment chez le commissionnaire qui demeurait avec un Vénitien que je connaissais, qui s’appelait Batagia. Je lui ai compté l’argent, et le matin même du jour que j’ai quitté Bologne j’ai reçu ma malle et mon passeport. Toute Bologne a su que j’avais payé le cheval, ce qui confirma à l’abbé de Cornaro que j’étais le même qui avais tué en duel mon capitaine.

Pour aller à Venise j’étais obligé de faire la quarantaine ; mais je m’étais déterminé à ne pas la faire. Elle subsistait encore parce que les deux gouvernements respectifs s’étaient piqués21. Les Vénitiens voulaient que le pape fût le premier à ouvrir ses frontières aux voyageurs, et le pape prétendait le contraire. La chose ne s’était pas encore accommodée, et le commerce souffrait. Voilà comment je m’y suis pris sans rien craindre ; malgré que l’affaire fût délicate ; car à Venise principalement la rigueur en matière de santé était extrême ; mais dans ce temps-là un de mes plus grands plaisirs était celui de faire tout ce qui était défendu, ou du moins difficile.

Sachant que le passage était libre de l’État de Mantoue à celui de Venise, et de celui de Modène à celui de Mantoue, j’ai vu que si je pouvais entrer dans l’état de Mantoue faisant croire que je venais de Modène tout serait fait. Je passerais le Pô quelque part, et j’irais à Venise en droiture. J’ai donc pris un voiturier pour qu’il me conduise à Revere. C’est une ville sur le Pô qui appartient à l’état de Mantoue. Ce voiturier me dit qu’il pouvait prenant des chemins de traverse aller à Revere, et dire qu’il venait de Modène ; mais que nous nous trouverions embarrassés quand on nous demanderait le certificat de santé fait à Modène. Je lui ai ordonné de dire qu’il l’avait perdu, et de me laisser faire le reste. Mon argent l’a fait consentir.

À la porte de Revere, je me suis dit officier de l’armée d’Espagne allant à Venise pour parler au duc de Modène, qui alors y était22, [189v] d’affaire de grande importance.

Non seulement on négligea de demander au voiturier le certificat de santé de Modène ; mais outre les honneurs militaires on me fit beaucoup de politesses. On n’eut la moindre difficulté à me livrer le certificat que je partais de Revere avec lequel après avoir passé le Pô à Ostille, je suis allé à Legnago23 où j’ai laissé mon voiturier très bien récompensé, et très content. À Legnago j’ai pris la poste, et je suis arrivé le soir à Venise allant me loger dans une auberge à Rialte24 le 2 d’avril 174425 jour de ma naissance, qui dans toute ma vie fut dix fois remarquable par quelqu’événement extraordinaire. Le lendemain à midi je suis allé à la bourse26 avec intention de louer une place sur un vaisseau pour aller d’abord à Constantinople ; mais n’en ayant trouvé que disposés à partir dans deux ou trois mois j’ai pris une chambre sur un vaisseau de ligne27 vénitien qui devait partir pour Corfou dans le courant du mois. Ce vaisseau s’appelait Notre dame du rosaire du capitaine Zane28.

Après avoir ainsi obéi à ma destinée qui, selon mon caprice superstitieux m’appelait à Constantinople, où il me semblait de m’être engagé à aller immanquablement, je me suis acheminé à la place S. Marc très curieux de voir, et de me laisser voir de tous ceux qui me connaissaient, et qui devaient s’étonner de ne me voir plus abbé. Depuis Revere j’avais mis sur mon chapeau cocarde rouge29.

Ma première visite fut à M. l’abbé Grimani, qui me voyant fit les hauts cris. Il me voit en habit de guerre dans un moment où il me croyait chez le cardinal Acquaviva dans le chemin du ministère politique. Il se levait de table, et il était en grande compagnie. Je remarque entr’autres un officier avec uniforme d’Espagne ; mais je ne perds pas pour cela courage. Je dis à l’abbé Grimani qu’étant de passage je me croyais heureux de pouvoir lui faire ma cour.

— Je ne m’attendais pas à vous voir dans cet habit.

— J’ai pris le sage parti de jeter bas celui de l’église, sous lequel je ne pouvais pas espérer une fortune faite pour me satisfaire.

— Où allez-vous ?

— À Constantinople, espérant de trouver un prompt embarquement à Corfou. J’ai une commission du cardinal Acquaviva.

— D’où venez-vous maintenant ?

— De l’armée d’Espagne, où je me trouvais il y a dix jours.

À ces mots j’entends la voix d’un jeune seigneur qui dit en me regardant ce n’est pas vrai. Je lui réponds que mon état ne me permettait pas de souffrir un démenti ; et disant cela, je tire une révérence en cercle, et je m’en vais, ne faisant attention à personne, qui me disait de m’arrêter.

[190r] Ayant sur le corps un uniforme, il me semblait d’être en devoir d’en avoir toute la morgue. N’étant plus prêtre, je ne devais pas dissimuler un démenti. Je vais chez Madame Manzoni30 qu’il me tardait de voir, et son accueil me comble. Elle me rappelle ses prédictions, et elle en est vaine. Elle veut savoir tout, je la satisfais, et elle me dit en souriant que si j’allais à Constantinople, il pourrait fort bien arriver qu’elle ne me revît plus.

Sortant de chez elle je vais chez madame Orio. Ce fut là que j’ai joui de la surprise. Elle, le vieux procureur Rosa, et Nanette, et Marton restèrent comme pétrifiés. Elles me parurent embellies dans ces neuf mois, dont elles désirèrent en vain que je leur disse l’histoire. L’histoire de ces neuf mois n’était pas faite pour plaire à madame Orio, et à ses nièces : elle m’aurait dégradé dans leurs âmes innocentes ; mais je ne leur ai pas moins fait passer trois heures délicieuses. Voyant la vieille dame dans l’enthousiasme, je lui ai dit qu’il ne tenait qu’à elle de me posséder toutes les quatre ou cinq semaines que je devais rester pour attendre le départ du vaisseau, où je devais m’embarquer, en me logeant, et me donnant à souper avec elle, mais sous condition que je ne lui serais pas à charge. Elle me répondit qu’elle se croirait heureuse si elle avait une chambre, et Rosa lui dit qu’elle l’avait, et que dans deux heures il se chargerait de la faire meubler. C’était la chambre contiguë à celleg de ses nièces. Nanette dit que dans ce cas elleh descendrait avec sa sœur, et elles dormiraient dans la cuisine ; et pour lors j’ai dit que ne voulant pas les incommoder je resterais à l’auberge où j’étais. Madame Orio pour lors dit à ses nièces qu’elles n’avaient pas besoin de descendre, puisqu’elles pouvaient s’enfermer.

— Elles n’en auraient pas besoin, madame, lui dis-je d’un air sérieux.

— Je le sais ; mais ce sont des bégueules, qui se croient quelque chose.

Je l’ai alors forcée à recevoir quinze sequins31, l’assurant que j’étais riche, et qu’encore j’y gagnais, car à l’auberge dans un mois il m’en coûterait davantage. Je lui ai dit que je lui enverrais ma malle, et j’y irais le lendemain souper, et coucher. Je voyais la joie peinte sur la figure de mes petites femmes qui reprirent leurs droits sur mon cœur, malgré l’image de Thérèse que j’avais devant les yeux de mon âme dans tous les moments.

Le lendemain après avoir envoyé ma malle chez Madame Orio, je suis allé au bureau de la guerre ; mais pour éviter tout embarras j’y suis allé sans cocarde. Le major Pelodoro me sauta au cou quand il me vit en habit militaire. D’abord que je lui ai dit que je devais aller à Constantinople, et que malgré l’uniforme qu’il voyait j’étais libre, il me dit que je devrais me procurer l’avantage d’aller à Constantinople avec le bailo32 qui devait partir dans deux mois tout au plus tard, et tâcher même d’entrer au service vénitien.

[190v] Ce conseil me plut. Le Sage à la guerre33, qui était le même qui m’avait connu l’année précédente, m’ayant vu là, m’appela. Il me dit qu’il avait reçu une lettre de Bologne qui lui parlait d’un duel qui me faisait honneur, et qu’il savait que je n’en convenais pas. Il me demanda si sortant du service d’Espagne j’avais reçu mon congé, et je lui ai répondu que je ne pouvais pas avoir un congé, car je n’avais jamais servi. Il me demanda comment je pouvais être à Venise sans avoir fait la quarantaine, et je lui ai répondu que ceux qui viennent par l’état de Mantoue ne sont pas obligés à la faire. Il me conseilla lui aussi de me mettre au service de ma patrie.

Descendant du palais ducal, j’ai trouvé sous les procuraties34 l’abbé Grimani, qui me dit que ma brusque sortie de chez lui avait déplu à tous ceux qui s’y trouvaient présents.

— À l’officier espagnol aussi ?

— Non. Il dit, au contraire, que s’il est vrai que vous étiez à l’armée d’Espagne il y a dix jours, vous avez raison, et qui plus est il dit que vous y étiez, et il montra une gazette qui parle d’un duel, et dit que vous avez tué votre capitaine. C’est sûrement une fable.

— Qui vous a dit que c’est une fable.

— C’est donc vrai ?

— Je ne dis pas cela ; mais la chose pourrait être vraie, comme il est vrai que j’étais à l’armée d’Espagne il y a dix jours.

— Cela n’est pas possible à moins que vous n’ayez violé la contumace35.

— Il n’y a pas de viol. J’ai passé publiquement le Pô à Revere, et me voilà. Je suis fâché de ne plus pouvoir aller chez V. E. à moins que la personne qui m’a donné un démenti ne me donne une suffisante satisfaction. Je pouvais souffrir des insultes quand je faisais le métier dei l’humilité ; mais aujourd’hui je fais celui de l’honneur.

— Vous avez tort de prendre la chose sur ce ton-là. Celui qui vous a donné le démenti est M. Valmarana36 provéditeur actuel à la Santé37, qui soutient que les passages n’étant pas ouverts, vous ne pouvez pas être ici. Satisfaction ! Avez-vous oublié qui vous êtes ?

— Non. Je sais que l’année passée je pouvais passer pour lâche ; mais qu’aujourd’hui je ferai repentir tous ceux qui me manqueront.

— Venez dîner avec moi.

— Non ; car cet officier le saurait.

— Il vous verrait même, car il dîne chez nous tous les jours.

— Fort bien. Je le prends pour arbitre de ma querelle.

Dînant avec Pelodoro, et trois ou quatre officiers, qui s’accordèrent tous à me dire que je devais entrer au service vénitien, je m’y suis déterminé. Un jeune lieutenant, dont la santé ne lui permettait pas d’aller au Levant voulait vendre sa place38 ; il en demandait cent sequins ; mais cela ne suffisait pas : il fallait obtenir l’agrément du Sage. J’ai dit à Pelodoro que les cent sequins étaient prêts ; et il s’engagea de parler pour moi au Sage.

[191r] Vers le soir je suis allé chez Madame Orio, où je me suis trouvé très bien logé. Après avoir assez bien soupé, j’ai eu le plaisir de voir les nièces obligées par leur tante même à venir m’installer dans ma chambre.

La première nuit elles couchèrent avec moi toutes les deux, et dans les suivantes elles se donnèrent le change39 ôtant de la cloison une planche par laquelle l’amoureuse passait et repassait. Nous fîmes cela très sagement40 crainte de surprise. Nos portes étant fermées, si la tante eût fait une visite à ses nièces,j l’absente aurait eu le temps de repasser, et remettre la planche ; mais cette visite ne se vérifia jamais. Madame Orio comptait sur notre sagesse.

Deux ou trois jours après l’abbé Grimani me fit parler au café de la Sultane à M. Valmarana, qui me dit que s’il avait su qu’on pouvait éluder la quarantaine il ne m’aurait jamais dit que ce que j’avais dit n’était pas possible, et qu’il me remerciait de lui avoir donné cette instruction, ainsi la chose fut accommodée, et jusqu’à mon départ je suis toujours allé dîner chez lui.

Vers la fin du mois, je suis entré au service de la république en qualité d’enseigne dans le régiment Bala41 qui était à Corfou. Celui qui en était sorti en force des cent sequins que je lui avais donnésk était lieutenant ; mais le Sage à la guerre m’allégua des raisons que si j’ai voulu entrer au service j’ai dû adopter. Il m’a donné parole qu’au bout de l’année j’avanceraisl au grade de Lieutenant, et que j’aurais d’abord le congé qui m’était nécessaire pour aller à Constantinople. J’ai accepté parce que j’avais envie de servir.

Celui qui me fit obtenir la grâce d’aller à Constantinople avec le Chr Venier42 qui y allait en qualité de Bailo fut M. Pierre Vendramin illustre Sénateur43. Il me présenta au Chr Venier qui me promit de me prendre avec lui à Corfou, où il arriverait un mois après moi.

Quelques jours avant mon départ j’ai reçu une lettre de Thérèse, qui me donnait la nouvelle que le duc qui l’avait engagée pour Naples la conduisait en personne. Elle me disait qu’il était vieux ; mais que quand même il serait jeune je n’aurais rien à craindre. Elle me disait qu’ayant besoin d’argent je devais tirer des lettres de change sur elle, et être certain qu’elle les payerait quand même elle devrait vendre tout ce qu’elle aurait.

Sur le vaisseau, où je devais aller à Corfou devait s’embarquer un noble vénitien44 qui allait au Xante avec la charge de conseiller. Il avait à sa suite une cour très nombreuse, et le capitaine [191v] du vaisseau m’ayant averti qu’étant obligé de manger seul je mangerais fort mal, il me conseilla de me faire présenter à ce seigneur, et d’être sûr qu’il me prierait à sa table. Il s’appelait Antonio Dolfin, etm par sobriquet on l’appelait Bucintoro45. On lui avait donné le nom de ce magnifique bâtiment à cause de son air, et de l’élégance avec laquelle il se mettait.

D’abord que M. Grimani sut que j’avais loué une chambre sur le même vaisseau où ce seigneur allait au Xante, il n’attendit pas que je lui en parle pour me présenter, et me procurer par là l’honneur, et l’avantage de manger à sa table. Il me dit de l’air le plus affable que je lui ferais plaisir d’aller me faire connaître de madame son épouse, qui s’embarquerait avec lui. J’y fus le lendemain, et j’ai vun une charmante femme, quoique sur son retour, mais sourde tout à fait. Je n’avais plus rien à espérer. Elle avait une charmante fille fort jeune, qu’elle laissa au couvent, et qui avec le temps devint célèbre46. Je crois qu’elle vit encore veuve du procurateur Tron, dont la famille est aujourd’hui éteinte.

Je n’ai guère vu d’homme plus beau, et qui représentât mieux que M. Dolfin père de cette dame. Outre cela il se distinguait par l’esprit. Très éloquent, très poli, beau joueur qui perdait toujours, aimé de toutes les femmes desquelles il voulait l’être, toujours intrépide, et égal dans les bonheurs, et dans les travers de la fortune. Il avait voyagé sans permission, et étant tombé par conséquent en disgrâce du gouvernement, il s’était mis au service militaire d’une puissance étrangère. Un noble vénitien ne peut pas commettre un plus grand crime : aussi l’a-t-on demandé, et forcé à retourner à Venise, et à subir la punition de passer quelque temps sous les plombs.

Cet homme charmant généreux, et point riche, eut besoin de demander au grand conseil47 un gouvernement lucratif ; et on l’a élu conseiller dans l’île de Xante ; mais il y allait avec un tel train48 qu’il ne pouvait pas espérer d’y gagner.

Ce noble Vénitien Dolfin, tel que je viens de le décrire ne pouvait pas faire fortune à Venise. Un gouvernement aristocratique ne [192r] peut aspirer à la tranquillité qu’ayant pour base, et pour maxime fondamentale l’égalité entre les aristocrates. Or il est impossible de juger de l’égalité soit physique, soit morale autrement que par l’apparence, d’où il résulte que le citoyen qui ne veut pas être persécuté, s’il n’est pas fait comme les autres, ou pire, doit employer toute son étude pour le paraître. S’il a beaucoup de talent, il doit le cacher : s’il est ambitieux, il doit faire semblant de mépriser les honneurs : s’il veut obtenir, il ne doit rien demander : s’il a une jolie figure il doit la négliger : il doit se tenir mal, se mettre encore plus mal, sa parure ne doit avoir rien de recherché, il doit tourner en ridicule tout ce qui est étranger ; faire mal la révérence, ne pas se piquer d’une grande politesse, ne faire pas grand cas des beaux-arts ; cacher son bon goût s’il l’a fin ; ne pas tenir un cuisinier étranger ;o il doit porter une perruque mal peignée, et être un peu malpropre. M. Dolfin Bucintoro n’ayant aucune de cesp qualités ne pouvait donc pas faire fortune dans Venise sa patrie.

La veille de mon départ je ne suis pas sorti de la maison de Madame Orio. Elle versa autant de larmes que ses nièces, et je n’en ai pas versé moins qu’elles. Cent fois dans cette dernière nuit elles me dirent expirant d’amour entre mes bras qu’elles ne me reverraient plus, et elles le devinèrent. Si elles m’eussent encore vu, elles n’auraient pas deviné. Voilà tout l’admirable des prédictions.

Je suis allé à bord le 5 du mois de Mai49 très bien en équipage, et bijoux, et en argent comptant. J’étais maître de 500 sequins50. Notre vaisseau était armé de vingt-quatre canons, et avait de garnison deux cents esclavons. Nous passâmes de Malamocco en Istrie pendant la nuit, et jetâmes l’ancre dans le port d’Orsara pour faire Savorra51. On appelle ainsi l’ouvrage de mettre au fond de cale une quantité suffisante de pierres, car la trop grande légèreté du vaisseau le rend moins propre à la navigation. Je suis descendu avec plusieurs autres pour aller me promener, malgré que je connusse le vilain endroit, où il n’y avait pas encore neuf mois que j’avais passé trois jours52. Je riais réfléchissant à la différence de mon état actuel à celui que j’avais quitté. J’étais sûr que personne dans mon imposante figure ne reconnaîtrait le chétif abbé qui sans le fatal F. Steffano serait devenu Dieu sait quoi.

Fin du premier tome.

a. Avec biffé.

b. Orth. tous.

c. Je dirai à quelle occasion biffé.

d. Orth. empêchait.

e. Au sort de Thérèse biffé.

f. Le lendemain de biffé.

g. Où Nanette, et Marton logeait biffé.

h. Irait biffé.

i. Prêtre biffé.

j. On biffé.

k. Orth. donné.

l. Orth. avancerai.

m. Son biffé.

n. Orth. vue.

o. Nous ajoutons ce point-virgule, la ponctuation du manuscrit étant rendue peu claire par un ajout dans l’interligne.

p. Orth. ses.

Voyages au Levant (1741 et 1744-1745)

Tome Second [5r]

CHAPITRESa PREMIER, SECOND, ET TROISIÈME

La bêtise d’une servante est beaucoup plus dangereuse que la méchanceté, et plus à charge au maître, car il peut avoir raison de punir une méchante, mais non pas une sotte : il doit la renvoyer, et apprendre à vivre. La mienne s’est servie des trois cahiers, qui contenaient en détail tout ce que je vais écrire en gros dans celui-ci, pour des besoins qu’elle eut de papier dans le ménage. Elle me dit pour s’excuser, que les papiers étant usés, et griffonnés avec même des ratures, elle crut qu’ils étaient faits pour son service de préférence aux propres, et blancs qui étaient sur ma table. Si j’y avais bien pensé, je ne me serais pas mis en colère ; mais le premier effet de la colère est précisément celui de priver l’esprit de la faculté de penser. J’ai cela de bon que chez moi elle est de très peu de durée irasci celerem tamen ut placabilis essem [prompt à me mettre en colère, de manière pourtant à m’apaiser sans peine]1. Après avoir perdu mon temps à lui dire des injures, dont elle ne sentit pas la force, et à lui prouver par des raisons évidentes qu’elle était bête, elle réfuta tous mes arguments ne me répondant jamais rien. J’ai pris le parti d’écrire de nouveau de mauvaiseb humeur, et par conséquent très mal, ce qu’étant de bonne humeur j’ai dû avoir écrit assez bien ; mais mon lecteur peut s’en consoler, car, comme les mécaniciens, il gagnera en temps ce qu’il perdra en force2.

Étant donc descendu à Orsara, tandis qu’on chargeait de lest le fond de notre vaisseau, dont le trop de légèreté rendait plus difficile l’équilibre favorable à la navigation, j’ai observé un homme de bonne mine, qui s’arrêta à me regarder avec grande attention. Sûr que ce ne pouvait pas être un créancier, j’ai cru que ma mine l’intéressait, et ne pouvant pas trouver cela mauvais, j’allais [5v] mon chemin, quand il m’aborda.

— Oserais-je vous demander, mon capitaine, si c’est pour la première fois que vous êtes dans cette ville ?

— Non monsieur. J’y fus une autre fois.

— N’est-ce pas l’année passée ?

— Précisément.

— Mais vous n’étiez pas habillé en militaire ?

— C’est encore vrai ; mais il me semble que votre curiosité est un peu indiscrète.

— Vous devez me la pardonner Monsieur, puisqu’elle est fille de ma reconnaissance. Vous êtes l’homme auquel j’ai les plus grandes obligations, et je dois croire que Dieu vous a envoyé dans cette ville une seconde fois pour que j’en contracte avec vous encore de plus grandes.

— Qu’ai-je donc fait pour vous, et que puis-je faire ? Je ne peux rien deviner.

— Ayez la bonté de venir déjeuner avec moi chez moi. Voilà ma porte ouverte. Venez goûter de mon précieux refosque, et je vous convaincrai après une très courte narration que vous êtes mon vrai bienfaiteur, et que j’ai droit d’espérer que vous ne soyez retourné ici que pour renouveler vos bienfaits.

Ne pouvant pas croire que cet homme fût fou, j’ai imaginé qu’il voulut m’induire3 à acheter de son refosque, et je me suis laissé conduire à sa maison. Nous montons au premier, et nous entrons dans une chambre, où il me laisse pour aller ordonner le bon déjeuner qu’il m’avait promis. Voyant tout l’attirail d’un chirurgien, je me figure que c’en était un, et quand je le vois reparaître je le lui dis.

— Oui, mon capitaine, me répondit-il, je suis chirurgien. Il y a vingt ans que je suis dans cette ville, où je vivais dans la misère, car il ne m’arrivait d’exercer mon métier que pour saigner, pour appliquer des ventouses, pour guérir quelqu’écorchure, ou pour mettre un pied à sa place dérangé par une entorse. Ce que je gagnais ne me suffisait pas pour vivre ; mais depuis l’année passée, je peux dire d’avoir changé d’état ; j’ai gagné beaucoup d’argent, je l’ai mis à profit, et c’est vous, Dieu vous bénisse, qui avez fait ma fortune.

— Comment cela ?

— Voici toute la courte histoire. Vous avez communiqué une [6r] galanterie4 à la gouvernante de D. Jerome, qui l’a donnée à un ami, qui de bonne foi la partagea avec sa femme. Cette femme à son tour la donna à un libertin qui en fit un si grand débit qu’en moins d’un mois j’ai vu sous mon magistère une cinquantaine de clients, et des nouveaux dans les mois suivants, que j’ai tous guéris, me faisant comme de raison bien payer. J’en ai encore quelques-uns ; mais dans un mois je n’aurai plus personne, car la maladie n’existe plus. Quand je vous ai vu je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. J’ai vu dans vous un oiseau de bon augure. Puis-je me flatter que vous resterez ici quelques jours pour la renouveler ?

Après avoir bien ri, je l’ai vu s’attrister quand je lui ai dit que je me portais bien. Il me dit que je ne pourraisc pas en dire autant à mon retour, car le pays où j’allais était plein de la mauvaise marchandise que personne n’avait comme lui le secret d’extirper. Il me pria de compter sur lui, et de pas croire aux charlatans qui me proposeraient des remèdes. Je lui ai promis tout ce qu’il a voulu, je l’ai remercié, et je suis retourné à bord.

M. Dolfin a bien ri quand je lui ai conté cette histoire. Nous mîmes à la voile le lendemain, et quatre jours après nous essuyâmes une rude tempête derrière Curzola. Cette tempête manqua de me coûter la vie ; et voilà comment.

Un prêtre esclavon qui servait de chapelain sur le vaisseau, très ignorant, insolent, et brutal, dont je me moquais en toute occasion, était à juste titre devenu mon ennemi. Dans le plus fort de la tempête, il s’était placé sur le tillac, et tenant son rituel à la main, il exorcisait les diables qu’il voyait dans les nues, et qu’il faisait voir à tous les matelots, qui se croyant perdus pleuraient, et dans leur désespoir négligeaient les manœuvres nécessaires à garantir5 le navire des rochers qu’on voyait à droite, et à gauche. Voyant avec évidence le mal, et le mauvais [6v] effetd que les exorcismes de ce prêtre faisaient sur l’équipage qu’il désespérait, tandis qu’au contraire il fallait encourager, j’ai très imprudemment cru de devoir m’en mêler. Allant moi-même me grimper6 sur les cordages j’excitais les matelots au constant travail, et à braver le danger, leur disant qu’il n’y avait pas de diables, et que le prêtre qui les leur montrait était fou ; mais la force de mes harangues n’empêcha pas le prêtre de me proclamer pour athée, et de soulever contre moi la plus grande partie de l’équipage. Les vents poursuivant à être mauvais le lendemain, et le troisième jour, l’enragé fit croire aux matelots qui l’écoutaient que tant que je me trouverais sur le vaisseau le beau temps ne viendrait jamais. Un d’entr’eux vit le moment favorable au désir du prêtre me surprenant par-derrière sur le bord du tillac, et me poussant dehors par le coup d’un câble7 qui devait nécessairement me renverser. C’était fait. Ce fut la branche d’unee ancre qui s’accrochant à mon habit m’empêcha de tomber dans la mer.

On vint à mon secours, et on me sauva. Un caporal m’ayant montré le matelot assassin, j’ai pris son bâton, et m’étant mis à le rosser d’importance, d’autres matelots accoururent avec le prêtre, et j’aurais succombé si les soldats ne m’eussent défendu. Le capitaine du vaisseau survint avec Monsieur Dolfin, et après avoir entendu le prêtre ils furent obligés, s’ils voulurent apaiser la canaille, de leur promettre de me mettre à terre d’abord que cela pourrait se faire ; mais le prêtre exigea que je lui livrasse un parchemin que j’avais acheté d’un Grec à Malamocco8 dans le moment que j’allais m’embarquer. Je ne m’en souvenais pas ; mais c’était vrai. Je me suis mis à rire, et je l’ai d’abord donné à M. Dolfin, qui le remit au prêtre, qui chantant victoire, fit porter une brasière, et le jeta sur les charbons ardents. Ce parchemin avant de devenir cendre fit des contorsions qui durèrent une demi-heure ; phénomènef qui convainquit tous les matelots que le grimoire était infernal. La prétendueg vertu de ce parchemin [7r] était de rendre toutes les femmes amoureuses de la personne qui le portait. J’espère que le lecteur aura la bonté de croire que je n’ajoutais pas foi aux philtresh d’aucune espèce, et que je n’avais acheté le parchemin pour un demi-écu9 que pour rire. Il y a dans toute l’Italie, et dans la Grèce ancienne, et moderne des Grecs, des Juifs, et des astrologues qui vendent aux dupes des papiers dont les vertus sont prodigieuses. Entr’autres les charmes10 pour se rendre invulnérable ; et des sachets remplis de drogues qui contiennent ce qu’ils appellent esprits follets11. Ces marchandises-là n’ont aucun cours en Allemagne, en France, en Angleterre, et dans tout le Nord ; mais en revanche on donne dans ces pays dans une autre espèce de duperie de beaucoup plus grande importance. On travaille à la pierre philosophale12, et on ne s’en désabuse13 jamais.

Le mauvais temps cessa précisément dans la demi-heure qu’on employa à brûler mon parchemin, et les conjurés ne pensèrent plus à se défaire de ma personne. Au bout de huit jours de navigation très heureuse nous arrivâmes à Corfou, où après m’être très bien logé, j’ai porté mes lettres à S. E. le provéditeur Général14, puis à tous les chefs de mer15 auxquels j’étais recommandé.

Après avoir rendu mes devoirs à mon Colonel, et à tous les officiers de mon régiment je n’ai pensé qu’à me divertir jusqu’à l’arrivée du Chr Venier qui devait aller à Constantinople, et qui devait me prendre avec lui. Il arriva vers la moitié du mois de Juin, et en l’attendant, m’étant adonné au jeu de la Bassette16, j’ai perdu tout mon argent, et vendu, ou mis en gage tous mes bijoux. Telle est la destinée de tout homme incliné aux jeux de hasard à moins qu’il ne sache se captiver la fortune jouant avec un avantage réel dépendant du calcul, ou de la science17. Un sage joueur peut faire et l’un, et l’autre sans encourir la tache de fripon.

Dans le mois que j’ai passé à Corfou18 avant l’arrivée du Baile, je ne me suis arrêté d’aucune façon à l’examen du pays ni dans le [7v] physique ni dans le moral. Excepté les jours que je devais monter la garde, je vivais au café acharné à la banque de Pharaon, et succombant, comme de raison, au malheur que je m’obstinais à braver. Je ne suis jamais rentré chez moi avec la consolation d’avoir gagné, et je n’ai jamais eu la force de finir tant qu’après avoir perdu tout mon argent j’ai eu des effets19. La seule sotte satisfaction que j’avais était de m’entendre appeler beau joueur par le banquier même toutes les fois que je perdais une carte décisive.

Dans cette situation désolante j’ai cru de me sentir ressusciter quand les coups de canon annoncèrent l’arrivée du Baile. Il venait dans l’Europe vaisseau de guerre armé de soixante, et douze canons n’ayant employé à venir de Venise que huit jours. À peine jetée l’ancre, il déploya pavillon de capitaine général des forces maritimes de la république, et le Provéditeur général de Corfou fit baisser le sien. La république de Venise n’a pas sur la mer une charge supérieure à celle de Baile à la Porte ottomane. Le Chr Venier avait un cortège très distingué. Le comte Annibal Gamberai et le comte Charles Zenobio tous les deux nobles vénitiens, et le marquis d’Archetti noble bressan20 l’accompagnaient jusqu’à Constantinople pour satisfaire à leur curiosité. Dans les huit jours qu’ils passèrent à Corfou tous les chefs de mer chacun à son tour fêtèrent le Baile, et sa comitive21 avec grands soupers, et bals. D’abord que je me suis présenté S. E. me dit qu’il avait déjà parlé à Monsieur le Provéditeur Général,j qui m’accordait un congé de six mois pour le suivre jusqu’à Constantinople en qualité d’adjudant22. Après l’avoir reçu je suis allé à bord avec mon petit équipage, et le lendemain le vaisseau leva l’ancre, et Monsieur le Baile vint à bord dans la felouque23 du provéditeur Général. Nous [8r] mîmes d’abord à la voile, et en six jours toujours avec le même vent nous arrivâmes devant Cerigo, où on jeta l’ancre pour envoyer à terre un nombre de matelots pour faire aiguade24. La curiosité de voir Cerigo, qu’on dit être l’ancienne Cythère, me fit venir la tentation de demander la permission de descendre. J’aurais mieux fait à rester à bord, car j’ai fait une mauvaise connaissance. J’étais en compagnie d’un capitaine qui commandait la garnison du vaisseau.

Deux hommes de mauvaise mine, et mal vêtus se présentent, et nous demandent l’aumône. Je leur demande qui ils sont, et celui qui avait l’air d’être plus alerte que l’autre me parle ainsi :

Nous sommes condamnés à vivre, et peut-être à mourir dans cette île par le despotisme du conseil des dix avec trente ou quarante autres malheureux, et nous sommes tous nés sujets de la république. Notre prétendu crime, qui n’en est un nulle part, est l’habitude que nous avions de vivre en compagnie de nos maîtresses, et de n’être pas jaloux de ceux entre nos amis qui les trouvant jolies, se procuraient avec notre consentement la jouissance de leurs charmes. N’étant point riches, nous n’avions même aucun scrupule à en profiter. On traita notre commerce d’illicite, et on nous envoya ici, où on nous donne dix sous par jour en monnaie longue25. On nous appelle Mangiamarroni [Mangeurs de marrons]26. Nous sommes à pire condition des27 galériens, car l’ennui nous désole, et la faim nous dévore. Je suis Antonio Pocchini noble de Padoue, et ma mère est de l’illustre maison des Campo S. Piero.

Nous leur fîmes l’aumône, puis nous parcourûmes l’île, et après avoir vu la forteresse, nous retournâmes à bord. Nous [8v] parlerons de ce Pocchini dans quinze à seize ans d’ici28.

Les vents toujours favorables nous conduisirent aux Dardanelles en huit ou dix jours, puis les barques turques vinrent nous prendre pourk nous transporter à Constantinople. La vue de cette ville à la distance d’une lieue29 est étonnante. Il n’y a pas au monde nulle part un si beau spectacle. Cette superbe vue fut la cause de la fin de l’empire romain, et du commencement du grec. Constantin le grand arrivant à Constantinople par mer, séduit par la vue de Bizance s’écria : Voilà le siège de l’empire de tout le monde30, et pour rendre sa prophétiel immanquable il quitta Rome pour aller s’y établir31. S’il avait lu, ou cru à la prophétie d’Horace32 il n’aurait jamais fait une si grosse sottise. Le poète avait écrit que l’empire romain ne s’acheminerait à sa fin que quand un successeur d’Auguste s’aviserait d’en transporter le siège là où il avait eu sa naissance. La Troade n’est pas bien distante de la Thrace33.

Nous arrivâmes à Péra dans le palais de Venisem vers la moitié de Juillet34. La peste ne circulait pas dans la grande ville dans ce moment-là, chose fort rare. Nous fûmes tous parfaitement bien logés ; mais la grande chaleur fit déterminer les Bailes35 à aller jouir de la fraîcheur dans une maison de campagne que le Baile Donà36 avait louéen. Ce fut à Buyoudcarè37. Le premier ordre que j’ai reçu futo de n’oser jamais sortir ni à l’insu du Baile, ni sans un janissaire38. Je l’ai suivi à la lettre. Dans ce temps-là les Russes n’avaient pas encore dompté l’impertinence du peuple turc39. On m’assure qu’à présent tous les étrangers peuvent aller où ils veulent sans la moindre crainte.

Ce fut le surlendemain de mon arrivée que je me suis fait conduire [9r] chez Osman bacha40 de Caramanie. C’est ainsi que s’appelait le comte de Bonneval après son apostasie.

Après lui avoir fait passer ma lettre je fus introduit dans une chambre rez-de-chaussée meublée à la française, où j’ai vu un gros seigneur âgé habillé tout à fait à la française se lever, et me demander d’un air riant ce qu’il pouvait faire à Constantinople pour un recommandé par un cardinal de l’église qu’il ne pouvait plus appeler sa mère. Pour toute réponse je lui ai conté l’histoire qui me fit demander au cardinal dans la désolation de mon âme une lettre de recommandation à Constantinople, que, l’ayant reçue, je me suis cru superstitieusement en [devoirp] de la lui porter. De sorte que, me repartit-il, sans cette lettre vous n’auriez jamais pensé à venir ici, où absolument vous n’avez aucun besoin de moi.

— Aucun ; mais je me crois cependant très heureux de m’être procuré par ce moyen l’honneur de connaître dans Votre Excellence un homme, dont toute l’Europe a parlé, parle, et parlera pour longtemps.

Après avoir fait des réflexions sur le bonheur d’un jeune homme comme moi, qui tout à fait sans souci, et sans avoir aucun dessein, niq aucun point fixe s’abandonnait à la Fortune ne craignant, et n’espérant rien, il me dit que la lettre du cardinal Acquaviva l’obligeant à faire quelque chose pour moi, il voulait me faire connaître trois ou quatre de ses amis turcsr qui en valaient la peine. Il m’invita à dîner tous les jeudis me promettant de m’envoyer un janissaire qui me garantirait des impertinences de la canaille, et qui me ferait voir tout ce qui méritait d’être vu.

La lettre du cardinal m’annonçant pour homme de lettres, il se leva me disant qu’il voulait me faire voir sa bibliothèque. Je le suivis traversant le jardin. Nous entrâmes dans une [9v] chambre garnie d’armoires grillées : derrière les grilles de fil d’archal41 on voyait des rideaux : derrière les rideaux devaient se trouver les livres.

Mais j’ai bien ri avec le gros bacha quand à la place de livres, d’abord qu’il ouvrit les niches qu’il tenait fermées à la clef, j’ai vu des bouteilless remplies de toutes sortes de vins.

— C’est, me dit-il, ma bibliothèque, et mon sérail, car étant vieux les femmes m’abrégeraient la vie, tandis que le bon vin ne peut que me la conserver, ou pour le moins me la rendre plus agréable.

— J’imagine que V. E. a obtenu une dispense du Mufti42.

— Vous vous trompez, car il s’en faut bien que le pape des Turcs ait le pouvoir du vôtre. Il ne peut dans aucun cas permettre une chose que l’Alcoran43 prohibe ; mais cela n’empêche pas que chacun ne soit le maître de se damner, si cela l’amuse. Les Turcs dévots plaignent les libertins, mais ils ne les persécutent pas. Il n’y a pas ici d’inquisition. Ceux qui n’observent pas les préceptes de la religion, seront, disent-ils, assez malheureux dans l’autre vie sans qu’on leur inflige quelque punition dans ce monde aussi. La dispense que j’ai demandée, et que j’ai obtenuet sans la moindre difficulté fut celle de ce que vous appelez circoncision, car proprement on ne peut pas l’appeler circoncision44. À mon âge elle aurait été dangereuse. C’est une cérémonie que généralement on observe ; mais elle n’est pas de précepte45.

Dans les deux heures que j’ai passéesu avec lui il me demanda des nouvelles de plusieurs Vénitiens ses amis, et principalement de M. Marc-Antonio Diedo46 ; je lui ai dit qu’on l’aimait toujours et qu’on ne le plaignait qu’à cause de son apostasie : il me répondit qu’il était Turc comme il avait été chrétien, et qu’il ne savait pas l’Alcoran plus qu’il n’avait su l’Évangile.

— Je suis sûr, me dit-il, que je mourrai tranquille, et beaucoup plus heureux dans ce moment-là que le prince Eugène47. J’ai dû dire que DIEU est DIEU, [10r] et que Mahomet est son prophètev. Je l’ai dit, et les Turcs ne se soucient pas de savoir si je l’ai pensé. Je porte d’ailleurs le Turban, comme je suis obligé de porter l’uniforme de mon maître.

Il me dit que ne sachant faire autre métier que celui de la guerre, il ne s’était déterminé à aller servir en qualité de Lieutenant-Général le grand Seigneur48 que quand il s’était vu réduit à n’avoir plus de quoi vivre. Quand j’ai quitté Venise, me dit-il, la soupe avait mangé la vaisselle49 : si la nation juive se fût déterminée à me mettre à la tête de cinquante mille hommes, je serais allé assiéger Jérusalem.

Il était bel homme ; sinon qu’il avait trop d’embonpoint. En conséquence d’un coup de sabre il portait au-dessus du ventre une plaque d’argent pour soutenir une descente50. Il avait été exilé en Asie ; mais pas pour longtemps, car, me dit-il, les cabales ne sont pas si longues en Turquie, comme en Europe51, et principalement à la cour de Vienne. Il me dit, quand je l’ai quitté, qu’il n’avait jamais, depuis qu’il s’était fait Turc passé deux heures aussi agréables que celles que je lui avais fait passer, et il me pria de faire ses compliments aux Bailes.

Monsieur le Baile Giovanni Donà, qui l’avait beaucoup connu à Venise, me chargea de lui dire beaucoup de choses très agréables, et le Chr Venier se montra fâché de ne pas pouvoir se procurer le plaisir de le connaître particulièrement52.

Le surlendemain de cette première entrevue était le jeudi dans lequel il m’avait promis de m’envoyer le Janissaire, et il n’y manqua pas. Il vint à onze heures, et il me conduisit chez le Bacha que pour le coup j’ai trouvé habillé à la turque. Ses convives ne tardèrent pas à arriver ; et nous nous mîmes à table en nombre de huit, tous montés en ton de gaieté53. Tout le dîner fut servi à la française tant pour le cérémonialw que pour les [10v] mets : son maître d’hôtel était français, et son cuisinier aussi honnête renégat54. Il n’avait pas manqué de me présenter à tout son monde ; mais il ne m’a mis en train de parler que vers la fin du dîner. On ne parla qu’italien, et j’ai observé que les Turcs n’ouvrirent jamais la bouche pour se dire entr’eux le moindre mot dans leur langue. Chacun avait à sa gauche une bouteille qui pouvait être de vin blanc, ou d’hydromel55 : je ne sais pas ce que c’était. J’ai bu, comme M. de Bonneval que j’avais à ma droite, de l’excellent vin de Bourgogne blanc.

On me fit parler de Venise ; mais beaucoup plus de Rome, ce qui fit tomber le propos sur la religion ; mais non pas sur le dogme ; mais sur la discipline, et les cérémonies liturgiques. Un aimable Turc qu’on appelait effendi56, parce qu’il avait été ministre des affaires étrangères dit qu’il avait à Rome un ami dans l’ambassadeur de Venise, et il en fit l’éloge : j’ai fait écho, et j’ai dit qu’il m’avait chargé d’une lettre à un seigneur musulman qu’il caractérisait aussix de son ami intime. Il m’en demanda le nom, et l’ayant oublié, j’ai tiré de ma poche mon portefeuille où j’avais la lettre. Il fut flatté à l’excès quand lisant l’adresse j’ai prononcé son nom. Après avoir demandé la permission il la lut, puis il baisa la signature, et se leva pour venir m’embrasser. Cette scène plut à l’excès à M. de Bonneval, et à toute la compagnie. L’effendi qui s’appelait Ismail engagea Bacha Osmany à me conduire à dîner chez lui dans un tel jour.

Mais à ce dîner, qui me fit beaucoup de plaisir le Turc, qui m’intéressa le plus, ne fut pas Ismail. Ce fut un bel homme qui montrait l’âge de soixante ans, et qui affichait sur sa noble physionomie la sagesse, et la douceur. J’ai trouvé ses traits deux ans après sur la belle tête de M. de Bragadin sénateur vénitien, [11r] dont je parlerai quand nous en serons là57. Dans tous les propos qu’on m’avait tenus à table il m’avait écouté avec la plus grande attention, sans jamais prononcer le moindre mot. Un homme dans la même société dont la figure, et le maintien intéresse, et qui ne parle pas excite avec force la curiosité de celui qui ne le connaît pas. Sortant de la salle où nous avions dîné, j’ai demandé à M. de Bonneval qui c’était ; et il me répondit que c’était un riche, et sage philosophe, d’une probité reconnue, dont la pureté de mœurs était égale à l’attachement qu’il avait à sa religion. Il me conseilla à cultiver sa connaissance s’il me faisait des avances58.

Cet avis me fit plaisir ; et après nous être promenés à l’ombre, étant entrés dans un salon meublé dans le costume59 de la nation, je me suis assis sur un sofa près de Josouff Ali60 : c’était le nom du Turc qui m’avait intéressé, et qui m’offrit d’abord sa pipe. Je l’ai poliment refusée acceptant celle quez me présenta un domestique de M. de Bonneval. Quand on est en compagnie de gens qui fument, il faut absolument fumer, ou sortir, car sans cela on est forcé à s’imaginer de respirer la fumée qui sort de la bouche des autres. Cette idée, qui est fondée sur le vrai, dégoûte, et révolte.

Josouff Ali bien aise de me voir assis à son côté me mit d’abord sur des propos analogues à ceux qu’on m’avait tenus à table ; mais principalement sur les raisons qui m’avaient fait quitter l’état paisible d’ecclésiastique pour m’attacher au militaire. Pour satisfaire à sa curiosité, et ne pas me mettre mal dans son esprit je me suis cru en devoir de lui conter en bref toute l’histoire de ma vie, car j’ai cru de devoir le convaincre que je n’étais pas entré dans la carrière du ministère divin par vocation. Il me parut content. M’ayant parlé de vocation en philosophe stoïcien je l’ai reconnu pour fataliste, et j’eus [11v] l’adresse de ne pas prendre son système de front, de sorte que mes objections lui plurent parce qu’il se trouva assez fort pour les détruire. Il eut besoin peut-être de m’estimer beaucoup pour me croire digne de devenir son écolier, car dans l’âge de dix-neuf ans, et perdu dans une fausse religion, il était impossible que je pusse être son maître. Après avoir passé une heure à me catéchiser61, et à écouter mes principes, il me dit qu’il me croyait né pour connaître la vérité, puisqu’il voyait que je m’en occupais, et que je ne me tenais pas pour certain d’y être parvenu. Il m’invita à aller passer une journée chez lui me nommant les jours de la semaine dans lesquels je ne pourrais pas manquer de le trouver ;aa mais il me dit qu’avant de m’engager à lui faire ce plaisir je devais consulter Bacha Osman. Je lui répondis alors que le Bacha m’avait déjà prévenu sur son caractère, ce qui l’a beaucoup flatté. Je lui ai promis d’aller dans un tel jour, et nous nous sommes séparés.

Quand j’ai rendu compte de tout ceci à M. de Bonneval il en fut fort aise, et il me dit que son Janissaire serait tous les jours à l’hôtel des bailes de Venise prêt à mon service.

Quand j’ai rendu compte à Messieurs les Bailes des connaissances que j’avais faitesab dans ce jour-là chez le comte de Bonneval je les ai vus fort contents, et le Chr Venier me conseilla de ne pas négliger des connaissances de cette espèce dans un pays où l’ennui fait peur aux étrangers encore plus que la peste.

Le jour fixé je suis allé chez Josouff de très bonne heure ; mais il était déjà sorti. Son jardinier qu’il avait averti eut pour moi toutes les attentions, et m’amusa agréablement deux heures me faisant voir toutes les beautés des jardins de son maître, et particulièrement ses fleurs. Ce jardinier était un Napolitain qui lui appartenait depuis trente ans. À ses manières je lui ai supposé de l’éducation, et de la naissance ; mais il me dit franchement qu’il [12r] n’avait jamais appris à lire, qu’il était matelot quand il fut fait esclave, et qu’il se trouvait si heureux au service de Josouff qu’il se croirait puni s’il lui donnait sa liberté. Je me suis bien gardé de lui faire des interrogations sur les affaires de son maître : la discrétion de cet homme aurait pu faire rougir ma curiosité.

Josouff arriva à cheval, et après les compliments d’usage nous allâmes dîner tête à tête dans un pavillon d’où nous voyionsac la mer, et où nous jouissions d’un doux vent qui tempérait la grande chaleur. Ce vent, qui se fait sentir tous les jours à la même heure, est le Nord-Ouest qu’on appelle Maestral62. Nous fîmes bonne chère sans autres plats travaillés que le cauroman63. J’ai bu de l’eau, et de l’excellent hydromel assurant mon hôte, que je le préférais au vin. Dans ce temps-là je n’en buvais que très rarement. Louant son hydromel, je lui ai dit que les musulmans qui violaient la loi buvant du vin ne méritaient pas miséricorde, car ils ne pouvaient en boire que parce qu’il était défendu : il m’assura que plusieurs croyaient pouvoir en faire usage ne le considérant que comme une médecine. Il me dit que c’était le médecin du grand seigneur qui avait mis cette médecine en vogue, et qui par là avait fait sa fortune, et avait gagné toute la faveur de son maître, qui réellement était toujours malade ; mais qu’il ne l’était que parce qu’il se soûlait. Il s’étonna quand je lui ai dit que chez nous les ivrognes étaient fort rares, et que ce vice n’était commun que dans la lie du peuple. Quand il me dit qu’il ne comprenait pas comment le vin pouvait être permis par toutes les autres religions, puisqu’il privait l’homme de l’usage de la raison, je lui ai répondu que toutes les religions en défendaient l’excès, et que le crime ne pouvait consister que dans l’excès. Je l’ai persuadé lui disant que l’effet de l’opium étant le même, et beaucoup plus fort, [12v] sa religionad aurait donc dû le prohiber aussi : il me répondit qu’il n’avait jamais dans toute sa vie fait usage ni d’opium, ni de vin.

Après notre dîner on nous porta des pipes, et du tabac. Nous les chargeâmes nous-mêmes. Je fumais dans ce temps-là, et avec plaisir ; mais j’avais l’habitude de cracher. Josouff qui ne crachait pas, me dit que le tabac que je fumais était du Gingé excellent, et que c’était un dommage que je n’avalasse pas sa partie balsamique qui devait se trouver dans la salive que j’avais tort de rejeter ainsi. Il conclut qu’on ne devait la cracher que quand le tabac était mauvais. Goûtant son raisonnement, je lui ai dit qu’effectivement la pipe ne pouvait être considérée comme un vrai plaisir que le tabac étant parfait.

— La perfection du tabac, me répartit-il, est certainement nécessaire au plaisir de fumer ; mais ce n’est pas le principal, car le plaisir que le bon tabac fait n’est que sensuel : les vrais plaisirs sont ceux qui n’affectent que l’âme, entièrementae, indépendants des sens.

— Je ne peux pas m’imaginer, mon cher Josouff, des plaisirs, dont mon âme pourrait jouir sans l’entremise de mes sens.

— Écoute-moi. Quand tu charges ta pipe as-tu du plaisir ?

— Oui.

— Auquel de tes sens l’attribueras-tu, si tu ne l’attribues pas à ton âme ? Poursuivons. N’est-il pas vrai que tu te sens satisfait quand tu ne la mets bas qu’après l’avoir entièrement achevée ? Tu es bien aise quand tu vois que ce qui reste n’est que cendre.

— C’est vrai.

— En voilà deux, dont tes sens ne sont certainement pas à part ; mais je te prie de deviner le troisième qui est le principal.

— Le principal ? La fragrance du tabac.

— Point du tout. C’est un plaisir de l’odorat : il est sensuel.

— Je ne saurais.

— Écoute donc. Le principal plaisir de fumer consiste dans la vue de la fumée. Tu ne dois jamais la voir sortir [13r] de la pipe ; mais toute du coin de ta bouche à justes intervalles jamais trop fréquents. C’est si vrai que ce plaisir est le principal, que tu ne verras nulle part un aveugle se plaire à fumer. Essaye toi-même à fumer la nuit dans ta chambre sans lumière, et un moment après avoir allumé ta pipe, tu la mettras bas.

— Ce que tu dis est bien vrai ; mais tu me pardonneras, si je trouve que plusieurs plaisirs qui intéressent mes sens méritent la préférence sur ceux qui n’intéressent que l’âme.

— Il y a quarante ans que je pensais comme toi. Dans quarante ans d’ici, si tu parviens à être sage, tu penseras comme moi. Les plaisirs, mon cher fils, qui mettent en mouvement les passions troublent l’âme : ainsi tu sens que ce ne peuvent pas à bon droit être appelés plaisir.

— Mais il me semble que pour qu’ils le soient il suffit qu’ils me paraissent tels.

— D’accord ; mais si tu voulais te donner la peine de les examiner après les avoir goûtés, tu ne les trouverais pas purs.

— Cela se peut ; mais pourquoi me donnerais-je une peine qui ne me servirait qu’à diminuer le plaisir que j’ai ressenti ?

— L’âge viendra que tu ressentiras du plaisir te donnant cette peine.

— Il me semble, mon cher père, que tu préfères à la jeunesse l’âge mûr.

— Dis hardiment la vieillesse.

— Tu me surprends. Dois-je croire que tu aies vécu jeune, et malheureux ?

— Bien loin de cela. Toujours sain, et heureux ; et jamais victime de mes passions ; mais tout ce que j’ai vu dans mes égaux me fut une assez bonne école pour apprendre à connaître l’homme, et pour me montrer le chemin du bonheur. Le plus heureux des hommes n’est pas le plus voluptueux, mais celui qui sait faire choix des grandes voluptés ; et les grandes voluptés, je te le répète, ne sauraient être que celles qui ne remuant pas les passions augmentent la paix de l’âme.

— Ce sont des voluptés que tu appelles pures.

— Telle est la vue d’une vaste prairie touteaf couverte d’herbe. La couleur verte tant recommandée par notre divin prophète64 frappe ma vue, et dans ce moment je sens mon [13v] esprit nager dans un calme si délicieux qu’il me semble d’approcher l’auteur de la nature. Je ressens la même paix, un calme égal, quand je me tiens assis sur le bord d’une rivière, et je vois l’eau courante qui passe devant moi sans jamais se dérober à ma vue, et sans que son continuel mouvement la rende moins claire. Elle me représente l’image de ma vie, et la tranquillité que je lui désire pour parvenir comme l’eau que je contemple au terme que je ne vois pas, et qui ne peut être qu’au bout de sa course.

C’est ainsi que ce Turc raisonnait ; et nous passâmes quatre heures. Il avait eu de deux femmes deux fils, et une fille. Son aîné qui avait eu sa part65, vivait à Salonicchio66, où il faisait le commerce, et il était riche. Le cadet était dans le grand sérail au service du Sultan, et sa part était entre les mains d’un tuteur. Sa fille, qu’il appelait Zelmi, et qui avait quinze ans devait être héritière à sa mort de tout son bien. Il lui avait donné toute l’éducation qu’on pouvait lui désirer pour suffire au bonheur de celui que Dieu lui avait destiné pour époux. Nous parlerons bientôt de cette fille. Ses femmes étant mortes, il y avait cinq ans qu’il avait pris une troisième femme née dans Scio67, qui était toute jeune, et une beauté parfaite ; mais il me dit qu’il ne pouvait pas espérer d’avoir d’elle ni fils, ni fille, puisqu’il était déjà vieux. Il n’avait cependant que soixante ans. J’ai dû lui promettre, le quittant d’aller passer avec lui au moins un jour chaque semaine.

À l’heure du souper quand j’ai rendu compte à Messieurs les Bailes de ma journée, ils me dirent que j’étais bien heureux de pouvoir me flatter de passer agréablement trois mois68 dans un pays où eux en qualité de ministres étrangers ne pouvaient que s’ennuyer.

[14r] Trois ou quatre jours après M. de Bonneval me mena dîner chez Ismail, où j’ai vu un grand tableau du luxe asiatique69 ; mais les convives étant nombreux, et ayant parlé tous presque toujours turc je me suis ennuyé également que M. de Bonneval à ce qu’il m’a paru. Ismail qui s’en aperçut me pria quand nous partîmes d’aller déjeuner avec lui le plus souvent que je pourrais, sûr de lui faire toujours un vrai plaisir. Je lui ai promis d’y aller, et j’y fus dix à douze jours après. Le lecteur saura tout quand nous en serons là. Je dois actuellement retourner à Josouff, qui à ma seconde visite déploya un caractère, qui me fit concevoir pour lui la plus grande estime, et le plus fort attachement.

Dînant tête à tête comme la première fois, et le propos étant tombé sur les arts, j’ai dit mon avis sur un précepte de l’Alcoran qui privait les Ottomans du plaisir innocent de jouir des productions de la peinture, et de la sculpture. Il me répondit que Mahomet en vrai sage devait éloigner des yeux des Islamites toutes les images.

— Observe, me dit-il, que toutes les nations auxquelles notre grand prophète fit connaître Dieu étaient idolâtres. Les hommes sont faibles, et voyant de nouveau les mêmes objets, ils pourraient facilement retomber dans les mêmes erreurs.

— Je crois, mon cher père, qu’aucune nation n’a jamais adoré une image ; mais fort bien la divinité que l’image représentait.

— Je veux le croire aussi ; mais Dieu ne pouvant pas être matière, il faut éloigner des têtes vulgaires l’idée qu’il puisse l’être. Vous êtes les seuls, vous autres chrétiens, qui croyez voir DIEU.

— C’est vrai, nous en sommes sûrs ; mais, observe, je te prie, que ce qui nous rend sûrs est la foi.

— Je le sais ; mais vous n’êtes pas moins [14v] idolâtres, car ce que vous voyez n’est que matière, et votre certitude est parfaite sur cette vision à moins que tu ne me dises que la foi l’infirme.

— Dieu me préserve de te dire cela, car tout au contraire la foi la rend plus forte.

— C’est une illusion, dont Dieu merci nous n’avons pas besoin, et il n’y a point de philosophe au monde qui puisse m’en prouver la nécessité.

— Cela, mon cher père, n’appartient pas à la philosophie, mais à la théologie, qui lui est beaucoup supérieure.

— Tu parles le même langage de70 nos théologiens, qui diffèrent cependant des vôtres en ce qu’ils n’exercent pas leur science pour rendre les vérités que nous sommes obligés de connaître plus obscures ; mais plus claires.

— Songe, mon cher Josouff, qu’il s’agit d’un mystère.

— L’existence de Dieu en est un, et assez grand pour que les hommes n’osent rien y ajouter. DIEU ne peut être que simple, c’est ce DIEU que son prophète nous annonça. Conviens qu’on ne saurait rien ajouter à son essence sans détruire sa simplicité. Nous disons qu’il est un, voilà l’image du simple. Vous dites qu’il est un, et trois en même temps : c’est une définition contradictoire, absurde, et impie.

— C’est un mystère.

— Parles-tu de DIEU, ou de la définition ? Je parle de la définition qui ne doit pas être un mystère, et que la raison doit réprouver. Le sens commun, mon cher fils, doit trouver impertinente une assertion dont la substance est une absurdité. Prouve-moi que trois n’est pas un composé, ou qu’il peut ne pas l’être, et je me fais d’abord Chrétien.

— Ma religion m’ordonne de croire sans raisonner, et je frissonne, mon cher Josouff quand je pense qu’en force d’un fort raisonnement il pourrait m’arriver de renoncer à la religion de mon cher père. Il faudrait commencer par me convaincre qu’il était dans l’erreur. Dis-moi, si respectant sa mémoire, je puisse présumer de moi-même au point d’oser me rendre [15r] son juge avec intention de prononcer sentence pour le condamner.

Après cette remontrance j’ai vu l’honnête Josouff ému. Après deux minutes de silence il me dit que pensant ainsi je ne pouvais être que cher à Dieu, et par conséquent prédestiné71 ; mais que si je me trouvais dans l’erreur, il n’y avait que Dieu qui pût m’en tirer, car il ne connaissait pas d’homme juste en état de réfuter le sentiment que je lui avais déclaré. Nous parlâmes d’autres choses toutes gaies, et vers le soir je l’ai quitté après avoir reçu des assurances sans fin de l’amitié la plus pure.

Allant chez moi je réfléchissais qu’il était bien possible que tout ce que Josouff m’avait dit sur l’essence de DIEU fût vrai, car certainement l’être des êtres ne pouvait être en essence que le plus simple de tous les êtres ; mais qu’il était impossible qu’en conséquence d’une erreur de la religion chrétienne je pusse me laisser persuader à embrasser la turque, qui pouvait bien avoir de Dieu une idée très juste ; mais qui me faisait rire, en ce qu’elle ne devait sa doctrine qu’au plus extravagant de tous les imposteurs72. Mais je ne croyais pas que Josouff eût eu intention de faire de moi un prosélyte.

Ce fut la troisième fois que j’ai dîné avec lui que le discours étant tombé comme toujours sur la religion je lui ai demandé s’il était sûr que sa religion fût la seule qui pût acheminer le mortel au salut éternel. Il me répondit qu’il n’était pas sûr qu’elle fût la seule, mais qu’il était sûr que la Chrétienne était fausse parce qu’elle ne pouvait pas être universelle.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’y a ni pain, ni vin dans 2/3 de notre globe. Observe que le Coranag peut être suivi partout.

Je n’ai su que lui répondre, et je ne me suis pas soucié de biaiser. [15v] Ayant dit à propos que DIEU n’étant pas matière il devait être esprit, il me répondit que nous savions ce qu’il n’était pas, mais non pas ce qu’il était, et que par conséquent nous ne pouvions pas affirmer qu’il était esprit, car nous ne pouvions en avoir qu’une idée abstraite. Dieu, me dit-il, est immatériel : voilà tout ce que nous savons, et nous n’en saurons jamais davantage.

Je me suis souvenu de Platon qui dit la même chose, et Josouff n’avait certainement pas lu Platon.

Il me dit dans le même jour que l’existence de DIEU ne pouvait être utile qu’à ceux qui n’en doutaient pas, et que par conséquent les plus malheureux des mortels étaient les athées.

— Dieu, me dit-il, a fait l’homme à sa ressemblance pour qu’entre tous les animaux qu’il a créésah il y en ait un en état de rendre hommage à son existence. Sans l’homme Dieu n’aurait aucun témoin de sa propre gloire ; et l’homme par conséquent doit comprendre que son premier devoir est celui de le glorifier exerçant la justice, et confiant73 dans sa providence. Observe que Dieu n’abandonne jamais l’homme qui dans les adversités se prosterne devant lui, et implore son secours ; et qu’ilai laisse périr dans le désespoir le malheureux qui croit la prière inutile.

— Il y a cependant des athées heureux.

— C’est vrai ; mais malgré la tranquillité de leur âme ilsaj me semblent à plaindre, puisqu’ils n’espèrent rien après cette vie, et ils ne se reconnaissent pas pour supérieurs aux brutes. Outre cela ils doivent languir dans l’ignorance s’ils sont philosophes, et s’ils ne pensent à rien, ils n’ont aucune ressource dans l’adversité. Dieu enfin a fait l’homme de façon qu’il ne peut être heureux qu’en ne doutant pas de sa divine existence. Quel que soit son état il a un besoin indispensable de l’admettre : sans ce besoin l’homme n’aurait jamais admis un Dieu créateur de tout.

[16r] — Mais je voudrais savoir la raison pourquoi l’athéisme n’a jamais existé que dans le système de quelque savant, tandis que nous n’avons pas d’exemple qu’il existe dans le système d’une nation entière.

— C’est que le pauvre sent ses besoins beaucoup plus que le riche. Il y a parmi nous un grand nombre d’impies qui se moquent des croyants qui mettent toute leur confiance dans le pèlerinage de La Mecque. Malheureux ! Ils doivent respecter les anciens monuments, qui excitant la dévotion des fidèles nourrissent leur religion, et les encouragent à souffrir les adversités. Sans ces objets consolateurs le peuple ignorant donnerait dans tous les excès du désespoir.

Josouff enchanté de l’attention avec laquelle j’écoutais sa doctrine se livrait toujours plus au penchant qu’il avait à m’instruire. J’ai commencé à aller passer la journée chez lui sans être invité, et pour lors son amitié devint forte.

Un beau matin je me suis fait conduire chez Ismail effendi pour déjeuner avec lui, comme je lui avais promis ; mais ce Turc après m’avoir reçu et traité on ne peut pas plus noblement m’invita à faire un tour de promenade dans un petit jardin, où dans un cabinet de repos il lui vint une fantaisieak que je n’ai pas trouvée de mon goût : je lui ai dit en riant que je n’étais pas amateur de la chose, et enfin las de sa tendre insistance, je me suis levé un peu brusquement. Ismail alors, faisant semblant d’approuver ma répugnance, me dit qu’il avait badiné. Après les compliments de saison je l’ai quitté avec intention de ne plus retourner chez lui ; mais j’ai dû y retourner, et nous en parlerons à sa place. Quand j’ai conté à M. de Bonneval cette historiette74, il me dit que dans les mœurs turques Ismail a prétendu de me donner une grande [16v] marque d’amitié ; mais que je pouvais être certain qu’il ne me proposerait plus rien de semblable, si j’y retournais encore, car à cela près Ismail était un très galant homme, qui avait à sa disposition des esclaves d’une beauté achevée. Il me dit que la politesse exigeait que j’y retournasse encore.

Cinq à six semaines après notre liaison, Josouff me demanda si j’étais marié, et lui ayant dit que non, le propos tomba sur la chasteté, qui ne pouvait selon lui être regardée comme une vertu que par rapport à l’abstinence ; mais qui bien loin d’être chère à Dieu, devait lui déplaire, car elle violait le premier précepte que le créateur avait donné à l’homme.

Mais je voudrais savoir, me dit-il, ce que c’est que la chasteté de vos chevaliers de Malte75. Ils font vœu d’être chastes. Cela ne veut pas dire qu’ils s’abstiendront de touteal œuvre de chair, car, s’il est criminel, tous les chrétiens l’ont fait à leur baptême. Ce vœu ne consiste donc que dans l’obligation de ne pas se marier. La chasteté ne peut donc être violée que par le mariage ; et j’observe que le mariage est un de vos sacrements. Ces messieurs ne promettent donc autre chose, sinon qu’ils n’exécuteront jamais l’œuvre de chair, quand la loi de DIEU le leur permettrait, étant cependant les maîtres de l’exercer tant qu’ils veulent illégitimement, jusqu’à pouvoir reconnaître pour fils des enfants qu’ils ne peuvent avoir eusam que par un double crime. Ils les appellent naturels, comme si les nés de l’union conjugale caractérisée de sacrement ne l’étaient pas. Le vœu de chasteté enfin ne peut plaire ni à Dieu, ni aux hommes, ni aux particuliers qui le font.

Il me demanda si j’étais marié. Je lui ai répondu que non [17r] et que j’espérais de ne me jamais trouver dans le cas de contracter ce lien.

— Comment ! me répondit-il. Je dois donc croire ou que tu n’es pas un homme parfait, ou que tu veux te damner, à moins que tu ne me dises que tu n’es chrétien qu’en apparence.

— Je suis homme parfait, et je suis chrétien. Je te dirai outre cela que j’aime le beau sexe, et que j’espère en jouir en bonne fortune.

— Tu seras damné selon ta religion.

— Je suis sûr que non, car quand nous confessons nos crimes à nos prêtres ils sont obligés à nous absoudre.

— Je le sais ; mais conviens qu’il y a de l’imbécillité à prétendre que DIEU te pardonnera un crime que tu ne commettrais peut-être pas, si tu n’étais pas sûr que le confessant il te serait pardonné. DIEU ne pardonne qu’au repentir.

— Cela n’est pas douteux ;an et la confession le suppose. S’il n’y est pas, l’absolution n’a pas de force.

— La manstupration est aussi un crime chez vous.

— Plus grand même que la copulation illégitime.

— Je le sais ; et c’est ce qui m’a toujours surpris, car tout législateur qui fait une loi dont l’exécution est impossible est un sot. Un homme qui n’a pas une femme, et qui se porte bien, doit absolument se manstuprer quand la nature impérieuse lui en fait sentir le besoin. Celui qui par crainte de souiller son âme pourrait avoir la force de s’en abstenir, gagnerait une maladie mortelle.

— On croit chez nous tout le contraire. On prétend que les jeunes gens par ce manège se gâtent le tempérament, et s’abrègent la vie. Dans plusieurs communautés on les surveille, et on ne leur laisse absolument pas le temps de commettre sur eux ce crime.

— Ces surveillants sont bêtes, et ceux qui les payent pour cela sont des sots, car l’inhibition même doit augmenter l’envie d’enfreindre une loi si tyrannique, et contraire à la nature.

— Mais il me semble cependant [17v] que l’excès de ce désordre doit préjudicier à la santé, car il énerve76, et il affaiblit.

— D’accord ; mais cet excès, à moins qu’il ne soit provoqué, ne peut pas exister ; et ceux qui défendent la chose le provoquent. Si on ne gêne pas chez vous sur cette matière-là les filles, je ne vois pas pourquoiao on trouve bon de gêner les garçons.

— Les filles ne courent pas un si grand risque, car elles ne peuvent perdre que très peu de substance, qui même ne part pas de la même source d’où se sépare le germe de la vie dans l’homme.

— Je n’en sais rien ; mais nous avons des docteurs qui soutiennent que les pâles couleurs dans les filles viennent de cela.

Josouff Ali après ce discours, et plusieurs autres où lors même qu’il ne me trouvait pas de son avis, il lui semblait de me trouver très raisonnable, me fit une proposition qui m’étonna sinon dans ces mêmes termes, du moins avec une tournure très peu différente.

J’ai deux fils, et une fille. Je ne pense plus aux fils, puisqu’ils ont déjà eu la part qui leur était due de ce que je possède ; mais pour ce qui regarde ma fille, elle aura à ma mort tout mon bien, et je suis en état de faire la fortune de celui qui l’épousera de mon vivant. J’ai pris il y a cinq ans une jeune femme ; mais elle ne m’a pas donné d’enfant, et je suis sûr qu’elle ne m’en donnera pas puisque je suis déjà vieux. Cette fille que j’appelle Zelmi a quinze ans, elle est belle, brune aux yeux, et aux cheveux comme feu sa mère, grande, bien faite, d’un caractère doux, et l’éducation que je lui ai donnéeap la rend digne de posséder le cœur de notre maître77. Elle parle grec, et italien, elle chante s’accompagnant ses airs sur la harpe, elle dessine, elle brode, et elle est toujours gaie. [18r] Il n’y a point d’homme au monde qui puisse se glorifier d’avoir jamais vu sa figure, et elle m’aime au point qu’elle n’ose avoir d’autre volonté que la mienne. Cette fille est un trésor, et je te l’offre, si tu veux aller demeurer un an à Andrinople78 chez un de mes parents, où tu apprendras notre langue, notre religion, et nos mœurs. Au bout d’un an, tu reviendras ici, où d’abord que tu te seras déclaré musulman, ma fille deviendra ta femme, et tu trouveras une maison, et des esclaves dont tu seras le maître, et une rente moyennant laquelle tu pourras vivre dans l’abondance. Voilà tout. Je ne veux que tu me répondes ni actuellement, ni demain, ni dans aucun autre terme fixé. Tu me répondras quand tu te sentiras poussé par ton Génie à me répondre, et ce sera pour accepter mon offre, car si tu ne l’acceptes pas il est inutile que nous parlions de cela une autre fois. Je ne te recommande pas non plus de penser à cette affaire, car après ce moment que j’en ai jeté la semence dans ton âme, tu ne te trouveras plus le maître ni de consentir, ni de t’opposer à son accomplissement. Ne te hâtant pas, ne différant pas, ne t’en inquiétant pas, tu ne feras que la volonté de Dieu suivant le décret irrévocable de ta destinée. Tel que je te connais, il ne te faut que la compagnie de Zelmi pour te rendre heureux. Tu deviendras, je le prévois, une colonne de l’empire ottoman.

Après cette courte harangue, Josouff me serra contre son sein, et pour s’assurer que je ne lui répondrais pas, il me quitta. Je suis retourné chez moi avec mon esprit tellement occupé de cette proposition de Josouff, que je ne me suis pas aperçu d’en avoir fait le chemin. Les Bailes me trouvèrent pensif comme M. de Bonneval le surlendemain, et m’en demandèrent [18v] la raison ; mais je me suis bien gardé de la leur dire. Je trouvais trop vrai ce que Josouff m’avait dit. Cette affaire était d’une si grande importance, que non seulement je ne devais la communiquer à personne, mais je devais m’abstenir d’y penser jusqu’au moment dans lequel je me trouverais l’esprit assez calme pour être sûr que le moindre air ne pourrait altérer la balance qui devait me déterminer. Toutes mes passions devaient se tenir en silence, les préventions, les préjugés, et même un certain intérêt personnel. Le lendemain à mon réveil glissant une petite réflexion sur la chose, j’ai vu qu’y penser pourrait m’empêcher de me déterminer, et que si je devais me déterminer ce devait être en conséquence de n’y avoir pas pensé. C’était le cas du sequere Deum [suis le dieu]79 des stoïciens. J’ai passé quatre jours sans aller chez Josouff, et quand j’y fus le cinquième nous fûmes fort gais, et nous ne pensâmes pas même à dire un seul mot sur la chose à laquelle cependant il était impossible que nous ne pensassions. Nous passâmes ainsi quinze jours ; mais comme notre silence sur cette affaire ne venait ni de dissimulation, ni de quelque maxime non analogue à l’amitié, et à l’estime que nous avions l’un pour l’autre, il me dit tombant sur le propos de la proposition qu’il m’avait faiteaq qu’il se figurait que je l’avais communiquée à quelque sage pour m’armer d’un bon conseil. Je l’ai assuré du contraire lui disant que je croyais que dans une affaire de cette importance je ne devais suivre le conseil de personne. Je me suis abandonné, lui dis-je, à DIEU, et ayant en lui une pleine confiance, je suis sûr que je prendrai le bon parti, ou que je me détermine à devenir ton fils, ou à rester tel que je suis. En attendant la pensée sur l’affaire exerce mon âme80 matin, et soir dans le moment où étant vis-à-vis [19r] de moi-même, elle se trouve dans la plus grande tranquillité. Quand je me trouverai décidé, ce n’est qu’à toi, pateramu81, que j’en donnerai la nouvelle, et dans ce moment-là tu commenceras à exercer sur moi l’autorité d’un père.

À cette explication j’ai vu sortir de ses yeux des larmes. Il mit sa main gauche sur ma tête, et le second, et troisième doigtsar de la droite au milieu de mon front, et il me dit de poursuivre ainsi, et d’être certain que je ne me tromperais pas. Je lui ai dit qu’il aurait pu arriver que sa fille Zelmi ne me trouvât pas à son gré.

— Ma fille t’aime, me répondit-il, elle t’a vu, et elle te voit en compagnie de ma femme, et de sa gouvernante toutes les fois que nous dînons ensemble, et elle t’écoute avec beaucoup de plaisir.

— Mais elle ne sait pas que tu penses à la faire devenir mon épouse.

— Elle sait que je désire que tu deviennes croyant pour pouvoir unir sa destinée à la tienne.

— Je suis bien aise qu’il ne te soit pas permis de me la laisser voir, car elle pourrait m’éblouir, et pour lors ce serait la passion qui donnerait la secousse à la balance, et je ne pourrais plus me flatter de m’être déterminé dans toute la pureté de mon âme.

La joie de Josouff m’entendant raisonner ainsi était extrême, et je ne lui parlais pas en hypocrite, mais de très bonne foi. La seule idée de voir Zelmi me faisait frissonner. Je me sentais certain que je n’aurais pas hésité à me faire Turc, si elle m’eût rendu amoureux ; tandis que dans un état d’indifférence j’étais également certain que je ne me serais jamais décidé à une démarche qui d’ailleurs n’avait pour moi rien d’attrayant, et qui au contraire me présentait un tableau très désagréable tant à l’égard du [19v] présent que de ma vie future. Pour des richesses auxquelles je pouvais espérer de trouver les égales moyennant les faveurs de la fortune en toute l’Europe, sans avoir la honte de changer de religion, il me semblait que je ne devais pas être indifférent au mépris de tous ceux qui me connaissaient, et dont j’aspirais à l’estime. Je ne pouvais pas me résoudre à renoncer à la belle espérance de devenir célèbre au milieu des nations polies, soit dans les beaux-arts, soit dans la littérature82, ou dans tout autre état, et je ne pouvais pas souffrir l’idée d’abandonner à mes égaux les triomphes qui peut-être m’étaient réservés poursuivant à vivre avec eux. Il me semblait, et je ne me trompais pas, que le parti de prendre le Turban, ne pouvait convenir qu’aux désespérés, et je ne me trouvais pas dans leur nombre. Mais ce qui me révoltait était l’idée de devoir aller vivre un an à Andrinople pour apprendre à parler une langue barbare pour laquelle je n’avais aucun goût, et que je ne pouvais pas par conséquent me flatter de parvenir à l’apprendre à la perfection. Je ne pouvais renoncer sans peine à la vanité d’être qualifié de beau parleur, comme j’en avais déjà la réputation partout où j’avais vécu. Outre cela je pensais que la charmante Zelmi aurait pu ne pas l’être à mes yeux, et que cela aurait pu suffire à me rendre malheureux, car Josouff aurait pu vivre encore vingt ans, et je sentais que le respect, et la reconnaissance ne m’auraient jamais laissé le courage de mortifier le bon vieillard cessant d’avoir pour sa fille tous les égards que je lui aurais dusas. Telles étaient mes pensées que Josouff ne pouvait pas deviner, et qu’il n’était pas nécessaire que je lui déclarasse.

[20r] Quelques jours après, j’ai trouvé Ismailat Effendi à dîner chez mon cher Bacha Osman. Il me donna des marques d’amitié auxquelles j’ai répondu, et j’ai glissé sur les reproches qu’il me fit de n’être pas allé déjeuner avec lui quelqu’autre fois ; mais je n’ai pas pu me dispenser d’aller dîner chez lui une autre fois avec M. de Bonneval. J’y fus au jour fixé, et dans l’après-dîner j’ai joui d’un joli spectacle composé d’esclaves napolitains de l’un, et de l’autre sexe qui représentèrent une farce pantomime83, et dansèrent des Calabreses84. M. de Bonneval parla de la danse vénitienne appelée la Furlana85, et Ismail s’en montrant curieux je lui ai dit qu’il m’était impossible de la lui faire voir sans une danseuse de mon pays, et sans un violon qui en sût l’air. J’ai alors pris un violon, et je lui ai joué l’air, mais quand même on aurait trouvé la danseuse, je ne pouvais pas jouer l’air, et danser. Ismail alors se leva, et alla parler à l’écart à un eunuque, qui partit, et vint trois ou quatre minutes après lui parler à l’oreille. Ismail me dit que la danseuse était déjà trouvée, et je lui ai répondu que je trouverais aussi le joueur de violon s’il voulait envoyer un billet à l’hôtel de Venise. Cela fut fait bien vite. J’ai écrit le billet ; il l’envoya, et un valet du Baile Donà vint une demi-heure après avec son violon. Un moment après une porte qui était au coin de la salle s’ouvrit, et voilà une belle femme qui en sort avec son visage couvert par un masque de velours noir de figure ovale qu’à Venise on appelle Moretta86. L’apparition de ce masque surprit, et enchanta toute l’assemblée, car il était impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour la beauté de sa forme que [20v] pour l’élégance de ses atours. La déesse se met en figure87, je l’accompagne, et nous dansons six Furlanes de suite. Me voilà hors d’haleine, car il n’y a point de danse nationale plus violente ; mais la belle se tenant debout, et immobile, et ne donnant le moindre indice de lassitude paraissait me défier. À la ronde du ballet, qui est ce qui fatigue le plus, elle paraissait planer : l’étonnement me tenait hors de moi-même. Je ne me souvenais pas d’avoir vu danser si bien ce ballet dans Venise même. Après un court repos, un peu honteux de ma défaillance, je m’y suis approché de nouveau, et je lui ai dit Ancora sei, e poi basta, se non volete vedermi a morire [Encore six, et puis cela suffit, si vous ne voulez pas me voir mourir]. Elle m’aurait répondu peut-être si elle l’eût pu, car avecau un masque de cette espèce il est impossible de prononcer le moindre mot ; mais elle me dit beaucoup par un serrement de main que personne ne pouvait voir. Après les secondes six Furlanes, l’eunuque ouvrit la même porte, et elle disparut.

Ismail s’évertua en remerciements, mais c’était moi qui devais le remercier, car ce fut là le seul vrai plaisir que j’eus à Constantinople. Je lui ai demandé si la dame était vénitienne, mais il ne m’a répondu que par un fin sourire. Nous partîmes tous vers le soir.

Ce brave homme, me dit M. de Bonneval, fut aujourd’hui la dupe de sa magnificence, et je suis sûr qu’il est déjà fâché d’avoir fait danser avec vous sa belle esclave. Selon le préjugé, ce qu’il a fait porte atteinte à sa gloire, et je vous conseille de vous tenir bien sur vos gardes, car vous devez certainement avoir plu à cette fille, qui par conséquent pensera à vous engager à quelqu’intrigue. Soyez sage, car dans la force des mœurs turques elles sont toutes dangereuses.

Je lui ai promis de ne me prêter à aucune intrigue, mais je ne lui ai pas tenu parole.

Trois ou quatre jours après, une vieille esclave me présenta [21r] me rencontrant dans la rue une bourse à tabac brodée en or, me l’offrant pour une piastre, et la mettant entre mes mains elle me fit sentir que dedans il y avait une lettre : j’ai vu qu’elle évitait les yeux du janissaire qui marchait derrière moi. Je la lui ai payée : elle partit, et j’ai suivi mon cheminav vers la maison de Josouff, où ne le trouvant pas je suis allé me promener au jardin. La lettre étant cachetée, et sans adresse, et l’esclave pouvant s’être trompée ma curiosité augmenta. En voici la traduction : elle était assez correctement écrite en bon italien : « Si vous êtes curieux de voir la personne qui a dansé la Furlane avec vous venez vous promener vers le soir au jardin au-delà du bassin, et faites connaissance avec la vieille servante du jardinier lui demandant des limonades. Il vous arrivera peut-être de la voir sans que vous couriez aucun risque, quand même vous rencontreriez par hasard Ismail : elle est vénitienne : il importe cependant que vous ne communiquiez à personne cette invitation. »

Je ne suis pas si bête, ma chère compatriote, me suis-je écrié dans l’enthousiasme comme si elle était là ; et j’ai mis la lettre dans ma poche. Mais voilà une belle vieille femme, qui sort d’un bouquet88, m’approche, me demande ce que je voulais, et comment je l’avais aperçue. Je lui réponds en riant que j’avais parlé à l’air89 ne croyant pas d’être écouté. Elle me dit de but en blanc, qu’elle était bien aise de me parler, qu’elle était romaine, qu’elle avait élevé Zelmi, et qu’elle lui avait appris à chanter, et à toucher la harpe. Elle me fait l’éloge des beautés, et des belles qualités de son élève, me disant que certainement j’en deviendrais amoureux si je la voyais, et qu’elle était bien fâchéeaw que cela ne fût pas permis. Elle nous voit à présent, me dit-elle, derrière cette jalousie verte ; et nous vous aimons depuis que Josouff nous a dit que vous pourriez devenir le mari de Zelmi d’abord que vous serez de retour d’Andrinople.

Je lui ai demandé si je pouvais rendre compte à Josouff de la confidence qu’elle venait de me faire, et m’ayant répondu que [21v] non, j’ai d’abord vu que pour peu que je l’eusse pressée, elle se serait déterminée à me procurer le plaisir de voir sa charmante élève. Je n’ai pu souffrir pas même l’idée d’une démarche qui aurait déplu à mon cher hôte ; mais plus que cela j’ai craint l’entrée dans un labyrinthe, où trop facilement j’aurais pu m’égarer. Le turban qu’il me paraissait d’entrevoir de loin m’épouvantait.

J’ai vu Josouff venir à moi, et il ne me parut pas fâché de me voir entretenu par cette Romaine. Il me fit compliment sur le plaisir que je devais avoir eu dansant avec une des beautés que renfermait le harem du voluptueux Ismail.

— C’est donc une nouveauté remarquable puisqu’on en parle ?

— Cela n’arrive pas souvent, puisque le préjugé de ne pas exposer aux yeux des envieux les beautés que nous possédons règne dans la nation ; mais chacun peut faire ce qu’il veut dans sa propre maison. Ismail d’ailleurs est un très galant homme, et homme d’esprit.

— Connaît-on la dame avec laquelle j’ai dansé ?

— Oh ! pour cela, je ne le crois pas. D’ailleurs elle était masquée, et on sait qu’Ismail en a une demi-douzaine toutes fort joliesax.

Nous passâmes la journée comme toujours fort gaiement, et sortant de chez lui, je me suis fait conduire chez Ismail, qui demeurait sur la même côte.

On me connaissait, et par conséquent on me laissa entrer. M’acheminant à l’endroit que le billet m’indiquait, l’eunuque me vit, et il vint à moi, me disant qu’Ismail était sorti, mais qu’il sera bien aise quand il saura que j’étais allé me promener chez lui. Je lui ai dit que je boirais volontiers un verre de limonade, et il me conduisit à la kiosque90, où j’ai connu91 la vieille esclave. L’eunuque me fit donner d’une boisson délicieuse, et m’empêcha de donner une pièce d’argentay [22r] dont je voulais faire présent à la vieille. Nous nous promenâmes après au-delà du bassin ; mais l’eunuque me dit qu’il nous fallait retourner sur nos pas, me faisant observer trois dames que la décence exigeait que nous évitassions. Je l’ai remercié, et chargé de faire mes compliments à Ismail, puis je suis retourné chez moi, ne me trouvant pas mécontent de ma promenade, et espérant d’être plus heureux une autre fois.

Pas plus tard que le lendemain, j’ai reçu un billet d’Ismail, dans lequel il me priait d’aller dans le jour suivant avec lui à la pêche à l’hameçon vers le soir, où nous pêcherions au beau clair de la Lune jusque bien avant dans la nuit. Je n’ai pas manqué d’espérer ce que je désirais. Je me suis imaginé Ismail fort capable de me faire trouver en compagnie de la Vénitienne, et je ne me sentais pas rebuté par la certitude qu’il se trouverait présent. J’ai demandé la permission au Chr Venier de passer la nuit hors de l’hôtel qu’il ne m’accorda qu’avec peine, car il craignait quelqu’accident dépendant de galanterie. J’aurais pu le tranquilliser lui disant tout, mais la discrétion me semblait très nécessaire.

Je me suis donc trouvé à l’heure indiquée chez le Turc, qui me reçut avec les démonstrations de l’amitié la plus cordiale. Je fus surpris quand montant dans le bateau, je me suis trouvé avec lui tout seul. Il avait deux rameurs, et un timonier, et nous prîmes quelques poissons, que nous allâmes manger dans une Kiosque rôtis, et accommodés à l’huile, au clair de la Lune qui rendait la nuit plus brillante que le jour. Connaissant son goût, je ne me trouvais pas si gai qu’à mon ordinaire ; je craignais, malgré ce que M. de Bonneval m’avait dit que le caprice ne lui vînt de me donner des marques d’amitié égales à celles qu’il avait voulu me donner trois semaines auparavant, et que j’avais si mal reçues. Une pareille partie tête à tête m’était suspecte, car elle ne me paraissait pas naturelle. Il ne m’était pas possible de sortir d’inquiétude. Mais voilà le dénouement.

[22v] Parlons tout bas, me dit-il tout d’un coup. J’entends un certain bruit, qui me fait deviner quelque chose qui nous amusera. À peine dit cela, il renvoie ses gens, puis, me prenant par la main : Allons, me dit-il, nous mettre dans un cabinet, dont heureusement j’ai la clef dans ma poche ; mais gardons-nous de faire le moindre bruit. Ce cabinet a une fenêtre qui donne sur le bassin, où je crois que dans ce moment deux ou trois de mes demoiselles sont allées se baigner. Nous les verrons, et nous jouirons d’un fort joli spectacle, car elles ne peuvent pas se figurer d’être vues. Elles savent, que, moi excepté, cet endroit est inaccessible à tout le monde.

Disant cela, il ouvre le cabinet, me conduisant toujours par la main, et nous nous trouvons dans l’obscurité. Nous voyons de tout son long le bassin éclairé par la Lune, qu’étant à l’ombre nous ne pouvions pas voir ; nous voyons presque sous nos yeux trois filles toutes nues, qui tantôt nageaient, et tantôt sortaient de l’eau montant sur des degrés de marbre, où debout, ou assises elles se faisaient voir, pour s’essuyer, dans toutes les postures. Ce charmant spectacle ne put pas manquer de m’enflammer sur-le-champ, et Ismail, se pâmant de joie, me convainquit que je ne devais pas me gêner, m’encourageant au contraire à m’abandonner aux effets que cette vue voluptueuse devait réveiller dans mon âme, m’en donnant lui-même l’exemple. Je me suis trouvé, comme lui, réduit à me complaire dans l’objet que j’avais à mon côté pour éteindre le feu qu’allumaient les trois sirènes que nous contemplions tantôt dans l’eau, et tantôt dehors, qui sans regarder la fenêtre paraissaient cependant n’exercer leurs jeux voluptueux que pour brûler les spectateurs qui s’y tenaient attentifs à les regarder. J’ai voulu croire que la chose était ainsi, et je n’ai eu que plus de plaisir, et Ismail triompha se trouvant condamné à remplacer là où il était l’objet distant que je ne pouvais pas atteindre. J’ai aussi dû souffrir qu’il me fasse raison. J’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer, et d’ailleurs je l’aurais payé d’ingratitude, [23r] ce dont je n’étais pas capable par caractère. Je ne me suis jamais de ma vie trouvé ni si fou, ni si transporté. Ne sachant pas laquelle des trois nymphes était ma Vénitienne chacune dut me la représenter à son tour aux dépens d’Ismail, qui me paraissait devenu calme. Ce brave homme me donna le plus agréable de tous les démentis, et goûta la plus douce de toutes les vengeances ; mais s’il voulut être payé il dut payer. Je laisse au lecteur l’embarras de calculer lequel de nous deux y a mieux trouvé son compte, car il me semble qu’Ismaïl ayant fait tous les frais la balance doit pencher de son côté. Pour ce qui me regarde je n’y suis plus retourné, et je n’ai conté l’aventure à personne. La retraite des trois Sirènes mit fin à l’Orgie, et pour nous, ne sachant que nous dire, nous ne fîmes qu’en rire. Après nous être délicatés92 par des excellentes confitures, et avoir pris quelques tasses de café nous nous séparâmes. C’est le seul plaisir de ce genre que j’eus à Constantinople, où l’imagination eut plus de part que la réalité.

Quelques jours après, étant arrivé chez Josouff de bonne heure, etaz une petite pluie m’empêchant d’aller me promener par le jardin, je suis entré dans la salle où nous dînions, et où je n’avais jamais trouvé personne. À mon apparition une charmante figure de femme se lève, couvrant vite son visage d’un voile épais qu’elle laisse tomber du haut de son front. Une esclave près de la fenêtre qui nous tournait le dos, et qui brodait au tambour ne bouge pas. Je demande pardon montrant de vouloir me retirer ; mais elle me l’empêche me disant en bon italien d’un ton angélique, que Josouff qui était sorti lui avait ordonné de m’entretenir. Elle me dit de m’asseoir me montrant un oreiller qui en avait dessous deux autres plus amples, et j’obéis. En même temps elle croise ses jambes, et s’assied sur un autre vis-à-vis de moi. J’ai cru d’avoir devant mes yeux Zelmi. Je pense que Josouff s’était déterminé à me convaincre qu’il n’était pas moins brave d’Ismail ; mais je m’étonne que [24r] parba cette démarche il donne un démenti à sa maxime, et qu’il risque de gâter la pureté de mon consentement à son projet me rendant amoureux ; mais je me trouvais en état de ne rien craindre, car pour me décider j’avais besoin de voir sa physionomie.

— Je crois, me dit le masque, que tu ignores qui je suis.

— Je ne saurais le deviner.

— Je suis l’épouse de ton ami depuis cinq ans, et je suis née à Scio. J’avais treize ans quand je suis devenue sa femme.

Fort surpris que Josouff s’émancipât au point de me permettre une conversation avec sa femme, je me suis trouvé plus à mon aise, et j’ai pensé à pousser l’aventure ; mais j’avais besoin de voir son visage. Un beau corps vêtu, dont on ne voit pas la tête, ne saurait exciter que des désirs faciles à contenter ; le feu qu’il allume ressemble à celui de la paille. Je voyais un élégant, et beau simulacre ; mais je n’en voyais pas l’âme, car la gaze me dérobait ses yeux. Je voyais nus ses bras, dont la forme, et la blancheur m’éblouissaient, et ses mains d’Alcine dove ne nodo appar ne vena eccede [où nul nœud n’apparaît, ne saille aucune veine]93, et j’imaginais tout le reste, dont les tendres plis de la mousseline ne pouvaient me dérober que la vive surface, et tout devait être beau, mais j’avais besoinbb de voir sur ses yeux que tout ce que je voulais bien me figurer était en vie. Le vêtement oriental représente tout plus, et ne dérobe rien à la cupidité que comme un beau vernis sur un vase de porcelaine de Saxe dérobe au tact les couleurs des fleurs, et des figures94. Cette femme n’était pas vêtue dans le costume des Sultanes, mais comme les Arconces95 de Scio elle avait des jupes qui ne m’empêchaient de voir ni la moitié de ses jambes, ni la forme de ses cuisses, et la structure de ses hanches relevées, qui allaient en diminuant pour me faire admirer la finesse d’une [24v] taille serrée par une large ceinture bleue brodée en arabesques d’argent. Je voyais une poitrine élevée, dont un mouvement lent, et souvent inégal m’annonçait que ce tertre enchanteur était animé. Les deux petits globes étaient séparés par un espace étroit et arrondi, qui me semblait un petit ruisseau de lait fait pour assouvir ma soif, et96 dévoré par mes lèvres.

Transporté hors de moi-même par l’admiration un mouvement presqu’involontaire me fait allonger un bras, et ma main audacieuse allait lui relever le voile, si elle ne l’eût repoussée se levant sur la pointe de ses pieds, et me reprochant d’une voix aussi imposante que sa posture ma perfide hardiesse.

— Mérites-tu, me dit-elle, l’amitié de Josouff, tandis que tu violes l’hospitalité insultant sa femme ?

— Madame vous devez me pardonner. Le plus vil des hommes chez nous peut fixer ses yeux sur le visage d’une reine.

— Mais non pas arracher le voile qui le lui couvrirait. Josouff me vengera.

À cette menace me croyant perdu je me suis jeté à ses pieds, et je lui ai tant dit qu’elle se calma, me dit de m’asseoir de nouveau, et s’assit elle-même croisant ses jambes de façon que le désordre de son jupon me fit dans un instant entrevoir des charmes qui m’auraient entièrement enivré, si leur aspect eût duré un seul instant davantage. J’ai alors reconnu ma faute, et je m’en suis repenti trop tard.

— Tu es enflammé, me dit-elle.

— Comment ne pas l’être, lui répondis-je, quand tu me brûles.

Devenu plus sage, j’allais me saisir de sa main sans plus penser à son visage, lorsqu’elle me dit : Voilà Josouff. Il entre, nous nous levons, il me donne la paix, je le remercie, l’esclave qui brodait s’en va, et il rend grâce à sa femme de m’avoir tenu bonne compagnie. En même temps il lui [25r] donne le bras pour la reconduire à son appartement. Quand elle est à la porte elle lève son voile, et donnant des baisers à son époux elle me laisse voir son profil, mais elle fait semblant de ne pas le savoir. Je l’ai suivie des yeux jusqu’à la dernière chambre. Josouff en retournant me dit en riant que sa femme s’était offerte à dîner avec nous.

— J’ai cru, lui dis-je, de me trouver vis-à-vis de Zelmi.

— C’eût été trop contraire à nos bonnes mœurs. Ce que j’ai fait est très peu de chose ; mais je ne conçois point d’honnête homme qui serait assez hardi de mettre sa propre fille vis-à-vis d’un étranger.

— Je crois que ton épouse est belle. L’est-elle plus que Zelmi ?

— La beauté de ma fille est riante, et a le caractère de la douceur. Sophie a celui de la fierté. Elle sera heureuse après ma mort. Celui qui l’épousera la trouvera vierge.

Quand j’ai conté cette aventure à M. de Bonneval, et que je lui ai exagéré le risque que j’ai couru tentant de lui lever le voile :

— Non, me répondit-il, vous n’avez couru aucun risque, car cette Grecque n’a voulu que se moquer de vous jouant une scène tragicomique. Elle fut fâchée, croyez-moi, de se trouver vis-à-vis d’un novice. Vous avez joué une farce à la française97, quand vous deviez en agir en homme. Quel besoin aviez-vous de vous procurer la vue de son nez ? Vous auriez dû aller à l’essentiel. Si j’étais jeune, je réussirais peut-être à la venger, et à punir mon ami Josouff. Vous lui avez donné une méchante idée de la valeur des Italiens. La plus réservée des femmes turques n’a la pudeur que sur sa physionomie ; d’abord qu’elle la tient couverte elle est sûre de ne rougir de rien. Je suis sûr que cette femme de Josouff tient son visage couvert toutes les fois qu’il veut rire avec elle.

— Elle est vierge.

— Cela est bien difficile, car je connais les Sciottes ; mais elles ont l’art de se faire croire telles très facilement.

Josouff ne s’avisa plus de me faire une politesse pareille. [25v] Quelques jours après il entra dans la boutique d’un Arménien dans le moment que j’examinais plusieurs marchandises, et que les trouvant trop chères je me disposais à les laisser là. Josouff après avoir vu tout ce que j’avais trouvé trop cher, il loua mon goût ; mais me disant que rien de tout cela n’était trop cher, il acheta tout, et il me quitta. Le lendemain de bon matin il m’envoya en présent toutes ces marchandises ; mais pour m’obliger à ne pas les refuser il m’écrivit une jolie lettre dans laquelle il me disait qu’à mon arrivée à Corfou je saurais à qui je devrais remettre tout ce qu’il m’envoyait. C’étaient des étoffes de Damas glacées en or, ou en argentbc par le cylindre98 ; des bourses, des portefeuilles, des ceintures, des écharpes, des mouchoirs, et des pipes. Tout cela montait à la valeur de quatre à cinq cents piastres99. Quand j’ai voulu le remercier, je l’ai obligé à convenir qu’il m’en faisait présent.

La veille de mon départ, j’ai vu pleurer cet honnête vieillard quand j’ai pris congé de lui, et mes larmes firent raison aux siennes. Il me dit que n’ayant pas accepté son offre je m’étais gagné son estime au point qu’il sentait qu’il n’aurait pas pu m’estimer davantage, si je l’avais acceptéebd. J’ai trouvé dans le vaisseau, où je me suis embarqué avec M. le Baile Jean Donà une caisse, dont il me fit présent. Elle contenait deux quintaux de café de Moka, cent livres de tabac Gingé en feuilles, et deux grands flacons remplis un de tabac Zapandi, l’autre de Camussades100. Outre cela une canne de pipe de Jasmin couverte de Filigrane d’or que j’ai venduebe à Corfou pour cent sequins101. Je n’ai pu lui donner des marques de ma reconnaissance que dans une lettre que je lui ai écritebf de Corfou, où le produit de la vente de tous ses présents fit ma fortune.

[26r] Ismail me donna une lettre pour le Chr da Lezze que j’ai perduebg, et un tonneau d’hydromel que j’ai aussi vendu, et M. de Bonneval une lettre adressée au cardinal Acquaviva que je lui ai envoyée à Rome dans une mienne, où je lui faisais l’histoire de mon voyage ; mais cette Éminence ne m’honora pas d’une réponse. Il me donna aussi douze bouteilles de Malvoisie de Raguse102, et douze de véritable vin de Scopolo103. Le véritable est fort rare. Ce fut un présent que j’ai fait à Corfou, et qui me fut très utile, comme on le verra à sa place.

Le seul ministre étranger que j’ai vu souvent à Constantinople, et qui me donna des marques extraordinaires de bonté, ce fut milord Maréchal d’Écosse Keyt104, qui y résidait pour le roi de Prusse. Sa connaissance me fut utile à Paris six ans après. Nous en parlerons105.

Nous partîmes au commencement de Septembre sur le même vaisseau de guerre où nous étions arrivés. Nous arrivâmes à Corfou en quinze jours106, où M. le Baile n’a pas voulu descendre. Il amena avec lui huit superbes chevaux turcs, dont j’en ai vu deux encore vivants à Gorice l’an 1773.

À peine descendu avec tout mon petit équipage, et m’être trouvé assez mal logé, je me suis présenté à M. André Dolfin Provéditeur Général107, qui m’assura de nouveau qu’à la première revue108 je serais lieutenant. Sortant du Généralat je suis allé chez M. Camporèse109 mon capitaine. Les officiers de l’état-major de mon régiment étaient tous absents.

Ma troisième visite fut au gouverneur des Galéasses MDR110 auquel M. Dolfin, avec lequel j’étais arrivé à Corfou, m’avait recommandé. Il me demanda d’abord, si je voulais aller le servir en qualité d’adjudant, et je n’ai pas hésité un seul instant à lui répondre que je ne désirais pas un plus grand bonheur, et qu’il me trouverait toujours soumis, et prêt à ses ordres. Il me fit d’abord [26v] conduire à la chambre qu’il m’avait destinéebh, et pas plus tard que le lendemain je m’y suis logé. Mon capitaine m’accorda un soldat français qui avait été perruquier, et qui me fit plaisir parce que j’avais besoin de m’habituer à parler français. C’était un garnement, ivrogne, et libertin, paysan né en Picardie, qui ne savait écrire que très mal ; mais je ne m’en souciais pas : il me suffisait qu’il sût parler. C’était un fou qui savait une quantité de vaudevilles111, et des contes pour faire rire, qui amusaient tout le monde.

En quatre, ou cinq jours j’ai vendu tous les présents que j’avais reçus à Constantinople, et je me suis trouvé maître de presque cinq cents sequins. Je n’ai gardé pour moi que les vins. J’ai retiré des mains des Juifs tout ce que j’avais mis en gage en déroute de jeu avant d’aller à Constantinople, et j’ai tout vendu bien déterminé à ne plus jouer en dupe, mais avec tous les avantages qu’un jeune homme sage, et pourvu d’esprit peut se procurer sans qu’on puisse l’appeler fripon. C’est dans ce moment que je dois faire à mon lecteur la description de Corfou pour lui donner une idée de la vie qu’on y faisait. Je ne parlerai pas du local112, que tout le monde peut connaître.

Il y avait alors à Corfou le Provéditeur Général, qui exerce l’autorité de Souverain, et y vit splendidement : c’était M. Dolfin homme septuagénaire sévère, têtu, et ignorant qui ne se souciait plus des femmes ; mais qui aimait cependant qu’elles lui fissent la cour. Il tenait tous les soirs assemblée, et donnait à souper à une table de vingt-quatre couverts.

Il y avait trois grands officiers de l’armée subtile qui est l’armée des galères, et trois autres de la grosse, c’est ainsi qu’on appelle l’armée des vaisseaux. La subtile a le pas sur la grosse113. Chaque galère devant avoir un gouverneur qu’on appelle sopracomito114, il y en avait dix, et chaque vaisseau de guerre devant avoir un commandant, il y en avait [27r] dix aussi y compris les trois chefs de mer. Tous ces commandants étaient nobles vénitiens. Dix autres nobles vénitiens âgés de vingt à vingt-deux ans étaient nobles de vaisseau115, et étaient là pour apprendre le métier de la marine. Outre tous ces officiers il y avait huit ou dix autres nobles vénitiens employés dans l’île pour entretenir la police, et pour la distribution de la justice : on les appelait grands officiers de terre. Ceux qui étaient mariés, si leurs femmes étaient jolies, avaient le plaisir de voir leurs maisons fréquentées par les galants qui aspiraient à leurs bonnes grâces ; mais on ne voyait pas des fortes passions, car à Corfou il y avait alors beaucoup de courtisanes ; et les jeux de hasard étant permis partout, l’amour filé116 ne pouvait pas avoir grande force.

Entre toutes les dames celle qui se distinguait par la beauté, et par la galanterie était Madame F.117. Son mari Gouverneur d’une galère, était arrivé à Corfou avec elle dans l’année précédente ; elle étonna tous les chefs de mer. Se croyant maîtresse de choisir elle donna la préférence à MDR, et l’exclusion à tous ceux qui se présentèrent pour être cicisbei118. M. F. l’avait épousée le même jour qu’il était parti de Venise sur sa galère, et dans ce même jour elle était sortie du couvent où elle était entrée à l’âge de sept ans. Elle en avait dix-sept. Quand je l’ai vue à table vis-à-vis de moi le premier jour de mon installation dans la maison de M. D. R. elle m’a frappé. J’ai cru de voir quelque chose de surnaturel, et si fort au-dessus de toutes les femmes que j’avais vuesbi jusqu’à ce moment-là que je n’ai pas craint d’en devenir amoureux. Je me suis cru d’une espèce différente de la sienne, et tant au-dessous que je n’ai vu que l’impossibilité de l’atteindre. J’ai d’abord cru qu’il n’y avait entr’elle, et MDR qu’une froide amitié d’habitude, et je trouvai que M. F. avait raison de n’en être pas jaloux. M. F. d’ailleurs était bête au suprême degré. [27v] Telle fut l’impression que me fit cette beauté le premier jour qu’elle se présenta à mes yeux ; mais elle ne tarda pas à changer de nature par un chemin pour moi tout à fait nouveau.

Ma qualité d’adjudant me procurait l’honneur de manger avec elle ; mais c’était tout. L’adjudant mon camarade enseigne comme moi, et sot de la première classe avait le même honneur ; mais nous n’étions pas considérés comme convives. Non seulement personne ne nous adressait jamais la parole ; mais on ne nous regardait pas. Je ne pouvais pas m’y faire. Je savais bien que cela ne venait pas d’un mépris raisonné ; mais tout de même je trouvais ma condition fort dure. Il me semblait que Sanzonio, c’était le nom de mon collègue, ne pouvait pas s’en plaindre, car c’était un butor ; mais je ne pouvais pas souffrir qu’on me traitât de même. Madame F. au bout de huit à dix jours dans lesquels elle n’a jamais jeté un seul regard sur ma figure commença à me déplaire. Je me suis trouvé piqué, dépité, et impatienté d’autant plus que je ne pouvais pas conjecturer qu’elle évitât mes yeux en force d’un dessein prémédité. Cela ne m’aurait pas déplu. Je me suis trouvé convaincu que pour elle je n’étais rien. C’était trop. Je savais d’être quelque chose, et je prétendais qu’elle dût le savoir aussi. L’occasion enfin se présenta qu’elle crut devoir me dire un mot, et que par conséquent elle me regarda en face.

MDR ayant observé la beauté d’un dindon rôti qui était devant moi me dit de le couper, et je me suis d’abord mis à l’entreprise. J’en ai fait seize morceaux, et j’ai vu que m’en étant mal acquitté j’avais besoin d’indulgence ; mais Mad. F. ne pouvant se tenir de rire, me regarda, et me dit que n’étant pas sûr de le couper selon les règles, je n’aurais pas dû m’en mêler. Ne [28r] sachant que lui répondre j’ai rougi, je me suis assis, et je l’ai haïe. Un jour devant à un certain propos prononcer mon nom, elle me demanda comment je m’appelais, tandis que depuis quinze jours que j’étais chez MDR elle devait le savoir, outre que la fortune au jeu qui me favorisait constamment m’avait déjà fait devenir célèbre. J’avais donné mon argent au major de la place Maroli119 joueur de profession, qui tenait la banque de Pharaon au café. J’étais de moitié avec lui, et je lui servais de croupier120 : il faisait la même chose quand je taillais, ce qui arrivait très souvent parce que les pontes ne l’aimaient pas. Il tenait les cartes d’une façon qu’il faisait peur, tandis que je faisais tout le contraire ; et j’étais très heureux, outre cela facile, et riant quand je perdais, et ayant l’air mortifié quand je gagnais. C’était Maroli qui m’avait gagné tout mon argent avant que je fusse parti pour Constantinople : ayant vu à mon retour que je m’étais déterminé à ne plus jouer, il me crut digne d’être mis à part des sages maximes sans lesquelles les jeux de hasard abîment tous ceux qui les aiment. N’ayant cependant pas une entière confiance dans la loyauté de Maroli je me tenais sur mes gardes. Toutes les nuits, quand nous finissions de tailler, nous comptions, et la chatouille121 restait entre les mains du caissier : après avoir partagé l’argent comptant gagné, nous allions vider nos bourses chez nous.

Heureux au jeu, me portant bien, et aimé de tous mes camarades qui à l’occasion ne me trouvaient jamais avare, je me serais trouvé très content de mon sort, si je me fusse vu un peu plus distingué à la table de MDR, et traité avec moins d’orgueil de sa dame122, qui sans avoir aucune raison avait l’air de se plaire à m’humilier de temps en temps. Je la détestais, et quand, admirant ses perfections, je réfléchissais au sentiment de haine qu’elle m’avait inspiré, je la trouvais non seulement impertinente mais bête, car, je disais en moi-même, qu’il n’aurait tenu qu’à elle de s’emparer de mon cœur, se dispensant même de m’aimer. Je ne désirais autre chose, sinon [28v] qu’elle cessât de me forcer à la haïr. Je trouvais cela extraordinaire, car, si c’était un projet, il était impossible qu’elle y gagnât quelque chose. Je ne pouvais pas non plus attribuer sa conduite à un esprit de coquetterie, car je ne lui avais jamais donné le moindre indice de toute la justice que je lui rendais, ni à une passion amoureuse pour quelqu’un, qui pût lui rendre odieuse ma personne, car MDR même ne l’intéressait pas, et pour ce qui regardait son mari, elle le traitait comme nul. Cette jeune femme enfin faisait mon malheur, et j’étais fâché contre moi-même, car je trouvais que sans les sentiments de haine qui m’animaient je n’aurais jamais pensé à elle. Or me découvrant une âme haineuse je me voulais du mal : je ne m’étais jamais surpris susceptible d’atrocité.

— Que faites-vous de votre argent ? me dit-elle de but en blanc un jour après dîner que quelqu’un me versait une somme qu’on avait perduebj sur la parole123.

— Je le garde, madame, lui répondis-je, pour suppléer à mes futures pertes.

— Ne faisant aucune dépense, vous feriez mieux à ne pas jouer, car vous perdez votre temps.

— Le temps dans lequel on s’amuse ne peut pas être appelé perdu. Le mauvais est celui qu’on passe dans l’ennui. Un jeune homme qui s’ennuie s’expose au malheur de devenir amoureux, et de se faire mépriser.

— Cela est possible ; mais vous amusant à l’emploi de caissier de votre propre argent vous vous déclarez avare, et un avare n’est pas plus estimable qu’un amoureux. Pourquoi ne vous achetez-vous pas des gants ?

Les rieurs éclatèrent alors, et je me suis trouvé bête. Elle avait raison. L’office d’un adjudant était de conduire une dame jusqu’à sa chaise à porteurs, ou à sa voiture quand elle sortait pour s’en aller, et c’était la mode à Corfou de la servir soulevant sa robe de la main gauche, et lui mettant la droite sous l’aisselle. Sans gants la sueur de la main pouvait la salir. Je me suis trouvé mortifié, et la tache d’avarice m’a percé l’âme. Attribuer cela à faute d’éducation c’eût été me faire une grâce. Pour me venger, au lieu de m’acheter des gants, j’ai pris le [29r] parti de l’éviter l’abandonnant à la fade galanterie de Sansonio, qui avait les dents pourries, une perruque blonde, la peau noire, et l’haleine forte. Je vivais ainsi malheureux, et enragé de ne pas pouvoir cesser de haïr cette jeune femme, qu’en conscience je ne pouvais pas me mettre à mon aise la méprisant, car de sens rassis124 je ne pouvais lui trouver aucun tort. Elle ne me haïssait pas, et elle ne m’aimait pas, c’était tout simple ; et étant toute jeune, et ayant besoin de rire, elle avait jeté un dévolu sur moi pour s’en divertir comme elle aurait fait d’un pantin. Pouvais-je me trouver fait pour cela ? Je désirais de la punir, de la faire repentir, et je ruminais les plus cruelles vengeances. Celle de parvenir à la rendre amoureuse de moi pour la traiter comme une gueuse était du nombre ; mais quand je m’y arrêtais je la rejetais avec dédain, car je ne me connaissais pas assez de courage pour résister ni à la force de ses charmes, et encore moins à des avances s’il y en eût eu en question. Mais voilà un coup de fortune, qui me fit entièrement changer de situation.

MDR m’envoya d’abord après dîner chez M. de Condulmer125 capitaine des Galéasses pour lui communiquer des lettres, et attendre ses ordres. Ce chef de mer me fit attendre jusqu’à minuit de sorte que quand je suis retourné chez nous MDR s’étant déjà retiré, je suis allé aussi me coucher. Le matin je suis entré dans sa chambre à son réveil pour lui rendre compte de la commission. Une minute après, le valet de chambre entre, lui remet un billet, lui disant que l’adjudant de Madame F. était dehors pour attendre la réponse. D’abord après il sort, et MDR décachète, et lit. Après avoir lu, il déchire le billet, et dans son emportement il le foule aux pieds, puis il se promène par la chambre, et enfin il écrit la réponse au billet, la cachète et il sonne pour faire entrer l’adjudant, auquel il la remet. Après cela dans l’apparence de la plus grande tranquillité il achève de lire ce que le chef de mer lui mandait, puis il m’ordonne de copier une lettre. Il la lisait quand le valet de chambre entra pour me dire que Mad. F. avait besoin de me parler. MDR me dit [29v] que je n’avais plus rien à faire avec lui, et que je pouvais aller voir ce que madame avait à me dire. Je sors ; et il me rappelle pour m’avertir que mon devoir était d’être discret. Je n’avais pas besoin de cet avis.

Je vole chez madame, ne pouvant pas deviner pourquoi elle me mandait. J’y avais été plusieurs fois ; mais jamais appelé par elle. Elle ne me fit attendre qu’une minute. J’entre, et je suis surpris de la voir au lit sur son séant haute en couleur ; jolie à ravir ; mais avec les yeux gros, et le blanc rougeâtre. Elle avait versé des larmes ; ce n’était pas douteux. Mon cœur palpitait à outrance, et je n’en voyais pas la raison.

— Asseyez-vous, me dit-elle, sur ce petit fauteuil, car il faut que je vous parle.

— Je vous écouterai debout, Madame, car je me crois indigne de cette grâce.

Elle ne me pressa pas, se souvenant peut-être qu’elle n’avait jamais été si polie vis-à-vis de moi, et qu’elle ne m’avait jamais reçu étant au lit. Après s’être un peu recueillie :

— Mon mari, me dit-elle, a perdu hier au soir sur sa parole deux cents sequins126 au café à votre banque, croyant de les avoir entre mes mains, et pouvoirbk les payer aujourd’hui ; mais j’ai disposé de cet argent, et par conséquent je dois les lui trouver. J’ai pensé que vous pourriez dire à Maroli que vous avez reçu de mon mari la somme qu’il a perduebl. Voici une bague, gardez-la près de vous, et vous me la rendrez le premier de l’an que je vous remettrai les deux cents ducats, dont je vais vous faire mon billet127.

— Passe pour le billet, Madame, mais je ne veux pas vous priver de votre bague. Je vous dirai outre cela que M. F. doit aller, ou envoyer payer cette somme à la banque, et dans dix minutes vous me verrez de retour ici pour vous la compter.

Après lui avoir dit cela, je n’ai pas attendu sa réponse. Je suis sorti, je suis retourné à l’hôtel de MDR, j’ai mis dans ma poche deux rouleaux de cent, et je les lui ai portés, mettant dans ma poche le billet dans lequel elle s’engageait à me payer la somme le premier de l’an.

[30r] bmQuand elle m’a vu dans le moment de partir, elle me dit ces paroles précises :

— Si j’avais prévu de quelle façon vous étiez disposé à m’obliger, je crois que je n’aurais pas pu me résoudre à vous demander ce plaisirbn.

— Eh bien, madame, prévoyez à l’avenir qu’il n’y a point d’homme au monde capable de vousbo en refuser un si mince d’abord que vous le lui demanderez en personne.

— Ce que vous me dites est très flatteur ; mais j’espère de ne me trouver plus de toute ma vie dans le cruel cas de devoir en faire l’expérience.

Je suis parti réfléchissant à la finesse de cette réponse. Elle ne m’a pas dit que je me trompais, comme je m’y attendais ; elle se serait compromise. Elle savait que j’étais dans la chambre de M. DR quand l’adjudant lui porta son billet, et que je devais être certain qu’elle lui avait demandé les deux cents sequins, qu’il lui avait refusés ; et elle ne m’a rien dit. Dieu ! Que cela m’a plu ! J’ai tout deviné. Je l’ai vue jalouse de sa gloire, et je l’ai adorée. Je me suis convaincu qu’elle ne pouvait pas aimer M. DR, et qu’il ne l’aimait pas non plus, et mon cœur a joui de cette découverte. J’ai commencé ce jour-là à devenir amoureux d’elle à la perdition, et à espérer de parvenir à posséder son cœurbp.

À peine arrivé dans ma chambre j’ai effacé avec de l’encre encore plus noire tout ce que Mad. F. avait écrit sur son billet, excepté son nom, puis je l’ai cacheté, et je l’ai porté chez un notaire où je l’ai mis en dépôt, me faisant faire une quittance dans laquelle il s’engageait de ne remettre le billet cacheté qu’à madame F. à sa réquisition, et en main propre.

Le soir M. F. est venu à ma banque, me paya la somme, joua argent comptant, et gagna trois ou quatre douzaines de sequins. Dans cette jolie aventure, ce que j’ai trouvé de remarquable fut que M. DR poursuivit à être également gracieux avec Mad. F., comme elle avec lui, et qu’il ne me demanda pas ce qu’elle avait voulu de moi lorsqu’il m’a revu à l’hôtel ; mais depuis ce moment elle changea tout à fait de conduite par rapport à moi. Elle ne se trouva plus à table vis-à-vis de moi sans m’adresser la parole me faisant souvent des interrogations qui me mettaient dans la nécessité de faire des commentaires critiques dans un style plaisant gardant un air sérieux. Celui de faire rire sans rire était dans ce temps-là mon grand talent. Je l’avais appris de [30v] M. Malipiero mon premier maître. Pour faire pleurer, me disait-il, il faut pleurer, et il ne faut pas rire quand on veut faire rire. Dans tout ce que je faisais, dans tout ce que je disais, quand Mad. F. était présente, l’unique but de ma pensée était de lui plaire ; mais ne la regardant jamais sans raison, je ne lui donnais jamais un indice certain que je nebq visasse qu’à lui plaire. Je voulais la réduire à devenir curieuse, à se douter de la vérité, à deviner mon secretbr. J’avais besoin d’aller doucement, et j’en avais tout le tempsbs. En attendant je jouissais de voir, que l’argent, et la bonne conduite me donnaient une considération que je ne pouvais espérer, ni de mon emploi, ni de mon âge, ni de quelque talent analogue au métier que j’avais entrepris.

Vers la moitié de novembre128, mon soldat français gagna une fluxion de poitrine. Le capitaine Camporese l’a fait transporter à l’hôpital d’abord que je l’ai averti. Le quatrième jour il me dit qu’il n’en reviendrait pas, et qu’on l’avait déjà administré129 ; et vers le soir j’étais chez lui lorsque le prêtre, qui lui avait recommandé l’âme130, vint lui dire qu’il était mort, lui présentant un petit paquet que le défunt lui avait consigné avant qu’il fût à l’agonie sous condition qu’il ne le remettrait au capitaine qu’après sa mort. C’était un cachet de laiton aux armoiries au manteau ducal, un extrait baptistaire, et une feuille de papier sur lequel, le capitaine n’entendant pas le français, j’ai lu ceci très mal écrit, et orthographiébt à la diable :

« J’entends que ce papier que j’ai écrit, et signé de ma propre main ne soit remis entre les mains de mon capitaine que lorsque je serai bien, et dûment mort : sans cela mon confesseur ne pourra en faire aucun usage, car je ne le lui confie que sous le sceau sacré de la confession. Je prie donc mon capitaine de me faire enterrer dans un caveau, où mon corps puisse être déterré, si le duc mon père le demandait. Je le prie aussi d’envoyer à l’ambassadeur de France, qui est à Venise, mon extrait baptistaire, le cachet aux armes de ma famille, et un certificat de ma mort en bonne forme pour qu’il l’envoie à monsieur le duc mon père : mon droit d’aînesse devant passer au prince mon frère. En foi de quoi ma signature François VI Charles, Philippe, Louis Foucauld, prince de La Rochefoucauld131. »

Dans l’extrait baptistaire donné de St Sulpice il y avait ce même nom, et celui du duc père était François V. Le nom de la mère était Gabrielle du Plessis.

À la fin de cette lecture je n’ai pu m’empêcher de donner dans un grand éclat de rire ; mais voyant mon capitaine fort bête qui trouvant mes risées hors de propos s’empressait d’aller d’abord communiquer ce fait au provéditeur [31r] général, je l’ai quitté m’en allant au café, sûr que S. E. se moquerait de lui, et que la rare bouffonnerie ferait rire tout Corfou. J’avais connu à Rome chez le cardinal Acquaviva l’abbé de Liancour arrière-petit-fils de Charles, dont la sœur Gabrielle du Plessis avait été femme de François V ; mais cela était arrivé au commencement du siècle précédent. J’avais copié dans la secrétairerie du cardinal un fait que l’abbé de Liancour avait besoin de déclarer à la cour de Madrid, où il y avait plusieurs autres circonstances qui regardaient la maison du Plessis. Je trouvais d’ailleurs l’imposture de la Valeur aussi folle que singulière ; car le tout ne pouvant être su qu’après sa mort, elle ne pouvait lui être utile en rien.

Une demi-heure après, dans le moment que je dépaquetais un jeu de cartes, l’adjudant Sanzonio entre, et conte du ton le plus sérieux l’importante nouvelle. Il venait du généralat, où il avait vu arriver hors d’haleine Camporese, et consigner à S. E. le cachet, et les papiers du défunt. S. E. avait d’abord ordonné qu’on enterrât le prince dans un caveau à part lui faisant des obsèques convenables à sa naissance. Une autre demi-heure après, M. Minotto adjudant du provéditeur général vint me dire que S. E. voulait me parler. À la fin de la taille, je donne les cartes au major Maroli, et je vais au généralat. Je trouve S. E. à table avec les principales dames, et trois ou quatre chefs de mer : je vois Mad. F., et M. DR.

— Eh bien ! me dit le vieux Général. Votre domestique était un prince.

— Je n’aurais jamais pu le deviner monseigneur, et même actuellement je ne le crois pas.

— Comment ! Il est mort : et il n’était pas fou. Vous avez vu son extraitbu baptistaire, ses armes, l’écriture de sa main. Quand on est à la mort, on n’a pas envie de faire des farces.

— Si V. E. croit tout cela vrai, le respect que je lui dois m’impose silence.

— Ce ne peut être que vrai, et je m’étonne que vous en doutiez.

— C’est, monseigneur, que je suis informé tant de la famille de la Rochefoucauld que de celle du Plessis ; et d’ailleurs j’ai trop connu l’homme en question. Il n’était pas fou ; mais bouffon extravagant. Je ne l’ai jamais vu écrire, et il m’a dit vingt fois qu’il n’avait jamais appris.

— Son écrit prouve le contraire. Son cachet au manteau ducal : vous ne savez peut-être pas que M. de La Rochefoucauld est duc et pair de France.

— Je vous demande pardon monseigneur, je sais tout cela, et je sais plus même, car je sais que François VI eut pour femme une demoiselle de Vivonne.

— Vous ne savez rien.

À cette sentence, je me suis condamné au silence. Ce fut avec plaisir que j’ai vu tout le monde masculin enchanté de me voir mortifié par les paroles Vous ne savez rien. Un officier dit que le défunt était beau, qu’il avait l’air noble, beaucoup d’esprit, et qu’il avait si bien su se tenir sur ses gardes, que personne n’aurait jamais su se figurer qu’il était ce qu’il était. Une dame dit que si elle l’avait connu elle l’aurait démasqué. Un autre flagorneur [31v] dit qu’il était toujours gai, point orgueilleux vis-à-vis de ses camarades, et qu’il chantait comme un ange.

— Il avait vingt-cinq ans, dit madame Sagredo132 me regardant, et s’il est vrai qu’il avait ces qualités vous devez les lui avoir reconnues.

— Je ne peux, madame, vous le peindre que tel qu’il m’a paru. Toujours gai, souvent jusqu’à la folie, car il faisait des culbutes, chantant le couplet dans le goût grivois, et possédant une quantité étonnante d’historiettes populaires de magie, de miracles, de prouesses merveilleuses, qui choquaient le bon sens, et qui par cette raison pouvaient faire rire. Ses défauts étaient d’être ivrogne, sale, libertin, querelleur, et un peu fripon ; mais je le souffrais parce qu’il me peignait bien, et parce que je voulais m’habituer à parler français avec les phrases faites au génie de la langue. Il m’a toujours dit qu’il était picard, fils d’un paysan, et déserteur. Quand il m’a dit qu’il ne savait pas écrire, peut-être m’a-t-il trompé.

Dans le moment que je parlais ainsi, voilà Camporese qui entre, et dit à S. E. que la Valeur respirait encore. Le général alors me donnant un coup d’œil me dit qu’il serait charmé s’il pouvait échapper à sa maladie.

— Et moi aussi monseigneur ; mais le confesseur le fera certainement mourir cette nuit.

— Pourquoi voulez-vous qu’il le fasse mourir ?

— Pour éviter la galère, où V. E. le condamnera en qualité de violateur du sceau de la confession.

Les rieurs alors pouffèrent, et le vieux général fronça ses noirs sourcils. À la fin de l’assemblée, Mad. F., que j’avais précédée jusqu’à sa voiture M. DR. lui donnant le bras, me dit d’entrer, disant qu’il pleuvait. C’était la première fois qu’elle me faisait un si grand honneur.

— Je pense comme vous, me dit-elle ; mais vous avez déplu au général au suprême degré.

— C’est un malheur inévitable, madame, car je ne saurais être faux.

— Vous pouviez, me dit M. DR, épargner au général la bonne plaisanterie du confesseur qui fera mourir le prince.

— J’ai cru de le faire rire, comme j’ai vu en rire V. E., et madame. On aime l’esprit qui fait rirebv.

— Mais l’esprit qui ne rit pas ne l’aime pas.

— Je parie cent sequins que ce fou guérit, et qu’ayant le général pour lui, il va jouir de son imposture. Il me tarde de le voir traité en prince, et faire sa cour à Madame Sagredo.

À ce nom, Mad. F., qui n’aimait pas cette dame, donna dans le fou rire ; et en descendant de voiture M. DR. me dit de monter. Il était dans l’habitude quand il soupait avec elle chez le général, de passer une demi-heure chez elle tête à tête ; car M. F. ne se laissait jamais voir. C’était aussi pour la première fois [32r] que ce beau couple admettait un tiers, j’étais enchanté de cette distinction, et bien loin de la croire sans conséquence. La satisfaction que je ressentais, et que je devais dissimuler, ne devait pas m’empêcher de rendre gais, et de donner une teinture comique à tous les propos que Madame, et Monsieur mirent sur le tapis. Notre trio dura quatre heures. Nous retournâmes à l’hôtel à deux heures du matin. Ce fut dans cette nuit-là que M. D. R., et madame F. firent connaissance avec moi. Mad. F. dit à M. DR. qu’elle n’avait jamais tant ri ni cru que des simples paroles pussent faire tant rire.

Le fait est que son rire à toutes les choses que j’ai contéesbw me fitbx découvrir en elle un esprit infini, et que son enjouement me rendit si amoureuxby que je suis allé me coucher convaincu qu’il ne me serait plus possible de jouer vis-à-vis d’elle le rôle d’indifférent.

Le lendemain à mon réveil le nouveau soldat qui me servait me dit que la Valeur non seulement se portait mieux ; mais que le médecin de l’hôpital l’avait déclaré hors de danger. On en parla à table, et je n’ai pas ouvert la bouche. Le surlendemain il fut transporté, par ordre du général dans un appartement très propre, où on lui donna un laquais ; on l’habilla, on lui donna des chemises, et après une visite que le trop bon provéditeur général lui fit, tous les chefs de mer lui en firent une, sans excepter M. DR. La curiosité s’en mêlait. Madame Sagredo y alla, et pour lors toutes les dames voulurent le connaître, Mad. F. exceptée, qui me dit en riant qu’elle n’irait que dans le cas que je voulusse avoir la complaisance de la présenter. Je l’ai priée de me dispenser. On lui donnait de l’altesse, et il appelait madame Sagredo sa princesse. J’ai dit à M. DR, qui voulait me persuader à y aller que j’avais trop parlé pour avoir le courage ou la bassesse de me dédire. Toute l’imposture aurait été découverte, si on eût eu un almanach français de ceux où on trouve la généalogie de toutes les grandes familles de France ; mais personne n’en avait un, et le consul même de France, butor du premier ordre n’en savait rien. Le fou commença à sortir huit jours après sa métamorphose. Il dînait, et il soupait à la table du général, et il était tous les soirs à l’assemblée, où il s’endormait parce qu’il était soûl. Malgré cela on poursuivait à croire qu’il était prince par deux raisons ; une parce qu’il attendait sans rien craindre la réponse que le général devaitbz recevoir de Venise, où il avait d’abord écrit ; l’autre parce qu’il sollicitait à l’évêché une plus grande punition contre le prêtre, qui violant le sceau de la confession avait trahi son secret. Le prêtre était déjà en prison, et le général n’avait pas la force de le défendre. Tous les chefs de mer l’avaient invité à dîner,ca [32v] mais M. DR n’osait pas s’y déterminer parce que Mad. F. lui avait clairement dit que ce jour-là elle dînerait chez elle. Je l’avais déjà respectueusement prévenu que le jour qu’il l’inviterait je ne me trouverais pas à sa table.

Un jour sortant de la vieille forteresse, je l’ai rencontré sur le pont qui aboutit à l’esplanade. Il s’arrête devant moi, et il me fait rire par un noble reproche qu’il me fait de n’être jamais allé le voir. Je lui réponds cessant de rire qu’il devrait penser à se sauver avant que la réponse arrive dans laquelle le général apprendrait la vérité, et lui en ferait mauvais parti. Je m’offre à l’aider et à faire en sorte qu’un capitaine d’un vaisseau napolitain qui était à la voile, le prenne à bord, et le cache. Le malheureux au lieu d’accepter mon offre me dit des injures.

La dame à laquelle ce fou faisait sa cour était madame Sagredo, qui ambitieuse qu’un prince français ait reconnu son mérite pour supérieur à celui de toutes les autres, le traitait bien. Cette dame dînant en grande compagnie chez M. DR., me demanda pourquoi j’avais conseillé le prince à prendre la fuite.

— C’est lui-même, me dit-elle, qui me l’a dit, s’étonnant de votre obstination à le croire imposteur.

— Je lui ai donné ce conseil, madame, parce que j’ai le cœur bon, et le jugement sûr.

— Nous sommes donc tous des sots sans excepter le général ?

— Cette conséquence, madame, ne serait pas juste. Une opinion contraire à celle d’un autre ne constitue pas pour sot celui qui l’a. Il se peut que dans huit à dix jours je trouverai que je me suis trompé ; mais je ne me croirai pas pour cela plus sot qu’un autre. Une dame de votre esprit peut d’ailleurs s’être aperçue, si cet homme est un prince ou un paysan, à ses procédés, à l’éducation qu’il a euecb. Danse-t-il bien ?

— Il ne sait pas faire un pas ; mais il s’en moque. Il dit qu’il n’a pas voulu apprendre.

— Est-il poli à table ?

— Il est sans façon. Il ne veut pas qu’on le change d’assiette133 ; il mange du plat du milieu avec sa propre cuiller. Il ne sait pas retenir dans l’estomac un renvoi : il bâille ; et il se lève le premier quand il lui semble. C’est tout simple. Il est mal élevé.

— Et malgré cela fort aimable : je le crois. Est-il propre ?

— Non ; mais il n’est pas encore bien en linge.

— On le dit sobre.

— Vous badinez. Il se lève de table soûlcc deux fois par jour ; mais par rapport à cela il est à plaindre. Il ne peut boire du vin sans qu’il lui monte à la tête. Il jure comme un hussard, et nous rions ; mais il ne s’offense jamais de rien.

— A-t-il de l’esprit ?

— Une mémoire prodigieuse, car il nous débite tous les jours de nouvelles histoires.

— Parle-t-il de sa famille ?

— Beaucoup de sa mère, qu’il aime tendrement. Elle est du Plessis.

— Si elle vit encore, elle doit avoir, quatre plus quatre moins, cent cinquante ans.

— Quelle folie !

— Oui, madame. Elle s’est mariée du temps de Marie de Médicis134.

— Son extrait baptistaire cependant la nomme ; mais son cachet […]135.

[33r] — Sait-il quelles armes son écusson porte ?

— En doutez-vous ?

— Je crois qu’il n’en sait rien.

Toute la compagnie se lève de table. Une minute après on annonce le prince qui entre dans le même moment ; et voilà madame Sagredo qui lui dit : Casanova est sûr, mon cher prince, que vous ne connaissez pas vos armoiries. À ces paroles il s’avance vers moi en ricanant, m’appelle poltron, et m’applique un soufflet à main renversée qui me décoiffe, et m’étonne. Je prends la porte à pas lents, prenant en passant mon chapeau, et ma canne, et je descends l’escalier entendant M. DR qui à haute voix ordonnait qu’on jetât le fou par la fenêtre.

Je sors de l’hôtel m’acheminant à l’esplanade pour l’attendre ; mais le voyant sortir par la petite porte, j’enfile la rue136 sûr de le rencontrer. Je le vois, je lui cours au-devant, et je commence à lui donner des coups faits pour le tuer dans un coin formé par deux murs d’où ne pouvant pas s’échapper il ne lui restait autre ressource que celle de tirer son épée ; mais il n’y pensa jamais. Je ne l’ai laissé là que quand je l’ai vu tout en sang étendu par terre. La foule des spectateurs me fit haie, je l’ai passée, allant au café de Spïlea pour précipiter ma salive amère avec une limonade sans sucre137. En quatre ou cinq minutes je me suis vu entouré de tous les jeunes officiers de la garnison, qui ne faisant que me dire tous d’accord que j’aurais dû le tuer commençaient à m’ennuyer ; car je l’avais traité de façon que s’il n’était pas mort ce n’était pas ma faute. Je l’aurais, peut-être tué s’il avait tiré son épée.

Une demi-heure après, voilà un adjudant du général qui m’ordonne de la part de S. E. d’aller aux arrêts dans la Bastarde138. On appelle ainsi la galère commandante, où l’arrêt consiste à se voir la chaîne aux pieds comme un forçat. Je lui réponds que j’avais entendu, et il s’en va. Je sors du café ; mais quand je suis au bout de la rue au lieu d’aller vers l’esplanade, je prends ma gauche, et je m’achemine au bord de la mer. Après avoir marché un quart d’heure, je vois un bateau liécd et deux rames sans personne dedans. J’y entre ; je le délie, et je rame vers un gros caych139 à six rames qui voguait contre vent. L’ayant rejoint, je prie le carabouchiri140 de prendre le vent, et de me mettre à bord d’une grosse barque de pêcheurs qu’on voyait, et qui allait vers le rocher de Vido141. Je laisse aller mon bateau à l’aventure. Après avoir bien payé mon caych, je monte dans la grande barque, et je marchande avec le maître une traite142. D’abord que nous fûmes d’accord il déploie trois voiles, et avec un vent frais il me dit au bout de deux heures que [33v] nous étions à quinze milles143 de Corfou. Le vent ayant tout d’un coup cessé, je lui ai fait voguer contre la courante144. Vers minuit ils me dirent qu’ils ne pouvaient pas pêcher sans vent, et qu’ils n’en pouvaient plus. Ils me disent que je pouvais dormir jusqu’au jour, je ne veux pas. Je paye une bagatelle, et je me fais mettre à terre sans demander quel endroit c’était pour ne pas leur faire naître des soupçons. Tout ce que je savais était que j’étais à vingt milles de Corfou, et dans un endroit où personne ne pouvait me supposer. Je ne voyais au clair de la lune qu’une petite église attenante à une maison ; une longue baraque145 couverte ouverte aux deux bouts, et, après la plaine large de cent pas146, des montagnes. Je me suis tenu jusqu’à la pointe du jour sous la baraque dormant assez bien étendu sur de la paille malgré le froid. C’était le premier de décembre ; mais malgré la douceur du climat, étant sans manteau, et en uniforme trop léger, j’étais transi.

Entendant sonner les cloches, je vais à l’église. Le papa147 à longue barbe surpris à mon apparition me demande en grec si j’étais Romeo, grec ; je lui réponds que j’étais fragico, italien148 ; et il me tourne le dos sans vouloir m’écouter. Il entre chez lui, et il s’enferme.

Je me tourne vers la mer, et je vois un bateau se détacher d’une tartane à l’ancre à cent pas de l’île, qui venait à quatre rames pour descendre les personnes qui étaient dedans précisément là où j’étais. Je vois un Grec de bonne mine, une femme, et un garçon de dix à douze ans. Je demande à l’homme s’il avait fait bon voyage, et d’où il venait. Il me répond en italien qu’il venait de Cefalonie avec sa femme, et son fils que je voyais, et qu’il allait à Venise. Mais qu’avant d’y aller il venait entendre la messe à la sainte vierge de Casopo149 pour savoir si son beau-père vivait encore, et s’il lui payera la dot de sa femme.

— Comment saurez-vous cela ?

— Je le saurai du papa Deldimopulo, qui me rendra fidèlement l’oracle de la sainte vierge.

Je baisse la tête, je le suis à l’église. Il parle au papa : il lui donne de l’argent. Le papa dit la messe, il entre dans le sancta sanctorum [saint des saints]150, il en sort un quart d’heure après, il remonte sur l’autel, il se tourne vers nous, il se recueille, et après avoir ajusté sa longue barbe, il prononce en dix ou douze mots son oracle. Le Grec de Cefalonie qui pour le coup n’était pas Ulysse151, donne d’un air très content encore de l’argent à l’imposteur, et le laisse. En accompagnant le Grec au bateau, je lui demande s’il était content de l’oracle.

— Très content. Je sais que mon beau-père vit, et qu’il me payera la dot, si je veux lui laisser mon fils. Je savais que c’était sa passion, et je le lui laisserai.

— Êtes-vous connu de ce papa ?

[34r] — Il ne sait pas seulement mon nom.

— Avez-vous des belles marchandises sur votre vaisseau ?

— Assez. Venez déjeuner avec moi, et vous verrez tout.

— Je le veux bien.

Enchanté d’avoir appris qu’il y a toujours des oracles, et sûr qu’il y en aura tant qu’on trouvera au monde des prêtres grecs152, je vais avec ce bon homme à bord de sa tartane, où il ordonne un très bon déjeuner. Ses marchandises consistaient en coton, en toiles, en raisins qu’on appelle de Corinthe, en huiles, et en vins excellents. Il avait aussi des bas, des bonnets de coton, des capotes à l’orientale, des parapluies, et du pain de munition153 biscuit, que j’aimais beaucoup, car j’avais alors trente dents, dont il était difficile d’en voir des plus belles. De ces trente dents il ne m’en reste aujourd’hui que deux ; vingt-huit sont parties avec plusieurs autres outils ; mais dum vita superest bene est [tant que la vie me reste, tout est bien]154. J’ai acheté de tout hormis du coton parce que je n’aurais su qu’en faire ; et sans marchander je lui ai payé les trente-cinq ou quarante sequins155 qu’il me dit que cela valait. Il me fit présent alors de six botargues156 magnifiques.

M’entendant louer un vin du Xante qu’il appelait Generoydes, il me dit que, si je voulais lui tenir compagnie jusqu’à Venise, il m’en donnerait une bouteille tous les jours même pendant toute la quarantaine. Toujours un peu superstitieux, prenant cette invitation pour une voix de Dieu, je me suis vu dans le moment d’accepter par la plus sotte de toutes les raisons : c’est que cette étrange résolution n’aurait eu rien de prémédité. Tel j’étais ; mais par malheur je suis aujourd’hui un autre. C’est, dit-on, que la vieillesse rend l’homme sage. Je ne sais pas comment on puisse chérir l’effet d’une maudite cause.

Dans le moment donc que j’allais le prendre au mot, il m’offre un beau fusil pour dix sequins, m’assurant qu’à Corfou tout le monde m’en offrirait douze. Au mot Corfou j’ai cru entendre mon même Dieu qui m’ordonnait d’y retourner. J’ai acheté le fusil, et le brave Cephalonien me donna par-dessus le marché une joliece gibecière turque bien garnie de plomb, et de poudre. Je lui ai dit bon voyage, et avec mon fusil couvert d’une excellente capote,cf ayant mis tout ce que j’avais acheté dans un sac, je suis retourné sur la plage, déterminé de me loger chez le papa fripon de gré ou de force. La pointe157 que le vin du Grec m’avait donnée devait avoir des conséquences. J’avais dans les poches quatre ou cinq cents gazettes de cuivre158 que je trouvais très lourdes ; mais j’avais dû me les procurer. J’avais facilement prévu que dans l’île de Casopo cette monnaie pouvait me devenir nécessaire.

Après avoir donc placé mon sac sous la baraque, je m’achemine, portant mon fusil sur l’épaule, à la maison du papa. L’église était fermée.

[34v] Mais je dois maintenant donner à ceux qui me lisent une juste idée de ce que j’étais dans ce moment-là. J’étais tranquillement désespéré. Trois ou quatre cents sequins que j’avais dans ma bourse ne pouvaient pas m’empêcher de penser que là où j’étais j’étais en l’air159 ; que je ne pourrais pas y rester longtemps, qu’on parviendrait en peu de temps à savoir que j’y étais, et que m’étant rendu contumax160 en premier chef on me traiterait comme tel. Je me voyais dans l’impuissance de prendre un parti : cela seul suffit pour rendre affreuse une situation quelconque. Je ne pouvais plus retourner à Corfou de bon gré sans me faire traiter de fou, car retournant j’aurais donné un indice incontestable de légèreté, ou de poltronnerie ; et je n’avais pas le courage de déserter tout à fait. Le principal motif de cette impuissance morale n’était ni mille sequins que j’avais chez le caissier du grand café, ni mon équipage qui était assez riche, ni la crainte de ne pas trouver de quoi vivre ailleurs ; mais c’était Mad. F., que j’adorais, et dont je n’avais pas encore baisé la main. Dans cette détresse, je ne pouvais que me laisser aller à seconde de l’exigence du moment. Dans ce moment-là je devais penser à me loger, et à me nourrir.

Je frappe fort à la porte de la maison du prêtre. Il vient à la fenêtre, et sans attendre que je lui parle, il la referme. Je refrappe, je jure, je tempête, personne ne me répond, et dans ma colère je décharge mon fusil à la tête d’un mouton, qui broutait l’herbe avec plusieurs autres à vingt pas de moi. Le berger crie, et voilà le papa à la fenêtre, qui criant aux voleurs fait d’abord sonner le tocsin. Je vois trois cloches qui sonnent ensemble, je prévois un attroupement, qu’arrivera-t-il, je n’en sais rien. Je recharge mon fusil.

Huit à dix minutes après, je vois descendre de la montagne un monde de paysans armés de fusils, ou de fourches, ou de longs espontons161. Je me retire sous la baraque, et je n’ai pas peur, puisque je ne trouve pas naturel qu’étant seul, ces gens-là voulussent m’assassiner sans m’écouter.

Les premiers qui arrivèrent en courant furent dix à douze jeunes gens tenant tous leur fusil à l’ordre. Je les arrête leur jetant des poignées de gazettes, qu’ils ramassent, et qui les étonnent, et je poursuis à en faire autant aux autres pelotons qui arrivaient, jusqu’à ce que je n’en aie plus, et que je ne voie plus arriver personne. Ces manants se tenaient là stupides ne sachant que faire contre un jeune homme à l’air pacifique qui jetait ainsi son bien. Je n’ai pu parler que lorsque les cloches qui assourdissaient cessèrent de sonner ; mais le berger, le papa, et son bedeau m’interrompirent d’autant plus que je parlais italien. Ils parlèrent tous les trois à la fois à la canaille. Je m’étais assis sur mon sac, me tenant là tranquille.

Un d’entre les paysans, à l’air raisonnable, et avancé en âge [35r] m’approche, et me demande en italien pourquoi j’ai tué un mouton.

— Pour le manger après l’avoir payé.

— Mais sa Sainteté est le maître d’en vouloir un sequin.

— Voilà un sequin.

Le papa l’accepte, il s’en va, et toute la querelle est finie. Le paysan qui m’avait parlé me dit qu’il avait servi dans la guerre de l’année seize162, et défendu Corfou. Je lui fais compliment, et je le prie de me trouver un logement commode, et un bon domestique qui sache me faire à manger. Il me dit qu’il me ferait avoir une maison entière, et qu’il me ferait lui-même à manger ; mais qu’il me fallait monter. J’y consens, et nous montons suivis de deux grands garçons dont l’un portait mon sac, l’autre mon mouton. Je dis à cet homme, que je voudrais avoir à mon service vingt-quatre garçons comme ces deux-là en discipline militaire auxquels je donnerais vingt gazettes par jour, et à lui quarante en qualité de mon lieutenant. Il me répond que je ne me trompais pas, et qu’il me monterait une garde militaire, dont je serais très content.

Nous arrivons à une maison très commode, où j’avais rez-de-chaussée trois chambres, cuisine, et une longue écurie que j’ai d’abord transformée en corps de garde. Il me laissa pour aller me chercher tout ce qui m’était nécessaire ; et surtout une femme pour me faire d’abord des chemises. J’eus tout cela dans la journée : lit, meubles, un bon dîner, batteries de cuisine, vingt-quatre garçons tous avec leur fusil, et une couturière surannée avec des jeunes apprentiescg pour couper, et coudre des chemises. Après souper, je me suis trouvé dans la meilleure humeur du monde dans cette société de trente personnes, qui me traitaient en souverain, et qui ne pouvaient pas comprendre ce que j’étais allé faire dans cette île. La seule chose qui me déplaisait était que les filles ne parlaient pas italien : je savais trop peu de grec pour espérer de leur raffiner des idées par mes paroles.

Je n’ai vu ma garde montée que le lendemain matin. Dieu ! Que j’ai ri. Mes beaux soldats étaient tous des Palicari163 ; mais une compagnie de soldats sans uniforme, et sans discipline fait rire. Cela paraît pire qu’un troupeau de moutons. Ils apprirent cependant à présenter les armes, et à être obéissants aux ordres de leurs officiers. J’ai établi trois sentinelles, une au corps de garde, une autre à ma chambre, et la troisième au commencement de la montagne, où elle voyait la plage. Elle devait nous avertir si elle voyait arriver quelque barque armée. Dans les deux ou trois premiers jours j’ai cru de badiner ; mais je n’ai plus regardé cela comme un badinage, lorsque j’ai vu que le cas devait arriver que j’aurais dû me servir de la force pour me défendre de la force. J’ai pensé à me faire prêter serment de fidélité ; mais je ne m’y suis pas déterminé. Mon lieutenant m’assura que cela dépendait de moi. Mes largesses m’avaient concilié l’amour de toute l’île. [35v] Ma cuisinière qui m’avait trouvé des couturières pour me coudre des chemises espérait que je deviendrais amoureux de quelqu’une, et non pas de toutes ; j’ai surpassé ses espérances, elle me procura la jouissance de toutes celles qui me plurent, et elle me trouva reconnaissant. Je menais la vie d’un vrai heureux, car ma table aussi était exquise. Je ne mangeais que du mouton succulent, et des bécasses auxquelles jech n’ai mangé les pareilles que vingt-deux ans après à Pétersbourg164. Je ne buvais que du vin de Scopolo, et les meilleurs muscats des îles de l’archipel. Mon lieutenant était mon seul commensal. Je n’allais jamais me promener sans lui, et sans deux de mes Palicari qui me suivaient pour me défendre de quelques jeunes gens qui m’en voulaient parce qu’ils s’imaginaient que mes couturières leurs maîtresses les avaient quittés à cause de moi. Je réfléchissais que sans argent j’aurais été malheureux ; mais on ne peut pas savoir, si étant sans argent j’aurais osé sortir de Corfou.

Au bout d’une semaine, étant à table, trois heures avant minuit, j’ai entendu le qui vive de ma sentinelle au corps de garde Piosine aftù165. Mon lieutenant sort, et il rentre un moment après pour me dire qu’un honnête homme qui parlait italien venait pour me communiquer quelque chose d’important. Je le fais entrer, et en présence de mon lieutenant il me surprend me disant d’un air triste ces paroles :

— Après-demain Dimanche le très saint papa Deldimopulo vous fulminera la Cataramonachia166. Si vous ne l’empêchez pas, une fièvre lente vous fera passer à l’autre monde en six semaines.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette drogue.

— Ce n’est pas une drogue. C’est une malédiction lancéeci le S. Sacrement à la main, qui a cette force.

— Quelle raison peut avoir ce prêtre pour m’assassiner ainsi ?

— Vous troublez la paix, et la police de sa paroisse. Vous vous êtes emparé de plusieurs vierges que leurs anciens amoureux ne veulent plus épouser.

Après l’avoir fait boire, et l’avoir remercié, je luicj ai souhaité une bonne nuit. L’affaire me parut d’importance, car si je ne croyais pas à la Cataramonachia, je croyais beaucoup aux poisons.

Le lendemain samedi à la pointe du jour, sans rien dire à mon lieutenant, je suis allé tout seul à l’église, où j’ai surpris le papa avec ces paroles : À la première fièvre, dont je me sentirai assailli, je vous brûlerai la cervelle, ainsi réglez-vous bien. Donnez-moi une malédiction qui me tue dans un jour, ou faites votre testament. Adieu.

[36r] Après lui avoir donné cet avis je suis retourné à mon palais. Le lundi de très bonne heure il est venu me rendre la visite. J’avais mal à la tête. À sa demande comment je me portais, je le lui dis ; mais j’ai bien ri, lorsque je l’ai vu empressé à me jurer que c’était l’effet de l’air pesant de l’île de Casopo.

Trois jours après cette visite, dans le moment que j’allais me mettre à table, la sentinelle avancée qui voyait le bord de la mer fait le cri d’alarme. Mon lieutenant sort, et quatre minutes après il vient me dire qu’un officier était descendu d’une felouque armée arrivée dans ce moment-là. Après avoir fait mettre ma troupe sous les armes167, je sors, et je vois un officier qui accompagné d’un paysan montait s’acheminant à mon quartier. Il avait le chapeau rabattu, et il était occupé à écarter avec sa canne les broussailles qui lui empêchaient le passage. Il était seul : n’ayant donc rien à craindre, j’entre dans ma chambre ordonnant à mon lieutenant de lui faire les honneurs de la guerre, et de l’introduire. Après avoir mis mon épée je l’attends debout.

Je vois entrer le même adjudant Minotto, qui m’avait ordonné d’aller à la Bastarda.

— Vous êtes seul, lui dis-je, et vous venez donc comme ami. Embrassons-nous.

— Il faut bien que je vienne comme ami, car comme ennemi je n’aurais pas la force nécessaire pour en faire les fonctions. Mais je vois ce qui me semble un rêve.

— Asseyez-vous, et dînons tête à tête. Vous ferez bonne chère.

— Je le veux bien. Nous partirons ensemble après.

— Vous partirez tout seul, si vous en aurez envie. Je ne partirai d’ici que certain non seulement de n’être pas mis aux arrêts ; mais d’avoir une satisfaction. Le général doit condamner aux galères ce fou.

— Soyez sage, et venez avec moi de bon gré. J’ai ordre de vous conduire par force, mais n’étant pas assez fort, j’irai faire mon rapport, et on enverra vous prendre d’une façon que vous devrez vous rendre.

— Jamais, mon cher ami ; on ne m’aura que mort.

— Vous êtes donc devenu fou ; car vous avez tort. Vous avez désobéi à l’ordre que je vous ai porté d’aller dans la Bastarde. C’est cela qui fait votre tort, car dans votre affaire vous avez cent mille fois raison. Le général même le dit.

— Je devais donc aller aux arrêts ?

— Certainement. La subordination est notre premier devoir.

— À ma place vous y seriez donc allé ?

— Je ne peux pas le savoir ; mais je sais que n’y allant pas, j’aurais commis un crime.

— Si je me rends donc actuellement on me traitera en coupable beaucoup plus qu’on ne m’aurait traité si j’avais obéi à l’ordre injuste ?

[36v] — Je ne crois pas cela. Venez, et vous saurez tout.

— Que je vienne sans savoir ma destinée ? Vous l’attendez en vain. Dînons. Puisque je suis coupable au point qu’on emploie la force, je me rendrai à la force ; et je n’en deviendrai pas plus coupable, malgré qu’il y aura du sang répandu.

— Oui, vous deviendrez plus coupable. Dînons. Un bon repas vous fera peut-être mieux raisonner.

Vers la fin de notre dîner nous entendons du bruit. Mon lieutenant me dit que c’étaient des bandes de paysans, qui s’attroupaient dans les voisinages de ma maison pour être à mes ordres, le bruit s’étant répandu que la felouque n’était arrivée de Corfou que pour m’enlever. Je lui ai dit de désabuser ces bonnes, et braves gens, et de les renvoyer leur donnant un baril de vin de la Cavalla168.

En s’en allant ils déchargèrent en l’air leurs fusils. L’adjudant me dit d’un air riant que cela paraissait fort joli ; mais que cela deviendrait affreux, si je le laissais aller à Corfou sans moi, car il serait obligé d’être très exact dans son rapport.

— Je viendrai avec vous, si vous me donnez parole d’honneur de me descendre dans l’île de Corfou en liberté.

— J’ai ordre de vous consigner à M. Foscari169 dans la Bastarda.

— Vous n’exécuterez pas cet ordre pour cette fois.

— Si le général ne trouve pas le moyen de vous faire obéir il y va de son honneur, et croyez-moi qu’il le trouvera. Mais dites-moi, je vous prie, ce que vous feriez, si le général pour s’amuser prenait le parti de vous laisser ici ? Mais on n’y vous laissera pas. D’après le rapport que je ferai, on se déterminera à finir l’affaire sans effusion de sang.

— Sans massacre c’est difficile. Avec cinq cents paysans ici je ne crains pas trois mille hommes.

— On n’en emploiera qu’un, et on vous traitera comme chef de rebelles. Tous ces hommes qui vous sont dévoués ne pourront pas vous défendre contre un seul qu’on payera pour qu’il vous brûle la cervelle. Je vous dirai davantage. De tous ces Grecs qui vous entourent il n’y en a pas un seul qui ne soit prêt à vous assassiner pour gagner vingt sequins. Croyez-moi. Venez avec moi. Venez jouir à Corfou d’une espèce de triomphe. On vous applaudira, on vous fêtera ; vous conterez vous-même la folie que vous avez faite, et on en rira, admirant en même temps que vous vous soyez rendu à la raison d’abord que je suis venu vous la représenter. Tout le monde vous estime. M. DR fait grand cas de vous après le courage que vous avez eu de ne pas passer votre épée à travers du corps de ce fou pour ne pas manquer de respect à son hôtel. [37r] Le général même doit vous estimer, car il doit se souvenir de ce que vous lui avez dit.

— Qu’est devenu ce malheureux ?

— Il y a quatre jours que la frégate du major Sordina est arrivée avec des dépêches, où le général eut apparemment tous les éclaircissements qui lui étaient nécessaires pour faire ce qu’il a fait. Il a fait disparaître le fou. Personne ne sait ce qu’il est devenu, et personne n’ose plus en parler chez le général, car sa bévue est trop visible.

— Mais après mes coups de canne l’a-t-on encore reçu dans les assemblées ?

— Fi donc ! Ne vous souvenez-vous pas qu’il avait une épée ? Il n’a pas fallu davantage pour que personneck ait plus voulu le voir. On lui a trouvé l’avant-bras cassé, et la mâchoire fracasséecl ; et huit jours après malgré l’état pitoyable où il était S. E. cependant l’a fait disparaître. La seule chose qu’à Corfou on trouvait merveilleuse était votre évasion. On crut pour trois jours de suite que M. DR vous tenait caché chez lui, et on le condamnait ouvertement, jusqu’à ce qu’il dît tout haut à la table du général qu’il ne savait pas où vous étiez. S. E. même était fort en peine de votre évasion jusque hier à midi qu’on a tout su. Le protopapa Bulgari170 reçut une lettre du papa d’ici dans laquelle il se plaint qu’un officier italien se soit emparé depuis dix jours de cette île où il exerce des violences. Il vous accuse de débaucher toutes les filles, et de l’avoir menacé de mort s’il vous donne la Cataramonachia. Cette lettre lue à l’assemblée a fait rire le général ; mais il ne m’a pas moins ordonné d’aller vous prendre ce matin conduisant avec moi douze grenadiers.

— Madame Sagredo est la cause de tout ceci.

— C’est vrai ; et elle en est bien mortifiée. Vous feriez bien à venir demain avec moi lui faire une visite.

— Demain ? Vous êtes donc sûr que je ne serai pas mis aux arrêts ?

— Oui. Sûr ; parce que je sais que S. E. est homme d’honneur.

— Et moi aussi. Embrassons-nous. Nous partirons ensemble après minuit.

— Pourquoi pas d’abord ?

— Parce que je ne veux pas risquer de passer la nuit dans la bastarde. Je veux arriver à Corfou dans le grand jour, ainsi votre triomphe sera éclatant.

— Mais que ferons-nous ici encore huit heures ?

— Nous irons voir des filles d’un acabit qu’on ne trouve pas à Corfou, puis nous souperons bien.

J’ai alors ordonné à mon lieutenant de faire porter à manger aux soldats qui étaient dans la felouque, et de nous donner le meilleur souper possible, et sans épargne puisque je voulais partir à minuit. Je lui ai fait présent de toutes mes grosses provisions, envoyant à la felouque ce que je voulais garder. Mes vingt-quatre soldats auxquels j’ai fait présent de la paye d’une semaine voulurent m’accompagner [37v] à la felouque commandés par mon lieutenant ce qui fit rire Minotto toute la nuit. Nous arrivâmes à Corfou à huit heures du matin à la bastarde même où il m’a consigné après m’avoir assuré qu’il allait d’abord envoyer chez M. DR tout mon équipage, et faire son rapport au général.

M. Foscari, qui commandait cette galère, me reçut fort mal. S’il avait eu un peu de noblesse dans l’âme, il ne se serait pas tant hâté de me faire mettre à la chaîne. Il aurait pu différer un seul quart d’heure en me parlant, et je n’aurais pas eu cette mortification. Il m’envoya sans me dire le moindre mot à l’endroit où le chef de Scala171 me fit asseoir, et allonger le pied pour enclouer le fer, qui dans ce pays-là cependant ne déshonore personne, et par malheur pas même les galériens qu’on respecte plus que les soldats.

La chaîne à mon pied droit était déjà clouée, et on me débouclait le soulier pour me mettre la seconde au pied gauche, lorsqu’un adjudant de S. E. vint ordonner à M. Foscari de me faire rendre mon épée, et de m’envoyer en liberté. J’ai demandé de faire ma révérence au noble gouverneur ; mais son adjudant me dit qu’il m’en dispensait.

Je suis d’abord allé faire une profonde révérence au général sans lui dire un seul mot. Il me dit d’un air grave d’être plus sage à l’avenir, et d’apprendre que mon premier devoir dans le métier que j’avais entrepris était celui d’obéir ; et surtout d’être discret, et modeste. Entendant toute la force de ces deux mots, je me suis réglé en conséquence.

À mon apparition chez M. DR j’ai vu la joie sur toutes les figures. Ces beaux moments m’ont toujours dédommagé des mauvais au point de m’en faire aimer leur cause. Il est impossible de bien sentir un plaisir que quelque peine n’ait pas précédé, et le plaisir n’est grand qu’en proportion de la peine soufferte. M. D. R. fut si content de me voir qu’il m’embrassa. Il me dit, en me faisant présent d’une jolie bague, que j’avais très bien fait en laissant ignorer à tout le monde, et à lui principalement l’endroit où je m’étais retiré. Vous ne sauriez croire, me dit-il d’un air noble, et franc, combien Mad. F. s’intéresse à vous. Vous lui feriez un très sensible plaisir en y allant dans l’instant.

Quel plaisir de recevoir ce conseil de lui-même ! Mais le mot [38r] dans l’instant me déplut, car ayant passé la nuit dans la felouque il me semblait qu’elle m’aurait trouvé épouvantable. Il fallut pourtant y aller, lui en dire la raison, et même m’en faire un mérite.

J’y vais donc : elle dormait encore, et sa femme de chambre me fait entrer chez elle m’assurant qu’elle ne tarderait pas à sonner, et qu’elle serait enchantée d’apprendre que j’étais là. Cette fille dans une demi-heure que j’ai passéecm avec elle me rapporta une grande quantité des propos qu’on tint dans la maison sur mon affaire, et sur mon évasion. Tout ce qu’elle me dit ne put que me faire le plus grand plaisir, car je fus convaincu que ma conduite avait obtenu une approbation générale.

Une minute après être entrée, elle m’appela. Elle fit tirer les rideaux, et j’ai cru voir l’Aurore répandre des roses, des lis, et des jonquilles. Lui ayant d’abord dit que si MDR ne me l’avait ordonné, je n’aurais jamais osé me présenter à elle dans l’état où elle me voyait, elle me répondit que MDR savait combien elle s’intéressait à ma personne, et qu’il m’estimait autant qu’elle.

— Je ne sais pas, madame, comment j’ai pu me procurer un si grand bonheur, tandis que je n’aspirais qu’à des sentiments d’indulgence.

— Nous admirâmes tous la force que vous avez euecn de vous abstenir de tirer l’épée, et de la passer à travers du corps de ce fou qu’on aurait jeté par la fenêtre s’il ne se fût d’abord sauvé.

— Je l’aurais tué, madame, n’en doutez pas, si vous n’aviez pas été là.

— Pour le coup le compliment est fort galant, mais ce n’est pas croyable que vous ayez pensé à moi dans ce vilain moment.

[38v] À ces mots, j’ai baissé les yeux, et j’ai détourné ma tête. Elle observa ma bague, et elle fit l’éloge de MDR quand je lui ai dit comment il m’en avait fait présent ; et elle voulut que je lui conte toute la vie que j’avais menéeco après mon évasion. Je lui ai tout conté fidèlement excepté l’article des filles qui certainement ne lui aurait pas plu, et ne m’aurait pas fait honneur. Dans le commerce de la vie, il faut savoir borner les confidences : le nombre des vérités qu’il faut passer sous silence est beaucoup plus grand que celui des spécieuses172 faites pour être publiées.

Madame F. rit, et trouvant ma conduite toute admirable elle me demanda si j’aurais le courage de réciter au provéditeur général la jolie histoire dans les mêmes termes. Je l’en ai assurée, si le Général même m’en eût demandé la narration, et elle me répondit de me tenir prêt. Je veux, me dit-elle, qu’il vous aime, et qu’il devienne votre principal protecteur pour vous garantir des passe-droits173. Laissez-moi faire.

Je suis allé chez le major Maroli pour m’informer des affaires de notre banque, et je fus bien aise de savoir qu’il ne m’avait plus tenu de moitié quand je disparus. J’y avais quatre cents sequins que j’ai retiréscp, me réservant à y entrer de nouveau selon les circonstances.

Ce fut vers le soir qu’après avoir fait une toilette je suis allé rejoindre Minotto pour aller faire une visite à madame Sagredo. Elle était favorite du Général, et, madame F. exceptée, elle était la plus jolie des dames vénitiennes qui étaient à Corfou. Elle fut surprise de me voir, parce qu’ayant été la cause de l’aventure qui m’avait fait décamper, elle croyait que je lui en voulais. Je l’ai désabusée lui parlant franchement. Elle me fit les plus obligeantes expressions, me priant même [39r] d’aller quelquefois passer la soirée chez elle. J’ai baissé la tête sans accepter, et sans refuser l’invitation. Comment aurais-je pu y aller, sachant que madame F. ne pouvait pas la souffrir. Outre cela, cette dame aimait le jeu, et n’aimait que ceux qui perdaient, ou qui savaient lui faire gagner. Minotto ne jouait pas ; mais il jouissait de ses bonnes grâces en qualité de Mercure.

De retour à l’hôtel, j’y ai trouvé Madame F. Elle était seule parce que MDR était occupé à écrire. Elle m’engagea à lui conter tout ce qui m’était arrivé à Constantinople, et je n’ai pas eu lieu de me repentir. Ma rencontre avec la femme de Josouf l’intéressa infiniment, et la nuit que j’ai passéecq avec Ismail assistant au bain de ses maîtresses l’enflamma si fort que je l’ai vue ardente. Je gazais174 tant que je le pouvais ; mais quand elle me trouvait obscur, elle m’obligeait à m’expliquer un peu mieux, et elle ne manquait pas de me gronder quand je m’étais fait comprendre me disant que j’avais parlé trop clair. Je me sentais sûr de parvenir à lui donner une fantaisie à ma faveur175 par ce chemin-là. Celui qui fait naître des désirs peut facilement être condamné à les éteindre ; c’était la récompense à laquelle j’aspirais, et que j’espérais malgré que je ne la visse que de fort loin.

Ce jour-là par hasard MDR avait invité à souper beaucoup de monde, et naturellement j’ai dû en faire les frais contant avec toutes les circonstances, et dans le plus grand détail tout ce que j’ai fait après avoir reçu l’ordre d’aller aux arrêts à la Bastarde, dont le gouverneur M. Foscari était assis à mon côté. Ma narration plut à toute la compagnie, et on a décidé que le provéditeur général devait avoir le plaisir de l’entendre de ma bouche. Ayant dit qu’il y avait beaucoup de foin à Casopo, dont on manquait absolument à Corfou, MDR me dit que je [39v] devais saisir l’occasion de me faire un mérite allant d’abord en avertir le Général ; ce que j’ai fait le lendemain matin. S. E. ordonna d’abord aux gouverneurs des galères d’y envoyer chacun un suffisant nombre de galériens pour le couper, et le transporter à Corfou.

Trois ou quatre jours après l’adjudant Minotto vint au commencement de la nuit me chercher au Café pour me dire que le général voulait me parler. J’y fus sur-le-champ.

a. Orth. chapitre.

b. Orth. mauvais.

c. Orth. pourrai.

d. Orth. effets.

e. Orth. un.

f. Orth. fenomène (italien fenomeno).

g. Orth. prétendu.

h. Orth. filtres (italien fìltro).

i. Noble vénitien biffé.

j. Et que j’aurais biffé.

k. Me biffé.

l. Orth. profétie (italien profezia).

m. Vers la fin de Juin biffé.

n. Orth. loué.

o. Celui biffé.

p. Un mot est manifestement omis dans le manuscrit après en. Nous ajoutons devoir.

q. Un mot biffé à la suite, illisible.

r. Orth. turqs. On trouve dans la suite les graphies turc et turq.

s. Où il biffé.

t. Orth. que j’ai demandé, et que j’ai obtenu.

u. Orth. passé.

v. Orth. profète (italien profeta).

w. Orth. cerimonial (italien cerimoniale).

x. Pour biffé.

y. De biffé.

z. Orth. qui.

aa. Et biffé.

ab. Orth. fait.

ac. Orth. voyons.

ad. Le manuscrit porte ici un donc, redoublé par celui qui apparaît deux mots plus loin. Nous le supprimons.

ae. Le mot est peu lisible et Casanova en a omis le premier n.

af. Orth. tout.

ag. Orth. Koran.

ah. Orth. créé.

ai. Orth. qui.

aj. Orth. il.

ak. Orth. un phantaisie.

al. Orth. tout.

am. Orth. eu.

an. Un mot biffé, illisible.

ao. Vous biffé.

ap. Orth. donné.

aq. Orth. fait.

ar. Orth. doigt.

as. Orth. dû.

at. Ali biffé.

au. Cette biffé.

av. Chez biffé.

aw. Orth. faché.

ax. Orth. jolis.

ay. Que biffé.

az. La biffé.

ba. Le feuillet 23v est vierge.

bb. D’en voir l’âme.

bc. Avec biffé.

bd. Orth. accepté.

be. Orth. vendu.

bf. Orth. écrit.

bg. Orth. perdu.

bh. Orth. destiné.

bi. Orth. vu.

bj. Orth. perdu.

bk. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bl. Orth. perdu.

bm. En tête du feuillet 30r, cinq lignes soigneusement biffées, illisibles.

bn. Un mot biffé, illisible.

bo. Refuser un plaisir de cette espèce, même de plus grande importance.

bp. À la suite, un passage d’un peu plus d’une ligne biffé et souligné, illisible.

bq. Visais biffé.

br. À la suite, deux lignes biffées, illisibles.

bs. À la suite, un passage d’un peu plus d’une ligne biffé, illisible.

bt. Orth. orthographé.

bu. Orth. extrat.

bv. L’esprit biffé.

bw. Orth. conté.

bx. Orth. firent.

by. D’elle biffé.

bz. Avoir biffé.

ca. Et biffé.

cb. Orth. eu.

cc. Soir, et matin biffé.

cd. Avec biffé.

ce. Gypsière biffé.

cf. Portant mon fusil, et biffé.

cg. Orth. apprentives.

ch. Ne mangeais biffé.

ci. Orth. lancé.

cj. Avoir biffé.

ck. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

cl. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

cm. Orth. passé.

cn. Orth. eu.

co. Orth. mené.

cp. Orth. retiré.

cq. Orth. passé.

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