Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE IV

Progrès de mes amours. Je vais à Otrante. J’entre au service de Madame F.. Heureuse écorchure.

L’assemblée était fort nombreuse. J’entre en pointe de pieds1, S. E. me voit, il déride son front, et il fait tourner sur moi les regards de toute la compagnie disant tout haut :

— Voilà un jeune homme qui se connaît en princes.

— J’en suis devenu connaisseur, lui répondis-je, à force d’approcher vos pareils, monseigneur.

— Ces dames sont curieuses de savoir de vous-même tout ce que vous avez fait depuis votre disparition de Corfou.

— Me voilà justement condamné à une confession publique.

— Fort bien. Prenez donc bien garde à ne pas oublier la moindre circonstance. Imaginez-vous que je n’y suis pas.

— Au contraire ; car ce n’est que de V. E. que je peux espérer mon absolution. Mais l’histoire sera longue.

— Dans ce cas le confesseur vous permet de vous asseoir.

J’ai alors conté toute l’histoire, n’ayant omis que mes congrès2 avec les filles des bergers.

— Tout cet événement, me dit le vieillard est instructif.

— Oui monseigneur, il enseigne qu’un jeune homme n’est jamais tant en danger de périr, [42v] comme lorsqu’étant agité par une grande passion, il se trouve maître de se satisfaire moyennant une bourse pleine d’or qu’il a dans sa poche.

J’allais partir parce que l’on servait, lorsque le maître d’hôtel me dit que S. E. me permettait de rester à souper. J’eus l’honneur d’être assis à sa table ; mais non pas d’y manger, puisque le devoir de répondre à toutes les questions qu’on me fit me l’empêcha. Étant à côté du protopapa Bulgari, je l’ai prié d’excuser, si dans ma narration j’avais ridiculisé l’oracle du papa Deldimopulo. Il me répondit que c’était une friponnerie ancienne à laquelle il était difficile de remédier.

Au dessert, le Général, après avoir écouté un mot que Madame F. lui dit à l’oreille, me dit qu’il écouterait volontiers ce qui m’était arrivé à Constantinople vis-à-vis de la femme d’un Turc, et chez un autre dans la nuit à un bain. Fort surpris de cette question je lui ai répondu que c’était des fredaines, qui ne valaient pas la peine de lui être récitées, et il ne m’a pas pressé ; mais j’ai trouvé incroyable l’indiscrétion de Madame F., qui ne devait pas faire savoir à tout Corfou de quelle espèce étaient les contes que je lui faisais tête à tête. Aimant sa gloire plus encore que sa personne, je n’aurais jamais pu me déterminer à la compromettre.

Deux ou trois jours après, étant seul avec elle sur la terrasse :

— Pourquoi, me dit-elle, n’avez-vous pas voulu conter au Général vos aventures de Constantinople ?

— Parce que je ne veux pas que le monde sache que vous souffrez que je vous conte des aventures de cette espèce. Ce que j’ose, madame,a vous conter tête à tête, je ne vous le conterais certainement pas en public.

— Pourquoi pas ? Il me semble, au contraire, que si c’est par un sentiment de respect, vous me devez plus quand je suis seule que quand je me trouve en compagnie.

— Aspirant à l’honneur de vous amuser, je me suis exposé au risque de vous déplaire ; mais cela ne m’arrivera plus.

— Je ne peux pas deviner vos intentions, [43r] mais il me semble que vous ayez tort de vous exposer au risque de me déplaire pour me plaire. Nous allons souper chez le Général qui a dit à MDR de vous y conduire : il vous dira, j’en suis sûre, qu’il entendrait volontiers ces deux histoires. Vous ne pouvez pas vous dispenser.

MDR vint la prendre, et nous y allâmes. Malgré que dans le dialogue sur la terrasse elle ait voulu m’humilier, je fus cependant bien aise que la fortune l’ait amené. M’obligeant à me justifier, elle avait dû souffrir une déclaration qui n’était pas indifférente.

M. le Provéditeur Général me fit d’abord la grâce de me remettre une lettre à moi adressée qu’il avait trouvée dans la dépêche qu’il avait reçueb de Constantinople. J’allais la mettre dans ma poche, mais il me dit qu’il aimait les nouveautés, et que je pouvais la lire. Elle était de Josouf qui me donnait la mauvaise nouvelle que M. de Bonneval était mort3. Quand le Général m’entendit nommer Josouf, il me pria de lui conter l’entretien que j’avais eu avec sa femme, et pour lors, ne pouvant pas me dispenser, je lui ai conté une histoire qui dura une heure, et qui intéressa toute la compagnie ; mais que j’ai inventéec sur-le-champ. Par cette histoire tombée du ciel je n’ai fait aucun tort ni à mon ami Josouff, ni à Madame F., ni à mon caractère. Elle me fit le plus grand honneur à l’égard du sentiment ; et j’ai ressenti une grande joie lorgnant Mad. F., qui me parut contente, malgré qu’un tant soit peu interdite4.

Le même soir, quand nous fûmes de retour chez elle, elle dit à ma présence à MDR que toute l’histoire que j’avais contée de mon entretien avec la femme de Josouf était une fable : qu’elle ne pouvait pas cependant m’en vouloir parce qu’elle l’avait trouvée fort jolie ; mais qu’il était toujours vrai que je n’avais pas voulu avoir la complaisance qu’elle m’avait demandée.

— Il prétend, poursuivit-elle à lui dire, que contant l’histoire dans sa vérité [43v] il aurait fait juger à l’assemblée qu’il m’amuse par des contes indécents. Je veux que vous en soyez juge. Voulez-vous, me dit-elle avoir la bonté de conter d’abord cette rencontre dans les mêmes termes dont vous vous êtes servi vis-à-vis de moi ? Le pouvez-vous ?

— Oui madame. Je le peux, et je le veux.

Piqué au vif d’une indiscrétion, qui ne connaissant pas encore bien les femmes me semblait sans exemple, j’ai pris sur moi, et sans crainte d’échouer, j’ai conté l’aventure en peintre sans oublier la description des mouvements que le feu de l’amour avait éveillésd dans mon âme à la vue des beautés de la Grecque.

— Et vous trouvez, dit MDR à Madame, qu’il devait conter ce fait à l’assemblée dans ces mêmes termes ?

— S’il aurait mal fait à la conter ainsi à l’assemblée, il a donc mal fait aussi quand il me l’a contée ?

— C’est à vous à savoir s’il a mal fait. Vous a-t-il déplu ? Je peux vous dire qu’il m’aurait fort déplu s’il avait conté l’aventure comme il vient de nous la conter.

— Eh bien ! me dit-elle alors, pour l’avenir je vous prie de ne me jamais conter tête à tête que ce que vous me conteriez en présence de cinquante personnes.

— Je vous obéirai madame.

— Mais bien entendu, ajouta MDR, que Madame sera toujours la maîtresse de révoquer cet ordre quand bon lui semblera.

J’ai dissimulé mon dépit ; et un quart d’heure après nous partîmes. J’apprenais à la connaître à fond ; et je prévoyais les cruelles épreuves auxquelles elle me mettrait ; mais l’amour me promettant la victoire, m’ordonnait d’espérer. En attendant je me suis assuré que MDR n’était pas jaloux de moi, tandis qu’elle semblait le défier à l’être. C’étaient deux grands points.

Quelques jours après m’avoir donné cet ordre, le propos tomba sur le malheur que j’avais eu d’entrer dans le lazaret d’Ancône sans le sou.

— Malgré cela, lui dis-je, je suis devenu amoureux d’une esclave grecque, qui, peu s’en fallut, qu’elle ne me fît violer les lois des lazarets.

— Comment cela ?

— Madame, vous êtes seule, et je me souviens de votre ordre.

— C’est donc bien indécent ?

— Point du tout ; mais c’est ce que je ne voudrais jamais vous conter en public.

— Eh bien ! Me dit-elle en riant, je révoque l’ordre, comme MDR l’a dit. Parlez.

[44r] eJe lui ai alors dit dans le détail le plus fidèle toute l’aventure ; et la voyant pensive, je lui ai exagéré mon malheur.

— Qu’appelez-vous votre malheur ? Je trouve la pauvre Grecque bien plus malheureuse que vous. Après cela vous ne l’avez plus vue ?

— Pardonnez-moi ; mais je n’ose pas vous le dire.

— Finissez à présent. C’est une bêtise. Dites-moi tout. Ce sera quelque noirceur de votre part.

— Point de noirceur. Une vraie jouissance quoiqu’imparfaite.

— Dites ; mais ne nommez pas les choses par leur nom : c’est le principal.

Après ce nouvel ordre je lui ai dit, sans la regarder au visage, tout ce que j’ai fait à la Grecque en présence de Bellino ; et ne l’entendant pas me répondre, j’ai tourné le propos sur une autre matière. Je me voyais sur un excellent pied5 ; mais en devoir d’aller à pas comptés, car, jeune, comme elle était, j’étais sûr qu’elle ne s’était jamais mésalliée6, et la mienne devait lui paraître une mésalliance du premier ordre. Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. Elle s’est piqué fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime7. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé.

— Je l’ai avalé madame, et Dieu sait avec quel plaisir.

— Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ?

— Tout ce que je sais est que je l’ai avalé involontairement mais avec plaisir.

On se plaignait à la grande assemblée que dans le prochain carnaval il n’y aurait pas de spectacles. Il n’y avait pas de temps à perdre. Je me suis offert d’aller prendre une troupe de comédiens à Otranto8, si on me louait d’avance toutes les loges,f m’accordant exclusivement la banque de Pharaon. On accueillit mon offre avec empressement, et le provéditeur général me donna une felouque. En trois jours j’ai vendu toutes mes loges, et à un Juif tout mon parterre9, ne gardant pour moi que deux jours par semaine10. Le carnaval dans cette année-là était fort long. On dit que le métier d’entrepreneur11 est difficile, et ce n’est pas vrai. [44v] Je suis parti de Corfou à l’entrée de la nuit, et je suis arrivé à Otranto à la pointe du jour sans que mes rameurs mouillent leurs rames. De Corfou à Otranto il n’y a que quatorze petites lieues12.

Sans penser à me débarquer à cause de la quarantaine qui est perpétuelle en Italie pour tous ceux qui viennent du Levant, je suis d’abord descendu au parloir, où derrière une barre on parle à tous ceux qui se mettent derrière une autre vis-à-vis à la distance de deux toises13. D’abord que j’ai dit que j’étais là pour lever une troupe de comédiens pour Corfou,g les chefs de deux qui se trouvaient alors à Otranto vinrent me parler. J’ai commencé par leur dire que je voulais voir à mon aise devant moi tous les acteurs, ceux d’une troupe après ceux de l’autre.

J’ai trouvé alors comique, et singulière une dispute survenue entre ces deux chefs. Chacun d’eux voulait être le dernier à me faire voir ses acteurs. Le capitaine du port me dit que c’était à moi à finir la querelle, et prononcer quelle était la troupe que je voulais voir la première la napolitaine, ou la sicilienne. Ne connaissant ni l’une ni l’autre j’ai dit la napolitaine, et D. Fastidio qui en était le chef en fut mortifié, tout au contraire de D. Battipaglia14, qui se sentait sûr qu’à la comparaison, je donnerais la préférence à sa troupe. Une heure après j’ai vu arriver D. Fastidio avec tous ses suppôts15.

Ma surprise ne fut pas petite quand j’ai vu Petrone avec sa sœur Marine ; mais elle fut bien plus grande quand j’ai vu Marine après avoir fait un cri sauter la barre, et venir entre mes bras. Le vacarme alors commença entre D. Fastidio, et le capitaine du port. Marine étant aux gages de D. Fastidio, le capitaine du port devait m’obliger à la rendre au lazaret où elle devait faire la quarantaine à ses frais. La folle pleurait ; mais je ne savais qu’y faire. J’ai suspendu la querelle disant à D. Fastidio de me montrer ses personnages un à un. Petrone en était un qui jouait le rôle d’amoureux, et qui me dit qu’il avait une lettre à me remettre de Thérèse. J’ai vu un Vénitien que je connaissais qui jouait le Pantalon, trois actrices qui pouvaient plaire, un polichinelle un scaramouche16 et en plein17 tout passable. J’ai dit à D. Fastidio de me dire en un seul mot combien il prétendait par jour, lui disant que si D. Battipaglia me faisait un parti plus avantageux je lui donnerais la préférence. Il me dit alors que je devais loger vingt personnes dans six chambres au moins, lui donner une salle libre, dix lits, voyages payés, et trente ducats de Naples18 par jour. Me faisant cette proposition il me fit passer un livret où il y avait le répertoire de toutes les comédies qu’il pouvait faire jouer à sa troupe, dépendant toujours de mes ordres pour le choix des pièces.

[45r] Songeant alors à Marine qui aurait dû aller se purger au lazaret, si je ne prenais pas la troupe de D. Fastidio, je lui ai dit d’aller faire l’écriture19, et que je voulais partir d’abord ; mais il arriva une plaisante scène. D. Battipaglia appela Marine petite p….. lui disant qu’elle était entrée en contumace d’accord avec D. Fastidio pour m’obliger à prendre sa troupe. Petrone, et D. Fastidio le tirèrent dehors, et ils se battirent à coups de poing. Petrone un quart d’heure après vint me porter la lettre de Thérèse, qui devenait riche ruinant le duc, et qui toujours constante m’attendait à Naples.

Vers le soir je suis parti d’Otranto avec vingt comédiens, et six grandes caisses, où ils avaient tout ce qui leur était nécessaire pour jouer leurs farces. Un petit vent du midi qui soufflait à mon départ m’aurait conduit à Corfou en dix heures, si au bout d’une heure mon carabouchiri ne m’eût dit qu’il voyait au clair de Lune un vaisseau qui étant corsaire pourrait s’emparer de nous. Ne voulant rien risquer, j’ai fait baisser les voiles, et je suis retourné à Otranto. À la pointe du jour nous partîmes avec un vent du couchant qui nous aurait conduitsh tout de même à Corfou ; mais deux heures en mer le nocher20 me dit qu’il voyait un brigantin21 qui ne pouvait être que corsaire, car il travaillait à nous mettre sous le vent22. Je lui ai dit de prendre l’hource, et d’aller à Stribord23 pour voir s’il nous suivait : il fit lai manœuvre, et le brigantin manœuvra de même. Ne pouvant plus retourner à Otranto, et n’ayant pas envie d’aller en Afrique, je devais tâcher de prendre terre à force de rames sur la plage de la Calabre dans l’endroit le plus proche. Les matelots communiquèrent leur peur aux comédiens qui commencèrent à crier, pleurer, et se recommander à quelque saint, aucun à Dieu. Les grimaces de Scaramouche, et du sérieux D. Fastidio m’auraient excité à rire sans le pressant danger. Marine seule qui ne le comprenait pas riait, et se moquait des craintes de tout le monde. Vers le soir s’étant levé un fort autan24 j’ai ordonné qu’on le prenne en poupe25 quand même il deviendrait plus fort. Pour me mettre en sûreté du corsaire je m’étais disposé à traverser le golfe. Étant allés ainsi toute la nuit j’ai pris le parti d’aller à Corfou à force de rames : j’en étais à quatre-vingts milles26. J’étais au milieu du golfe, et les felouquiers à la fin du jour n’en pouvaient plus ; mais je ne craignais plus rien. Un vent du Nord commença à souffler, et en moins d’une heure il devint si frais que nous allions à la bouline27 d’une façon effrayante. La felouque paraissait à tout moment se verser dans la mer. Je tenais moi-même la hourse à la main. Tout le monde se taisait parce que j’avais ordonné le silence sous peine de la vie ; mais les sanglots de [45v] Scaramouche devaient faire rire. Le vent étant fait28, et mon nocher étant au timon29 je ne pouvais rien craindre. À la pointe du jour nous vîmes Corfou, et nous débarquâmes au mandrache30 à neuf heures. Tout le monde fut étonné de nous voir arriver de ce côté-là.

D’abord que ma troupe fut logée, tous les jeunes officiers vinrent visiter les actrices, qu’ils trouvèrent laides, Marine exceptée, qui reçut sans se plaindre la nouvelle que je ne pouvais pas être son amant. J’étais sûr qu’elle n’en manquerait pas. Les comédiennes, qui parurent laides à tous les galants, furent trouvées jolies d’abord qu’on les vit jouer. L’actrice qui plut beaucoup fut la femme de Pantalon. M. Duodo31 gouverneur d’un vaisseau de guerre, lui ayant fait une visite, et ayant trouvé son mari intolérant lui donna des coups de canne. D. Fastidio vint me dire le lendemain que Pantalon ne voulait plus jouer, ni sa femme non plus. J’y ai remédié leur donnant une représentation32. La femme de Pantalon fut beaucoup applaudie ; mais se trouvant insultée, parce qu’en l’applaudissant le public criait bravo Duodo, elle vint se plaindre dans la loge du général, où je me tenais presque toujours. Le général pour la consoler lui dit que je lui ferais présent d’une autre représentation à la fin du carnaval ; et j’ai dû confirmer ; mais si j’ai voulu apaiser les autres acteurs j’ai dû distribuer entr’eux toutes mes dix-sept représentations. Celle que j’ai donnée à Marine qui dansait avec son frère fut en grâce de la protection de Mad. F.. Elle s’était déclarée sa protectrice d’abord qu’elle sut que M. DR. avait déjeuné avec elle dans une petite maison hors de la ville qui appartenait à M. Cazzaetti.

1745j

Cette générosité m’a coûté au moins quatre cents sequins ; mais la banque de Pharaon m’en a produit plus de mille33. Je n’ai jamais taillé, parce que je n’en avais pas le temps. Ce qui me fit admirer fut que je n’ai voulu avoir la moindre intrigue avec aucune actrice. Mad. F. me dit qu’elle ne me croyait pas si sage ; mais pendant tout le carnaval l’occupation du théâtre m’a empêché de penser à l’amour.

Ce fut au commencement du carême après le départ des comédiens que j’ai commencé à le filer tout de bon.

À onze heures du matin je parais chez elle lui demandant pourquoi elle m’avait mandé.

— Pour vous rendre les deux cents sequins que vous m’avez prêtésk si noblement. Les voilà. Je vous prie de me rendre mon billet.

— Votre billet, madame, n’est plus en mon pouvoir. Il est en dépôt sous une enveloppe bien cachetéel entre les mains du notaire XXX, qui en vertu de cette quittance ne peut remettre l’enveloppe qu’à vous-même.

Elle lit alors la quittance, et elle me demande pourquoi je ne l’avais pas gardé moi-même.

— J’eus peur, madame, qu’on me le vole ; j’eus [46r] peur de le perdre ; j’eus peur qu’on me le trouvât en cas de mort, ou de quelqu’autre accident.

— Votre procédé est certainement délicat ; mais il me semble que vous deviez garder le droit de le retirer vous-même des mains du notaire.

— Je ne pouvais pas me figurer que le cas arriverait dans lequel je me serais trouvé dans la nécessité de le retirer.

— Le cas aurait pu cependant arriver facilement. Je peux donc envoyer dire au notaire de me porter lui-même ici l’enveloppe ?

— Oui madame.

Elle envoie son adjudant, le notaire vient lui porter le dépôt ; il s’en va ; ellem décachète l’enveloppe, et elle trouve un papier, où elle ne voyait que son nom ; tout le reste était effacé avec une encre très noiren de façon qu’il était impossible de relever ce qu’il y avait d’écrit avant la rature.

— Cela, me dit-elle, démontre une façon d’agir de votre part aussi noble que délicate ; mais avouez que je ne peux pas être sûre que voilà mon billet, malgré que j’y voie mon nom.

— C’est vrai, madame, et si vous n’en êtes pas sûre, j’ai tous les torts du monde.

— J’en suis sûre, parce que je dois l’être, mais convenez que je ne pourrais pas jurer que c’est mon billet.

— J’en conviens madame.

Dans les jours suivants, elle saisissait toutes les occasions de me chicaner. Elle ne me recevait plus lorsqu’elle était en grand négligé, et pour lors je devais morfondre34 dans l’antichambre. Quand je contais quelque chose de plaisant, elle faisait semblant de ne pas comprendre en quoi consistait la plaisanterie, et souvent quand je parlais elle ne me regardait pas, et pour lors je contais mal. Assez souvent quand M. DR riait de quelque chose que j’avais dite, elle demandait de quoi il s’agissait, et étant obligé de la lui répéter, elle la trouvait plate. Si un de ses bracelets s’ouvrait, c’eût été à moi à le lui remettre ; mais point du tout, elle me disait que je n’en connaissais pas le ressort, et elle appelait la femme de chambre. Ses procédés me donnaient visiblement de l’humeur, et elle faisait semblant de ne pas s’en apercevoir. M. DR m’excitait à dire quelque chose d’agréable, et ne sachant que dire, elle disait en riant que j’avais vidé mon sac35. J’en convenais. Je séchais ; je ne savais enfin à quoi attribuer un changement d’humeur auquel je n’avais donné aucun motif. Pour me venger je pensais tous les jours à commencer à lui donner des marques ouvertes de mépris ; mais à l’occasion36 je ne pouvais pas exécuter mon projet : me trouvant seul très souvent je pleurais. M. D. R. me demanda un soir, si dans ma vie j’avais été souvent bien amoureux.

— Trois fois monseigneur.

— Toujours heureux, n’est-ce pas ?

— Toujours malheureux. La première, peut-être, parce qu’étant abbé, je n’ai jamais osé me découvrir. La seconde [46v] parce qu’un événement fatal m’a obligé à m’éloigner de l’objet que j’aimais précisément lorsque j’étais au moment dans lequel je serais parvenu. La troisième parce que la pitié que j’ai faiteo à la personne que j’aimais au lieu de la déterminer à me rendre heureux, lui fit venir envie de me guérir.

— Et quels spécifiques37 a-t-elle employés pour opérer votre guérison ?

— Elle cessa d’être aimable.

— J’entends : elle vous maltraita. Et vous attribuez cela à pitié ? Vous vous trompez.

— Certainement, ajouta Mad. F.. On a pitié de quelqu’un qu’on aime ; et on ne veut pas le guérir le rendant malheureux. Cette femme-là ne vous a jamais aimé.

— Je ne peux pas le croire madame.

— Mais êtes-vous guéri ?

— Parfaitement, car quand je me souviens d’elle je me trouve indifférent ; mais ma convalescence a duré longtemps.

— Elle a duré je pense jusqu’à ce que vous êtes devenu amoureux d’une autre.

— D’unep autre ? N’avez-vous pas entendu madame que ma troisième a été ma dernière ?

Trois ou quatre jours après, M. DR me dit, sortant de table que madame était indisposée, et seule, et qu’il ne pouvait pas aller lui tenir compagnie : il me dit d’y aller, et qu’il était sûr que je lui ferais plaisir. J’y vais, et je lui porte le compliment dans les mêmes termes. Elle était étendue sur une chaise longue. Elle me répondit sans me regarder qu’elle croyait avoir la fièvre, et qu’elle ne me disait pas de rester parce qu’elle était sûre que je m’ennuierais.

— Je ne peux m’en aller, madame, que par votre ordre absolu, et dans ce cas je passerai ces quatre heures dans votre antichambre, car M. DR m’a dit de l’attendre.

— Dans ce cas, asseyez-vous si vous voulez.

La dureté de ce style m’indignait ; mais je l’aimais ; et je ne l’avais jamais trouvée si belle. Son indisposition ne me semblait pas de commande ; elle était enflammée. Je me tenais là depuis un quart d’heure pire que muet. Après avoir bu un demi-verre de limonade elle sonna sa femme de chambre me priant de sortir un moment. Quand elle me fit rentrer elle me demanda à la fin où était allée ma gaieté.

— Si ma gaieté, madame, est allée quelque part, je crois qu’elle n’est partie que par votre ordre. Rappelez-la, et vous la reverrez toujours heureuse à votre présence.

— Que dois-je faire pour la rappeler ?

— Être la même que vous étiez à mon retour de Casopo. Je vous déplais depuis quatre mois, et ignorant par quoi je me désole.

— Je suis la même. En quoi me trouvez-vous donc différente ?

— Juste ciel ! En tout, excepté dans votre individu38. Mais j’ai pris mon parti.

— Quel est ce parti ?

[47r] — Celui de souffrir en silence, sans jamais diminuer les sentiments de respect que vous m’avez inspirés, insatiable de vous convaincre de ma parfaite soumission, toujours attentif à saisir l’occasion de vous donner des nouvelles marques de mon zèle.

— Je vous remercie ; mais je ne sais pas ce que vous pouvez souffrir en silence à cause de moi. Je m’intéresse à vous, et j’écoute toujours avec plaisir vos aventures : c’est si vrai que je suis curieuse des trois amours dont vous nous avez parlé.

En devoir d’être complaisant, j’ai inventé trois petits romans dans lesquels j’ai fait parade de sentiments, et d’amour parfait sans jamais parler de jouissance quand je voyais qu’elle s’y attendait. Délicatesse, respect, devoir y portaient toujours des obstacles ; mais un véritable amant, lui disais-je, n’a pas besoin de cette conviction39-là pour s’appeler heureux40. Je voyais qu’elle s’imaginait les choses comme elles devaient être ; mais j’observais aussi que ma réserve, et ma discrétion lui plaisaient. La connaissant bien, je ne voyais pas un moyen plus sûr pour la déterminer. Elle fit une réflexion sur la dernière dame que j’avais aiméeq, et qui en conséquence de la pitié qu’elle eut de moi se mit à l’entreprise de me guérir, qui m’est allée à l’âme ; mais j’ai fait semblant de n’y rien comprendre. S’il est vrai, me dit-elle, qu’elle vous aimait, il se peut qu’elle n’ait pas pensé à vous guérir, mais à se guérir.

Le lendemain de cette espèce de raccommodement, M. F. pria M. DR de me laisser aller à Butintro41 à la place de son adjudant qui était grièvement malade. Je devais être de retour en trois jours.

Butintro est vis-à-vis de Corfou à sept milles42 de distance. C’est l’endroit de la terre-ferme qui lui est le plus proche. Ce n’est pas un fort ; mais un village de l’Épire qu’on appelle aujourd’hui Albanie, et qui appartient aux Vénitiens. L’axiome politique que droit négligé est droit perdu fait que les Vénitiens y envoient tous les ans quatre galères, dont les galériens descendent pour couper du bois qu’ils chargent sur des barques qui le transportent à Corfou. Un détachement de troupes réglées43 forme la garnison de ces quatre galères, et en même temps escorte les galériens qui n’étant pas gardés pourraient facilement déserter, et aller se faire Turcs. Une de ces quatre galères étant celle que commandait M. F., il eut besoin d’un adjudant, et ce fut à moi qu’il pensa. J’y fus en deux heures dans la felouque de M. F.. La coupe était déjà faite. Dans les deux jours suivants le bois coupé fut embarqué, et le quatrième jour je fus de retour à Corfou, où après avoir fait ma révérence à M. F., je suis retourné chez M. DR que j’ai trouvé seul sur la terrasse. C’était le vendredi saint. Ce seigneur, que j’ai trouvé pensif plus qu’à l’ordinaire, me tint ce discours, qu’il n’est pas facile d’oublier.

[47v] — M. F., dont l’adjudant est mort hier au soir, ayant besoin d’en avoir un jusqu’au moment qu’il puisse s’en pourvoir, a pensé à vous, et m’a parlé ce matin pour que je vousr cède à lui. Je lui ai répondu que je ne me crois pas en droit de disposer de vous, et que cela étant il peut s’adresser à vous-même. Je l’ai assuré, que si vous m’en demanderez la permission je n’aurai la moindre difficulté à vous l’accorder, malgré que j’aie besoin de deux adjudants. Vous a-t-il rien dit ce matin ?

— Rien. Il m’a remercié de ce que j’ai été à Butintro sur sa galère, et voilà tout.

— Il vous parlera donc aujourd’hui. Que lui répondrez-vous ?

— Tout naturellement que je ne quitterai jamais V. E. que par votre ordre.

— Je ne vous donnerai jamais cet ordre, ainsi vous n’irez donc pas.

Dans le moment la sentinelle frappe deux coups, et voilà M. F. avec madame. Je les laisse avec M. DR, et un quart d’heure après on m’appelle. M. F. d’un ton de confiance me dit :

— N’est-il pas vrai Casanova que vous viendriez volontiers demeurer avec moi en qualité de mon adjudant ?

— S. E. donc me donne congé ?

— Point du tout, me dit M. DR, je vous laisse seulement le maître.

— Dans ce cas, je ne peux pas me déclarer ingrat.

Je suis resté là debout visiblement décontenancé, et ne cachant pas une mortification qui ne pouvait dériver que de ma situation. Tenant mes yeux contre terre je me les serais plutôt arrachés que de les élever pour regarder madame, qui devait me voir l’âme. Son mari dit froidement un moment après qu’il était vrai que chez lui étant seul j’aurais beaucoup plus d’affaires que chez M. DR, et que d’ailleurs il y avait plus d’honneur à servir le gouverneur des galéasses qu’un simple sopracomito. Casanova, ajouta Mad. F. d’un air avisé, a raison.

On parla d’autres choses, et je suis allé dans l’antichambre me jeter sur un fauteuil pour examiner ce fait, et y voir clair.

J’ai trouvé que M. F. ne pouvait m’avoir demandé à M. DR sans avoir obtenu d’avance le consentement de madame, et qu’il se pouvait même qu’il ne m’eût demandé qu’excité par elle, ce qui flattait au suprême degré ma passion. Mais mon honneur ne me permettait d’accepter cette proposition qu’étant sûr de faire un plaisir à M. DR. Comment pouvais-je donc l’accepter ? Je l’accepterai quand M. DR me dira sans biaiser qu’allant demeurer avec M. F. je lui ferai plaisir. C’est l’affaire de M. F..

À la grande procession de la nuit où à l’honneur de J.-C. mort sur la croix toute la noblesse va à pied, ce fut à moi à donner le bras à Mad. F., qui ne me dit jamais le mot. Mon amour au désespoir me fit passer dans mon lit toute la nuit sans dormir. Je craignais qu’elle n’eût pris mon refus pour une marque de mépris, et cette pensée me perçait l’âme. Le lendemain je n’ai pas pu manger, et le soir à l’assemblée je n’ai jamais parlé. Je suis allé me coucher avec des frissons, la fièvre les a suivis, et elle [48r] m’a tenu au lit tout le jour de Pâques. Le lundi, me trouvant très faible, je ne serais pas sorti de ma chambre, si un valet de Mad. F. ne fût venu me dire qu’elle voulait me parler. Je lui ai ordonné de ne lui rien dire qu’il m’avait trouvé au lit, et de l’assurer qu’elle me verrait dans une heure.

J’entre dans son cabinet ayant l’air d’un mort. Elle cherchait quelque chose avec sa femme de chambre. Elle me voit défait, et elle ne me demande pas comment je me porte. Sa servante s’en va, et pour lors elle me regarde, et elle pense un moment pour se souvenir pourquoi elle m’avait mandé. Ah oui. Vous savez que notre adjudant étant mort nous avons besoin d’en chercher un. Mon mari, qui vous aime, étant sûr que M. DR vous laisse en pleine liberté, s’est mis dans la tête que vous viendriez, si je vous demandais ce plaisir moi-même. Se trompe-t-il ? Si vous voulez venir, vous aurez cette chambre-là.

Elle me montre alors de sa fenêtre celles d’une chambre contiguë de celle où elle dormait, qui était en flanc en suivant l’angle ; de sorte que pour voir tout l’intérieur de la sienne je n’aurais pas même eu besoin de me mettre à la fenêtre. Voyant que je différais à lui répondre, elle me dit que M. DR ne m’aimera pas moins, et que me voyant tous les jours chez elle, il n’oubliera pas mes intérêts.

— Dites-moi donc. Voulez-vous venir ou non ?

— Madame je ne le peux pas.

— Vous ne le pouvez pas. C’est singulier. Asseyez-vous. Comment ne le pouvez-vous pas, tandis qu’en venant chez nous vous êtes sûr de faire un plaisir à M. DR aussi ?

— Si j’en étais sûr, je ne tarderais pas un seul instant. Tout ce que je sais de sa bouche est qu’il me laisse le maître.

— Vous craignez donc de lui faire un déplaisir venant chez nous ?

— Cela pourrait être.

— Je suis sûre que non.

— Ayez la bonté de faire qu’il me le dise.

— Et pour lors viendrez-vous ?

— Ah ! Mon Dieu !

À cette exclamation qui disait peut-être trop, ayant peur de la voir rougir, j’ai vite détourné mes yeux. Elle demanda son mantelet pour aller à la messe, et pour la première fois, descendant l’escalier, elle appuya sa main toute nue sur la mienne. Mettants ses gants, elle me demanda si j’avais la fièvre, puisque ma main était brûlante.

Sortant de l’église, je l’ai aidée à monter dans la voiture de M. DR que nous rencontrâmes par hasard ; et tout de suite je suis allé dans ma chambre pour respirer, et me livrer à toute la joie de mon âme, puisqu’enfin la démarche de Mad. F. me faisait voir clairement que j’étais aimé. Je me voyais certain que j’irais demeurer chez elle par l’ordre même de M. DR.

[48v] Qu’est-ce donc que l’amour ! J’ai beau avoir lu tout ce que des prétendus sages ont écrit sur sa nature, et j’ai beau y philosopher dessus en vieillissant que je n’accorderai jamais qu’il soit ni bagatelle, ni vanité. C’est une espèce de folie sur laquelle la philosophie n’a aucun pouvoir, une maladie à laquelle l’homme est sujet à tout âge, et qui est incurable si elle frappe dans la vieillesse. Amour indéfinissable ! Dieu de la nature ! Amertume dont rien n’est plus doux, douceur dont rien n’est plus amer. Monstre divin qu’on ne peut définir que par des paradoxes.

Le surlendemain de mon court entretien avec Mme F.t MDR m’ordonna d’aller servir M. F. sur sa galère qui devait aller à Gouïn44, où il devait s’arrêter cinq à six jours. Je fais vite mon paquet, et je vole me présenter à M. F., lui disant que j’étais enchanté de me voir à ses ordres. Il me dit qu’il en était bien aise, et nous partons sans voir madame, qui dormait encore.

Cinq jours après nous retournons à Corfou, et je l’accompagne dans sa chambre, pensant à retourner d’abord chez M. DR après lui avoir demandé s’il avait encore quelque chose à m’ordonner. Mais dans le même moment voilà M. DR en bottes, qui entre, et qui après lui avoir dit benvenuto [bienvenue] lui demande s’il avait été content de moi. Il me fait tout de suite la même question, et nous trouvant tous les deux contents, il me dit que je pouvais être sûr de lui faire plaisir poursuivant à demeurer avec lui. J’y consens avec l’air de la soumission mêlé à celui de la satisfaction, et M. F. me fait d’abord conduire dans ma chambre qui était la même que Mad. F. m’avait montrée. En moins d’une heure j’y fais transporter mon petit équipage, et vers le soir je suis allé à l’assemblée. Madame F. me voyant entrer me dit à haute voix qu’elle venait de savoir que j’étais chez elle dont45 elle était bien aise. Je lui ai fait une profonde révérence.

Me voilà donc comme la Salamandre dans le feu46 où je désirais d’être. À peine levé condamné à l’antichambre de Monsieur, souvent aux ordres de Madame, attentif, et soumis sans aucun air de prétention, dînant souvent seul avec elle, allant partout avec elle lorsque M. DR ne pouvait pas y être, logé auprès d’elle, et exposé à sa vue quand j’écrivais, et dans tous les moments, comme elle à la mienne.

Trois semaines s’écoulèrent sans que ma nouvelle installation procurât à mon feu le moindre soulagement. Tout ce que je me disais pour ne pas perdre l’espoir était que son amour n’était pas encore [49r] devenu assez fort pour subjuguer son orgueil. J’espérais tout du moment favorable, je l’attendais, j’y comptais dessus, me sentant bien déterminé à ne pas avilir l’objet que j’aimais le négligeant. L’amant qui ne sait pas prendre la fortune par les cheveux47 qu’elle porte sur le front est perdu.

Ce qui me déplaisait étaient les distinctions qu’elle me faisait en public ; tandis qu’en particulier elle en était avare : je désirais le contraire. Tout le monde me croyait heureux. Mon amour étant pur, la vanité ne s’en mêlait pas.

— Vous avez des ennemis, me dit-elle un jour ; mais prenant hier au soir votre parti je les ai fait taire.

— Ce sont des envieux, madame, auxquels, s’ils savaient tout, je ferais pitié, et dont vous pourriez me délivrer.

— Comment leur feriez-vous pitié ; et comment pourrai-je vous en délivrer ?

— Je leur ferais pitié parce que je languis, et vous m’en délivreriez me traitant mal. Personne pour lors ne me haïrait.

— Vous seriez donc moins sensible à mes mauvais traitements qu’à la haine des méchants ?

— Oui madame : pourvu que les mauvais traitements publicsu fussent compensés par vos bontés particulières ; car dans le bonheur que j’ai de vous appartenir je ne me sens animé par aucun sentiment de vanité. Qu’on me plaigne, et je suis content pourvu qu’on se trompe.

— C’est un rôle que je ne saurai jamais jouer.

Je me tenais souvent derrière les rideaux de la fenêtre la plus éloignée de celles de la chambre où elle couchait pour la voir lorsqu’elle devait croire de n’être vue de personne. J’aurais pu la voir sortir de son lit, et jouir d’elle dans mon imagination amoureuse ; et elle aurait pu accorder ce soulagement à ma flamme sans se compromettre en rien, car elle pouvait se dispenser de deviner que j’étais aux aguets. C’était cependant ce qu’elle ne faisait pas. Il me semblait qu’elle ne faisait ouvrir ses fenêtres que pour me tourmenter. Je la voyais dans son lit. Sa femme de chambre venait l’habiller se tenant devant elle d’une façon que je ne la voyais plus. Si après être sortie du lit elle se présentait à la fenêtre pour voir quel temps il faisait, elle ne regardait pas celles de ma chambre. J’étais sûr qu’elle savait que je la voyais ; mais elle ne voulait pas me donner le mince plaisir de faire un mouvement qui aurait pu me faire conjecturer qu’elle pensait à moi.

Un jour que sa femme de chambre lui coupait les bouts fourchés de ses longs cheveux, j’ai ramassé, et mis sur sa toilette tous ceux qui [49v] étaient tombés sur le parquet, excepté un petit groupe que j’ai mis dans ma poche croyant positivement qu’elle n’y eût pas pris garde. D’abord que la servante fut partie, elle me dit avec douceur,v mais un peu trop sérieusement de tirer hors de ma poche les cheveux que j’avais ramassés. J’ai trouvé cela trop fort : une rigueur pareille me parut injuste, cruelle, et déplacée. Tremblant plus encore de dépit que de colère, j’ai obéi ; mais jetant les cheveux sur sa toilette de l’air le plus dédaigneux :

— Monsieur vous vous oubliez.

— Pour le coup, madame, vous auriez pu faire semblant de ne pas voir mon larcin.

— On se gêne à faire semblant.

— Que pouviez-vous soupçonner de noir dans mon âme en conséquence de ce vol puéril ?

— Rien de noir ; mais des sentiments pour moi qu’il ne vous est pas permis d’avoir.

— Ils ne peuvent m’être défendus que par la haine, ou par l’orgueil. Ayant un cœur vous ne seriez la victime ni de l’un, ni de l’autre ; mais vous n’avez que de l’esprit, et il doit être méchant puisqu’il se plaît à humilier. Vous avez surpris mon secret ; mais en revanche je vous ai bien connue. Ma découverte me sera plus utile que la vôtre. Je deviendrai sage peut-être.

Après cette incartade48 je suis sorti, et ne m’entendant pas rappeler, je suis allé dans ma chambre, où espérant que le sommeil pourrait me calmer, je me suis déshabillé, et mis au lit. Dans des moments pareils un homme amoureux trouve l’objet qu’il aime indigne, haïssable, et méprisable. Quand on vint m’appeler à souper, je me suis dit malade ; je n’ai pas pu dormir, et curieux de voir ce qui allait m’arriver, je ne me suis pas levé, poursuivant à me dire malade quand on m’a appelé à dîner. Je fus enchanté le soir de me trouver très languissant. M. F. étant venu me voir, je m’en suis débarrassé lui disant que c’était un fort mal à la tête, auquel j’étais sujet, et duquel la diètew seule me guérissaitx.

Vers les onze heures, voilà Madame, et M. DR qui entrent chez moi.

— Qu’avez-vous ?, me dit-elle, mon pauvre Casanova.

— Un fort mal à la tête, madame, dont je serai guéri demain.

— Pourquoi voulez-vous attendre à demain ? Il faut guérir d’abord. Je vous ai ordonné un bouillon, et deux œufs frais.

— Rien madame. La diète seule peut me guérir.

— Il a raison, dit M. DR, je connais cette maladie.

Elle prit le temps que M. DR examinait un dessin qui était sur ma table pour me dire qu’elle serait charmée de me voir prendre un bouillon,y car je devais être exténué. Je lui ai répondu qu’il fallait laisser mourir [50r] ceux qui s’oubliaient vis-à-vis d’elle. Elle ne me répondit autrement que mettant dans ma main un petit paquet ; puis elle alla voir le dessin.

J’ouvre le paquet, et je sens des cheveux. Je mets tout vite sous ma couverture ; mais le sang me monte dans un instant à la tête d’une façon qui m’effraie. Je demande de l’eau fraîche. Madame vient avec M. DR., et sont surpris de me voir enflammé tandis qu’il n’y avait qu’un moment que je ressemblais à un mort. Elle met dans l’eau que j’allais boire un peu d’eau des carmes, je la bois, et je vomis dans l’instant toute l’eau mêlée à des biles. Je me trouve d’abord mieux ; et je demande à manger. Elle rit : la femme de chambre arrive avec une soupe, et deux œufs, que je mange avec avidité, puis je ris avec eux, et je leur conte à propos l’histoire de Pandolfin49. M. DR. croyait de voir un miracle, et je voyais dans la figure de madame l’amour, la pitié, et le repentir. Sans la présence de MDR c’eût été le moment de mon bonheur ; mais je me sentais certain qu’il n’était que différé. Après les avoir amusés une demi-heure avec des jolis contes, M. DR dit à madame que s’il ne m’avait vu vomir, il croirait que ma maladie avait été feinte, car, selon lui, il n’était pas possible de passer si rapidement de la tristesse à la gaieté.

— C’est la vertu de mon eau, dit madame me regardant, et je vais vous laisser mon flacon.

— Emportez-le, madame, car sans votre présence l’eau n’a pas de vertu.

— Et je le crois aussi, dit monsieur. Ainsi je vous laisse ici avec le malade.

— Non non. Il faut le laisser dormir.

J’ai dormi profondément ; mais avec elle, dans un seul songe, si fort, que la réalité n’aurait pas pu être plus délicieuse. Je me trouvais très avancé. Trente-quatre heures de diète m’avaient fait gagner le droit de lui parler d’amour ouvertement. Le don de ses cheveux ne pouvait me dire autre chose sinon qu’elle était contente que je poursuivisse à l’aimer.

Le lendemain après m’être présenté à M. F., je suis allé m’asseoir chez la femme de chambre parce que madame dormait encore. J’eus le plaisir de l’entendre rire quand elle sut que j’étais là. Elle me fitz entrer pour me dire, sans me donner le temps de lui faire le moindre compliment, qu’elle était charmée de me voir en bonne santé, et que je devais aller souhaiter le bonjour de sa part à M. DR.

Ce n’est pas seulement aux yeux d’un amant qu’une belle femme est cent fois plus attrayante lorsque le sommeil la quitte qu’après une toilette, mais à ceux de tout le monde qui peut la voir dans ce moment-là. Mad. F. me disant de m’en aller inonda mon âme des rayons qui sortaient de sa divine figure avec la même rapidité que ceux du Soleil répandent la lumière dans l’univers. Malgré cela plus une femme est belle plus elle est attachée à sa toilette. On veut toujours avoir davantage de ce qu’on a. Dans l’ordre que Mad. F. m’a donné de la laisser, j’ai trouvé la certitude de mon [50v] bonheur imminent. Elle m’a renvoyé, me suis-je dit, parce qu’elle a prévu que restant seul avec elle, j’aurais sollicité un salaire ou pour le moins des arrhes qu’elle n’aurait pas su me refuser.

Riche de ses cheveux, j’ai consulté l’esprit de mon amour pour savoir ce que j’en ferais. Pour réparer la faute qu’elle avait faite de me priver des petites coupures que j’avais ramassées, elle m’en a donné une assez grande quantité pour en faire une tresse. Ils avaient une aune, et demie50 de longueur. Après avoir enfanté mon projet, je suis allé chez un confiturier juif, dont la fille brodait. Je l’ai instruite à broder en cheveux les quatre lettres initiales de nos noms sur un bracelet de satin vertaa, et j’ai employé tout le reste à faire une longue tresse, qui figurait un cordon très mince. À un des bouts il y avait un ruban noir, et à l’autre le ruban étant cousu plié en deux il formait un lacet, qui était un vrai nœud coulant excellent pour m’étrangler si l’amour m’eût réduit au désespoir. J’ai mis ce cordon à mon cou sur la peau faisant quatre fois le tour. D’une petite partie de ses mêmes cheveux j’ai fait une espèce de poudre les coupant avec des fins ciseaux en morceaux très menus. J’ai fait que le Juif les empâte à ma présence dans du sucre avec des essences d’Ambre, d’Angélique, de Vanille, d’Alkermes, et de Styrax51. Je ne suis parti que lorsqu’il fut en état de me livrer mes dragées composées de ces ingrédients. J’en ai fait faire aussi d’égales en forme, et en substance excepté qu’il n’y avait pas de cheveux. J’ai mis celles qui avaient des cheveux dans une belle boîte de cristal de roche, et les autres dans une d’écaille blonde.

Après le donab qu’elle m’avait fait de ses cheveux, je ne passais plus le temps chez elle lui faisant des contes : je ne lui parlais que de ma passion, et de mes désirs. Je lui représentais qu’elle devait me bannir de sa présence, ou me rendre heureux ; mais elle n’en convenait pas. Elle me disait que nous ne pouvions nous rendre heureux qu’en nous abstenant de violer nos devoirs. Quand je me jetais à ses pieds pour obtenir d’avance un plein pardon à la violence que j’allais lui faire, elle me tenait en frein par une force bien supérieure à celle que la plus vigoureuse de toutes les femmes aurait pu employer pour repousser les attaques de l’amant le plus entreprenant. Elle me disait sans colère, et sans ton d’empire52 avec une douceur divine, et des yeux remplis d’amour sans presque se défendre :

— Non, mon cher ami, modérez-vous, n’abusez pas de ma tendresse : je ne vous demande pas de me respecter, mais de m’épargner, puisque je vous aime.

— Vous m’aimez, et vous ne vous déterminerez jamais à nous rendre heureux ? Ce n’est ni croyable, ni naturel. Vous m’obligez à croire que [51r] vous ne m’aimez pas. Laissez que je colle pour un seul instant mes lèvres sur les vôtres ; et je vous promets de ne pas exiger davantage.

— Non ; car nos désirs deviendraient majeurs53, et nous nous trouverions encore plus malheureux.

Elle me mettait ainsi au désespoir, et elle se lamentait après qu’en compagnie on ne me trouvait plus ni le même esprit, ni la même gaieté par laquelle je lui avais tant plu à mon retour de Constantinople. MDR qui souvent, par esprit de gentillesse, me faisait la guerre, me disait que je maigrissais à vue d’œil.

Elle me dit un jour que cela lui déplaisait, car les méchants, observant la chose, pourraient juger qu’elle me traitât mal.

Singulière pensée qui semble hors de nature, et qui cependant était d’une femme amoureuse. J’en ai fait uneac idylle en églogue54, qui me fait pleurer aujourd’hui encore toutes les fois que je la lis.

— Comment ! lui dis-je. Vous reconnaissez donc l’injustice de votre procédé, puisque vous craignez que le monde la devine ? Singulière crainte d’un esprit divin qui ne peut pas se mettre d’accord avec son propre cœur amoureux. Vous seriez donc enchantée de me voir gras, et rubicond, quand même on jugerait que celaad vînt de la céleste nourriture que vous donneriez à ma tendresse ?

— Qu’on le juge, pourvu que ce ne soit pas vrai.

— Quel contraste ! Serait-il possible que je ne vous aimasse pas,ae ces contradictions me semblantaf hors de nature ? Mais vous maigrissez aussi, et je dois vous dire ce qui arrivera en conséquence de vos sophismes. Nous mourrons en peu de temps tous les deux, vous d’une consomption55, moi d’inanition, car je suis réduit à jouir de votre fantôme jour, et nuit, toujours, partout, excepté à votre présence.

À cette annonce la voyant stupéfaite, et attendrie, j’ai cru que le moment du bonheur était arrivé ; et je la serrais déjà de mon bras droit à la ceinture, et ma gauche allait s’emparer…. lorsque la sentinelle frappa deux coups. Je me rajuste, je me lève, je suis debout devant elle, M. DR entre. Pour cette fois il me trouva si gai qu’il resta avec nous jusqu’à une heure après minuit.

Mes dragées commençaient à faire du bruit. Madame, M. DR, et moi étions les seuls qui en avaient la bonbonnière pleine, j’en étais avare, et personne n’osait m’en demander, parce que j’avais dit qu’elles coûtaient cher, et il n’y avait pas à Corfou un physicien capable d’en faire l’analyse. Mais de ma boîte de cristal je n’en donnais à personne, et Mad. F. l’avait remarqué. Je ne les croyais certainement pas un philtre amoureux, ni ne croyais que des cheveux pussent les rendre plus exquises ; mais l’amour me les faisait chérir. Je jouissais pensant que je mangeais quelque chose, qui était elle.

[51v] Mad. F. en était folle. Elle disait que c’était un remède universel, et sachant d’être maîtresse de l’auteur, elle ne se souciait pas de savoir de quoi elles étaient composées ; mais ayant plusieurs fois observé que je n’en donnais que de la boîte d’écaille, et que je ne mangeais que de celles de la boîte de cristal, elle m’en demanda la raison. Je lui ai répondu, sans y penser, que dans celles que je mangeais il y avait quelque chose qui forçait à l’aimer.

— Je n’en crois rien ; maisag elles sont donc différentes de celles que je mange moi-même ?

— Elles sont égales, à cela près, que l’ingrédient qui force à vous aimer n’est que dans les miennes.

— Faites-moi le plaisir de me dire ce que c’est que cet ingrédient.

— C’est un secret que je ne peux pas vous révéler.

— Et moi je ne mangerai plus de vos dragées.

En disant cela elle se lève, elle va vider sa bonbonnière, et elle la remplit de diablotins56, puis elle boude, et elle en fait de même les jours suivants m’escamotant l’occasion de me trouver seul avec elle. Cela me chagrine ; je deviens triste ; mais je ne peux pas me résoudre à lui dire que je mange avec plaisir ses cheveux.

Quatre ou cinq jours après, elle me demande pourquoi j’étais triste.

— Parce que vous ne mangez plus de mes dragées.

— Vous êtes le maître de votre secret, et moi de manger ce que je veux.

— Voilà ce que j’ai gagné à vous faire une confidence.

En disant cela j’ouvre ma boîte de cristal, et je la vide tout entière dans ma bouche : puis je dis : Encore deux fois, et je mourrai fou d’amour pour vous. C’est ainsi que vous vous trouverez vengée de ma réserve. Adieu madame.

Elle me rappelle, elle me fait asseoir, et elle me dit de ne pas faire des folies qui la chagrineraient, car je savais qu’elle m’aimait, et qu’elle était sûre que ce n’était pas en force de ces droguesah ; et pour vous rendre certain, me dit-elle que vous n’en avez pas besoin pour que je vous aime, voici un gage de ma tendresse.

Après ces paroles, elle me présente sa bouche, et elle l’abandonne à la mienne jusqu’à ce que j’aie dû m’en détacher pour respirer. Revenu de mon extase, je me mets à ses pieds, et avec mes joues inondées de larmes de reconnaissance, je lui dis, que si elle me promettait de me pardonner j’allais lui confesser mon crime.

— Crime ? Vous m’effrayez. Je vous pardonne. Dites-moi vite, tout.

— Tout. Mes dragées sont empâtées avec vos cheveux réduits en poudre. Voici à mon bras ce bracelet, où vos cheveux écrivent [52r] nos noms, et voici à mon cou ce cordon avec lequel je m’étranglerai quand vous ne m’aimerez plus. Voilà tous mes crimes. Je n’en aurais pas commis un seul, si je ne vous adorais.

Elle rit, elle me relève, elle me dit qu’effectivement j’étais le plus criminel de tous les hommes, elle essuie mes larmes, et elle m’assure que je ne m’étranglerai jamais.

aiAprès cette conversation, dans laquelle l’amour m’a fait goûter pour la première fois le nectar d’un baiser de ma divinité j’ai eu la force de me régler vis-à-vis d’elle d’une façon toute différente. Elle me voyait ardent ; et étant peut-être brûlante, elle admirait la force que j’avais de m’abstenir de l’attaque.

— D’où vient, me dit-elle un jour, que vous êtes parvenu à vous dominer ?

— Après la douceur du baiser que vous m’avez accordé de plein gré, j’ai vu que je ne dois aspirer à rien qu’à ce qui peut venir de votre parfait consentement. Vous ne sauriez vous figurer quelle fut la douceur de ce baiser.

— Comment pourrais-je en ignorer la douceur ? Homme ingrat. Quel est celui de nous deux qui a fait ce baiser ?

— Vous avez raison, mon ange, ni l’un, ni l’autre ; c’est l’amour.

— Oui, mon cher ami, l’amour, dont les trésors sont inépuisables.

Sans plus parler alors nous nous en donnâmes à foison ; elle me tenant serré contre son sein d’une façon que n’étant pas le maître de mes bras je l’étais encore moins de mes mains. Malgré cette détresse je me sentais heureux. À la fin de cette charmante lutte je lui ai demandé si elle croyait que nous en resterions toujours là.

— Toujours, mon cher ami, jamais davantage. L’amour est un enfant qu’on doit apaiser par des badinages, une grande nourriture ne peut que le faire mourir.

— Je le connais mieux que vous. Il veut du solide ; et si on s’obstine à le lui refuser il sèche. Laissez que j’espère.

— Espérez, si vous y trouvez votre compte.

— Que ferais-je sans cela ? Je n’espérerais pas, si je ne savais que vous avez un cœur.

— À propos ! Vous souvenez-vous du jour, dans lequel, étant en colère, vous m’avez dit que je n’avais que de l’esprit, croyant de me dire une grande injure ? Ah ! Que j’ai ri après, en y pensant. Oui, mon cher, j’ai un cœur, et sans ce cœur je ne me trouverais pas maintenant heureuse. Conservons-nous donc dans le bonheur dont nous jouissons à présent, et soyons-en contents sans vouloir davantage.

Me soumettant à ses lois, et devenant toujours plus amoureux, j’espérais dans la nature, toujours à la longue plus puissante que les préjugés. Mais outre la nature la fortune aussi m’aida à parvenir. J’en ai eu l’obligation à un malheur. En voici l’histoire.

[52v] Madame F., M. DR. lui donnant le bras, se promenant dans un jardin, heurta si fort de la jambe contre le tronc d’un rosier qu’elle se fit une écorchure à la cheville de deux pouces57 de longueur. M. DR lui serra d’abord la blessure, qui saignait, avec un mouchoir, et je l’ai vue de mes fenêtres arriver à la maison dans une espèce de palanquin58 porté par deux domestiques.

Les blessures aux jambes sont très dangereuses à Corfou : si on n’en a pas grand soin, on n’en guérit pas. On est souvent obligé d’aller ailleurs pour parvenir à les cicatriser.

Le chirurgien la condamna d’abord au lit, et mon heureux emploi me condamna à être toujours par office à ses ordres. Je la voyais à tout moment ; mais les fréquentes visites dans les trois premiers jours ne me laissèrent jamaisaj seul avec elle. Le soir, après que tout le monde était parti, nous soupions, son mari se retirait, M. DR une heure après, et la décence voulait que je me retirasse aussi. Je me trouvais mieux avant la blessure : je le lui ai dit d’un ton gai ; mais le lendemain elle me procura un agrément.

Un vieux chirurgien venait tous les jours à cinq heures du matin pour soigner sa plaie, la seule femme de chambre étant présente. Quand le chirurgien venait, j’allais d’abord en bonnet de nuit chez la même femme de chambre pour être le premier à savoir comment ma divinité se portait.

Le lendemain de ma courte remontrance, la femme de chambre vint me dire d’entrer dans le moment que le chirurgien la pansait.

— Je vous prie de voir s’il est vrai que ma jambe est moins rouge.

— Pour le savoir, madame, il faudrait que je l’eusse vue hier.

— C’est vrai. J’ai des douleurs, et je crains la resipelle59.

— Ne craignez rien, madame, dit le vieux Macaon60, gardez le lit, et je suis sûr de vous guérir.

Étant alors allé à la table près de la fenêtre pour préparer un cataplasme, et la femme de chambre étant allée chercher du linge, je lui ai demandé, si dans le gras de la jambe il y avait des duretés, et si la rougeur montait en sillonnant jusqu’à la cuisse : faisant ces questions il était naturel que je les accompagnasse avec mes mains, et avec mes yeux : je n’ai ni touché des duretés, ni vu des rougeurs ; mais la tendre malade d’un air riant baissa vite la toile, me laissant cependant cueillir sur ses lèvres un baiser, [53r] dont, depuis quatre jours de diète, j’avais besoin de me rappeler la douceur. Après ce baiser, j’ai lambi61 sa blessure, croyant fermement que ma langue la lui embaumerait ; mais la femme de chambre de retour m’obligea à suspendre ce doux remède que mon amour médecin me faisait croire dans ce moment-là infaillible.

Étant resté seul avec elle enflammé de désirs, je l’ai conjurée de faire au moins le bonheur de mes yeux.

— Je ne peux pas vous cacher le plaisir que mon âme a ressenti à la vue de votre belle jambe, et d’un tiers de votre cuisse ; mais, mon ange, je me sens humilié, lorsque je trouve que mon plaisir a dépendu d’un vol.

— Il se peut que tu te trompes.

Le lendemain après le départ du chirurgien, elle me pria d’arranger son chevet, et ses coussins, et se fatiguant elle-même pour me faciliter l’ouvrage, elle prit sa couverture pour la retirer en haut. Ayant alors ma tête inclinée derrière la sienne, j’ai vu deux colonnes d’ivoire, qui formaient les côtés d’une pyramide, entre lesquelles je me serais cru heureux de pouvoir pousser dans ce moment-là mon dernier soupir. Une toile jalouse dérobait à mes yeux avides le sommet : c’était à cet angle heureux que tous mes désirs se concentraient. Ce qui satisfaisait ma joie passagère était que l’idole ne me trouvait pas trop long dans l’ouvrage d’arranger ses coussins.

Après avoir fini je me suis jeté sur un fauteuil absorbé dans le recueillement. Je contemplais cet objet divin qui sans nul art ne me procurait jamais un plaisir qui dans le même temps ne m’en promît un autre plus grand.

— À quoi pensez-vous ? me dit-elle.

— Au grand bonheur dont j’ai joui.

— Vous êtes un cruel homme.

— Non : je ne suis pas cruel, car m’aimant vous ne devez pas rougir d’être avec moi indulgente. Songez aussi que pour vous aimer parfaitement, je dois croire que ce n’est pas par surprise que j’ai vu des beautés charmantes, car si je le croyais je devrais penser qu’un vil, un lâche, un indigne pourrait avoir eu par hasard le même bonheur dont j’ai joui. Laissez que je vous sois reconnaissant de m’avoir appris ce matin combien peut me rendre heureux un seul de mes sens. Pouvez-vous être fâchée contre mes yeux ?

— Oui.

— Arrachez-les.

Dans le jour suivant, après le départ du chirurgien elle envoya sa femme de chambre faire des emplettes.

— Ah ! me dit-elle : elle oublia de me passer une chemise.

— Hélas ! Permettez que je la double62.

— Volontiers : mais songe qu’il n’est permis d’être de [53v] la partie qu’à tes seuls yeux.

— J’y consens.

Elle délace alors son corset, elle l’ôte, puis elle jette bas sa chemise, et elle me dit de lui passer la blanche. J’étais comme en extase admirant ce beau tiers de sa personne.

— Passe-moi donc ma chemise. Elle est sur la petite table.

— Où ?

— Là ; au pied du lit. Je la prendrai moi-même.

Elle se courbe alors, et s’allongeant vers la petite table, elle me laisse voir la meilleure partie de tout ce que je désirais posséder ; et elle ne se hâte pas. Je me sentais mourir. Je prends de ses mains sa chemise, et elle voit mes mains tremblantes précisément comme celles d’un paralytique. Je lui fais pitié ; mais elle n’en a que de mes yeux : elle leur abandonne tous ses charmes, et elle m’enivre par un nouveau prestige63. Je la vois attentive à se regarder, ravie d’elle-même, et d’une façon à me convaincre qu’elle se complaisait64 de sa propre beauté. Elle incline à la fin sa tête, et je lui passe sa chemise ; mais, tombant sur elle, je la serre entre mes bras, et elle me rend à la vie se laissant dévorer de baisers, et n’empêchant pas mes mains de toucher tout ce dont mes yeux n’avaient vu que la superficie. Nos bouches se collent, et nous restons là immobiles, et sans respirer jusqu’à quelques moments après notre défaillance amoureuse, insuffisante à nos désirs ; mais assez douce pour leur procurer une issue. Elle se tint de façon qu’il me fut impossible de pénétrer dans le sanctuaire ; et elle eut toujours soin de défendre à mes mains tout mouvement qui aurait pu mettre devant ses yeux ce qui l’aurait mise hors d’état de défense.

a. De biffé.

b. Orth. qu’il avait trouvé dans la dépêche qu’il avait reçu.

c. Orth. inventé.

d. Orth. éveillé.

e. En riant, je révoque l’ordre, comme MDR l’a dit. Parlez biffé : possible trace d’une différence de date de copie entre les feuillets 43 et 44, le feuillet 44 commençant par une phrase déjà écrite à la fin du feuillet 43.

f. Et on me permettait de faire biffé.

g. Le manuscrit porte un point-virgule que nous remplaçons par une virgule.

h. Orth. conduit.

i. Orth. le.

j. Date donnée dans la marge gauche, 1745 corrigeant 1744 biffé.

k. Orth. prêté.

l. Orth. un enveloppe bien cacheté (en italien, involucro est masculin).

m. Ouvre biffé.

n. Orth. un encre très noir (en italien, inchiostro est masculin).

o. Orth. fait.

p. Orth. d’un.

q. Orth. aimé.

r. Accorde biffé.

s. Un ou deux mots biffés, illisibles.

t. Monsieur biffé.

u. Orth. publiques.

v. Le manuscrit porte un point-virgule que nous remplaçons par une virgule.

w. Soulait biffé (du verbe « souloir », archaïque au temps de Casanova : « Avoir coutume. Il soulait dire. Il soulait faire. Il est vieux, et il ne s’est guère dit qu’à l’imparfait » (Acad. 1762).

x. Guérir est corrigé en guérissait par surcharge.

y. Quand biffé.

z. Dire d’ biffé.

aa. Orth. verd (en italien : verde).

ab. Que j’avais biffé.

ac. Orth. un (en italien, idillio est masculin).

ad. Vient puis viendrait biffés.

ae. Puisque biffé.

af. Me semblant corrige me semblent par surcharge.

ag. Ce ne sont donc pas les mêmes.

ah. Amatoires biffé. Il peut s’agir d’un italianisme (forgé sur amatorio : d’amour) ou d’un latinisme : Casanova connaissait l’Ars amatoria (Art d’aimer) d’Ovide.

ai. Depuis biffé.

aj. Être biffé.

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