Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE XI

Mon frère arrive à Paris

Tous les comédiens italiens de Paris voulurent me faire voir leur magnificence. Ils m’invitèrent à des repas, et me fêtèrent. Carlin Bertinazzi qui jouait l’Arlequin, et que tout Paris adorait me fit souvenir qu’il m’avait vu, il y avait treize ans, à Padoue, lorsqu’il venait de Pétersbourg avec ma mère1.

Il m’a donné un beau dîner chez Madame de la Caillerie2, où il logeait. Cette dame était amoureuse de lui. Elle avaita quatre enfants qui voltigeaient par la maison ; j’ai fait mon compliment à son mari sur les grâces de ces petits, et le mari me répondit qu’ils appartenaient à Carlin.

— Cela se peut, mais en attendant c’est vous qui en avez soin, et c’est vous qu’ils doivent reconnaître pour père, et dont ils porteront le nom.

— Oui : cela serait en droit ; mais Carlin est trop honnête homme pour ne pas s’en charger, quand il me viendra dans l’esprit de m’en défaire. Il sait bien qu’ils sont à lui, et ma femme serait la première à s’en plaindre s’il n’en convenait pas.

C’est ainsi que cet honnête homme pensait, et c’est ainsi qu’il s’expliquait fort paisiblement. Il aimait Carlin autant que sa femme l’aimait avec la seule différence que les conséquences de sa tendresse n’étaient pas celles qui font naître des enfants. Des affaires de cette espèce ne sont pas rares à Paris dans des gens d’une certaine façon. [25v] Deux des plus grands seigneurs de la France troquèrent de femme très paisiblement, et eurent des enfants qui portèrent le nom non pas de leur vrai père, mais du mari de leur mère ; il n’y a pas un siècle que cela est arrivé (Bouflers, et Luxembourg)b, et les descendants de ces enfants sont connus aujourd’hui sous le même nom3. Ceux qui savent l’affaire rient ; et ils ont raison. Celui de pouvoir rire avec raison est un droit qui n’appartient qu’à ceux qui savent comme l’affaire est.

Le plus riche des comédiens italiens était Pantalon4, il était père de Coraline5, et de Camille6, outre cela il savait, et exerçait le métier de prêteur sur gages. Il voulut me donner à dîner en famille. Les deux sœurs m’enchantèrent. Coraline était entretenue par le prince de Monaco7 fils du duc de Valentinois, qui vivait encore, et Camille était amoureuse du comte de Melfort8 favori de la duchesse de Chartres9, devenue dans ce temps-là duchesse d’Orléans à cause de la mort de son beau-père.

Coraline était moins vive que Camille, mais elle était plus jolie ; j’ai commencé à lui faire ma cour aux heures indues, comme personne10 sans conséquence ; mais ces heures indues11 appartiennent aussi au tenant12 ; ainsi je m’y suis quelquefois trouvé dans l’heure même que le Prince venait la voir. Dans les premières rencontres je tirais la révérence et je m’en allais, mais dans la suite on me disait de rester, car les princes tête-à-tête de leurs maîtresses [26r] ordinairement ne savent que faire. Nous soupions en trois, leur emploi était celui de me regarder, de m’écouter, et de rire ; le mien était celui de manger, et de parler.

Mon devoir me parut celui de faire ma cour à ce prince à l’hôtel de Matignon rue de Varenne13. Je suis bien aise, me dit-il un matin, que vous soyez venu, car j’ai promis à la duchesse de Rufec14 de vous conduire chez elle, et nous irons d’abord.

Voilà encore une duchesse. Je ne demandais pas mieux. Nous montons dans un Diable15, voiture de mode, et nous voilà à onze heures du matin chez la duchesse. Je vois une femme de soixante ans16, avec une figure couverte de rouge, un teint couperosé, maigre, laide, et flétrie, assise indécemment sur un sopha, qui à mon apparition s’écrie : ah ! Voilà un beau garçon ! Prince tu es charmant. Viens t’asseoir ici mon garçon. J’obéis tout étonné, et je me sens d’abord rebuté par une puanteur de musc insoutenable. Je vois un sein hideux, que la Mégère montrait tout entier, des boutons, non visibles parce qu’ils étaient couverts de mouches, mais palpables. Où suis-je ? Le prince s’en va, et me dit qu’il me renverra son diable dans une demi-heure, et qu’il m’attendrait chez Coraline.

Le prince à peine parti, cette harpie me surprend avecc deux lèvres baveuses qui m’offraient un [26v] baiser que j’aurais dû peut-être avaler ; mais au même instant elle allonge un bras décharné là où sa rage infernale attachait sa vilaine âme en me disant :

— Voyons si tu as un beau…

— Ah ! Mon Dieu ! Madame la duchesse.

— Tu te retires ? Quoi ! Tu fais l’enfant.

— Oui, Madame… Car…

— Quoi ?

— J’ai, je ne peux pas, je n’ose…

— Qu’as-tu donc ?

— J’ai la ch…….17

— Ah ! le vilain cochon.

Elle se lève fâchée, et moi aussi, et je prends bien vite la porte, et je sors de l’hôtel ayant peur que le suisse m’arrête. Je prends un fiacre, et je vais narrer en propres termes la noire aventure à Coraline qui a beaucoup ri, mais qui en même temps tomba d’accord avec moi que le prince m’avait joué un tour sanglant. Elle loua la présence d’esprit avec laquelle je m’étais tiré de cette vilaine affaire ; mais elle ne m’a pas mis à même de la convaincre, que j’en avais imposé à la duchesse. Malgré cela je ne désespérais pas. Je savais qu’elle ne me voyait pas assez amoureux.

Trois ou quatre jours après je lui ai dit à souper tant de choses, et je lui ai demandé mon congé en termes si clairs, qu’elle me promit la récompense de ma tendresse pour le lendemain. Le prince de Monaco, me dit-elle, ne reviendra de Versailles qu’après-demain. Nous irons demain à la garenne18, nous dînerons tête à tête, nous chasserons au furet, et nous reviendrons à Paris contents. — À la bonne heure.

[27r] Le lendemain à dix heures nous montons dans un cabriolet, et nous voilà à la barrière de Vaux Girard19. Au moment de la passer voilà un vis-à-vis à livrée étrangère qui nous rencontre : arrête, arrête.

C’était le chevalier de Wirtemberg20 qui sans même me daigner d’un regard, commence à dire des douceurs à Coraline, puis en mettant toute sa tête dehors lui parle à l’oreille, elle lui répond de la même façon, il lui parle encore, elle pense un peu, puis elle me dit, en me prenant la main et toute riante : J’ai une grande affaire avec ce prince : allez à la garenne, mon cher ami, dînez-y, chassez, et venez me voir demain. En me disant cela, elle descend, elle monte dans le vis-à-vis, et elle me plante.

Le lecteur qui s’est trouvé dans une situation pareille à la mienne n’a pas besoin que je lui explique le genre de colère dont je me suis trouvé enflammé dans cet indigne instant. Je ne saurais pas l’expliquer à ceux qui ne s’y sont pas trouvés. Je n’ai pas voulu rester dans ce maudit cabriolet un seuld moment : j’ai dit au domestique de s’en aller à tous les diables, j’ai pris le premier fiacre que j’ai trouvé, et je suis allé chez Patu auquel j’ai narré l’aventure brûlant de colère.

Patu trouva mon aventure comique, pas neuve, et dans l’ordre.

— Comment dans l’ordre ?

— Dans l’ordre, car il n’y a pas de greluchone auquel il n’en doive arriver une pareille, et qui s’il a de l’esprit, ne doive être disposé à en souffrir le désagrément. Pour moi je me [27v] sens jaloux d’un travers pareil : je signerais à en avoir un demain. Je t’en fais compliment. Tu es sûr d’avoir Coraline demain.

— Je n’en veux plus.

— C’est une autre affaire. Veux-tu que nous allions dîner à l’hôtel du Roule ?

— Ma foi oui. Le projet est excellent. Allons-y.

L’hôtel du Roule était fameux à Paris. En deux mois que j’y habitais je ne l’avais encore vu, et j’en avais la plus grande curiosité. La maîtresse femme qui avait pris cet hôtel l’avait très bien meublé, et y tenaitf douze à quatorze filles choisies. Elle avait un bon cuisinier, des bons vins, des excellents lits, et elle faisait accueil à tous ceux qui allaient lui faire des visites. Elle s’appelait Madame Paris21, elle était protégée par la Police, elle était à une certaine distance de Paris, de sorte qu’elle était sûre que ceux qui iraient chez elle seraient des gens comme il faut, car c’était trop loin pour y aller à pied. La police de chez elle était excellente : tous les plaisirs étaient taxés à un prix fixe, et pas cher. On payait six francs pour déjeuner avec une fille, douze francs pour y dîner, un louis pour souper, et coucher22. C’était une maison réglée, et on en parlait avec admiration. Il me tardait d’y être, et je trouvais qu’elle valait mieux que la garenne.

Nous montons dans un fiacre. Patu dit au cocher : À la Porte Chaillot.

— J’entends mon bourgeois.

[28r] Il y est dans une demi-heure. Il s’arrête à une porte cochère où je lis Hôtel du Roule. La porte était fermée. Un domestique à moustaches sorti par une porte de derrière vient nous regarder. Content de nos mines, il ouvre. Nous renvoyons notre fiacre, nous entrons, et il ferme la porte. Une femme bien mise, polie, sans un œil23, qui montrait l’âge de cinquante ans nous demande, si nous sommes allés pour dîner chez elle et pour voir les demoiselles de sa société. Nous lui disons qu’oui, et elle nous mène dans une salle où nous voyons quatorze filles en uniforme blanc de mousseline, leur ouvrage à la main assises en demi-cercle, qui à notre apparition se lèvent, et nous font toutes en même temps une profonde révérence. Toutes bien coiffées, toutes presque du même âge, et toutes jolies qui grande, qui moyenne, qui petite, brune, blonde, châtaineg. Nous les parcourons toutes, et disons à chacune trois ou quatre mots, et dans le même moment que Patu choisit la sienne, je m’empare de la mienne. Les deux choisies font un cri de joie nous sautent au cou, et nous enlèvent de la salle pour nous conduire au jardin en attendant qu’on nous appelle à dîner. Madame Paris nous laisse en nous disant : Allez Messieurs vous promener dans mon jardin, jouissez du bon air, de la paix, de la tranquillité, et du silence qui règne dans ma maison, et je vous réponds de la bonne santé des filles que vous avez choisies24.

Après une courte promenade, chacun de nous conduit sah chacune dans une chambre rez-de-chaussée. La fille que j’avais choisie avait quelque chose de Coralinei, ainsi je lui rends d’abord mes devoirs. On nous appela à [28v] table où nous dînâmes assez bien, mais à peine le café pris, voilà la borgnesse, la montre à la main, qui rappelle les deux filles, en nous disant que notre partie était finie ; mais quej payant encore six francs nous pouvions nous amuser jusqu’au soir.

Patu lui répond qu’il le veut bien mais qu’il veut choisir une autre, et je suis de son avis. — Allons, vous êtes les maîtres.

Nous rentrons donc dans le sérail, nous choisissons de nouveau, etk nous allons nous promener. Ce second conflit, comme de raison nous fit trouver le temps trop court. On vint nous l’annoncer dans un moment désagréable, mais ill fallait plier, et obéir aux lois. J’ai pris Patum à part, et après nos considérations philosophiques, nous trouvâmes que ces plaisirs mesurés à l’heure n’étaient pas parfaits. Allons de nouveau, lui dis-je, au sérail choisissons une troisième, et assurons-nous de l’avoir en notre pouvoir jusqu’à demain. Patu trouva mon projet de son goût, et nous allâmes le communiquer à l’abbesse qui nous reconnut à ce trait pour gens d’esprit. Mais lorsque nous rentrâmes dans la salle pour faire un nouveau choix, et que celles que nous avions eues se virent rejetées, toutes les autres se moquèrent d’elles, et elles pour se venger nous sifflèrent et dirent que nous étions des flandrins25.

Mais je fus étonné lorsque j’ai vu cette troisième qui était une beauté. Je remerciais le ciel qu’elle [29r] m’était échappée, car je me voyais sûr de la posséder quatorze heures. Elle s’appelait S.t Hilaire26 ; c’était la même, qui sous ce même nom devint célèbre une année après avec un Milord qui la conduisit en Angleterre. Elle me regardait d’un air fier, et de mépris. J’ai dû employer plus d’une heure en me promenant avec elle pour la calmer. Elle me trouvait indigne de coucher avec elle puisque j’avais eu la hardiesse de ne la prendre ni la première ni la seconde fois. Mais lorsque je lui ai démontré que mon inadvertance était la cause que nous allions y gagner tous les deux, elle commença à rire, et elle me devint charmante. Cette fille avait de l’esprit, de la culture, et tout ce qu’il fallait pour faire fortune dans la profession qu’elle avait embrassée. Patu me dit en italien lorsque nous soupions que je ne l’ai prévenu que d’un instant, mais il voulut l’avoir cinq ou six jours après. Il m’a assuré le lendemain qu’il avait passé toute la nuit à dormir ; mais je ne l’ai pas imité. La St-Hilaire fut très contente de moi, et s’en vanta avec ses camarades. Je suis retourné chez la Paris plus de dix foisn avant que d’aller à Fontainebleau, et je n’ai pas eu le courage d’en prendre une autre. La St-Hilaire était glorieuse d’avoir su me fixer.

L’hôtel du Roule fut la cause que je me suis refroidi à la poursuite de Coraline. Un musicien vénitien nommé Guadagni27 beau, savant dans son art, et plein d’esprit sut plaire à Coraline deux ou trois semaines après que je me suis brouillé avec elle. [29v] Le beau garçon qui n’avait que l’apparence de la virilité, rendit Coraline curieuse, et il fut la cause de sa rupture avec le Prince de Monaco qui la trouva en flagrant délit. Mais Coraline sut tant faire qu’elle se raccommoda un mois après avec le princeo et de si bonne foi qu’elle lui donna au bout de neuf mois un poupon. Ce fut une fille qu’elle appela Adélaïde28 et que le Prince dota. Puis le prince la quitta après la mort du duc de Valentinois pour aller épouser Mademoiselle Brignole29 génoise, et Coraline devint maîtresse du comte de la Marche, qui est aujourd’hui le prince de Conti30. Coraline ne vit plus, ni un fils que ce prince eut d’elle qu’il appela comte de Monreal31. Mais retournons à moi.

Madame la Dauphine accoucha alors d’une princesse32 qui eut d’abord le titre de Madame de France. J’ai vu dans le mois d’août au Louvre les nouveaux tableaux que les peintres de l’académie royale de peinture exposaient au public33, et ne voyant pas des batailles j’ai conçu le projet de faire venir à Paris mon frère François qui était à Venise, et qui avait du talent dans ce genre-là. Parosselli34 seul peintre de batailles que la France avait, étant mort, j’ai cru que mon frère pouvait faire sa fortune ; j’ai écrit à Monsieur Grimani, et à mon frère même, et je les ai persuadés ; mais il n’est arrivé à Paris qu’au commencement de l’année suivante.

Le roi Louis XV qui aimait passionnément la chasse était accoutumé d’aller passer tous les ans six semaines de l’Automne à Fontainebleau35. Il était toujours de retour à Versailles à la moitié de Novembre. Ce voyage lui coûtait cinq millions : il conduisait avec lui tout ce qui [30r] pouvait contribuer aux plaisirs de tous les ministres étrangers, et de toute sa cour. Il se faisait suivre par les comédiens français, et italiens, et par ses acteurs, et actrices de l’opéra. Fontainebleau dans ces six semaines était beaucoup plus brillant que Versailles. Malgré cela la grande ville de Paris ne restait pas sans spectacles. Il y avait tout de même opéra, comédie française, et comédie italienne, car l’abondance d’acteurs faisait qu’on pouvait suppléer à l’un et à l’autre.

Mario père de Balletti qui avait parfaitement recouvré sa santé devait y aller avec Silvia sa femme, et toute sa famille : il m’invita à aller avec eux, et accepter le logement dans une maison qu’il avait louée, et j’ai accepté. Je ne pouvais profiter d’une occasion plus belle pour connaître toute la cour de Louis XV, et tous les ministres étrangers. Aussi me suis-je alors présenté à Monsieur de Morosini36 aujourd’hui Procurateur de S.t Marc, ambassadeur alors de la République au roi de France. Le premier jour qu’on donna l’opéra il me permit de le suivre. C’était une musique de Lulli. J’étais assis dans le parquet37 précisément au-dessous de la loge où se trouvait Madame de Pompadour38, que je ne connaissais pas. À la première scène voilà la fameuse Le Maur39 qui sort de la coulisse, et qui au second versp, fait un cri si fort, et si inattendu que je l’ai crue devenue folle ; je fais un petit éclat de rire de très bonne foi ne m’imaginant jamais qu’on pourrait le trouver mauvais. Un cordon bleu40 qui était auprès de la Marquise me demande sec de quel pays je suis, et je lui réponds sec que j’étais de Venise.

— qLorsque j’ai été à Venise j’ai aussi beaucoup ri au récitatif de vos opérasr.

— Je le crois Monsieur et je suis aussi sûr que personne ne [30v] s’est avisés de vous empêcher de rire.

Ma réponse un peu verte41 fit rire Madame de Pompadour, qui me demanda si j’étais vraiment de là-bas.

— D’où donc ?

— De Venise.

— Venise, Madame, n’est pas là-bas ; elle est là-haut.

On trouve cette réponse plus singulière que la première, et voilà toute la loge qui fait une consultation pour savoir si Venise était là-bas, ou là-haut. On trouva apparemment que j’avais raison, et on ne m’attaqua plus. J’écoutais l’opéra sans rire, et comme j’étais enrhumé je me mouchais trop souvent. Le même cordon bleu, que je ne connaissais pas, et qui était le Maréchal de Richelieu42, me dit qu’apparemment les fenêtres de ma chambre n’étaient pas bien fermées. — Demande pardon Monsieur ; elles sont même calfoutrées. On rit alors beaucoup, et j’en fus mortifié parce que je me suis aperçut que j’avais mal prononcé le mot calfeutrées. J’avais l’air tout humilié. Une demi-heure après M. de Richelieu me demande laquelle des deux actrices me plaisait davantage pour la beauté.

— Celle-là.

— Elle a des vilaines jambes.

— On ne les voit pas, Monsieur et après, dans l’examen de la beauté d’une femme la première chose que j’écarte sont les jambes.

Ce bon mot-là dit par hasard, et dont je ne connaissais pas la force, me rendit respectableu, et fit devenir la compagnie de la loge curieuse de moi. Le Maréchal sut qui j’étais de M. Morosini même, qui me dit que je lui ferais plaisir à lui faire ma cour. Mon bon mot devint fameux, et le Maréchal de Richelieu me fit un accueil gracieux. Celui des ministres étrangers auquel je me suis attaché le plus fut Milord Maréchal d’Écosse Keit43, qui l’était du Roi de Prusse44. J’aurai occasion de parler de lui.

Ce fut le surlendemain de mon arrivée à Fontainebleau que je suis allé tout seul à la cour. J’ai vu le beau [31r] Roi aller à la messe, et toute la famille royale, et toutes les dames de la cour qui me surprirent par leur laideur comme celles de la cour de Turin m’avaient surpris par leur beauté. Mais en voyant une beauté surprenante entre tant de laideurs j’ai demandé à quelqu’un comment s’appelait la dame.

— C’est, Monsieur, Madame de Brionne45, qui est encore plus sage que belle, car non seulement il n’y a aucune histoire sur son compte ; mais elle n’a jamais fourni le moindre motif pour que la médisance puisse en inventer une.

— On n’en a peut-être rien su.

— Ah, Monsieur ! on sait tout à la courv.

J’allais tout seul rôdant partout jusqu’à l’intérieur des appartements royaux, lorsque j’ai vu dix à douze dames laides qui avaient plus l’air de courir que de marcher, et si mal qu’elles paraissaient tomber le visage en avant. Je demande d’où elles venaient, et pourquoi elles marchaient si mal.

— Elles sortent de chez la Reine qui va dîner, et elles marchent mal, parce que le talon de leurs pantoufles haut d’un demi-pied46 les oblige à marcher avec les genoux pliés.

— Pourquoi ne portent-elles pas le talon plus bas ?

— Parce qu’elles croient de paraître ainsi plus grandes.

J’entre dans une galerie, et je vois le Roi qui passe se tenant appuyé avec un bras à travers les épaules de M. d’Argenson47. La tête de Louis XV était belle à ravir, et plantée sur son cou l’on ne pouvait pas mieux. Jamais peintre très habile ne put dessiner le coup de tête de ce monarque lorsqu’il la tournait pour regarder quelqu’un. On se sentait forcé de l’aimer dans l’instant. J’ai pour lors cru voir la majesté que j’avais en vain cherchéew sur la figure du Roi de Sardaigne. Je me suis trouvé certain que Madame de Pompadour était devenue amoureuse de cette physionomie, lorsqu’ellex parvint à se procurer sa connaissance. Ce n’était pas vrai, peut-être, [31v] mais la figure de Louis XV forçait l’observateur à penser ainsi.

J’entre dans une salle où je vois dix à douze courtisans qui se promènent, et une table préparée pour y dîner, faite pour douze, mais qui n’était couverte que pour un seul.

— Pour qui est cette table ?

— Pour la Reine qui va dîner. La voilà.

Je vois la Reine de France48 sans rouge, avec un grand bonnet, l’air vieux et dévot, qui remercie deux nonnes qui mettent sur la table une assiette où il y avait du beurre frais. Elle s’assit ; les dix à douze courtisans qui se promenaient se mettent devant la table en demi-cercle éloignés de dix pas, et je me mets avec eux dans le plus profond silence.

La reine commence à manger ne regardant personne, et tenant les yeux toujours sur son assiette. Elle avait mangé d’un plat ; et l’ayant trouvé à son goût elle y retournait, mais en y retournant elle parcourut des yeux tous les assistants pour voir apparemment si elle en voyait quelqu’un, auquel elle dût rendre compte de sa friandise49. Elle le trouva, et elle lui adressa la parole en disant : Monsieur de Lowendal50.

À ce nom, je vois un bel hommey deux pouces plus haut que moi qui en inclinant sa tête, et faisant trois pas vers la table lui répond :

— Madame.

— Je crois que le ragoût préférable à tous les autres est une fricassée de poulet.

— Je suis de cet avis-là Madame.

Après cette réponse donnée dans le ton le plus sérieux, la reine mange, et le Maréchal de Lowendal recule de trois pas, et se remet à sa première place. La reine ne parla plus, finit de dîner, et retourna à ses chambres.

Curieux comme j’étais de connaître ce fameux guerrier qui avait pris Berg-op-Zoom, je me trouve enchanté d’y [32r] être parvenu à cette occasion. Consulté par la reine de France sur la bonté d’une fricassée, et ayant donné son avis dans le même ton qu’on prononce une sentence de mort dans un conseil de guerre. Enrichi de cette anecdote, je vais la régaler chez Silvia à un élégant dîner où j’ai trouvé l’élite de l’agréable compagnie.

Huit à dix jours après je me trouve à dix heures dans la galerie en haie avec tous les autres pour avoir le plaisir toujours nouveau de voir passer le roi qui allait à la messe, et le singulier de voirz le bout des tétons de Mesdames de France51 ses filles, qui en conséquence de leur vêtement le montraientaa à tout le monde avec toutes leurs épaules nues, lorsque je me vois surpris par la vue de la Cava-macchie, Giulietta que j’avais laissée à Césène sous le nom de Madame Querini52. Si je fus surpris de la voir, elle ne le fut pas moins en me voyant dans un endroit comme celui-là. Celui qui lui donnait le bras était le marquis de S.t Simon53 premier gentilhomme de la chambre du prince de Condé54.

— Madame Querini à Fontainebleau ?

— Vous ici ? Je me souviens de la reine Élisabeth qui dit : Pauper ubique jacet [Le pauvre se couche partout]55.

— La comparaison est très juste Madame.

— Je badine, mon cher ami, je viens ici pour voir le Roi, qui ne me connaît pas ; mais demain l’ambassadeur me présentera.

Elle se met en haie cinq à six pas au-dessus de moi du côté vers la porte d’où le roi devait sortir. Le Roi entre, tenant M. de Richelieu à son côté, et je le vois d’abord lorgner la prétendue Madame Querini, et tout en marchant je l’entends dire à son ami ces précises paroles : Nous en avons ici de plus jolies.

Je vais l’après-dîner chez l’ambassadeur de Venise, et je le trouve au dessert en grande compagnie assis à côté de Madame Querini, qui me dit en me voyant tout ce qu’il y avait de plus [32v] gracieux, chose extraordinaire à cette évaporée qui n’avait ni sujet ni raison de m’aimer, car elle savait que je la connaissais à fond, et que j’avais su la mener. Mais je comprends la raison de tout, et je me dispose à tout pour lui faire plaisir, et même à lui servir de faux témoin, si elle en avait eu besoin.

Elle vient à parler de Monsieur Querini, et l’ambassadeur lui fait compliment sur ce qu’il lui avait rendu justice en l’épousant. C’est, dit l’ambassadeur, ce que je ne savais pas. Il y a cependant plus de deux ans, dit Giuliette. C’est un fait, dis-je alors à l’ambassadeur, car il y a deux ans queab le général Spada a présenté Madame sous le nom de Querini à toute la noblesse de Césène, où j’avais l’honneur de me trouver. Je n’en doute pas, dit l’ambassadeur en me regardant, puisque Querini lui-même me l’écrit. Lorsque j’ai voulu partir l’ambassadeur me fit aller avec lui dans une autre chambre sous prétexte de me faire lire une lettre. Il me demanda ce qu’on disait à Venise de ce mariage, et je lui ai répondu que personne n’en savait rien, et qu’on disait même que l’aîné de la maison Querini allait épouser une Grimani56.

— J’écrirai après-demain cette nouveauté à Venise.

— Quelle nouveauté ?

— Que Juliette est vraiment Querini, puisque V. E.57ac la présentera pour telle à Louis XV.

— Qui vous a dit que je la présenterai ?

— Elle-même.

— Il se peut qu’elle ait changé d’avis actuellement.

Je lui ai dit alors les paroles mêmes que j’avais entendues sortir de la bouche du Roi, qui lui firent deviner la raison que Juliette ne se souciait plus d’être présentée. M. de St-Quentin58 ministre secret des volontés particulières du monarque était allé en personne après la messe dire à la belle Vénitienne que le Roi de France était d’un mauvais goût, puisqu’il ne l’avait pas trouvée plus belle que plusieurs autres qui se trouvaient à sa cour. Juliette partit de [33r] Fontainebleau le lendemain de bon matin. J’ai parlé au commencement de ces mémoires59 de la beauté de Juliette ; elle avait dans sa physionomie des charmes extraordinaires, mais ils avaient perdu de leur force dans le temps que je l’ai vue à Fontainebleau, outre cela elle mettait du blanc, artifice que les Français ne savent pas pardonner ; et ils ont raison, car le blanc dérobe la nature. Malgré cela les femmes, dont le métier est celui de plaire en mettront toujours, car elles espèrent toujours de trouver celui qui s’y trompe.

Après le voyage de Fontainebleau j’ai trouvé Juliette chez l’ambassadeur de Venise : elle me dit en riant qu’elle avait plaisanté en se disant Madame Querini, et que pour l’avenir je lui ferais plaisir à l’appeler par son vrai nom de comtesse Preati ;ad elle me dit d’aller la voir à l’hôtel de Luxembourg60 où elle logeait. J’y suis allé très souvent pour m’amuser de ses intrigues, mais je ne m’en suis jamais mêlé. Dans les quatre mois qu’elle passa à Paris elle fit devenir fou M. Zanchi. C’était le secrétaire d’ambassade de Venise, homme aimable, noble, et lettré. Elle le fit devenir amoureux d’elle, il se dit prêt à l’épouser, elle le flatta, et après elle le traita si mal, elle le rendit si jaloux, que le pauvre malheureux perdit l’esprit, et mourut peu de temps après. Le comte de Kaunitz61 ambassadeur de l’impératrice reine eut du goût pour elle, et le comte de Sizendorf62 aussi. Le médiateur de ces amours [33v] passagères était un abbé Guasco63, qui n’étant point riche, et étant fort laid ne pouvait aspirer à ses faveurs que par le moyen de devenir son confident. Mais celui sur lequel elle avait jeté un dévolu était le Marquis de S.t Simon. Elle voulait devenir sa femme, et il l’aurait épousée, si elle ne lui avait pas donné des fausses adresses pour qu’il s’informe de sa naissance. La famille Preati de Vérone, qu’elle s’appropria, la renia, et M. de S.t Simon qui malgré l’amour avait su se conserver le bon sens eut la force de la quitter. Elle ne fit pas des bons coups à Paris, car elle y laissa ses diamants en gage. De retour à Venise, elle se fit épouser par le fils du même M. Uccelli, quiae seize ans auparavant l’avait tirée de la misère, et mise sur le trottoir. Elle est morte il y a dix ans.

À Paris j’allais toujours prendre des leçons chez le vieux Crébillon, mais malgré cela mon langage rempli d’italianismes me faisait souvent dire en compagnie ce que je ne voulais pas dire, et il sortait presque toujours de mes discours des plaisanteries très curieuses qu’on se narrait après ; mais mon jargon ne me préjudiciait pas par rapport à ce qu’on pouvait juger de mon esprit ; il me procurait au contraire des belles connaissances. Plusieurs femmes qui comptaient me prièrent d’aller leur apprendre l’italien, pour se procurer le plaisir, disaient-elles, de m’instruire dans le français, et dans ce troc j’ai gagné plus qu’elles.

[34r] Madame Preodot64, qui était une de mes écolières me reçut un matin étant encore dans son lit, et me disant qu’elle n’avait pas envie de prendre leçon parce qu’elle avait pris médecine le soiraf. Je lui ai demandé si pendant la nuit elle avait bien déchargé.

— Que me demandez-vous donc ? Quelleag curiosité ! Vous êtes insoutenable.

— Parbleu Madame : pourquoi prend-on une médecine si ce n’est pour décharger ?

— Une médecine purge Monsieur, et ne fait pas décharger, et que ce soit pour la dernière fois de votre vie que vous vous servirez de ce mot-là.

— Je sais bienah, actuellement que j’y pense, qu’on peut me mal interpréter65 ; mais vous direz tout ce que vous voudrez, c’est le mot propre.

— Voulez-vous déjeuner ?

— Non madame. Cela est fait. J’ai bu un café avec deux savoyards66 dedans.

— Ah mon Dieu ! je suis perdue. Quel furieux déjeuner ! Expliquez-vous.

— J’ai bu un café, comme je le bois tous les matins.

— Mais cela est bête, mon ami ; un café c’est la boutique où on le vend ; et ce qu’on boit est une tasse de café.

— Bon ! Est-ce que vous buvez la tasse ? Nous disons en Italie un café, et nous avons l’esprit de deviner que nous n’avons pas bu la boutique.

— Il veut avoir raison. Et les deux savoyards comment les avez-vous avalés ?

— Trempés dedans. Ils n’étaient pas plus grands que ceux que vous avez là sur votre table de nuit.

— Et vous appelez cela des savoyards ? Dites biscuits.

— Nous les appelons en Italie savoyards, madame, car la mode est venue de Savoie, et ce n’est pas ma faute si vous [34v] avez pensé que j’ai mangé deux de ces commissionnaires qui se tiennent au coin des rues pour servir le public, et que vous appelez savoyards, tandis qu’ils sont peut-être d’un autre pays. Pour l’avenir je dirai que j’ai mangé des biscuits pour me conformer à vos usages ; mais permettez que je vous dise que le terme de savoyards leur est plus propre.

Voilà son mari qui arrive ; elle lui rend compte de nos questions ; il rit, il lui dit que j’ai raison. Sa nièce entre. C’était une demoiselle de quatorze ans, sage, spirituelle, et fort modeste : je lui avais donné cinq à six leçons, et comme elle aimait la langue, et s’y appliquait beaucoup, elle commençait à parler. Voilà le fatal compliment qu’elle me fit :

— Signore sono incantata di vi vedere in buona salute [Monsieur, je suis enchantée de vous voir en bonne santé].

— Je vous remercie Mademoiselle, mais pour traduire je suis charmé il faut dire ho piacere. Et encore pour traduire de vous voir il faut dire di vedervi, et non pas di vi vedere.

— Je croyais, Monsieur, qu’il fallait mettre le vi devant.

— Non Mademoiselle, nous le mettons derrière67.

Voilà Monsieur, et Madame pâmés de rire, la demoiselle qui rougit, et moi interdit, et désespéré d’avoir dit une bêtise de ce calibre ; mais c’était fait. Je prends un livre en boudant, et désirant en vain que leur rire finisse ; mais il a duré plus d’une semaine. Cet équivoque insolent courut Paris, et me rendit fameux ; mais j’ai enfin connu la force de la langue, et pour lors ma fortune diminua. Crébillon après avoir bien ri, me dit qu’il fallait dire après, et non pas derrière. Mais si les Français se divertissaient des fautes que je commettais en parlant leur [35r] langue je ne prenais pas mal ma revanche en relevant certains usages ridicules de la leur.

— Monsieur, je lui demande, comment se porte Madame votre épouse ?

— Vous lui faites bien de l’honneur.

— Il ne s’agit pas d’honneur ; je vous demande comment elle se porte.

Un jeune homme au bois de Boulogne tombe de cheval ; j’accours pour le relever, mais le voilà debout, et leste.

— Vous êtes-vous fait du mal ?

— Tout au contraire Monsieur.

— La chute vous a donc fait du bien.

Je suis chez madame la présidente68 pour la première fois, son neveu tout brillant arrive, elle me présente, et elle lui dit mon nom, et ma patrie.

— Comment donc Monsieur vous êtes Italien ? Par ma foi vous vous présentez si bien que j’aurais gagé que vous étiez Français.

— Monsieur en vous voyant j’ai couru le même risque : j’aurais parié que vous êtes Italien.

— Je ne savais pas d’en avoir l’air.

J’étais à table chez Miladi Lambert69, on observe une cornaline70 que j’avais à mon doigt où la tête de Louis XV était gravée à la perfection. Ma bague fait le tour de la table, tout le monde trouve la ressemblance frappante : une jeune marquise me rend la bague, et me dit :

— Est-ce vraiment un antique ?

— C’est-à-dire la pierre ? Oui Madame certainement.

Tout le monde rit, et la marquise, reconnue pour remplie d’esprit, ne s’arrête pas à demander pourquoi on rit. On parle après dîner du Rhinocéros qu’on montrait pour vingt-quatre sous par tête à la foire S.t Germain71. Allons le voir, allons le voir. Nous montons dans un équipage, [35v] nous descendons à la foire, nous faisons plusieurs tours dans les allées cherchant celle où était le Rhinocéros. J’étais seul homme je servais de mes bras deux dames, la spirituelle marquise nous devançait. Au bout de l’allée où on nous avait dit que l’animal se trouvait, son maître était assis à la porte pour recevoir l’argent de ceux qui voulaient entrer. À la vérité c’était un homme vêtu à l’africaine, basané, d’une grosseur énorme, qui avait l’air d’un monstre ; mais la marquise devait pour le moins le reconnaître pour homme. Point du tout.

— Est-ce vous, Monsieur, le Rhinocéros ?

— Entrez, Madame, entrez.

Elle nous voit étouffer de rire, et voyant le vrai Rhinocéros,ai elle se croit obligée de demander excuse à l’Africain en l’assurant qu’elle n’avait de sa vie vu des Rhinocéros, et que par conséquent il ne devait pas s’offenser si elle s’était trompée.

Au foyer de la comédie italienne, où pendant les entractes se trouvent les plus grands seigneurs, qui viennent là pour se chauffer dans l’hiver, et toujours pour s’amuser en parlant aux actrices qui se tiennent là assises en attendant leur tour dans les rôles qu’elles jouent, j’étais assis près de Camille sœur de Coraline que je faisais rire en lui contant fleurette. Un jeune conseiller qui trouvait mauvais que je l’occupasse, suffisant dans ses propos m’attaqua sur une idée que j’ai donnée d’une pièce italienne, [36r] et fit trop paraître sa mauvaise humeur en critiquant mal ma nation. Je lui répondais de bricole72 en regardant Camille qui riait, et la compagnie présente se tenait attentive à l’assaut, qui n’étant que d’esprit n’avait jusqu’alors rien de désagréable. Mais il parut devenir sérieux lorsque le petit maître tournant son discours sur la police de la ville dit que depuis quelque temps il était dangereux de marcher la nuit à pied à Paris. Dans le mois passé, dit-il, Paris a vu à la place de Grève73 sept pendus, dont cinq étaient italiens. C’est étonnant. Pas étonnant, lui dis-je, car les honnêtes gens vont se faire pendre hors de leur pays, preuve de cela soixante Français furent pendus dans le courant de l’année dernière entre Naples, Rome et Venise. Ainsi cinq fois douze fait soixante, et vous voyez que ce n’est qu’un troc. Les rieurs furent tous pour moi ; et le jeune conseiller partit. Un aimable seigneur qui trouva ma réponse bonne, s’approcha de Camille, lui demanda à l’oreille qui j’étais, et voilà la connaissance faite. C’était M. de Marigni74 frère de Madame la Marquise, que j’étais enchanté de connaître pour lui présenter mon frère que j’attendais de jour en jour. Il était surintendant des bâtiments du roi, et toute l’académie de peinture dépendait de lui. Je lui en ai parlé d’abord, et il me promit de le protéger. Un autre jeune seigneur lia discours avec moi, me pria d’aller le voir, et me dit qu’il était le duc de Matalone. Je lui ai dit que [36v] je l’avais vu enfant à Naples huit ans auparavant75, et que D. Lelio Caraffa son oncle avait été mon bienfaiteur. Ce jeune duc en fut enchanté, et m’ayant réitéré ses instances d’aller chez lui nous sommes devenus intimes.

Mon frère arriva à Paris au printemps de l’année 1751 logea avec moi chez Madame Quinson, et commença à travailler avec succès pour des particuliers ; mais sa principale idée étant celle de faire un tableau que l’académie devait juger, je l’ai présenté à M. de Marigni, qui lui fit bon accueil, et l’encouragea en lui promettant sa protection. Il se mit donc attentif à l’étude pour ne pas manquer son coup.

Monsieur de Morosini ayant terminé son ambassade était retourné à Venise, et M. Mocenigo76 était venu à sa place. Je lui étais recommandé par M. de Bragadin, et il m’a ouvert sa maison, également qu’à mon frère intéressé aussi à le protéger en qualité de Vénitien, et de jeune homme qui voulait faire fortune en France par le moyen de son talent.

M. de Mocenigo était d’un caractère fort doux, il aimait le jeu, et il perdait toujours, il aimait les femmes, et il était malheureux parce qu’il ne savait pas prendre le bon chemin. Deux ans après son arrivée à Paris il devint amoureux de Madame de Colande77, elle lui fut cruelle, et l’ambassadeur de Venise se tua.

Madame la Dauphine accoucha d’un duc de Bourgogne, et les réjouissances que j’ai vuesaj deviennent incroyables aujourd’hui quand on observe ce que cette [37r] même nation fait contre son roi. La nation veut se rendre libre ; son ambition est noble, et raisonnable, et elle conduira son entreprise à maturité sous le règne de ce monarque, qui par une combinaison singulière, et unique a une âme sans ambition successeur de soixante et cinq rois tous du plus au moins ambitieux, et jaloux de leur autorité. Mais est-il vraisemblable que son âme passe dans le corps de son successeur ?

La France a vu sur le trône plusieurs autres monarques paresseux, haïssant le travail, ennemis des soucis, et uniquement occupés de leur propre paix. Retirés dans le centre de leur palais ils abandonnaient le despotisme à leurs maires78, qui agissaient en leur nom, et ils étaient toujours rois, et vrais monarques ; mais le monde n’a jamais vu un roi comme celui-ci, qui de bonne foi s’est rendu chef de la nation qui s’est assemblée pour le détrôner. Il semble enchanté d’être à la fin parvenu à ne devoir penser à autre chose qu’à obéir. Il n’était donc pas né pour régner ; et il semble certain qu’il regarde comme ses propres ennemis tous ceux qui animés d’une véritable amitié pour ses intérêts n’adhèrent pas aux décrets de l’assemblée tous faits pour avilir la majesté royale79.

Une nation qui se révolte pour secouer le joug du despotisme, qu’elle nomme, et nommera toujours tyrannie, n’est pas chose rare ; car elle est naturelle, preuve de cela est que le monarque s’y attend toujours, et se garde de [37v] lâcher la bride, car il est sûr que la nation ne manquera pas de prendre le mors aux dents. Ce qui est rare, unique, et inouï est un monarque qui se rend chef de vingt-trois millions de ses sujets, et qui ne leur demande autre chose sinon qu’ils lui laissent le vain nom de roi, et de chef non pas pour les commander, mais pour exécuter leurs ordres. Soyez, leur dit-il, législateurs, et je ferai exécuter toutesak vos lois, pourvu que vous me prêtiez main-forte contreal les mutins, qui ne voudraient pas obéir ; et vous serez d’ailleurs les maîtres de les déchirer à belles dents, et les mettre en pièces sans aucune forme de procès, car qui pourrait s’opposer à vos volontés ? Vous occuperez positivement ma place. Ceux qui y trouveront à redire seront les nobles, et les prêtres, mais ce n’est qu’un contre vingt-cinq. C’est à vous à leur couper les ailes physiques, et morales pour les mettre hors d’état d’assigner des bornes à votre autorité, et de vous nuire. Pouram parvenir à cela vous dompterez l’orgueil des prêtres en donnant les dignités ecclésiastiques à vos égaux, et ne leur donnant que les appointements qui leur sont nécessaires pour se soutenir. Pour ce qui regarde la noblesse, vous n’avez pas besoin de l’appauvrir, il suffit que vous ne la respectiez plus à cause de ses vains titres de naissance : il n’y aura plus de nobles : prenez l’exemple des sages règlements turcs80 : quand ces messieurs ne se verront plus ni marquis, ni ducs, ils modéreront leur ambition, et le seul plaisir qui leur restera sera celui de dépenser leur argent en magnificences, et tant [38r] mieux pour la nation, car leurs dépenses verseront leur argent dans elle, qui le fera circuler et grandir dans le commerce. Pour ce qui regarde mes ministres ils seront sages à l’avenir, car ils dépendront de vous, et ce ne sera pas à moi à juger de leur capacité : je les choisirai moi-même pour la forme ; mais j’en renverrai tant que vous voudrez. Par là je verrai enfin terminée la tyrannie par laquelle ils m’opprimaient, en me faisant faire tout ce qu’ils voulaient, en me compromettant très souvent, et en obérant toujours l’état sous mon nom. Je n’en disais rien ; mais je n’en pouvais plus. M’en voilà à la fin délivré. Ma femme, mes enfants avec le temps, mes frères, mes cousins soi-disant princes du sang me condamneront, je le sais, mais en eux-mêmes, car ils n’oseront pas me parler de cela. Je leur serai plus redoutable à présent sous votre haute protection, que lorsque je n’avais à ma défense que ma maison, dont je vous ai aidé moi-même à démontrer au public l’inutilité.

Ceux qui sont mécontents, et qui sont allés vivre hors du royaume y reviendront un jour ou l’autre s’ils en auront envie, et sinon il faut les laisser faire tout ce qu’ils veulent : ils disent qu’ils sont mes vrais amis, et ils me font rire, car je ne peux avoir autres vrais amis que ceux qui conforment leur façon de penser à la mienne. Tout ce qu’il a81 au monde d’important,an selon eux sont les anciens droits de notre maison à la royauté annexée au despotisme ; et tout ce qu’il a d’important au monde, selon moi, est premièrement ma paix, en second lieu l’extirpation de la [38v] tyrannie que mes ministres exerçaient sur moi ; troisièmement votre contentement. Je pourrais encore vous dire que ce qui m’intéresse est la richesse du royaume si j’étais charlatan, mais je ne m’en soucie pas : c’est à vous à y penser, cela ne regarde que vous, puisque le royaume ne m’appartient plus ; je ne suis grâce à Dieu plus roi de France ; mais je le suis comme vous dites fort bien, des Français. Tout ce que je vous demande est de vous dépêcher, et de me permettre enfin d’aller à la chasse, car je suis las de m’ennuyer.

Cette harangue historique vraie à la lettre est je crois démonstrative que la contre-révolution ne peut pas arriver. Mais elle est aussi démonstrative qu’elle arrivera lorsque le roi changera de façon de penser ; et il n’y a pas d’apparence82, comme il n’y a pas d’apparence qu’il puisse avoir un successeur qui lui ressemble.

L’assemblée nationale fera tout ce qu’elle voudra malgré la noblesse, et le clergé parce qu’elle aao à son service le peuple effréné aveugle exécuteur de ses ordres. On peut actuellement regarder la nation française comme la poudre à canon, ou comme le chocolat : et l’un, et l’autre, sont composés de trois ingrédients : leur bonté ne pouvait, et ne peut dépendre que de la dose. Le temps nous fera voir quelsap étaient les ingrédients qui excédaient avant la révolution, ou quels sont ceux qui excèdentaq actuellement. Tout ce que je sais est que la puanteur du soufre est mortelle, et que la vanille est un poison.

Pour ce qui regarde le peuple il est partout de la même nature : donnez six francs à un crocheteur83 pour qu’il crie vive le roi, il vous fera ce plaisir, et pour trois livres il criera un moment après que le roi meure. Mettez-y un boutefeu84 [39r] à la tête, et il démantèle dans un jour unear citadelle de marbre. Il n’a ni lois, ni système, ni religion, ses dieux sont le pain le vin, et la fainéantise, il croit que liberté veut dire impunité,as qu’aristocrate signifie tigre, que démagogue veut dire pasteur amoureux de son troupeau. Le peuple enfin n’est qu’un animal d’une grandeur immense qui ne raisonne pas. Les prisons de Paris regorgent de prisonniers qui étaient tous membres du peuple révoltés. Que quelqu’un aille leur dire : je vous ouvre les portes de votre prison si vous vous engagez à faire sauter en l’air la salle de l’assemblée, ils acceptent, et ils y vont. Tout peuple est une union de bourreaux. Le clergé de France le sait ; aussi ne compte-t-il que sur lui, s’il peut parvenir à lui inspirer un zèle de religion, qui peut être encore plus fort que celui de la liberté qu’on ne connaît que par une abstraction, dont les têtes matérielles ne sont pas susceptibles.

On peut d’ailleurs ne pas croire que dans l’assemblée nationale il y ait un seul membre uniquement animé du bien de la patrie. L’âme de chacun est l’intérêt qui peut lui être propre, et il n’y en a pas un seul qu’étant roi eût imité Louis XVI.

Le Duc de Matalone me fit faire connaissance avec les princes D. Marcantoine85, et D. Jean-Baptiste Borghèse86 romains, qui se divertissaient à Paris, et vivaient sans aucun faste. J’ai remarqué que lorsque ces princes romains sont présentés à la cour de France ils ne sont reconnus que sous le titre de marquis. Par la même raison on ne voulait pas donner le titre de prince aux princes russes, [39v] qu’on présentait ; on les appelait cnez87. Cela leur était égal, car ce mot veut dire prince. La cour de France fut toujours minutieuse sur l’article des titres. Il ne faut que lire la gazette pour voir cela. On est avare du titre de Monsieur, qui d’ailleurs court les rues, on dit sieur à toute personne qui n’est pas titrée. J’ai observé que le roiat n’appelait évêque aucun de ses évêques, il les appelait abbés. Il affectait aussi de ne connaître aucun seigneur de son royaume, dont il ne voyait pas le nom inscrit entre ceux qui étaient à son service. La hauteur de Louis XV cependant n’était que celle qu’on lui avait insinuéeau dans l’éducation, elle ne lui était pas caractéristique. Lorsqu’un ambassadeur lui présentait quelqu’un, le présenté retournait à la maison sûr que le Roi de France l’avait vu ; et voilà tout. C’était le plus poli de tous les Français principalement vis-à-vis des dames, et vis-à-vis de ses maîtresses en public : il disgraciait quiconque osait leur manquer dans la moindre chose ; et personne ne possédait plus que lui la vertu royale de la dissimulation, gardien fidèle d’un secret, et enchantéav quand il se trouvait sûr qu’il savait une chose que tout le monde ignorait. M. D’Éon88 femme en est un petit exemple. Le Roi seul savait, et avait toujours su que c’était une femme, et toute cette querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des affaires étrangères fut une vraie comédie que le roi a laissé aller jusqu’à sa fin pouraw s’en divertir.

Louis XVax était grand en tout, et il n’aurait eu aucun défaut, si la flatterie ne l’eût forcé à en avoir. Comment pouvait-il savoir d’être mauvais, tandis qu’on lui disait toujours qu’il était le meilleur des rois ? La princesse d’Ardore89 accoucha dans ce temps-là d’un garçon. Son mari qui était ambassadeur de Naples désira que Louis XV en fût le parrain, et le Roi le voulut bien. Le cadeau qu’il fit à son filleul fut un régiment. L’accouchée n’en voulut point, parce qu’elle n’aimait pas le militaire. M. le Maréchal de Richelieu me dit qu’il n’a jamais vu le Roi tant rire comme lorsqu’il fut informé de ce refus.

J’ai connu chez la duchesse de Fulvie90 Mademoiselle Gaussin, qu’on appelait Lolotte91, qui était maîtresse de Milord Albemarle92 ambassadeur d’Angleterre, homme d’esprit, très noble, et très généreux, qui se plaignit à Lolotte une nuit en se promenant avec elle de ce qu’elle louait la beauté [40r] des étoiles qu’elle voyait dans le ciel, tandis qu’il ne pouvait pas lui en faire présent. Si ce lord eût été ministre en France lors de la rupture entre sa nation, et la française, il aurait accommodé tout, et la malheureuse guerre quiay fit perdre à la France tout le Canada ne serait pas arrivée93. Il n’est pas douteux que la bonne harmonie de deux nations dépend le plus souvent des ministres respectifs qu’elles tiennent aux cours qui sont dans le cas, ou dans le danger de se brouiller.

Pour ce qui regarde sa maîtresse tous ceux qui l’ont connue ont porté sur elle le même jugement. Elle avait toutes les qualités pour mériter de devenir sa femme, et les plus grandes maisons de France n’ontaz pas trouvé que le titre de Miladi Albemarle lui fût nécessaire pour l’admettre à leur société, etba aucune femme n’était choquée de la voir assise à son côté parce qu’on savait qu’elle n’avait autre titre que celui de maîtresse de Milord. Elle était passée des bras de sa mère entre ceux de Milord à l’âge de treize ans, et sa conduite fut toujours irréprochable ; elle eut des enfants que Milord reconnut, et elle mourut comtesse d’Érouville. Je parlerai d’elle à sa place94.

J’ai connu dans ce temps-là chez M. Mocenigo ambassadeur de Venise une Vénitienne veuve du chevalier Winne95 anglais qui venait de Londres avec ses enfants. Elle y était allée pour s’assurer de sa dot, et de l’héritage de feu son mari, qui ne pouvait passer à ses enfants à moins qu’ils n’allassent se déclarer de la religion anglicane. Elle avait fait cela, et elle retournait à Venise contente de son voyage. Cette dame avait avec elle sa fille aînée qui n’avait que l’âge debb douze ans, mais son caractère était déjà peint à la perfection sur sa belle physionomie. Elle vit aujourd’hui à Venise veuve [40v] du feu comte de Rosenberg96, mort à Venise ambassadeur de l’impératrice reine Marie-Thérèse : elle brille dans sa patrie par sa sage conduite, par son esprit, et par ses vertus sociales portées au suprême degré. Tout le monde dit d’elle que le seul défaut qu’elle a est celui de n’être pas riche. C’est vrai, mais personne ne peut s’en plaindre ; elle est même seulebc à en sentir la grandeur quand il lui empêche d’être généreuse.

J’ai eu dans ce temps-là un petit démêlé avec la justice française.

a. Trois biffé.

b. La mention Bouflers, et Luxembourg est ajoutée en note dans la marge gauche.

c. Une biffé.

d. Instant biffé.

e. Orth. guerluchon (voir ici note 54).

f. Dix à biffé.

g. Orth. châtaigne, corrigée en châtaine.

h. Belle biffé.

i. Mais après le fait j’ai trouvé que ce n’était pas elle, et je me suis trouvé plus malheureux qu’auparavant biffé.

j. Nous pouvions nous divertir encore une heure si nous voulions payer encore six francs chacun biffé.

k. Chacun veut se retirer avec sa chacune biffé.

l. Fallut biffé.

m. Par le bras, je l’ai conduit au jardin biffé.

n. Après celle-là biffé.

o. Au point qu’elle lui permit de lui faire un enfant.

p. La musique était de Lulli biffé.

q. Lorsque j’entendis biffé.

r. Orth. opera.

s. Orth. avisée.

t. Que j’avais si mal prononcé le mot calfeutrées que j’avais fait entendre un mot indécent.

u. Et fameux biffé.

v. Cet échange est ajouté en note (signalée par des chevrons) dans la marge gauche.

w. Orth. cherché, dans biffé.

x. Fit tant qu’elle se procura biffé.

y. Quatre biffé.

z. Ses filles biffé.

aa. Orth. montrait.

ab. Son excellence fut présentée pour avec le nom de Madame Querini par le Général Spada en la nommant Querini.

ac. L’a présentée biffé.

ad. Et que je lui ferais plaisir si j’allais la voir biffé.

ae. Dix-huit biffé.

af. Avant que de se mettre au lit biffé.

ag. Bêtise est-ce ? biffé.

ah. Que c’est biffé.

ai. Elle se voit obligée à.

aj. Orth. vu.

ak. Orth. tous.

al. Ceux qui biffé.

am. Faire biffé.

an. Pour biffé.

ao. Le verbe a est omis, nous l’ajoutons.

ap. Orth. quelles.

aq. Après biffé.

ar. Montagne biffé.

as. Que despote biffé.

at. N’appelle biffé.

au. Orth. insinué.

av. De savoir biffé.

aw. En jouir biffé.

ax. Tout ce paragraphe est ajouté dans la marge gauche.

ay. Valut à l’Angleterre biffé.

az. Orth. n’on.

ba. Personne biffé.

bb. Dix biffé.

bc. Qui en sente biffé.

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CHAPITRE XII

[41r] Mademoiselle Vesian

La fille cadette de Madame Quinson, qui me logeait, venait souvent dans ma chambre sans être appelée, et m’étant aperçu qu’elle m’aimait, je me serais trouvé singulier si je me fusse avisé de faire le cruel avec elle ; d’autant plus qu’elle ne manquait pas de mérite, elle avait une jolie voix, elle lisait toutes les brochures du jour, et elle parlait de tout à tort, et à travers avec une vivacité faite pour plaire. Son âge était le balsamique1 de quinze à seize ans.

Pour les quatre, ou cinq premiers mois il n’y a eu entr’elles, et moi que des enfantillages, mais m’étant arrivé une fois d’entrer fort tard je l’ai trouvée endormie sur mon lit. Curieux de voir si elle se réveille je me suis déshabillé tout seul, je m’y suis mis, et tout le reste va sans dire. À la pointe du jour, elle est descendue, et elle est allée se mettre dans le sien. Elle s’appelait Mimi. Deux ou trois heures après, le hasard voulut qu’une marchande de modes vienne avec une jeune fille me demander à déjeuner. La jeune fille était jolie, mais ayant trop travaillé avec Mimi, je leur ai dit de s’en aller après avoir passé une heure avec elles à causer. Lorsqu’elles sortaient de ma chambre voilà Madame Quinson qui entre avec Mimi pour faire mon lit. Je me mets à écrire, et je l’entends dire : Ah les coquines !

— À qui en voulez-vous Madame ?

— L’énigme n’est pas bien obscurea ; voilà des draps abîmés.

— J’en suis fâché ; excusez : ne dites rien, et changez-les.

— Que je n’en dise rien ? Qu’elles retournent.

[41v] Elle descend pour aller prendre d’autres draps, Mimi reste, je lui reproche son imprudence, elle rit, et elle me dit que le ciel a protégé l’innocence de l’événement. Depuis ce jour-là Mimi ne se gêna plus : elle venait coucher avec moi, quand elle en avait besoin, et sans me gêner, je la renvoyais quand je n’enb voulais pas, et notre petit ménage était des plus tranquilles.c Quatre mois après notre alliance Mimi me dit qu’elle était grosse : je lui ai répondu que je ne savais qu’y faire.

— Il faut penser à quelque chose.

— Penses-y.

— À quoi veux-tu que je pense ? Il arrivera ce qu’il pourra. Le parti que je prends est celui de n’y pas penser.

Au cinquième, ou sixième mois, le ventre de Mimi rend sa mère convaincue de la chose ; elle la prend par les cheveux, elle la bat, l’oblige à en convenir, veut savoir qui est l’auteur de cet embonpoint ; et Mimi lui dit, et peut-être sans mentir, que c’était moi.

Madame Quinson monte, et entre dans ma chambre furieuse. Elle se jette sur un fauteuil, elle prend haleine, elle soulage sa colère en me disant des injures, et elle finit par me dire que je devais me disposer à épouser sa fille. À cette intimation j’entends de quoi il s’agit, et je lui réponds que je suis marié en Italie.

— Et pourquoi donc êtes-vous allé faire un enfant à ma fille ?

— Je vous assure que je n’ai pas eu cette intention, et encore qui vous a dit que c’est moi ?

— Elle, Monsieur, elle-même : elle en est sûre.

— Je lui en fais compliment. Pour moi je suis prêt à jurer que je n’en suis pas sûr.

[42r] — Ainsi donc ?

— Ainsi rien. Si elle est grosse, elle accouchera.

Elle descend avec des menaces, et je la vois de ma fenêtre monter dans un fiacre. Le lendemain je me vois cité devant le commissaire du quartier2 ; j’y vais, et je trouve là Madame Quinson armée de toutes pièces. Le commissaire après m’avoir demandé mon nom, depuis quand j’étais à Paris, et plusieurs autres choses, et avoir écrit toutes mes réponses, me demande si je convenais d’avoir fait l’injure dont j’étais accusé à la fille de la dame qui était là.

— Ayez la bonté, Monsieur le Commissaire, d’écrire mot pour mot ma réponse.

— Fort bien.

— Je n’ai fait aucune injure à Mimi fille de la dame Quinson que voici, et je m’en rapporte à Mimi même, qui eut toujours pour moi la même amitié que j’ai eue pour elle.

— Elle dit que vous l’avez engrossée.

— Cela est possible ; mais cela n’est pas sûr.

— Elle dit que c’est sûr, puisqu’elle n’a vu autre homme que vous.

— Si cela est vrai, elle est malheureuse, car un homme ne peut ajouter foi sur cette matière-là qu’à sa femme.

— Que lui avez-vous donné pour la séduire ?

— Rien, car c’est elle qui m’a séduit, et nous nous trouvâmes dans l’instant d’accord.

— Était-elle pucelle ?

— Je n’en ai été curieux ni avant, ni après : ainsi je n’en sais rien.

— Sa mère vous demande une satisfaction, et la loi vous condamne.

— Je n’ai point de satisfaction à lui donner, et pour ce qui regarde la loi, j’y succomberai volontiers, lorsque je l’aurai vue, et que je me trouverai convaincu que je l’ai enfreinte.

— Vous en êtes déjà convenu. [42v] Trouvez-vous qu’un homme qui fait un enfant à une fille honnête dans une maison où il est habitué ne viole pas les lois de la société ?

— J’en conviens, lorsque la mère se trouve trompée ; mais lorsqu’elle m’envoie sa fille dans ma propre chambre, ne dois-je pas la juger disposée à souffrir en paix toutes les suites de la conversation ?

— Elle ne vous l’a envoyée que pour qu’elle vous serve.

— Aussi m’a-t-elle servi, comme je l’ai servie dans les besoins de la nature humaine ; et si elle me l’enverra ce soir j’en ferai peut-être de même, si Mimi y consentira, et rien par force, ni hors de ma chambre, dont j’ai payé toujours exactement le loyer.

— Vous direz tout ce que vous voudrez ; mais vous payerez l’amende.

— Je ne payerai rien, car il n’est pas possible qu’il y ait une amende à payer, lorsqu’on ne trouve point une violation de droit ; et si on me condamne je réclamerai jusqu’au dernier ressort, et jusqu’à ce que l’équité me fera raison, car je sais que tel que je suis je n’aurai jamais lad lâcheté de refuser mes caresses à une fille qui me plaira, et qui viendra s’y soumettre dans ma propre chambre, principalement lorsque je me trouverai sûr qu’elle y vient du consentement de sa mère.

Ce fut avec peu de différence mon constitut3 que j’ai lu et signé, et que le commissaire porta au lieutenant de Police, qui voulut m’entendre, et qui après avoir examiné la mère, et la fille, m’a absous, et a condamné l’imprudente mère à payer les frais de commissaire. [43r] Mais je n’ai pas moins cédé aux larmes de Mimi pour défrayer sa mère de ses couches. Elle est accouchée d’un garçon que j’ai laissé aller à l’Hôtel-Dieu4 au bénéfice de la nation. Mimi après cela s’enfuit de la maison maternelle pour aller représenter à l’opéra-comique de la foire S.t Laurent chez Monét5. N’étant point connue, elle n’a pas eu de peine à trouver un amant qui l’a prise pour pucelle. Je fus enchanté lorsque je l’ai vue sur le théâtre à la foire. Je l’ai trouvée très jolie.

— Je ne savais pas, lui dis-je, que tu étais musicienne.

— Comme toutes mes camarades. Les filles de l’opéra à Paris ne connaissent pas une note ; mais elles chantent tout de même. Il ne s’agit que d’avoir une belle voix.

J’ai prié Mimi de donner à souper à Patu, qui la trouva charmante. Mais après, elle donna dans le travers. Elle devint amoureuse d’un violon appelé Berard qui lui mangea tout ce qu’elle avait, et elle est disparue.

Les comédiens italiens eurent alors la permission de donner sur leur théâtre des parodies d’opéras, et de tragédies6, et j’ai connu la célèbre Chantilli7 qui avait été maîtresse du Maréchal de Saxe, et qu’on appelait Favard, parce que le poète Favard8 l’avait épousée. Elle chanta dans la parodie de Thétis, et Pelée de M. de Fontenelle le rôle de Tonton avec un applaudissement extraordinaire9. Elle rendit amoureux de ses grâces, et de son talent un homme du plus grand mérite, que toute la France a connu dans ces ouvrages. Ce fut l’abbé de Voisenon10 avec lequel j’ai fait une connaissance si intime que celle que j’avais faite avec Crébillon. [43v] Tous les ouvrages de théâtre qui passent pour être de Madame Favard, et qui en portent le nom sont de ce célèbre abbé, qui fut élu de l’académie après mon départ. J’ai fait sa connaissance, je l’ai cultivée, et il m’honora de son amitié. C’est de moi qu’il conçut l’idée de faire des oratoires11 en vers, qui furent alors pour la première fois chantés au concert spirituel12 aux Tuileries dans les peu de jours de l’année où la religion ordonne qu’on tienne les théâtres fermés. Cet abbé auteur secret de plusieurs comédies était un homme qui avait une fort petite santé égale à sa personne ; il était tout esprit, et gentillesse, fameux pour ses bons mots, qui étaient tranchants, et qui malgré cela n’offensaient personne. Il ne pouvait pas avoir des ennemis, car sa critique glissait à fleur de peau, et ne piquait pas. Le roi bâillait, me dit-il un jour venant de Versailles, parce qu’il doit venir demain au parlement pour tenir un lit de justice13.

— Pourquoi l’appelle-t-on lit de justice ?

— Je ne sais pas. C’est peut-être parce que la justice y dort.

J’ai trouvé le portrait de cet abbé à Prague dans la personne du comte François Hardig actuellement ministre plénipotentiaire de l’empereur à la cour électorale de Saxe14. Ce fut cet abbé qui me présenta à M. de Fontenelle qui avait alors l’âge de quatre-vingt-treize ans, et qui ne fut pas seulement bel esprit, mais profond physicien, [44r] fameux aussi pour ses bons mots, dont on pourrait faire un recueil. Il ne savait faire un compliment sans l’animer avec l’esprit. Je lui ai dit que je venais de l’Italie exprès pour lui faire une visite. Il me répondit en saisissant la force du mot exprès : Avouez que vous vous êtes fait bien attendre15. Obligeante réponse, et en même temps critique, car elle relève le mensonge de mon compliment. Il me fit présent de ses ouvrages16. Il m’a demandé si je goûtais les spectacles français, et je lui ai répondu que j’avais vu à l’opéra Thétis, et Pelée ; c’était de lui ; mais lorsque je lui en ai fait l’éloge il me dit que c’était une tête pelée17.

— Vendredi aux français18, lui dis-je, j’ai vu Athalie.

— C’est le chef-d’œuvre de Racine, Monsieur, et Voltaire eut tort de m’accuser de l’avoir critiquée en m’attribuant unef épigramme, dont personne n’a jamais connu l’auteur19, et dont les deux derniers vers sont fort mauvais :

Pour avoir fait pis qu’Esther20

Comment diable as-tu pu faire ?

On m’a dit que M. de Fontenelle avait été le tendre ami de Madame de Tencin21g, et que M. d’Alembert avait été le fruit sorti de leur intimité. Le Rond était le nom de son père nourricier22. J’ai connu d’Alembert chez madame de Graffigni. Ce grand philosophe possédait supérieurement le secret de ne paraître jamais savant lorsqu’il se trouvait en compagnie agréable de personnes qui ne professaient pas des sciences. [44v] Il avait aussi l’art de donner de l’esprit à tous ceux qui raisonnaient avec lui.

La seconde fois que je suis retourné à Paris en fuyant des plombs je me faisais une fête de revoir Fontenelle, et il mourut quinze jours après mon arrivée dans le commencement de l’année 175723.

La troisième fois que je suis retourné à Paris avec intention d’y rester jusqu’à ma mort, je comptais sur l’amitié de M. d’Alembert, et il mourut quinze jours après celui de mon arrivée vers la fin de l’année 178324. Je ne reverrai plus ni Paris, ni la France ; je crains trop les exécutions d’un peuple effréné.

Monsieur le comte de Lozh ambassadeur du roi de Pologne électeur de Saxe25 à Paris m’ordonna dans cette année 1751 de traduire en italien un opéra français susceptible de grandes transformations, et de grands ballets annexés au sujet même de l’opéra, et j’ai choisi Zoroastre26 de M. de Cahusac27. J’ai dû adapter les paroles italiennes à la musique française des chœurs. La musique se conserva belle, mais la poésie italienne ne brillait pas. J’ai malgré cela reçu du généreux monarque une belle tabatière d’or, et j’ai procuré un grand plaisir à ma mère.

Dans ce même temps Mademoiselle Vesian28 vint à Paris avec son frère29, toute jeune, bien née, et bien élevée, toute jolie, toute neuve, et aimable au possible. Son père, qui avait servi dans le militaire en France, [45r] était mort à Parme sa patrie ; sa fille restée orpheline, et n’ayant pas de quoi vivre, suivit le conseil que quelqu’un lui donna de vendre tout, et de se traîner avec son frère à Versailles pour mouvoir à pitié30 le ministre de la guerre, et obtenir quelque chose. Sortant de la Diligence, elle dit à un fiacre de la conduire à une chambre garnie voisine du théâtre italien, et le fiacre l’a menée à l’hôtel de Bourgogne dans la rue Mauconseil, où je logeais.

On me dit le matin que dans la chambre sur le derrière de mon même étage logeaient deux jeunes Italiens frère, et sœur nouvellement arrivés, fort jolis, mais n’ayant pour tout équipage que ce que pouvait contenir un petit sac de nuit. Italiens, nouveaux arrivés, jolis, pauvres, et mes voisins furent cinq motifs pour aller en personne voir ce que c’était. Je frappe ; je refrappe, et voilà un garçon en chemise qui vient ouvrir la porte en me demandant excuse, s’il est en chemise. — C’est à moi à vous la demander. Je viens en qualité d’Italien et de voisin vous offrir mes services.

Je vois un matelas par terre, où, en qualité de frère, ce garçon avait dormi, et je vois un lit enfermé par les rideaux, où je m’imagine que sa sœur devait être, et je lui dis sans la voir que si je l’avais crue encore au lit à neuf heures du matin je n’aurais pas osé frapper à sa porte. Elle me répond sans se montrer qu’elle avait dormi plus qu’à son ordinaire à cause qu’elle s’était couchée fatiguée du voyage, et qu’elle allait se lever si je voulais bien lui en donner le temps. — Je m’en vais dans ma chambre, Mademoiselle, et vous aurez la bonté de me faire appeler d’abord que vous vous jugerez visible. Je suis votre voisin. Un quart d’heure après au lieu de me faire appeler, [45v] elle entre elle-même, et me faisant une belle révérence, elle me dit qu’elle était venue me rendre ma visite, et que son frère viendrait d’abord qu’il serait prêt. Je la remercie, je la prie de s’asseoir, je l’informe d’abord sincèrement de l’intérêt qu’elle m’inspire, elle en est charmée, et elle n’attend pas plusieurs interrogations pour me narreri toute la courte et simple histoire que je viens de décrire : elle la finit en me disant qu’elle devait penser à se trouver dans la journée un logement moins cher, car il ne lui restait que six francs31, et elle n’avait rien à vendre. Elle devait payer un mois anticipé du loyer de la chambre qu’elle occupait. Je lui demande si elle a des lettres de recommandation et elle tire de sa poche un paquet où je vois dans un moment sept à huit certificats des services de son père, extraits baptistaires de lui, d’elle, et de son frère, extraits mortuaires, certificats de bonnes mœurs, de pauvreté, et passeports. Voilà tout.

— Je me présenterai, dit-elle, avec mon frère, au ministre de la guerre, et j’espère qu’il aura pitié de nous.

— Vous ne connaissez personne ?

— Personne. Vous êtes le premier homme en France auquel j’ai dit mon histoire.

— Nous sommes compatriotes. Vous m’êtes recommandée par votre situation, et par votre figure, je veux être votre conseil, si vous le voulez bien. Donnez-moi vos papiers, et laissez que je m’informe. Ne dites rien à personne que vous êtes dans la misère ; ne sortez pas de cet hôtel, et voilà deux louis32 que je vous prête.

Elle les accepte pénétrée de reconnaissance.

Mademoiselle Vesian était une brune de seize ans tout intéressante sans être une beauté parfaite. Parlant bien français, elle me dit ses pitoyables affaires sans bassesse, et sans cet air de timidité qui paraît venir de la crainte que la personne qui écoute ne pense à profiter de la détresse qu’on [46r] lui confie. Elle n’avait l’air ni humilié, ni hardi ; elle ne manquait pas d’espoir, et elle ne vantait pas son courage : avec un noble maintien, et sans nulle apparence de vouloir faire parade de vertu, elle avait cependant un je ne sais quoi qui décourageait le libertin ; preuve de cela est que ses yeux, sa belle taille, sa blancheur, sa fraîcheur, son négligé, tout me tenta, et malgré cela elle s’empara jusque du premier moment de mon sentiment, et non seulement je n’ai rien entrepris sur elle ; mais je me suis promis de ne pas être le premier à la mettre sur le mauvais chemin. J’ai différé à un autre temps un discours fait pour la sonder sur cet article, et pour me faire embrasser peut-être un autre système ; mais pour ce premier moment je ne lui ai dit autre chose sinon qu’elle était venue dans une ville où son destin devait se développer, et où toutes les qualités qu’elle avait, et qui paraissaient être des dons de la nature pour l’aider à faire sa fortune pouvaient être les causes de sa perte irréparable. Vous êtes, lui dis-je, venue dans une ville, où les hommes riches méprisent toutes les filles libertines, excepté celles qui leur ont sacrifié leur vertu. Si vous en avez, et si vous êtes déterminée à la conserver, préparez-vous à souffrir la misère, et si vous vous sentez un esprit au-dessus du préjugé, et prêt à consentir à tout pour vous procurer un état aisé, tâchez du moins de ne pas vous laisser tromper. N’ayez point de confiance dans les paroles dorées qu’un homme plein de feu vous dira pour parvenir à obtenir vos faveurs ; croyez-le lorsque les faits auront précédé les paroles, car après la jouissance le feu s’éteint, et vous vousj trouverez attrapée. Gardez-vous aussi de supposer des sentiments désintéressés dans ceux que vousk verrez surpris par vos charmes : ils vous donneront de la [46v] fausse monnaie en quantité pour vous réduire à leur accorder la bonne. Ne soyez pas facile. Pour moi je suis sûr que je ne vous ferai pas de mal, et j’espère de vous faire du bien ; et pour vous rassurer je vous traiterai comme ma sœur, car je suis encore trop jeune pour vous traiter en père : je ne vous parlerais pas ainsi si je ne vous trouvais charmante.

Son frère alors entra, et j’ai vu un joli garçon de dix-huit ans fort bien bâti ; mais sans aucun ton, parlant fort peu, et n’annonçant rien dans sa physionomie. Nous déjeunâmes, et lorsque j’ai voulu savoir de lui-même quel serait le parti qu’il inclinerait à prendre, il me dit qu’il se sentait prêt à tout faire pour gagner honnêtement sa vie.

— Avez-vous quelque talent ?

— J’écris assez bien.

— C’est quelque chose. Gardez-vous, si vous sortez, de tout le monde, vous n’irez à aucun café, aux promenades vous ne parlerez à personne. Mangez chez vous avec votre sœur, et faites-vous donner d’abord un petit cabinet au quatrième. Écrivez aujourd’hui quelque chose en français, que vous me donnerez demain matin, et espérez. Pour vous, mademoiselle, voilà des livres, choisissez. J’ai vos papiers, je saurai vous dire quelque chose demain, car je rentre très tard.

Elle prit des livres, et, avec l’air très honnête, elle s’en alla après m’avoir dit qu’elle se sentait pleine de confiance en moi.

Très porté à être utile à cette fille, j’ai parlé dans toute la journée partout où je suis allé, de son affaire, et j’ai entendu partout hommes, et femmes qui me dirent que si elle était jolie quelque sort ne pourrait pas lui manquer, et qu’elle ferait toujours bien à faire des démarches, et pour le frère on m’a assuré que s’il savait écrire on trouverait à le placer dans quelque bureau. J’ai pensé à trouver [47r] quelque femme comme il faut, faite pour la recommander à M. d’Argenson, et à la lui présenter. C’était le vrai chemin, je me sentais la force de la soutenir en attendant, et j’ai prié Silvia d’en parler à Madame de Monconseil33, qui avait beaucoup de pouvoir sur l’esprit du ministre de la guerre. Elle me le promit, et elle désira de voir auparavant la demoiselle.

Je suis rentré chez moi à onze heures, et voyant de la lumière dans la chambre de la Vesian j’ai frappé, et elle vint m’ouvrir en me disant qu’elle ne s’était pas couchée dans l’espoir de me voir. Je lui ai rendu compte de ce que j’avais fait pour elle, et je l’ai trouvée prête à tout, et pénétrée de reconnaissance. Elle parlait de sa situation avec un air de noble indifférence, qui ne se soutenait que pour empêcher des larmes, auxquelles elle ne voulait pas permettre de sortir, mais je voyais ses yeux que la transpiration des pleurs rendait plus brillants, cette vision m’arracha un soupir, et j’en ai eu honte. Nos raisonnements nous occupaient depuis deux heures. L’explication décemment conduite par le propos me fit savoir qu’elle n’avait jamais aimé, et que par conséquent elle était digne d’un amant qui la récompenserait comme il fallait si elle lui faisait le sacrifice de sa vertu. Il était ridicule de prétendre que cette récompense dût être un mariage : la jeune Vesian n’avait jamais fait le faux pas, mais elle ne faisait pas la bégueule en me disant qu’elle ne l’aurait pas fait pour tout l’or du monde : elle n’aspirait qu’à nel se donner ni par caprice, ni pour peu de chose.

Je soupirais en écoutant ses propos sensés, dont la sincérité était au-dessus de son âge, et je brûlais. Je me souvenais de la pauvre Lucie à Paséan34, de mon repentir, du tort que j’avais [47v] eu en agissant avec elle comme j’en avais agi, et je me voyais alors assis près d’une brebis, qui allait être la proie de quelque loup affamé, et qui n’avait pas été élevée pour l’être et à laquelle l’éducation avait donné des sentiments dignes d’être cultivés par la vertu, et par l’honneur. Je soupirais de ce que je n’étaism en état ni de faire sa fortune en me l’appropriant illégitimement, ni d’être sa sauvegarde. Je voyais même qu’en devenant son producteur35 je lui aurais fait plus de mal que de bien, et qu’au lieu de l’aider à faire une fortune honnête j’aurais peut-être contribué à sa perte. Je la tenais assise près de moi lui parlant sentiments et jamais amour, et baisant trop souvent sa main, et son bras, et ne venant jamais à une résolution, ni à un commencement qui serait allé trop vite à sa fin, et qui pour lors m’aurait engagé à me la conserver : il n’y aurait eu pour lors ni plus de fortune à espérer pour elle, ni plus de moyen pour moi de m’en délivrer. J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré ma liberté. Lorsque je me suis trouvé dans le danger de la sacrifier, je ne me suis sauvé que par hasard.

Ce fut à trois heures après minuit que j’ai pris congé de Mademoiselle Vesian, qui ne pouvant pas naturellement supposer ma retenue effet de ma vertu36, dut en avoir attribué la cause ou à honte, ou à impuissance, ou à quelque maladie secrète ; mais non pas au défaut de penchant, car mon feu amoureux s’était assez laissé voir dans mes yeux, et dans la ridicule avidité avec laquelle je baisais ses mains, et ses bras. Tel j’ai dû être avec cette charmante fille pour m’en repentir après. Je lui ai dit, en lui souhaitant un heureux sommeil, que nous dînerions ensemble le lendemain.

Nous dînâmes fort gaiement, et son frère alla se promener après dîner. Les fenêtres de ma chambre d’où nous voyions toute la rue française, nous laissaient voir aussi toutes [48r] les voitures qui arrivaient à la porte du théâtre italien, où il y avait ce jour-là un grand concours37. Je demande à ma compatriote si elle veut que je la mène à la comédie ; elle m’en prien ; je la place sur l’amphithéâtre, et je l’y laisse en lui disant que nous nous reverrions à la maison à onze heures. Je n’ai pas voulu me tenir près d’elle pour éviter toutes les questions qu’on m’aurait faiteso, car plus elle était mise simplement plus elle intéressait.

Après avoir soupé chez Silvia, je vais chez moi, et je vois à la porte un équipage fort élégant : on me dit qu’il appartient à un jeune seigneur qui avait soupé avec Mademoiselle Vesian, et qui y était encore. La voilà sur le trottoir. Je m’en moque ; et je vais me coucher.

Je me lève le lendemain je vois un fiacre qui s’arrête à la porte de l’hôtel, un jeune homme habillép en chenille38 qui en descend, il monte, et je l’entends entrer chez ma voisine. Cela m’est égal. Je m’habille pour sortir, et voilà Vesian qui vient me dire qu’il n’entre pas chez sa sœur parce que le même seigneur qui leur avait donné à souper était chez elle.

— C’est dans l’ordre.

— Il est riche, et poli à l’excès. Il veut nous conduire lui-même à Versailles, et me faire avoir d’abord un emploi.

— Qui est-il ?

— Je n’en sais rien.

Je mets ses papiers sous uneq enveloppe, que je cachette, et je lui remets le paquet pour qu’il le rende à sa sœur, et je sors. Je retourne chez moi à trois heures, et l’hôtesse me remet un billet que Mademoiselle qui était partie, lui a dit de me donner. Je vais dans ma chambre, je l’ouvre, et j’y trouve deux louis, et ces paroles : « Je vous rends [48v] l’argent que vous m’avez prêté, et je vous remercie. Le comte de Narbonne39 s’intéresse à moi, et ne veut assurément que me faire du bien, ainsi qu’à mon frère, et je vous écrirai tout de la maison, où il veut que j’aille demeurer, et où il ne me laissera manquer de rien ; mais je fais le plus grand cas de votre amitié, et je vous prie de me la garder. Mon frère reste dans le cabinet au quatrième, et ma chambre m’appartient pour tout le mois, car j’ai tout payé. »

La séparation du frère dit tout. Elle a fait bien vite. Je décide de ne plus m’en mêler, et je me repens de l’avoir laissée intacte à ce jeune comte, qui fera d’elle Dieu sait quoi. Je m’habille pour aller aux français, et pour m’informer de ce Narbonne, car, quoique fâché, je me sentais un peu intéressé à tout savoir. À la comédie française le premier venu m’informe que Narbonne était fils d’un père riche duquel il dépendait, qu’il était cousu de dettes, et qu’il courait toutes les filles de Paris.

J’allais tous les jours à deux, et à trois spectacles plus pour voir Narbonne que j’étais curieux de connaître que pour la Vesian que je croyais de mépriser, et huit jours s’étant écoulés sans que j’eusse pu parvenir à savoir quelque chose, ni à voir ce jeune seigneur je commençais à oublier l’aventure, lorsque Vesian entra à huit heures du matin dans ma chambre pour me dire que sa sœur était dans la sienne, et qu’elle désirait de me parler. J’y vais sans perdre un instant, et je la trouve très triste, et les yeux gros. Elle dit à son frère d’aller se promener ; et elle me parla ainsi :

[49r] M. de Narbonne, que j’ai cru honnête parce que j’avais besoin qu’il le fût, s’assit près de moi là où vous m’avez laissée, me dit que ma figure l’intéressait, et me demanda qui j’étais. Je lui ai dit tout ce que j’ai dit à vous-même. Vous m’avez promis de penser à moi ; mais Narbonne me dit qu’il n’avait pas besoin d’y penser, et qu’il allait tout faire d’abord. Je lui ai cru40 : j’en ai été la dupe : il m’a trompée : c’est un coquin.

Comme elle ne pouvait plus retenir ses larmes je suis allé à la fenêtre pourr lui laisser le temps de les verser à son aise, et quelques minutes après je me suis remis à son côté.

— Dites-moi tout, ma chère Vesian, et soulagez-vous librement. Ne vous croyez pas coupable vis-à-vis de moi, car dans le fond je suis la cause de votre malheur. Vous n’auriez pas à présent le chagrin qui vous déchire l’âme si je n’avais pas eu l’imprudence de vous mener à la comédie.

— Hélas ! monsieur ne dites pas cela : dois-je vous vouloir du mal parce que vous m’avez crue sage ? Bref. Il m’a promis tous ses soins à condition que je lui donne une marque sûre de la confiance qu’il méritait que j’eusse en lui : cette marque était d’aller me loger chez unes femme comme il faut dans une petite maison qu’il louait, et surtout sans mon frère car la malice pouvait le croire mon amant. Je me suis laissét persuader. Malheureuse ! Pouvais-je y aller sans vous demander conseil ? Il m’a dit, et il m’a trompée, que la respectable femme chez laquelle il me menait, [49v] serait celle qui me conduirait à Versailles, où il ferait que mon frère se trouve pour être présentés tous les deux ensemble au ministre. Après souper il s’en alla en me disant qu’il viendrait me prendre le lendemain matin dans un fiacre, et il me donna deux louis, et une montre d’or que j’ai cru de pouvoir accepter sans m’obliger à rien d’un seigneur riche qui se disait porté à me faire du bien sans aucun autre intérêt.

En arrivant à sa petite maison il me présenta à une femme qui à son air ne me parut pas respectable, et il me tint là tous ces huit jours allant, venant, sortant, retournant sans jamais rien décider ; lorsqu’enfin aujourd’hui, à sept heures du matin, cette femme me dit que par des raisons de famille Monsieur le comte avait été obligé d’aller à la campagne, et qu’il y avait un fiacre à la porte qui me conduirait à l’hôtel de Bourgogne d’où il m’avait prise, et où il viendrait me voir à son retour. Elle me dit, affectant un air triste que je devais lui remettre la montre d’or qu’il m’avait donnée, parce qu’elle devait la rendre à l’horloger, auquel Monsieur avait oublié de la payer. Je la lui ai remise dans l’instant sans lui répondre un seul mot ; j’ai mis dans un mouchoir ce que j’avais porté avec moi, et je suis revenue ici il y a une demi-heure.

Une minute après, je lui ai demandé si elle espérait de le voir à son retour de la campagne. [50r] — Moi le revoir ! Moi lui parler encore !

Je suis retourné vite à la fenêtre pour faire encore place à ses pleurs, car elle étouffait. Jamais au monde, fille malheureuse dans une situation déplorable ne m’a tant touché. La pitié prit la place de la tendresse qu’elle m’avait inspiréeu huit jours auparavant, et malgré qu’elle ne m’en accusait pas je me reconnaissais pour la principale cause de son malheur : par conséquent je me croyais obligé d’avoir pour elle la même amitié. L’infâme procédé de Narbonne me révoltait au point que si j’avais su où le trouver seul, il est certain, que sans rien dire à la Vesian, je serais allé l’attaquer.

Je me suis bien gardé de lui demander l’histoire détaillée de ces huit jours qu’elle avait passés dans la petite maison. C’était une histoire que je savais par cœur sans avoir besoin de la voir humiliée en exigeant indiscrètement qu’elle me la narre. Dans la montre retirée j’ai vu l’infamie, la basse tromperie, la vilenie, la honte de ce malheureux. Elle me laissa plus d’un quart d’heure à la fenêtre : je suis retourné à elle quand elle m’a appelé, et je l’ai trouvée moins triste. Dans une grande douleur le soulagement des larmes est un remède immanquable. Elle me pria d’avoir pour elle des entrailles de père, en m’assurant qu’il ne lui arrivera plus de s’en rendre indigne ; et de lui dire ce qu’elle devait faire.

— Actuellement, lui dis-je, vous devez non seulement oublier [50v] le crime de Narbonne ; mais oublier aussi la faute que vous avez faite en le mettant à même de le commettre. Ce qui est fait est fait, ma chère Vesian ; vous devez retourner à vous aimer, et reprendre le même air qui brillait sur votre belle physionomie il y a huit jours. On y voyait l’honnêteté, la candeur, la bonne foi, et cette noble assurance qui réveille le sentiment dans ceux qui en connaissent les charmes. Tout cela doit se laisser voir encore sur votre figure, car il n’y a que cela qui intéresse les honnêtes gens, et vous avez besoin d’intéresser plus que jamais. Pour ce qui me regarde, mon amitié est faible, mais je vous la promets dans toute son étendue, en vous faisant savoir qu’actuellement vous avez sur elle un droit que vous n’aviez pas il y a huit jours. Je vous promets que je ne vous quitterai jamais tant que vous ne serez pas sûre d’un sort. Dans le moment je ne saurais que vous dire ; mais soyez sûre que je penserai à vous.

— Ah ! mon cher ami, si vous me promettez de penser à moi, je ne demande pas davantage. Malheureuse ! Il n’y a personne qui y pense.

Cette réflexion la toucha tellement que j’ai vu son menton trembler, et l’oppression de l’angoisse qui la fit évanouir. J’ai eu soin d’elle sans appeler personne, jusqu’à ce que je l’aie vue remise, et calme. Je lui ai conté des histoires vraies, ou inventées des friponneries de ceux qui ne faisaient à Paris autre métier que celui de tromper des filles ; je lui en ai conté des plaisantes pour l’égayer, et j’ai fini par lui dire qu’elle [51r] devait remercier le ciel de ce qui lui était arrivé avec Narbonne, car ce malheur lui était nécessaire pour être sûre d’être plus circonspecte à l’avenir.

Dans tout le temps de ce tête-à-tête par lequel j’ai mis du véritable baume dans son âme je n’ai pas eu de peine à m’abstenir de lui prendre la main, et de lui donner des marques de tendresse, car à la vérité le seul sentiment qui m’animait était celui de la pitié. J’ai ressenti un véritable plaisir lorsqu’au bout de deux heures je l’ai vue pénétrée, et encouragée à souffrir son malheur en héroïne. Elle se lève tout d’un coup ; elle me regarde d’un air entre la confiance, et le doute, et elle me demande si je n’avais rien de pressant qui dût m’occuper dans la journée ; et je lui réponds que non.

— Eh bien, me dit-elle, conduisez-moi quelque part dans les environs de Paris, où je puisse, en respirant le grand air, reprendre l’apparence que vous me trouvez nécessaire pour intéresser encore à ma faveur ceux qui me verront. Si je peux me procurer un doux sommeil dans la nuit prochaine, je sens que je pourrai encore redevenir heureuse.

— Je vous sais gré de cette confiance : je vais m’habiller, et nous irons quelque part : votre frère en attendant retournera.

— Qu’importe mon frère ?

— Songez, ma chère amie, que vous devez rendre Narbonne honteux, et malheureux pour toute sa vie par votre conduite. Réfléchissez que s’il parvient à savoir que le même jour qu’il vous a renvoyée vous êtes venue toute seule à la campagne avec moi, il triomphera, et il dira qu’il [51v] vous a traitée comme vous méritiez. Mais étant avec votre frère, et venant avec moi votre compatriote, vous ne donnez aucune prise à la médisance, ni aucun sujet à la calomnie.

La bonne enfant rougit, et elle se disposa à attendre son frère, qui rentra un quart d’heure après, et j’ai d’abord envoyé chercher un fiacre. Dans le moment que nous y montions voilà Balletti qui venait me voir. Je l’invite à être de la partie après l’avoir présenté à la demoiselle, il accepte, et nous allons au gros caillou manger la matelote, du bœuf à la mode, une omelette, des pigeons à la crapaudine41 ; la gaieté que j’ai su réveiller dans l’esprit de la demoiselle suppléa au désordre de ce dîner.

Vesian est allé l’après-dîner se promener tout seul, etv sa sœur resta seule avec nous. Je voyais avec plaisir que Balletti la trouvait aimable, et sans la consulter je forme le projet d’engager mon ami à lui apprendre à danser. Je l’informe de sa situation, de la raison qu’elle eut de quitter l’Italie, du faible espoir qu’elle avait d’obtenir quelque pension à la cour, et du besoin qu’elle avait de quelqu’emploi convenable à son sexe pour bien vivre. Balletti pense, et dit qu’il est prêt à tout faire, et après avoir bien examiné la taille, et la disposition de la demoiselle il l’assure qu’il trouvera le moyen de faire que Lany la prenne pour figurer dans les ballets de l’opéra. Il faut donc, lui dis-je, commencer demain à lui donner des leçons. Mademoiselle [52r] demeure dans la chambre près de la mienne.

Après la conclusion de ce projet né sur l’heure, voilà la Vesian qui se pâme de rire dans l’idée de se voir devenir danseuse, chose qui ne lui était jamais passée par la tête.

— Mais est-ce qu’on apprend à danser si à la hâte ? Je ne sais danser que le menuet, et j’ai bonne oreille pour les contredanses ; mais je ne sais pas faire un pas.

— Les figurantes de l’opéra, lui répond Balletti, n’en savent pas plus que vous.

— Et combien demanderai-je à M. Lany, car il me semble de ne pouvoir pas prétendre beaucoup.

— Rien. On ne paye pas à l’opéra les figurantes.

— De quoi vivrai-je donc ?

— Ne vous embarrassez pas de cela. Telle que vous êtes, vous trouverez d’abord dix riches seigneurs qui vous offriront leur hommage. Ce sera à vous à bien choisir. Nous vous verrons couverte de diamants.

— Actuellement j’entends. On me prendra, et on m’entretiendra en qualité de maîtresse.

— Précisément. Cela vaut bien mieux que quatre cents francs de pension, que vous ne parviendriez peut-être à obtenir qu’après vous être donné bien de peines.

Elle me regarde alors toute étonnée pour examiner si cela était sérieux, ou si ce n’était qu’un simple badinage, et Balletti s’étant éloigné je l’assure que c’était le meilleur parti qu’elle pouvait prendre à moins qu’elle ne préférât le triste métier de femme de chambre de quelque grande dame qu’on pourrait lui chercher. Elle me dit qu’elle ne voudrait pas être femme de chambre [52v] même de la Reine.

— Et figurante à l’opéra ?

— Plutôt.

— Vous riez ?

— C’est à mourir de rire. Maîtresse d’un grand Seigneur, qui me couvrira de diamants ! Je veux choisir le plus vieux.

— À merveille, ma chère amie ; mais prenez garde à ne pas le cocufierw.

— Je vous promets que je lui serai fidèle. Il trouvera un emploi pour mon frère.

— N’en doutez pas.

— Mais en attendant que j’entre à l’opéra, et que mon vieil amoureux se présente, qui me donnera de quoi vivre ?

— Moi, Balletti, et tous mes amis, et tous pour nul autre intérêt que pour celui de voir vos beaux yeux, et d’être sûrs que vous vivez sagement, et de contribuer à votre bonheur. Êtes-vous persuadée ?

— Très persuadée ; je ne ferai que ce que vous me direz de faire. Soyez seulement toujours mon ami.

Nous retournâmes à Paris qu’il était nuit. J’ai laissé la Vesian à l’hôtel, et je suis allé souper avec mon ami, qui à table engagea sa mère à parler à Lany. Silvia dit que cela valait mieux que solliciter une misérable pension au bureau de la guerre. On parla d’un projet, qui était sur le tapis dans le conseil de l’opéra, quix consistait à mettre en vente toutes les places de figurantes, et des chanteuses dans les chœurs de l’opéra ; et on voulait même les mettre à un haut prix, car plus elles seraient chères, plus les filles qui les achèteraient seraient estimées. Ce projet entre les mœurs scandaleuses avait cependant une apparence de sagesse. Il aurait d’une certaine façon anobli une engeance qui poursuit à être méprisable.

[53r] J’ai remarqué dans ce temps-là plusieurs figurantes, et chanteuses laides, et sans talent, et malgré cela toutes vivant à leur aise ; parce qu’il est dit qu’une fille qui est là doit par état renoncer à ce que les gens du commun appellent sagesse, car quiconque voudrait vivre sagement mourrait de faim. Mais si une nouvelle installée a l’adresse d’être sage pour l’espace d’un seul mois, il est certain que sa fortune est faite parce que pour lors les seigneurs qui cherchent à s’emparer de cette sagesse respectable sont les plus respectés. Un grand seigneur est enchanté que le public le nomme lorsque la fille se montre. Il lui passe même quelques infidélités pourvu qu’elle ney jette pas ce qu’il lui donne, et que la chose ne soit pas trop éclatante ;z pour le guerluchon, on y trouve rarement à redire, et d’ailleurs l’entreteneur ne va jamais souper chez la maîtresse sans le lui faire savoir auparavant. Ce qui rend surtout les seigneurs français ambitieux d’avoir sur leur compte une fille de l’opéra c’est que toutes ces filles appartiennent au Roi en qualité de suppôts de son académie royale de musique.

Je suis rentré à onze heures, et voyant la chambre de la Vesian entrouverte j’y suis entré. Elle étaitaa au lit.

— Je vais me lever, car je veux vous parler.

— Restez au lit, et vous me parlerez de même. Je vous trouve plus belle.

— Cela me fait donc plaisir.

— Quelle est la chose que vous voulez me dire ?

— Rien, sinon parler du métier que je vais faire. Je vais exercer la vertu pour trouver celui qui ne l’aime que pour la détruire.

[53v] — Voilà ce que c’est ; et croyez-moi que tout est dans ce goût-là dans la vie. Nous rapportons tout à nous-mêmes, et chacun est tyran. Voilà la raison que le meilleur des êtres est celui qui tolère. J’aime de vous voir en train de devenir philosophe.

— Comment fait-on pour le devenir ?

— On pense.

— Pour combien de temps ?

— Pour toute la vie.

— On ne finit donc jamais ?

— Jamais ; mais on gagne ce qu’on peut, et on se procure toute la portion du bonheur, dont on est susceptible.

— Et ce bonheur, comment fait-il pour se faire sentir ?

— Il se fait sentir dans tous les plaisirs que le philosophe se procure, et lorsqu’il pense qu’il se les a procurésab par ses soins, et par le moyen de fouler aux pieds tous les préjugés.

— Qu’est-ce que plaisir ? et qu’est-ce que préjugé ?

— Le plaisir est une jouissance actuelle des sens ; c’est une satisfaction entière qu’on leur accorde dans tout ce qu’ils appétissent42 ; et lorsque les sens épuisés, ou fatigués veulent du repos ou pour reprendre haleine, ou pour renaître, le plaisir devient de l’imagination : elle se plaît à réfléchir au bonheur que sa tranquillité lui procure. Or le philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir qui ne produit pas des peines plus grandes, et qui sait s’en fabriquer.

— Et vous dites que cela dépend de fouler aux pieds les préjugés. Qu’est-ce que préjugé, et comment fait-on pour les fouler aux pieds, et pour en avoir la force ?

— Vous me faites, ma chère amie, une question, dont la philosophie morale ne connaît pas la plus grande : aussi est-ce une leçon qui dure toute la vie. Mais je vous dirai en bref que préjugé s’appelle [54r] tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison en nature.

— Le philosophe doit donc faire sa principale occupation de l’étude de la nature ?

— C’est tout ce qu’il a à faire. Le plus savant est celui qui se trompe le moins.

— Quel est selon vous le philosophe qui s’est le moins trompé ?

— C’est Socrate.

— Mais il s’est trompé.

— Oui : en métaphysique.

— Oh ! je ne m’en soucie pas. Il me semble qu’il pouvait se passer de cette étude.

— Vous vous trompez ; car la morale même est la métaphysique de la physique, car tout est nature. Par cette raison je vous permets de traiter de fou tout homme qui viendra vous dire d’avoir fait une nouvelle découverte en métaphysique. Mais actuellement je dois vous devenir obscur. Allez doucement. Pensez, ayez des maximes en conséquence d’un raisonnement juste, et ayez toujours en vue votre bonheur, et vous serez heureuse.

— J’aime la leçon que vous m’avez donnée beaucoup plus que celle de danse que Balletti me donnera demain, car je prévois que je m’y ennuierai ; et je ne m’ennuie pas actuellement avec vous.

— À quoi vous apercevez-vous que vous ne vous ennuyez pas ?

— Au désir que j’ai que vous ne me quittiez pas.

— Je veux mourir, ma chère Vesian, si jamais philosophe a défini l’ennui mieux que vous. Quel plaisir ! D’où vient que j’ai envie de vous le témoigner en vous embrassant ?

— C’est que notre âme ne peut être heureuse qu’étant d’accord avec nos sens.

— Comment, divine Vesian ; votre esprit accouche.

— C’est vous, mon divin ami, qui êtes l’accoucheur ; et je vous en sais gré, au point que je ressens votre même désir.

— Satisfaisons donc nos désirs, ma chère amie, et embrassons-nous bien.

[54v] Dans ces raisonnements nous passâmes toute la nuit, et ce qui nous assura à la pointe du jour que notre joie avait été parfaite, fut que nous ne pensâmes jamais que la porte de la chambre était ouverte, marque que nous ne crûmes jamais d’avoir une raison d’aller la fermer.

Balletti lui donna quelques leçons, elle fut reçue à l’opéra, et elle n’y figura que deux ou trois mois en se réglant toujours selon les préceptes que je lui avais insinués, et que son esprit sage avait reconnus pour uniques. Elle refusa tous ceux qui se présentèrent pour la conquérir, car ils ressemblaient tous en quelque partie à Narbonne. Celui qu’elle choisit fut un seigneur différent de tous les autres, puisqu’il a fait pour elle ce qu’aucun des autres n’aurait jamais fait. Il lui fit d’abord quitter le théâtre. Il lui prit une petite loge, dans laquelle elle se mettait tous les jours d’opéra, où elle recevait son entreteneur, et tous ses amis. C’était Monsieur le comte de Tressan, si je ne me trompe, ou de Tréan43, car dans ce nom ma mémoire chancelle. Elle fut avec lui jusqu’à sa mort toujours heureuse, et le rendant toujours heureux. Elle vit encore à Paris n’ayant besoin de personne, car son amant lui fit un sort. Il n’y a plus question d’elle44, car une femme de cinquante-six ans est à Paris comme si elle n’existait plus. Après sa sortie de l’hôtel de Bourgogne je ne lui ai jamais parlé : quand je la voyais en diamants, et qu’elle me voyait nos âmes se saluaient. Son frère fut placé, mais il n’embrassa autre état que celui d’épouser la Picinelli45, qui est peut-être morte.

a. Orth. obscur.

b. Avais pas besoin biffé.

c. Trois mois étaient écoulés lorsque Mimi ne douta plus d’être grosse, elle me le dit, et biffé.

d. Vilenie biffé.

e. Orth. critiquée.

f. Orth. un.

g. Orth. Tancin.

h. Ministre biffé.

i. L’histoire que mon lecteur biffé.

j. Trouvez biffé.

k. Voyez biffé.

l. Pas biffé.

m. Pas en situation biffé.

n. Et je l’y emmène, et biffé.

o. Orth. fait.

p. Couleur de muraille biffé.

q. Orth. un.

r. Attendre qu’elle biffé.

s. Honnête femme biffé.

t. Orth. laissée.

u. Orth. inspiré.

v. La V biffé.

w. Orth. cucufier.

x. Était biffé.

y. Discipe (dissipe) biffé.

z. On ne trouve rien à dire pour un guerluchon biffé.

aa. Sur son biffé.

ab. Orth. procuré.

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