Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE VIII

Mes malheurs à Chiozza. Le père Steffano récollet. Lazaret d’Ancône. L’esclave grecque. Mon pèlerinage à la sainte maison de notre Dame de Lorette. Je vais à Rome à pieda. Puis à Naples pour trouver l’évêque, que je ne trouve pas. Je trouve le moyen d’aller à Martorano, que je quitte d’abord pour retourner à Naples.

Cette cour de l’ambassadeur qu’on appelait une grande cour ne me semblait pas quelque chose de grand. Elle était composée d’un maître d’hôtel milanais qui s’appelait Carnicelli, d’un abbé qui lui servait de secrétaire parce qu’il ne savait pas écrire, d’une vieille femme qu’on appelait de charge, d’un cuisinier, et de sa femme fort laide, et de huit à dix laquais.

En descendant à Chiozza à midi j’ai poliment demandé à M. Carnicelli où j’irais me loger. – Où vous voudrez. Faites seulement que l’homme que voilà sache où vous êtes pour qu’il puisse aller vous avertir lorsque la Tartane1 mettra à la voile pour Ancône. Mon devoir est de vous mettre dans le lazaret d’Ancône franc de dépense du moment dans lequel nous partirons. Jusqu’à ce moment-là divertissez-vous.

Cet homme que voilà était le maître de la Tartane. Je lui demande où je pouvais me loger. – Chez moi, si vous vous contentez de coucher dans un grand lit avec monsieur le cuisinier, dont la femme couchera à bord de ma Tartane.

J’y consens, et un matelot vient avec moi portant ma malle qu’il met sous le lit, parce que le lit occupait toute la chambre. Après avoir ri de cela, car il ne me convenait point du tout de faire le difficile, je vais dîner à l’auberge, puis je vais voir Chiozza. C’est une presqu’île, port de mer de Venise, peuplée de dix mille âmes matelots, pêcheurs, marchands, gens de chicane, et employés aux gabelles, et finances de la république. Voyant un café, j’y suis entré. Un jeune docteur en droit, qui avait été à Padoue mon condisciple, m’embrasse, et me présente à l’apothicaire, qui avait sa boutique à côté du café, où, me dit-il, tous les gens de lettres s’assemblaient. Un quart d’heure après, un grand moine Jacobin, borgne, et Modénois, nommé Corsini, [113v] que j’avais connu à Venise, arrive, me voit, et me fait des grandes politesses. Il me dit que j’étais arrivé à temps pour être du pique-nique que les académiciens macaroniques faisaient le lendemain après une séance de l’académie, où chaque membre réciterait une sienne composition à l’honneur, et gloire des macaroni2. Il m’excite à faire l’honneur à l’académie de réciter un morceau de ma façon, et d’être du pique-nique, et j’accepte. J’ai fait dix stances, et je fus agrégé à l’académie par acclamation. J’ai figuré encore mieux à table mangeant si bien des macaroni qu’on me jugea digne d’en être déclaré prince.

Le jeune docteur, académicien aussi, me présenta à sa famille. Ses parents fort à leur aise me firent toutes les honnêtetés. Il avait une sœur fort aimable, et une autre religieuse professe3 qui me parut un prodige. J’aurais pu dans cette société passer agréablement mon temps jusqu’au moment de mon départ ; mais il était écrit qu’à Chiozza je ne devais avoir que des chagrins. Le jeune docteur me donna aussi une autre marque d’amitié : il m’avertit que le père Corsini était homme de mauvaise compagnie, qu’on ne pouvait souffrir nulle part, et que je devais éviter. J’ai remercié le docteur de cet avis ; mais je n’en ai pas fait cas parce que j’ai cru que sa mauvaise réputation ne dérivait que de son libertinage. Étant tolérant par caractère, etb assez étourdi pour ne pas craindre des pièges, j’ai cru que ce moine pourraitc au contraire me procurerd beaucoup d’agréments.

Ce fut le troisième jour que ce fatal moine me présenta dans un lieu, où j’aurais pu aller tout seul, et où pour faire le brave, je me suis donné à une misérable laide coquine. En sortant de là il me conduisit à une auberge à souper en compagnie de quatre capons4 ses amis, où un d’entr’eux après souper fit une banque de Pharaon5. Après avoir perdu quatre sequins6 j’ai voulu quitter ; mais mon bon ami Corsini me persuada à en risquer encore quatre de moitié avec lui. Il fit la banque, et elle sauta. Je ne voulais plus jouer ; mais Corsini se montrant affligé d’être la cause de ma perte mee conseilla de faire moi-même une banque de vingt, et on me débanqua7. Ne pouvant pas souffrir une si grosse perte, je n’ai pas eu besoin qu’on me prie. L’espoir de regagner mon argent me fit perdre tout mon reste. Je suis allé me coucher avec le cuisinier qui dormait, et qui se réveillant me dit que j’étais un libertin. Je lui ai répondu que c’était vrai.

[114r] Ma nature accablée par ce grand malheurf eut besoin de s’y rendre insensible, se noyant dans le frère de la mort. Ce fut le sacré bourreau qui à midi me réveilla pour me dire d’un air triomphant qu’on avait invité à souper un jeune homme fort riche qui ne pouvait que perdre, et que par conséquent je me referais.

— J’ai perdu tout mon argent. Prêtez-moi vingt sequins.

— Quand je prête, je suis sûr de perdre : c’est une superstition ; mais j’en ai trop fait l’expérience. Tâchez de les trouver ailleurs, et venez. Adieu.

Ayant honte de faire savoir mon malheur à mon sage ami, je me suis informé au premier venu où demeurait un honnête prêteur sur gages. Je fus chez un vieux homme que j’ai conduit chez moi, et auquel j’ai vidé ma malle. Après avoir fait l’inventaire de tous mes effets, il me donna trente sequins, sous condition, que si je ne lui rendais la somme tout au plus tard trois jours après, tout lui appartiendrait. Point d’usure. Le brave homme ! Je lui ai fait un écrit de vente ; et il emporta tout après m’avoir donné trente sequins tous neufs. Ce fut lui qui m’obligea à retenir trois chemises, des bas, et des mouchoirs : je ne voulais rien. J’avais un sûr pressentiment que je regagnerais le soir tout mon argent. Quelques années après, je me suis vengé écrivant une diatribe contre les pressentiments. Je crois que le seul pressentiment auquel l’homme sage peut faire attention est celui qui lui prédit malheur ; il est de l’esprit. Celui qui prédit bonheur est du cœur, et le cœur est un fou digne de compter sur la fortune qui est folle.

gJe n’eus rien de si pressé que d’aller rejoindre l’honnête compagnie, qui ne craignait rien tant que de ne pas me voir arriver. À souper on ne parla pas de jouer. On fit le plus pompeux éloge de mes éminentes qualités ; et on célébra la haute fortune que je devais faire à Rome. Ce fut moi, après table, que voyant qu’on ne parlait pas de jouer, j’ai demandé hautement ma revanche. On me dit que je n’avais qu’à faire la banque, et que tout le monde ponterait. Je l’ai faite, et après avoir tout perdu, j’ai prié le lumine laesus [l’œil abîmé]8 de payer à l’hôte ce que je lui devais, et il me dit qu’il répondrait pour moi.

Allant me coucher désespéré, j’ai vu, pour surcroît de malheurh, les vilaines marques de la même maladie, dont il n’y avait pas encore deux mois que j’étais guéri. Je me suis endormi abasourdi. Je me suis réveillé au bout d’onze heures ; mais dans l’accablement de mon esprit j’ai poursuivi à me tenir assoupi. J’abhorrais la pensée, et la lumière dont il me semblait d’être indigne de jouir. Je craignais un réveil parfait dans lequel je me serais trouvé dans la cruelle nécessité de prendre un parti. Je ne me suis pas arrêté un seul moment sur l’idée de retourner à Venise, ce que cependant j’aurais dû faire ; et j’aurais voulu plutôt mourir qu’aller confier au jeune docteur ma situation. Mon existence m’étant devenue à charge, j’espérais de mourir d’inanition sans bouger de là. C’est certain que je ne me serais pas déterminé à me lever, si le bonhomme Alban, maître de la [114v] Tartane ne fût venu me secouer, me disant d’aller à bord, puisque le vent étant bon, il voulait partir.

Le mortel qui sort d’une grande perplexité, quel qu’en soit le moyen, se sent soulagé. Il me semblait que maître Alban était venu me dire ce, qui dans mon extrême détresse, me restait à faire. Après m’être vite habillé, j’ai mis mes chemises dans un mouchoir, et je suis allé m’embarquer. Une heure après, la Tartane leva l’ancre, et le matin elle la jeta dans un port d’Istrie nommé Orsara. Nous descendîmes tous pour aller nous promener dans cette ville, qui n’en mérite pas le nom. Elle appartient au pape : les Vénitiens la lui ont donnée pour faire hommage à la chaire de S.t Pierre.

Un jeune moine récollet9, qui se nommait F. Steffano de Belun, que maître Alban, dévot de S.t François d’Assise, avait embarqué par charité, m’approcha pour me demander si j’étais malade.

— Mon père, j’ai du chagrin.

— Vous le dissiperez venant avec moi déjeuner chez une de nos dévotes.

Il y avait trente-six heures que la moindre nourriture n’était entrée dans mon estomac, et la grosse mer m’avait fait rendre tout ce qui pouvait encore s’y trouver. Outre cela ma maladie secrète me gênait à l’excès, sans compter l’avilissement qui m’accablait l’esprit, étant sans le sou. Mon état était si triste que je n’avais pas la force de ne pas vouloir quelque chose. J’ai suivi le moine dans une parfaite apathie.

Il me présenta à sa dévote, lui disant qu’il me conduisait à Rome, où j’allais prendre le saint habit de S.t François. Dans toute autre situation je n’aurais pas laissé courir ce mensonge ; mais dans ce moment-là cette imposture me parut comique. La bonne femme nous donna un joli repas en poissons, accommodés à l’huile qui là est excellente, et à boire du Refosco10 que j’ai trouvé exquis. Un prêtre, qui arriva là par hasard, me conseilla de ne pas passer la nuit dans la Tartane, mais d’accepter un lit chez lui, et même un dîner pour le lendemain, si le vent nous empêchait de partir. J’ai accepté sans balancer. Après avoir remercié la dévote je suis allé me promener avec le prêtre, qui me donna un bon souper fait par sa gouvernante, qui s’assit à table avec nous, et qui me plut. Son réfosque encore meilleur que celui de la dévote, me fit oublier mes malheurs : j’ai causé avec ce prêtre assez gaiement. Il voulait me lire un petit poème de sa composition ; mais ne pouvant plus tenir les yeux ouverts, je lui ai dit que je l’entendrais volontiers le lendemain.

Je suis allé me coucher prenant des précautions pour que ma peste ne tombât sur les draps. Dix heures après, la gouvernante, qui [115r] épiait mon réveil, me porta du café, me laissant seul après pour que je pusse m’habiller en liberté. Cette gouvernante jeune, et bien faite me parut mériter attention. Je me sentais mortifié que mon état m’empêchât de la convaincre que je lui rendais justice. Je ne pouvais souffrir de passer dans son esprit pour froid, ou impoli.

Déterminé à bien payer mon hôte écoutant avec attention son poème, j’ai envoyé à l’enfer la tristesse. J’ai fait sur ses vers des remarques qui l’enchantèrent, de sorte que me trouvant de l’esprit plus qu’il ne pensait, il voulut me lire ses idylles, et j’ai subi le joug. J’ai passé avec lui toute la journée. Les attentions redoublées de la gouvernante me démontrèrent que je lui avais plu, et par concomitance elle acheva de me plaire. Le jour passa au prêtre comme un éclair en grâce des11 beautés que je relevais dans ce qu’il me lisait, tout du plus grand mauvais ; mais elle fut longue pour moi à cause de cette gouvernante qui devait me conduire au lit. Tel j’étais, et je ne sais pas si je doive en être honteux, ou m’en féliciter. Dans le plus déplorable état tant physique que moral, mon âme osait se livrer à la joie, oubliant tous les vrais motifs de tristesse qui devaient accabler tout autre homme raisonnable.

Le moment enfin arriva. Après quelques avant-coureurs de saison, je l’ai trouvée bonne jusqu’à un certain point ; et déterminée au refus, quand j’ai fait semblant de vouloir lui rendre une justice entière. Content de ce que j’avais obtenu, et encore plus qu’elle ne m’eût pas pris au mot pour l’essentiel j’ai très bien dormi. Le lendemain au café, je lui ai trouvé un air qui me disait qu’elle était enchantée de la connaissance intime que nous avions faite. J’ai fait des démarches pour la convaincre que ma tendresse n’avait pas été un effet du réfosque, et elle ne les seconda pas ; mais elle a embelli son refusi avec une clause qui me le rendit cher. Elle me dit que pouvant être surpris, il valait mieux différer au soir, le vent du Sud-Est étant plus fort que la veille. C’était une promesse formelle. Je me suis disposé à en jouir servatis servandis [ayant observé ce qui devait l’être]12.

La journée avec le prêtre fut égale à la précédente. À l’heure d’aller au lit, la gouvernante me dit en me quittant qu’elle reviendrait. M’examinant alors, j’ai cru voir, que moyennant certaines attentions, je pouvais me tirer d’affairej sans risquer de devoir me reprocher une iniquité impardonnable. Il me semblait que m’abstenant, et lui en disant la raison je me serais couvert d’opprobre, et que je l’aurais comblée de honte. Étant sage je n’aurais pas dû commencer : il me semblait de ne pouvoir plus reculer. Elle vint. Je l’ai accueillie, comme elle s’y attendait, et après avoir passé [115v] un couple d’heures avec plaisir, elle retourna dans sa chambre. Deux heures après, maître Alban vint me dire de me hâter, parce qu’en côtoyant l’Istrie il voulait être à Pola le soir. Je me suis rendu à la tartane.

Le récollet F. Steffano m’amusa toute la journée par cent propos, où j’ai vu l’ignorance mêlée à la fourberie sous le voile de la simplicité. Il me fit voir toutes les aumônes qu’il avait trouvées à Orsara, pain, vin, fromage, saucissons, confitures, et chocolat. Toutes les grandes poches de son saint habit étaient pleines de provisions.

— Avez-vous aussi de l’argent ?

— Dieu m’en préserve. Premièrement notre glorieux institut me défend d’en toucher ; et en second lieu, si quand je vais à la quête, j’acceptais de l’argent, on s’acquitterait avec un ou deux sous, tandis que ce qu’on me donne en mangeailles vaut dix fois plus. S.t François, croyez-moi, avait beaucoup d’esprit.

Je réfléchissais que ce moine faisait consister la richesse précisément dans ce qui faisait alors ma misère. Il me fit son commensal ; et il était glorieux13 de ce que je voulais bien lui faire cet honneur.

Nous descendîmes au port de Pola qu’on appelle Véruda. Après avoir monté un chemin d’un quart d’heure, nous entrâmes dans la ville, où j’ai employé deux heures à examiner des antiquités romaines ; car cette ville avait été la capitale de l’empire ; mais je n’ai vu autre vestige de grandeur qu’une arène ruineuse14. Nous retournâmes à Véruda, où ayant mis à la voile nous nous trouvâmes le lendemain devant Ancône : mais nous louvoyâmes toute la nuit pour y entrer le lendemain. Ce port, malgré qu’il passe pour un insigne monument de Trajan15, serait fort mauvais sans une digue faite à grands frais qui le rend assez bon. Une observation curieuse à faire dans la mer Adriatique c’est que le côté au Nord est rempli de ports, tandis que l’opposé n’en a qu’un ou deux. Il est évident que la mer se retire vers le levant, et que dans trois ou quatre siècles Venise sera jointe à la terre ferme16.

Nous nous débarquâmes17 à Ancône au vieux lazaret, où on nous condamna à une quarantaine de vingt-huit jours18, parce que Venise avait admis après une quarantaine de trois mois l’équipage de deux vaisseaux de Messine, où récemment il y avait eu une peste19. J’ai demandé une chambre pour moi, et F. Steffano qui m’en sut un gré infini ; et j’ai loué des Juifs un lit, une table, et quelques chaises, dont je devais payer le loyer à la fin de la quarantaine : le moine n’a voulu que de la paille. S’il avait pu deviner que sans lui je serais peut-être mort de faim, il ne se serait pas, peut-être tant glorifié de se voir logé avec moi. Un matelot, qui espérait de me trouver généreux, me demanda où était ma malle ; lui ayant répondu que je n’en savais rien, il se donna beaucoup de peine pour la trouver avec maître Alban, qui me fit rire quand il vint me demander [116r] mille excuses de l’avoir oubliée, me promettant d’ailleurs que je l’aurais en moins de trois semaines.

Le moine qui devait en passer quatre avec moi comptait de vivre à mes frais, tandis que c’était lui que la providence m’avait envoyé pour m’entretenir. Il avait des provisions avec lesquelles nous aurions pu vivre huit jours.

Ce fut après souper qu’en style pathétique je lui ai fait la narration de mon triste état, et du besoin que j’aurais de tout jusqu’à Rome, où je serais au service de l’ambassadeur en qualité (je mentais) de secrétaire des mémoriaux20.

Ma surprise ne fut pas petite, quand j’ai vu F. Steffano se réjouir à la triste narration de mon infortune.

— Je me charge, me dit-il, de vous jusqu’à Rome. Dites-moi seulement si vous savez écrire.

— Vous moquez-vous de moi ?

— Quelle merveille ! Moi, que vous voyez, je ne sais écrire que mon nom : il est vrai que je sais l’écrire de la main gauche aussi ; mais à quoi me servirait savoir écrire ?

— Je m’étonne un peu, car je vous croyais prêtre.

— Je ne suis pas prêtre : je suis moine, je dis la messe, et par conséquent je dois savoir lire. S.t François, voyez-vous, dont je suis un indigne fils, ne savait pas écrire, et on prétend même qu’il ne savait pas lire, et que ce fut par cette raison qu’il n’a jamais dit la messe. Bref. Puisque vous savez écrire, vous écrirez demain en mon nom à toutes les personnes que je vous nommerai ; et je vous réponds qu’on nous enverra à manger en abondance jusqu’à la fin de la quarantaine.

Il me fit passer tout le jour suivant à écrire huit lettres, parce qu’il y avait dans la tradition orale de son ordre que tout frère devait être sûr qu’après avoir frappé à sept portes, où on lui aurait refusé l’aumône, il la trouverait abondante à la huitième. Ayant fait le voyage à Rome une autre fois, il connaissait toutes les bonnes maisons d’Ancône dévotes de S.t François ; et tous les supérieurs des couvents riches. J’ai dû écrire à tous ceux qu’il m’a nommés, et tous les mensonges qu’il a vouluk. Il m’a obligé à signer son nom aussi, m’alléguant en raison que s’il signait on connaîtrait à la différence du caractère qu’il n’avait pas écrit les lettres, ce qui lui ferait du tort, car dans ce siècle corrompu on n’estimait que les savants. Il m’obligea à remplir les lettres de passages latins, mêmes celles qu’il écrivait à des femmes, et mes remontrances furent inutiles. Quand je résistais, il me menaçait de ne plus me donner à manger. J’ai pris le parti de faire tout ce qu’il voulut. Dans plusieurs de ces lettres il y avait des mensonges que les autres contredisaient. Il me fit dire au supérieur des jésuites qu’il ne recourait pas aux capucins parce qu’ils étaient athées, c’est pourquoi S.t François n’avait jamais pu les souffrir. J’eus beau lui dire qu’au temps de S.t François il n’y avait ni capucins, ni récollets ; mais il m’appela ignorant. J’ai cru qu’on le traiterait de fou, et que personne n’enverrait rien. [116v] Je me suis trompé. La grande quantité de provisions qui arriva le troisième, et le quatrième jour me surprit. On nous envoya du vin pour toute la quarantaine de trois ou quatre côtés. C’était du vin cuit qui m’aurait fait du mal ; mais je buvais de l’eau par régime aussi, car il me tardait de guérir. Pour ce qui regarde le manger, nous en avions tous les jours pour cinq ou six personnes. Nous en faisions présent à notre gardien qui était pauvre, et père de famille nombreuse. De tout cela il ne se sentait reconnaissant qu’à S.t François, point du tout aux bonnes âmes qui lui faisaient l’aumône.

Il se chargea de donner lui-même mes chemises scandaleusement sales à laver à notre gardien me disant qu’il ne risquait rien, car tout le monde savait que les récollets ne portaient pas de chemise. Il ne savait pas qu’il y avait au monde une maladie pareille à la mienne. Comme je me tenais toute la journée au lit, je me suis dispensé d’aller me faire voir de tous ceux qui ayant reçu sa lettre se crurent en devoir de venir lui rendre visite. Ceux qui ne vinrent pas lui répondirent des lettres pleines de disparates21 finement écrites que je me suis bien gardé de lui faire relever. J’ai fait beaucoup à lui faire comprendre22 que ces lettres-là ne demandaient pas de réponse.

En quinze jours de régime mon indisposition étant devenue bénigne, je me promenaisl au commencement du jour dans la cour ; mais un marchand turc arrivé de Salonique avec tout son monde étant entré au lazaret, et logé rez-de-chaussée, j’ai dû suspendre ma promenade. Le seul plaisir qui me resta fut de passer mes heures sur mon balconm sur la même cour où le Turc se promenait. Ce qui m’intéressait était une esclave grecquen d’une beauté surprenante. Elle passait presque toute la journée assise à la porte de sa chambre tricotant, ou lisant à l’ombre. La chaleur était extrême. Lorsqu’élevant ses beaux yeux elle me voyait, elle les détournait, et souvent contrefaisant la surprise, elle se levait, eto à pas lents, elle rentrait dans sa chambre comme si elle avait voulu dire : Je ne savais pas d’être observée. Sa taille était grande, et son air était celui de la première jeunesse. Sa peau était blanche, et ses yeux noirs comme ses sourcils, et ses cheveux. Son habillement étant grec, était par conséquent très voluptueux.

Oisif dans un lazaret, et tel que la nature, et l’habitude m’avaient fait, pouvais-je contempler un tel objet quatre ou cinq heures tous les jours sans en devenir fou ? Je l’avais entendue parler en langue franque23 avec son maître qui était vieux, et bel homme, qui s’ennuyait comme elle, et qui ne sortait que quelque moment avec sa pipe à la bouche pour rentrer d’abord. J’aurais dit quelque parole à cette fille si je n’avais eu peur de la faire partir, et de ne plus la revoir. Je me suis à la fin déterminé à lui écrire, n’étant pas embarrassé à lui faire tenir ma lettre, puisque je n’avais qu’à la jeter [117r] à ses pieds. N’étant pas sûr qu’elle la ramasserait, voilà comme je m’y suis pris pour ne pas risquer de faire un faux pas.

Ayant attendu un moment où elle était seule, j’ai laissé tomber un papier plié en forme de lettre, où je n’avais rien écrit, tenant ma véritable lettre dans ma main. Lorsque je l’ai vue s’incliner pour prendre la fausse lettre, je lui ai jeté l’autre aussi, et après les avoir ramassées toutes les deux, elle les mit dans sa poche : puis elle disparut. Ma lettre parlait ainsi : « Ange de l’orient que j’adore. Je passerai toute la nuit sur ce balcon, désirant que vous veniez pour un seul quart d’heure entendre ma voix par le trou qui est sous mes pieds. Nous parlerons à voix basse ; et pour me comprendre vous pourrez monter sur la balle24 qui est sous le même trou. »

J’ai prié mon gardien d’avoir la complaisance de ne pas m’enfermer, comme il faisait toutes les nuits, et il n’eut aucune difficulté à me contenter ; sous condition cependant qu’il me surveillerait, car si je m’avisais de sauter en bas il y allait de sa tête. Il me promit cependant de ne pas venir sur le balcon.

M’étant donc placé à l’endroit, je l’ai vue paraître à minuit, lorsque je commençais à désespérer. Je me suis alors étendu sur mon ventre, mettant ma tête au trou, qui était un carré raboteux de cinq à six pouces25. Je l’ai vue monter sur la balle, où se tenant debout, sa tête n’était qu’à un pied26 de distance du plancher du balcon. Elle était obligée de s’appuyer d’une main au mur, parce que sa position incommode la faisait chanceler. Dans cet état nous parlâmes de nous, d’amour, de désirs, d’obstacles, d’impossibilités, et de ruses. Quand je lui ai dit la raison qui m’empêchait de sauter en bas, elle me dit que quand même, nous nous perdrions, attendu l’impossibilité où je me trouverais de remonter. Outre cela, Dieu sait ce que le Turc aurait fait d’elle, et de moi, s’il nous eût surpris. Après m’avoir promis qu’elle viendrait me parler toutes les nuits, elle mit sa main dans le trou. Hélas ! Je ne pouvais me rassasier de la baiser. Il me semblait de n’avoir jamais touché une main plus douce ni plus délicate. Mais quel plaisir quand elle me demanda la mienne ! J’ai vite mis hors du trou tout mon bras de façon qu’elle colla ses lèvres sur le pli du coude : elle pardonna alors à ma main rapace tous les vols qu’elle a pu faire sur sa gorge grecque, dont j’étais bien plus insatiable que des baisers que je venais d’imprimer sur sa main. Après notre séparation, j’ai vu avec plaisir le gardien qui dormait profondément dans un coin de la salle.

Content d’avoir obtenu tout ce que dans cette position gênante je pouvais obtenir j’attendais avec impatience la nuit suivante mettant ma tête à l’alambic27 pour trouver le moyen de me la rendre plus délicieuse ; mais la Grecque ayant [117v] la même pensée me fit reconnaître son esprit plus fécond que le mien.

Étant dans la cour l’après-dîner avec son maître, et lui ayant dit quelque chose qu’il approuva, j’ai vu un Turc domestique aidé parp leur gardien tirer dehors un grand panier de marchandises qu’on plaça sous le balcon, tandis qu’elle fit mettre une autre balle au-dessus de deux autres, comme pour faire plus de place au panier. Ayant pénétré son dessein, j’ai tressailli de joie. J’ai vu que par cette opération elle s’était assuré le moyen de s’élever dans la nuit deux pieds plus haut. Mais quoi ? Me suis-je dit, elle se trouvera dans la plus incommode de toutes les positions : devant se tenir courbée, elle ne pourra pas y résister. Le trou n’est pas assez grand pour qu’elleq pût se mettre à son aise y introduisant toute sa tête.

Furieux de ce que je ne pouvais pas espérer d’élargir ce trou, je m’étends, je l’examine, et je ne vois autre moyen que celui de déclouer toute la vieille planche des deux poutres qui étaient dessous. Je vais dans la salle ; le gardien n’y était pas. Je choisis la plus forte d’entre toutes les tenailles que je vois ; je me mets à l’ouvrage, et à plusieurs reprises, ayant toujours peur d’être surpris, j’arrache les quatre gros clous qui tenaient la planche aux deux poutres ; et je me vois maître de la lever. Je la laisse là attendant avec impatience la nuit. Après avoir mangé un petit morceau je vais me mettre sur le balcon.

L’objet de mes désirs arriva à minuit. Voyant avec peine qu’il lui fallait beaucoup d’adresse pour monter sur la nouvelle balle, je lève ma planche, je la mets à côté, et m’étendant je lui présente mon bras dans toute sa longueur, elle s’y attache, monte, et est étonnée se redressant de se voir dans mon balcon jusqu’à la moitié de l’estomac. Elle y introduisit ses bras entièrement, et tous nus sans la moindre difficulté. Nous ne perdîmes alors que trois ou quatre minutes en compliments sur ce que sans nous concerter nous avions travaillé tous les deux pour le même objet. Si dans la nuit précédente j’avais été plus maître d’elle qu’elle de moi, elle se trouva maîtresse dans celle-ci de toute ma personner. Hélas ! je ne pouvais posséder, allongeant tant que je pouvais mes deux bras ques la moitié de la sienne. J’en étais au désespoir ; mais elle, qui m’avait tout entier entre ses mains était désolée de ne pouvoirt contenter que sa bouche. Elle donna en grec mille malédictions à celui qui n’avait pas fait la balle au moins plus grosse d’un demi-pied. Nous n’aurions pas encore été contents ; mais ma main aurait pu tempérer en partieu l’ardeur de la Grecque. Nos plaisirs quoique stériles nous occupèrent jusqu’à l’aube. Elle s’en alla sans faire le moindre bruit ; et après avoir remis la planche je suis allé me coucher dans le plus grand besoin de regagner des forces.

[118r] Elle m’avait dit que le petit Beiran28 commençant le même jour, et durant trois, elle ne pourrait venir que le quatrième ; c’était la Pâques des Turcs29. Le petit Beiran est plus long que le grand. J’ai passé ces trois jours voyant leurs cérémonies, et leurs remuements continuels.

La première nuit après le Beiran, elle me dit me tenant tout entre ses bras amoureux qu’elle ne pouvait être heureuse que m’appartenant, et qu’étant chrétienne je pourrais l’acheter l’attendant dans Ancône à la fin de sa quarantaine. J’ai dû lui avouer que j’étais pauvre, et à cette annonce elle soupira. Dans la nuit suivante elle me dit que son maître la vendrait pour deux mille piastres30, qu’elle pouvait me les donner, qu’elle était vierge, et que je pourrais m’en convaincre si la balle était plus grosse. Elle me dit qu’elle me donnerait une boîte remplie de diamants, dont un seul valait deux mille piastres, et que vendant les autres nous pourrions vivre à notre aise sans jamais craindre la pauvreté. Elle me dit que son maître ne s’apercevrait du vol de sa boîte qu’après avoir fini la quarantaine, et qu’il soupçonnerait tout le monde plutôt qu’elle.

J’étais amoureux de cette créature, sa proposition m’inquiéta ; mais le lendemain à mon réveil jev n’ai plus balancé. Elle vint avec la boîte dans la nuit suivante, et quand je lui ai dit que je ne pouvais pas me résoudre à devenir complice du vol, elle me dit en pleurant que je ne l’aimais pas comme elle m’aimait ; mais que j’étais un vrai chrétien. C’était la dernière nuit. Le lendemain à midi le prieur du Lazaret devait venir nous mettre en liberté. La charmante Grecque entièrement en proie de ses sens, et ne pouvant plus résister au feu qui lui brûlait l’âme, me dit de me mettre debout, de me courber, de la saisir sous les aisselles, et de la tirer toutw entière dans le balcon. Quel est l’amant qui aurait pu s’opposer à une pareille invitation. Tout nu comme un gladiateur, je me lève, je me courbe, je la saisis sous les aisselles, et sans avoir besoin d’avoir la force de Milon de Crotone31, je la tirais dedans, lorsque je me sens saisi aux épaules, entendant la voix du gardien qui me dit : que faites-vous ? Je lâche prise, elle s’enfuit, et je tombe sur mon ventre. Je ne me soucie plus de me lever de là et je laisse que le gardien me secoue. Il crut que l’effort m’avait tué ; mais j’étais pire que mort. Je ne me levais pas, parce que j’avais envie de l’étrangler. Je suis enfin allé me coucher sans lui rien dire, et même sans remettre la planche.

Le prieur vint le matin nous déclarer libres. En sortant de là avec le cœur navré j’ai vu la Grecque qui ramassait ses larmes. J’ai donné rendez-vous à la bourse à F. Steffano qui me laissa avec le Juif auquel je devais payer le [118v] loyer des meubles qu’il m’avait donnésx. Je l’ai conduit aux Minimes, où le Père Lazzari me donna dix sequins, et l’adresse de l’évêque, qui après avoir fait la quarantaine aux confins de la Toscane devait être à Rome, où je devais aller le rejoindre. Après avoir payé le Juif, et mal dîné à une auberge, je me suis acheminé à la bourse pour voir F. Steffano. Chemin faisant j’eus le malheur de rencontrer maître Alban, qui me dit des injures grossières à cause de ma malle, que je lui avais laissé croire d’avoir oubliée chez lui. Après l’avoir apaisé lui contant toute la déplorable histoire je lui ai fait un écrit dans lequel je certifiais que je n’avais rien à prétendre de lui. Je me suis acheté des souliers et une redingote bleue.

À la bourse, j’ai dit à F. Steffano que je voulais aller à la santa casa de N.D. de Lorette32, que je l’y attendrais trois jours, et que de là nous pourrions aller à Rome à pied ensemble. Il me répondit qu’il ne voulait pas aller à Lorette, et que je me repentirais d’avoir méprisé la providence de S.t François. Le lendemain je suis parti pour Loreto me portant très bien.

Je suis arrivé à cette sainte ville las à n’en pouvoir plus. C’était pour la première fois de ma vie que j’avais fait quinze milles33 à pied ; ne buvant que de l’eau, à cause que le vin cuit mey brûlait l’estomac. Malgré ma pauvreté je n’avais pas l’apparence d’un gueux. La chaleur était excessive.

En entrant dans la ville je rencontre un abbé à l’air respectable, avancé en âge. Voyant qu’il m’examinait attentivement, j’ôte mon chapeau, et je lui demande où il y avait une honnête auberge. Voyant, me dit-il, une personne comme vous à pied, je juge que c’est par dévotion que vous venez visiter ce saint lieu. Ella venga meco [Venez avec moi]34. Il rebrousse chemin, et il me conduit à une maison de belle apparence. Après avoir parlé au chef à l’écart, il part me disant d’un air noble ella sarà ben servita [vous serez bien servi]. J’ai cru qu’on me prenait pour un autre ; mais j’ai laissé faire.

On m’introduit dans un appartement de trois pièces, où la chambre à coucher était tapissée de damas avec lit sous baldaquin, et secrétaire ouvert avec tout le nécessaire pour écrire. Un domestique me donne une légère robe de chambre, puis il s’en va, et il rentre avec un autre portant par les deux oreilles une grande cuve remplie d’eau. On la place devant moi, on me déchausse, et on me lave les pieds. Une femme très bien mise, suivie d’une servante qui portait des draps, entre, et après m’avoir fait une humble révérence fait le lit. Après le bain, une cloche sonne, ils se mettent à genoux, j’en fais de même. C’était l’Angelus35. On met un couvert sur une petite table ; et on me demande quel vin je bois, je réponds Chianti. On me porte la gazette, et deux flambeaux d’argent, et on s’en va. Une heure après, on me sert un souper en maigre36 très délicat, et avant que j’aille au lit on me demande si je prendrai mon chocolat avant sortir, ou après la messe. Je réponds avant sortir, devinant la raison de cette demande. Je me couche, on me porte une lampe de nuit devant un cadran, et on s’en va. Je me suis trouvé couché dans un lit auquel je n’ai trouvé l’égal qu’en France. Il était fait pour guérir de l’insomnie ; mais je n’en avais pas besoin. J’ai fait un somme de dix heures.

[119r] Me voyant traité ainsi, je fus sûr de n’être pas à une auberge ; mais aurais-je osé deviner que j’étais à un hôpital37 ? Le matin après le chocolat voilà un perruquier maniéré, qui pour parler n’attend pas d’être interrogé. Devinant que je ne voulais pas avoir une barbe, il s’offre à arranger mon duvet à la pointe des ciseaux, ce qui, me dit-il, me ferait paraître encore plus jeune.

— Qui vous a dit que je pense à cacher mon âge ?

— C’est tout simple, car si monsignore ne pensait pas à ça, il se serait fait raser depuis longtemps. La comtesse Marcolini38 est ici. Monsignor la connaît-il ? Je dois aller la coiffer à midi.

Voyant que je ne m’intéresse pas à la comtesse, le bavard poursuit.

— Est-ce la première fois que monsignor loge ici ? Dans tous les états de notre Seigneur, il n’y a pas un hôpital plus magnifique.

— Je le crois, et j’en ferai compliment à Sa Sainteté.

— Oh ! il le sait bien. Il y a logé lui-même avant son exaltation39. Si monsignor Caraffa ne vous avait pas connu, il ne vous aurait pas présenté.

Voilà en quoi les perruquiers sont utiles à un étranger dans toute l’Europe ; mais il ne faut pas les interroger, car pour lors ils mêlent le faux au vrai, et au lieu de se laisser sonder ils sondent. Croyant de devoir faire une visite à Monsignor Caraffa je m’y suis fait conduire. Il me reçut très bien, et après m’avoir fait voir sa bibliothèque il me donna pour Cicéron40 un de ses abbés qui était de mon âge, et que j’ai trouvé rempli d’esprit. Il m’a fait tout voir. Cet abbé, s’il vit encore, est aujourd’hui chanoine de S. Jean de Latran. Vingt-huit ans après cette époque il me fut utile à Rome.

Le lendemain, j’ai communié dans l’endroit même, où la sainte vierge accoucha de son créateur. J’ai passé tout le troisième jour à voir tous les trésors de ce prodigieux sanctuaire. Le lendemain de bonne heure je suis parti, n’ayant dépensé que trois pauls41 dans le perruquier.

À la moitié du chemin vers Macerata j’ai trouvé F. Steffano qui marchait très lentement. Enchanté de me voir, il me dit qu’il était parti d’Ancône deux heures après moi, et qu’il ne faisait que trois milles par jour très content d’employer deux mois dans ce voyage qu’à pied même on pouvait faire en huit jours. Je veux, me dit-il, arriver à Rome frais, et bien portant : rien ne me presse : et si vous êtes d’humeur de voyager ainsi, venez avec moi. S.t François ne sera pas embarrassé à nous entretenir tous les deux.

Août 174342

Ce lâche était un homme de trente ans, de poil roux, d’une complexion très forte, véritable paysan, qui ne s’était fait moine que pour vivre sans fatiguer son corps. Je lui ai répondu qu’étant pressé je ne pouvais pas devenir son compagnon. Il me dit qu’il marcherait le double ce jour-là, si je voulais me charger de son manteau, qui lui était fort lourd. J’ai voulu essayer, et il mit ma redingote. Nous devînmes deux personnages comiques qui faisaient rire tous les passants. Son manteau était effectivement la charge d’un mulet. Il avait douze poches toutes pleines, outre la grande poche de derrière qu’il appelait le batti-culo43, qui seule contenait le double de ce que pouvaient contenir toutes les autres. Pain, vin, viandes, cuites fraîches, et salées, poulets, œufs, fromages, [119v] jambons, saucissons : il y avait de quoi nous nourrir pour quinze jours. Lui ayant dit comment on m’avait traité à Loreto, il me répondit que si j’avais demandé à Monsignor Caraffa un billet pour tous les hôpitaux jusqu’à Rome j’aurais trouvé partout à peu près le même traitement.

— Les hôpitaux, me dit-il, ont tous la malédiction de S.t François, parce qu’on n’y reçoit pas les moines mendiants ; mais nous ne nous en soucions pas parce qu’ils sont à trop de distance les uns des autres. Nous préférons les maisons des dévots de l’ordre que nous trouvons à chaqu’heure de chemin.

— Pourquoi n’allez-vous pas vous loger dans vos couvents ?

— Je ne suis pas bête. Premièrement on ne me recevrait pas, car étant fugitif je n’ai point d’obédience44 par écrit qu’ils veulent toujours voir ; je risquerais même d’être mis en prison, car c’est une maudite canaille. En second lieu nous ne sommes pas dans nos couvents si bien comme chez nos bienfaiteurs.

— Comment, et pourquoi êtes-vous fugitif ?

À cette interrogation il me fit une histoire de son emprisonnement, et de sa fuite pleine d’absurdités, et de mensonges. C’était un sot qui avait l’esprit d’Arlequin, et qui supposait ceux qui l’écoutaient encore plus sots. Dans sa bêtise cependant il était fin. Sa religion était singulière. Ne voulant pas être bigot, il était scandaleux : pour faire rire la compagnie il disait des cochonneries révoltantes. Il n’avait le moindre goût ni pour les femmes, ni pour toute autre espèce d’impudicité, et il prétendait qu’on dût prendre cela pour une vertu tandis que ce n’était qu’un défaut de tempérament. Tout dans ce genre-là lui semblait matière à faire rire : et quand il était un peu gris, il faisait aux convives maris, femmes, fils, et filles des questions si lubriques qu’il les faisait rougir. Le butor ne faisait qu’en rire.

Lorsque nous fûmes à cent pas de la maison du bienfaiteur, il reprit son manteau. En entrant il donna sa bénédiction à tout le monde, et toute la famille vint lui baiser la main. La maîtresse de la maison l’ayant prié de lui dire la messe, fort complaisant il se fit conduire à la sacristie de l’église qui n’était qu’à vingt pas de là.

— Avez-vous oublié, lui dis-je à l’oreille, que nous avons déjeuné45 ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

Je n’ose pas répliquer ; mais en écoutant sa messe, je suis fort surpris de voir qu’il n’en savait pas l’allure46. Je trouve cela plaisant ; mais le plus comique de l’affaire vint, lorsqu’après la messe il se mit dans le confessionnal, où après avoir confessé toute la maison il s’avisa de refuser l’absolution à la fille de l’hôtesse, jeune cœur de douze à treize ans charmante et très jolie. Ce refus fut public, il la gronda, et lui menaça l’enfer. La pauvre fille toute honteuse sortit de l’église fondante en pleurs, tandis que moi tout ému, et intéressé à elle, après avoir dit à haute voix à F. Steffano qu’il était fou, je courus après elle pour la consoler ; mais elle avait disparu ayant absolument refusé de venir se mettre à table. Cette extravagance m’irrita si fort qu’il me vint envie de le rosser. L’appelant en présence de toute la famille imposteur, et infâme bourreau de l’honneur de cette fille je lui ai demandé pourquoi il lui avait refusé l’absolution, et il me ferma la [120r] bouche me répondant de sang-froid qu’il ne pouvait pas révéler la confession. Je n’ai pas voulu manger, bien déterminé à me séparer de cet animal. J’ai dû recevoir en sortant de la maison un paul pour la maudite messe que ce coquin avait célébréez. Je devais faire figure de son boursier47.

D’abord que nous fûmes sur le grand chemin, je lui ai dit que je le quittais pour sortir du risque de me voir condamné aux galères avec lui. Dans les reproches que je lui ai faitsaa l’ayant appelé ignorant scélérat, et l’entendant me répondre que j’étais un gueux, je n’ai pu me tenir de lui donner un soufflet, auquel il a répondu d’un coup de son bâton que dans l’instant je lui ai arraché des mains. Puis le laissant là, j’ai allongé le pas vers Macerata. Un quart d’heure après un voiturier vide qui retournait à Tolentino m’ayant offert de m’y mettre pour deux pauls, j’ai accepté. De là j’aurais pu aller à Foligno pour six pauls ; mais une maudite envie d’épargner me l’empêcha, et me portant bien j’ai cru de pouvoir aller à Valcimare à pied ; et j’y suis arrivé n’en pouvant plus après cinq heures de marche. Cinq heures de marche suffisent pour mettre aux abois un jeune homme, qui quoique fort, et sain n’est pas accoutumé à marcher. Je me suis mis au lit.

Le lendemain voulant payer l’hôte de la monnaie en cuivre que j’avais dans la poche de l’habit, je ne trouve pas ma bourse que je devais avoir dans la poche de mes culottes. Je devais y avoir sept sequins. Quelle désolation ! Je me souviens de l’avoir oubliée sur la table de l’hôte à Tolentino, lorsque j’avais changé un sequin pour le payer. Quel chagrin ! J’ai rejeté avec dédain l’idée de retourner sur mes pas pour recouvrer cette bourse qui contenait tout mon bien. Me paraissant impossible, que celui qui s’en serait emparé me la rendrait, je n’ai pu me résoudre à faire une perte certaine fondé sur un espoir incertain. J’ai payé, et avec l’affliction dans l’âme je me suis mis sur le chemin de Saraval48 ; mais une heure avant d’y arriver après avoir marché cinq heures, et déjeuné à Muccia j’ai fait un faux pas sautant un fossé, et je me suis donné une si cruelle entorse que je n’ai pu plus marcher. Je reste assis au bord du fossé sans autre ressource que l’ordinaire que la religion fournit aux malheureux qui se trouvent dans la détresse. Je demande à Dieu la grâce de faire passer par là quelqu’un quiab pût me secourir.

Une demi-heure après un paysan passa qui alla chercher un ânon, qui moyennant un paul me conduisit à Saraval, riche d’onze pauls en monnaie de cuivre : pour me faire faire économie il me logea chez un homme à méchante physionomie qui pour deux pauls payés d’avance me logea. Je demande un chirurgien49 ; mais je ne peux l’avoir que le lendemain. Je me couche, après un infâme souper, dans un détestable lit, où j’espère cependant de dormir ; mais c’était précisément là que mon mauvais démon m’attendait pour me [120v] faire souffrir des peines infernales.

Trois hommes arrivent armés de carabines, faisant des mines épouvantables, parlant entr’eux un jargon que je ne comprenais pas, jurant, pestant sans avoir aucun égard pour moi. Après avoir bu, et chanté jusqu’à minuit, ils se couchèrent sur des bottes de paille ; mais à ma grande surprise mon hôte ivre, et tout nu vient pour se coucher près de moi, riant de m’entendre lui dire que je ne le souffrirai jamais. Il dit en blasphémant DIEU que tout l’enfer ne pourrait l’empêcher de se coucher dans son lit. J’ai dû lui faire place en m’écriant chez qui suis-je ? À cette exclamation il me dit que j’étais chez le plus honnête sbire de tout l’état de l’Église.

Aurais-je pu deviner que j’étais en compagnie de ces maudits ennemis de tout le genre humain ? Mais ce n’est pas tout. Le brutal cochon, à peine couché, plus avec l’action qu’avec la parole me déclare son infâme dessein d’une façon qui me force à le repousser par un coup que je lui donne à la poitrine, et qui le fait tomber à bas du lit. Il jure, il se relève, et il retourne à l’assaut sans entendre raison. Je me décide à me traîner dehors, et à me mettre sur un siège, remerciant DIEU qu’il ne s’y oppose pas, et qu’il se soit d’abord endormi. J’ai passé là quatre heures des plus tristes. À la pointe du jour ce bourreau excité par ses camarades se leva. Ils burent, et après avoir repris leur carabine ils partirent.

Dans cet état pitoyable j’ai encore passé une heure à appeler quelqu’un. Un garçon enfin monta qui pour un bayoque50 alla me chercher un chirurgien. Cet homme après m’avoir visité, et assuré que trois ou quatre jours de repos me guériraient me conseilla de me laisser porter à l’auberge. J’ai suivi son conseil, et je me suis d’abord mis au lit où il eut soin de moi. J’ai donné à laver mes chemises, et je fus bien traité. Je me voyais réduit à désirer de ne pas guérir, tant je craignais le moment dans lequel pour payer l’hôte j’aurais dû vendre ma redingote. J’en étais honteux. Je voyais que si je ne m’étais pas intéressé pour la fille à laquelle F. Steffano avait refusé l’absolution je ne meac serais pas trouvé dans la misère. Il me paraissait de devoir convenir que mon zèle avait été vicieux. Si j’avais pu souffrir le récollet, si, si, si, et tous les maudits si qui déchirent l’âme du malheureux qui pense, et qui après avoir bien pensé se trouve encore plus malheureux. Il est cependant vrai qu’il apprend à vivre. L’homme qui se défend de penser n’apprend jamais rien.

Le matin du quatrième jour, me trouvant en état de marcher comme le chirurgien me l’avait prédit, je me détermine à le charger de la vente de ma redingote, désolante nécessité, car les pluies commençaient. Je devais quinze pauls à l’hôte, et quatre au chirurgien51. Dans le moment que j’allais le charger de cette douloureuse vente, voilà F. Steffano qui [121r] entre riant comme un fou, et me demandant si j’avais oublié le coup de bâton qu’il m’avait donné. Je prie alors le chirurgien de me laisser avec ce moine. Je demande au lecteur s’il est possible de voir des choses pareilles, et de conserver l’esprit exempt de superstition ? Ce qui étonne est la minute, car le moine est arrivé à la dernière, et ce qui m’étonnait encore davantage était la force de la Providence, de la fortune, de la très nécessaire combinaison qui voulait, ordonnait, me forçait à ne devoir espérer que dans ce fatal moine, qui avait commencé à être mon Génie conservateur à la crise de mes malheurs à Chiozza. Mais quel Génie ! Je devais reconnaître cette force plusad pour une punition queae pour une grâce. J’ai dû me consoler voyant paraître ce sot, fripon, scélérat ignorant ; car je n’ai pas douté un seul moment qu’il ne m’aurait tiré d’embarras. Fût-ce le ciel qui me l’envoyait ou l’enfer je voyais que je devais me soumettre à lui. C’était lui qui devait me conduire à Rome. C’était un décret de la destinée.

La première chose que F. Steffano me dit fut le proverbeaf Chi va piano va sano [Qui va lentement va sûrement]. Il avait employé cinq jours à faire le voyage que j’avais fait dans un ; mais il se portait bien, et il n’avait pas eu des malheurs. Il me dit qu’il passait son chemin lorsqu’on lui dit que l’abbé secrétaire des mémoriaux de l’ambassadeur de Venise était malade à l’auberge après qu’on l’avait volé à Valcimara.

— Je viens vous voir, me dit-il, et je vous trouve en bonne santé. Oublions tout, et vite allons à Rome. Je marcherai pour vous faire plaisir six milles52 par jour.

— Je ne peux pas ; j’ai perdu ma bourse, et je dois vingt pauls.

— Je vais les chercher de parag S.t François.

Il entre une heure après avec le maudit sbire ivrogne, sodomite, qui me dit que si je lui avais confié ma qualité il m’aurait gardé toujours chez lui.

— Je te donne, me dit-il, quarante pauls si tu t’engages à me faire avoir la protection de ton ambassadeur ; mais à Rome tu me les rendras si tu ne réussis pas. Tu dois donc me faire un billet.

— Je le veux bien.

Tout fut fait dans un quart d’heure ; j’ai reçu quarante pauls, j’ai payé mes dettes, et je suis parti avec le moine.

Une heure après midi, il me dit que Collefiorito étant encore loin nous pourrions nous arrêter la nuit dans une maison qu’il me montra à deux cents pas du grand chemin. C’était une chaumière, je lui ai dit que nous y serions mal ; mais mes remontrances furent inutiles, j’ai dû me soumettre à sa volonté. Nous y allons, et nous ne voyons qu’un vieillard décrépit, couché, et toussant ; deux vilaines femmes de trente ou quarante ans, et trois enfants tous nus, une vache dans un coin, et un maudit chien qui jappait. La misère était visible ; mais le [121v] monstre froqué53 au lieu de leur faire l’aumône, et s’en aller leur demande à souper par S.t François. Il faut, dit le vieux moribond à ses femmes, cuire la poule, et tirer dehors la bouteille que je conserve depuis vingt ans. La toux alors le prit si fort que j’ai cru le voir mourir. Le moine lui promet que S.t François le fera rajeunir. Je voulais aller à Collefiorito tout seul et l’attendre ; mais les femmes s’y opposèrent, et le chien me prit par l’habit avec des dents qui me firent peur. J’ai dû rester là. Au bout de quatre heures la poule était encore dure ; j’ai débouché la bouteille, et j’ai trouvé du vinaigre. Perdant patience j’ai tiré de quoi bien manger hors du baticulo du moine, et j’ai vu ces femmes toutes contentes de voir tant de bonnes choses.

Après que nous eûmes tous assez bien mangé on nous fit deux grands lits d’assez bonne paille, et nous nous couchâmes restant à l’obscur parce qu’il n’y avait ni chandelle ni huile. Cinq minutes après, dans le moment même que le moine me dit qu’une femme s’était couchée près de lui, j’en sens une autre près de moi. L’effrontée m’entreprend, et va son train malgréah que je ne voulusse absolument consentir à sa rage. Le tapage que le moine faisait voulant se défendre de la sienne rendait la scène si comique que je ne pouvais pas me mettre tout à fait en colère. Le fou appelait à grands cris S. François à son secours ne pouvant pasai compter sur le mien. J’étais plus encore embarrassé que lui ; puisque lorsque j’ai voulu me lever le chien m’effraya venant à mon cou. Ce même chien allant de moi au moine, et du moine retournant à moi paraissait d’accord avec les putains pour nous empêcher de nous défendre d’elles. Nous nous disions assassinés faisant les hauts cris ; mais en vain car la maison était isolée. Les enfants dormaient, le vieillard toussait. Ne pouvant me sauver de là, et la b……54 m’assurant qu’elle s’en irait, si je voulais être un peu complaisant, j’ai pris le parti de la laisser faire. J’ai trouvé que celui qui dit sublata lucerna nullum discrimen inter mulieres [une fois la lampe emportée, toutes les femmes se ressemblent]55 dit vrai ; mais sans amour cette grande affaire-làaj est une vilenie.

F. Steffano fit autrement. Défendu par sa grosse robe, il échappa au chien, il se leva, et il trouva son bâton. Pour lors il parcourut l’endroit donnant des coups à droite, et à gauche en aveugle. J’ai entendu la voix d’une femmeak s’écrier : Ah ! Mon Dieu ! Et le moine dire : Je l’ai assommée. J’ai cru qu’il avait assommé le chien aussi, car je ne l’ai plus entendu, et j’ai cru assommé le vieillard aussi ne l’entendant plus tousser. Il vint se coucher près de moi, tenant son gros bâton, et nous dormîmes jusqu’au jour.

[122r] Je me suis vite habillé étonné de ne plus voir les deux femmes, et effrayé de voir le vieillard qui ne donnait le moindre signe de vie. J’ai fait voir à F. Steffano une meurtrissure sur la tempe du défunt : il me dit qu’en tout cas il ne l’avait pas tué exprès. Mais je l’ai vu furieux lorsqu’il trouva vide son batticulo. J’en fus enchanté. Ne voyant plus les deux carognes56, j’ai cru qu’elles étaient allées chercher main forte, et que nous allions avoir des malheurs très sérieux ; mais quand j’ai vu le batticulo pillé j’ai connu qu’elles étaient parties pour n’être pas obligées à nous rendre compte du vol. Je l’ai cependant si bien sollicité lui représentant le danger dans lequel nous étions que nous partîmes. Ayant trouvé un voiturier qui allait à Foligno je l’ai persuadé à saisir cette occasion pour nous éloigner de là, et ayant mangé là un morceau à la hâte nous montâmes dans une autre qui nous mit à Pisignano, où un bienfaiteur nous logea très bien, et où j’ai bien dormi délivré de la crainte d’être arrêté.

Le lendemain nous arrivâmes de bonne heure à Spoletoal, où ayant deux bienfaiteurs il voulut les honorer tous les deux. Après avoir dîné chez le premier qui nous traita en princes, il voulut aller souper, et coucher chez l’autre. C’était un riche marchand de vin, dont la nombreuse famille était toute gentille. Tout serait allé bien, si le fatal moine qui avait déjà trop bu chez le premier bienfaiteur, n’eût fini de s’enivrer chez le second. Ce scélérat croyant de plaire à cet honnête homme, et à sa femme disant du mal de celui où nous avions dîné, il dit des mensonges que je n’ai pas eu la force de souffrir. Lorsqu’il osa dire qu’il avait dit que tous ses vins étaient frelatés, et qu’il était voleur, je lui ai donné un démenti formel l’appelant scélérat. L’hôte et l’hôtesse me calmèrent me disant qu’ils connaissaient les personnes ; et m’ayant jeté la serviette au nez quand je l’ai appelé détracteur, l’hôte le prit avec douceur, et le mena dans une chambre où il l’enferma. Il me conduisit dans une autre.

Le lendemain de bonne heure j’étais disposé à partir tout seul, lorsque le moine, qui avait digéré son vin, vint me dire que nous devions pour l’avenir vivre ensemble en bons amis. Pliant à ma destinée, je suis allé avec lui à Soma, où la maîtresse de l’auberge, qui était une rare beauté, nousam donna à dîner. Elle nous donna du vin de Chypre que les courriers de Venise lui portaient pour les excellentes truffes qu’elle leur donnait, et qu’à leur retour ils portaient à Venise. En partant j’ai laissé à cette excellente femme une portion de mon cœur ; mais que devins-je, lorsque [122v] à un ou deux milles de Terni le monstre me fit voir un petit sac de truffes qu’il lui avait volé. C’était un vol de deux sequins tout au moins. Fort fâché, j’ai pris le sac, lui disant que je voulais absolument le renvoyer à la belle, et honnête femme, et pour lors nous vînmes à des voies de fait. Nous nous battîmes, et m’étant emparé de son bâton je l’ai jeté dans un fossé, et je l’ai laissé là. À peine arrivé à Terni j’ai renvoyé à l’hôtesse son sac avec une lettre dans laquelle je lui demandais excuse.

Je suis allé à Otricoli à pied pour voir à mon aise l’ancien beau pont57, et de là un voiturier me mena pour quatre pauls à Château-neuf58 ; d’où je suis parti à minuit à pied pour arriver à Rome trois heures avant midi le premier de Septembre. Mais voici une circonstance qui peut-être plaira à quelque lecteur.

Une heure après être sorti de Châteauneuf, allant vers Rome, l’air étant tranquille, et le ciel serein, j’ai observé à dix pas de moi à ma main droite une flamme pyramidale de la hauteur d’une coudée, qui quatre, ou cinq pieds élevée du terrain59 m’accompagnait. Elle s’arrêtait quand je m’arrêtais, et lorsqu’au bord du chemin il y avait des arbres je ne la voyais plus, mais je la revoyais quand je les avais dépassés. Je m’y suis approché plusieurs fois ; mais tant je m’y approchais tant elle s’éloignait. J’ai essayé à retourner sur mes pas, et pour lors je ne la voyais plus, mais d’abord que j’avais repris mon chemin je la revoyais à la même place. Elle ne m’est disparue qu’à la lumière du jour.

Quelle merveille pour la superstitieuse ignorance, si ayant eu des témoins de ce fait, il me fût arrivé de faire à Rome une grande fortune ! L’histoire est remplie de bagatelles de cette espèce ; et le monde est plein de têtes, qui en font encore grand cas malgré les prétendues lumières que les sciences procurèrent à l’esprit humain. Je dois cependant dire la vérité, qu’en dépit de mes connaissances en physique la vue de ce petit météore60 n’a pas laissé de me donner des idées singulières. J’eus la prudence de n’en rien dire à personne. Je suis arrivé à Rome avec sept pauls dans ma poche.

Rien ne m’arrête ; ni la belle entrée à la place de la porte du Peuplier, que l’ignorance appelle del popolo61, ni le portail des églises, ni tout ce qui a d’imposant à son premier aspect cette superbe ville. Je vais à Monte Magnanapoli62 où selon l’adresse je devais trouver mon évêque. On me dit qu’il y avait dix jours qu’il était parti63, laissant ordre qu’on m’envoyât défrayé de tout à Naples à une adresse qu’on me donne. Une voiture partait le lendemain. Je ne me soucie pas de voir Rome, je [123r] me mets au lit ; et j’y reste jusqu’au moment de mon départ. Je suis arrivé à Naples le 6 de septembre. J’ai mangé, bu, et couché avec trois manants mes compagnons sans jamais leur dire le mot.

À peine descendu de voiture, je me fais conduire à l’endroit marqué sur l’adresse, mais l’évêque ne se trouve pas64. Je vais aux Minimes, et on me dit qu’il était parti pour Martorano, et toutes les diligences65 que je fais sont inutiles. Il n’a laissé aucun ordre qui puisse me regarder. Me voilà donc dans le grand Naples avec huit carlins66 dans la poche ne sachant où donner de la tête. Malgré cela ma destinée m’appelle à Martorano, et je veux y aller. La distance n’est que de deux cents milles67. Je trouve des voituriers qui partaient pour Cosenza, mais quand ils savent que je n’avais pas une malle ils ne me veulent pas à moins que je ne paie d’avance. Je trouve qu’ils avaient raison ; mais je devais aller à Martorano. Je me détermine d’y aller à pied allant avec effronterie demander à manger partout comme F. Steffano m’avait appris. Je vais dépenser deux carlins pour manger ; il m’en reste encore six. Informé que je devais prendre la route de Salerne, je vais à Portici dans une heure et demie. Les jambes me portent à une auberge où je prends une chambre, et j’ordonne à souper. Très bien servi, je mange, et je me couche, et je dors très bien. Le lendemain je me lève, et je sors pour aller voir le palais royal68. Je dis à l’hôte que je dînerai.

Entrant dans le palais royal, je me vois approché par un homme à physionomie revenante habillé à l’orientale, qui me dit que si je veux voir le palais, il me ferait tout voir, et qu’ainsi j’épargnerais mon argent. J’accepte, le remerciant beaucoup, et il se met à mon côté. Lui ayant dit que j’étais Vénitien, il me dit qu’en qualité de Xantiote69 il était mon sujet. Je prends le compliment pour ce qu’il vaut lui faisant une petite révérence.

— J’ai, me dit-il des excellents muscats du levant70 que je pourrais vous vendre à bon marché.

— Je pourrais en acheter ; mais je m’y connais.

— Tant mieux. Quel est celui que vous préférez ?

— Cerigo71.

— Vous avez raison. J’en ai de l’excellent, et nous en goûterons à dîner, si vous voulez que nous dînions ensemble.

— Bien avec plaisir.

— J’ai du Samos, et du Cephalenie72. J’ai une quantité de minéraux, vitriol, cinabre, antimoine73, et cent quintaux de Mercure.

— Le tout ici ?

— Non. À Naples. Je n’ai ici que du muscat, et du Mercure.

— J’achèterai aussi du Mercure.

C’est par nature, et sans qu’il pense à tromper qu’un jeune homme novice dans la misère, honteux d’y être, parlant à un riche qui ne le connaît pas, parle d’acheter. Je me souviens alors d’une amalgamation74 du Mercure faite avec du plomb, et du bismuth. Le Mercure croissait d’un quart75. Je ne dis rien ; mais je pense, que si ce Grec ne connaissait pas ce magistère76, je pourrais en tirer de l’argent. Je sentais que j’avais besoin d’adresse. Je voyais que lui proposant la vente de mon secret de butan en blanc, il la mépriserait : je devais auparavant le surprendre par le miracle de l’augmentation, en rire, et le [123v] voir venir. La fourberie est vice : mais la ruse honnête n’est autre chose que la prudence de l’esprit. C’est une vertu. Elle ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut passer par là. Celui qui ne sait pas l’exercer est un sot. Cette prudence s’appelle en grec cerdaleophron77. Cerda veut dire Renardao.

Après avoir vu le palais, nous allons à l’auberge. Le Grec me mène dans sa chambre, où il ordonne à l’hôte de préparer la table pour deux. Dans la chambre voisine il avait des grands flacons remplis de muscat, et quatre remplis de Mercure, dont chacun en contenait dix livres78. Ayant dans ma tête mon projet ébauché, je lui demande un flacon de Mercure pour ce qu’il valait, et je le porte dans ma chambre. Il sort pour ses affaires, me disant que nous nous reverrions à l’heure de dîner. Je sors aussi, et je vais acheter deux livres et demie de plomb, et autant de Bismuth. Le droguiste n’en avait pas davantage. Je retourne dans ma chambre, je demande à l’hôte de grands flacons vides, et je fais mon amalgamation.

Nous dînons gaiement, et le Grec est enchanté de voir que je trouve son muscat de Cerigo exquis. Il me demande en riant pourquoi j’avais acheté un flacon de son Mercure, et je lui réponds qu’il pourrait le voir dans ma chambre. Il y vient, il voit le Mercure divisé en deux bouteilles, je demande un chamois79, je le fais passer, je lui remplis son flacon, et je le vois surpris d’un quart de flacon de beau Mercure qui me restait, outre une égale quantité de métal en poudre qu’il ne connaissait pas, et qui était le bismuth. J’accompagne son étonnement d’un éclat de rire. J’appelle le garçon de l’auberge, et je l’envoie avec le Mercure qui me restait chez le droguiste pour qu’il le lui vende. Il revient ; et il me donne quinze carlins.

Le Grec tout ébahi me prie de lui rendre son même flacon qui était là tout plein, qui coûtait soixante Carlins, et d’un air riant je le lui rends le remerciant de m’avoir fait gagner quinze Carlins. Je lui dis en même temps que le lendemain de bonne heure je devais partir pour Salerne. Nous souperons donc, me dit-il, encore ensemble ce soir.

Nous passons tout le reste de la journée au Vésuve, et nous ne parlons jamais du Mercure ; mais je le voyais pensif. Pendant notre souper, il me dit en riant que je pourrais m’arrêter encore le lendemain pour gagner quarante-cinq carlins sur les autres trois flacons de Mercure qu’il avait là. Je lui réponds d’un air noble, et sérieux que je n’en avais pas besoin, et que je n’en avais augmenté une que pour le divertir avec une agréable surprise.

— Mais, me dit-il, vous devez être riche.

— Non, car je suis après à80 l’augmentation de l’or, et cela nous coûte beaucoup.

— Vous êtes donc plusieurs ?

— Mon oncle, et moi.

— Qu’avez-vous besoin d’augmenter l’or ? L’augmentation du Mercure doit vous suffire. Dites-moi je [124r] vous prie, si celui que vous avez augmenté est susceptible d’une égale augmentation.

— Non. S’il en était susceptible ce serait une immense pépinière de richesse.

— Cette sincérité de votre part m’enchante.

À la fin du souper, j’ai payé l’hôte, le priant de me faire trouver le matin de bonne heure une voiture à deux chevaux pour Salerne. Remerciant le Grec pour l’excellent muscat, je lui ai demandé son adresse à Naples, lui disant qu’il me verrait dans quinze jours, car je voulais absolument acheter un baril de son Cerigo. Après l’avoir cordialement embrassé, je suis allé me coucher assez content d’avoir gagné ma journée ; et point surpris que le Grec ne m’eût pas fait la proposition de lui vendre mon secret. J’étais sûr qu’il y penserait toute la nuit, et que je le reverrais à la pointe du jour. En tout cas j’avais assez d’argent pour aller jusqu’à la Tour du Grec81 ; et là la Providence aurait eu soin de moi. Il me paraissait impossible de pouvoir aller à Martorano en demandant l’aumône, puisque tel que j’étais je n’excitais pas à pitié. Je ne pouvais intéresser que les prévenus que je ne me trouvais pas dans le besoin. Cela ne vaut rien pour un vrai gueux.

Le Grec, comme je l’avais espéré, vint dans ma chambre à l’aube.

— Nous prendrons, lui dis-je, du café ensemble.

— Dites-moi, monsieur l’abbé, si vous me vendriez votre secret ?

— Pourquoi pas ? Quand nous nous reverrons à Naples.

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— On m’attend à Salerne ; et encore le secret coûte beaucoup d’argent, et je ne vous connais pas.

— Ce n’est pas une raison, puisque je suis assez connu ici pour payer comptant. Combien en voudriez-vous ?

— Deux mille onces82.

— Je vous les donne : sous condition que je ferai moi-même l’augmentation des trente livres que j’ai ici avec la matière que vous me nommerez, et que j’irai acheter moi-même.

— Cela ne se peut pas, car ici cette matière ne se trouve pas ; mais on en a à Naples tant qu’on veut.

— Si c’est un métal, on en trouvera à la Tour du Grec. Nous pouvons y aller ensemble. Pouvez-vous me dire ce que l’augmentation coûte ?

— Un et demi pour cent83 ; mais êtes-vous connu aussi à la Tour du Grec ? Car je serais fâché de perdre mon temps.

— Votre incertitude me fait de la peine.

Il prend alors la plume, il écrit ce billet, et il me le donne : « À vue84. Payez au porteur cinquante onces en or, et mettez-les sur mon compte. – Panagiotti Rodostemo. Al signor Gennaro di Carlo. »

Il me dit qu’il demeurait à deux cents pas de l’auberge, et il m’excite à y aller en personne. J’y vais sans façon, je reçois cinquante onces, et retournant dans ma chambre, où il m’attendait, je les lui mets sur la table. Je lui dis alors de venir avec moi à la Tour du Grec, où nous finirions tout après nous être engagés tous les deux par des écritures réciproques. Ayant ses chevaux, et sa voiture, il fait atteler, me disant noblement de ramasser les cinquante onces.

[124v] À la Tour du Grec, il me fit un écrit dans lequel il s’engagea de me payer deux mille onces d’abord que je lui aurais appris avec quelles matières, et comment il pourrait augmenter le mercure d’un quart sans détérioration de sa perfection égal à celui que j’avais vendu à Portici à sa présence.

Il me fit à cet effet une lettre de change à huit jours de vue sur M. Gennaro de Carlo. Pour lors je lui ai nommé le plomb qui s’amalgamait par nature avec le Mercure, et le Bismuth qui ne servait qu’à rendre parfaite la fluidité qui lui était nécessaire pour passer par le chamois. Le Grec est allé faire cette opération je n’ai pas su chez qui. J’ai dîné tout seul, et je l’ai vu le soir ayant l’air fort triste. Je m’y attendais.

— L’opération est faite, me dit-il, mais le Mercure n’est pas parfait.

— Il est égal à celui que j’ai vendu à Portici. Votre écriture parle clair.

— Mais elle dit aussi sans détérioration de sa perfection. Convenez que sa perfection est détériorée. C’est aussi vrai qu’il n’est plus susceptible d’augmentation.

— Je me tiens à l’explication de l’égalité. Nous plaiderons, et vous aurez tort. Je suis fâché que ce secret deviendra public. Félicitez-vous que quand même vous gagneriez, vous trouverez de m’avoir arraché mon secret pour rien. Je ne vous croyais pas capable, monsieur Panagiotti, de m’attraper ainsi.

— Je suis incapable, monsieur l’abbé d’attraper quelqu’un.

— Savez-vous le secret, ou non ? Vous l’aurais-je dit sans le marché que nous avons fait ? Cela fera rire tout Naples, et les avocats gagneront de l’argent.

— Cette affaire me chagrine déjà beaucoup.

— En attendant voilà vos cinquante onces.

Tandis que je les tirais de ma poche ayant grande peur qu’il les prît, il partit me disant qu’il ne les voulait pas. Nous avons soupé seuls dans notre chambre l’un séparé de l’autre en guerre ouverte ; mais je savais que nous ferions la paix. Il vint le matin me parler, quand je me disposais à partir, et qu’une voiture était déjà prête. Quand je lui ai dit de prendre ses cinquante onces, il me répondit que je devais me contenter d’autre cinquante, et lui rendre sa lettre de change de deux mille. Nous commençâmes alors à parler raison, et au bout de deux heures je me suis rendu. Il me donna encore cinquante onces, nous dînâmes ensemble, nous nous embrassâmes après, et il me fit encore présent d’un billet pour avoir à son magasin de Naples un baril de son muscat, et d’un superbe étui contenant douze rasoirs à manche d’argent de la fameuse fabrique de la tour du Grec85. Nous nous séparâmes parfaitement bons amis. Je me suis arrêté deux jours à [125r] Salerne pour m’acheter des chemises, des bas, des mouchoirs, et tout ce qui m’était nécessaire. Maître d’une centaine de sequins, me portant très bien, et glorieux de mon exploit dans lequel il me semblait de n’avoir rien à me reprocher. La conduite adroite d’esprit que j’avais eueap pour vendre mon secret ne pouvait être réprouvée que par une morale cynique86 qui n’a pas lieu dans le commerce de la vie. Me voyant libre, riche, et sûr de paraître devant mon évêque comme un joli garçon, et non pas comme un gueux, j’ai repris toute ma gaieté, me félicitant d’avoir appris à mes dépens à me défendre des pères Corsini, des joueurs capons, et des femmes mercenaires, et surtout de ceux qui louent en présence87. Je suis parti avec deux prêtres qui allaient vite à Cosenza. Nous fîmes les cent quarante milles88 en vingt-deux heures. Le lendemain de mon arrivée dans cette capitale de la Calabre, j’ai pris une petite voiture et je suis allé à Martorano.

Dans ce voyage fixant mes yeux sur le fameux Mare Ausonium89, je jouissais de me voir au centre de la Magna Graecia90 que le séjour de Pythagore91 avait rendu illustre depuis vingt-quatre siècles. Je regardais avec étonnement un pays renommé par sa fertilité, dans lequel, malgré la prodigalité de la nature, je ne voyais que la misère, et la famine de tout ce charmant superflu qui seul peut faire chérir la vie, et un genre humain qui me rendait honteux songeant que c’était le mien. Telle est la terre de labour92 où on abhorre le labeur, où tout est à vil prix, où les habitants se soulagent d’un fardeau, lorsqu’ils trouvent des gens qui ont la complaisance d’accepter les présents qu’ils leur font en toutes sortes de fruits. J’ai vu que les Romains n’avaient pas eu tort de les appeler brutes au lieu de Brutiens93. Les prêtres mes compagnons riaient, lorsque je leur faisais connaître la crainte que j’avais de la Tarantule94, et du Chersydre95. La maladie qu’ils donnent me paraissait plus épouvantable que la vénérienne. Ces prêtres, m’assurant que c’étaient des fables, se moquaient des Géorgiques de Virgile, et du vers que je leur citais pour justifier ma crainte.

J’ai trouvé l’évêque Bernard de Bernardis mal assis à une pauvre table où il écrivait. Il se leva pour me relever, et au lieu de me bénir, il me serra étroitement contre son sein. Je l’ai vu sincèrement affligé, lorsque je lui ai dit qu’à Naples je n’avais trouvé aucun renseignement pour aller me jeter à ses pieds, et je l’ai vu rasséréné quand je lui ai dit que je ne devais rien à personne, et que je me portais bien.

[125v] Il soupira me parlant sentiment et misère, et ordonnant à un domestique de mettre sur sa table un troisième couvert. Outre ce domestique il avait la plus canonique de toutes les servantes, et un prêtre qui dans le peu de paroles qu’ilaq dit à table me parut un grand ignorant. Sa maison était assez grande, mais mal bâtie, et ruineuse. Elle était si démeublée que pour me faire donner un méchant lit, dans une chambre près de la sienne, il dut me céder un de ses durs matelas. Son dîner pitoyable m’épouvanta. L’attachement qu’il avait à son institut96 lui faisait faire maigre, et l’huile était mauvaise. Il était d’ailleurs homme d’esprit, et qui plus est honnête homme. Il me dit, et j’en fus très surpris, que son évêché, qui cependant n’était pas des plus pauvres, ne lui rendait que cinq cents ducats di regno97 par an, et par surcroît de malheur il était endetté de six cents. Il me dit en soupant que le seul bonheur, dont il jouissait était celui d’être sorti des griffes des moines, dont la persécution avait été pour quinze années de suite son vrai purgatoire. Ces notices98 me mortifièrent, parce qu’elles me firent entrevoir l’embarras dans lequel ma personne devait le mettre. Je le voyais interdit de ce qu’il reconnaissait le triste présent qu’il m’avait fait. Il me paraissait cependant de ne devoir que le plaindre.

Il sourit quand je lui ai demandé s’il avait des bons livres, une société de gens de lettres, une noble coterie pour passer agréablement une ou deux heures. Il me confia que dans tout son diocèse il n’y avait positivement personne, qui pût se vanter de savoir bien écrire, et encore moins qui eût du goût, et une idée de bonne littérature, pas un vrai libraire, et pas un amateur qui fût curieux de la gazette. Il me promit cependant que nous cultiverions les lettres ensemble quand il recevrait les livres qu’il avait ordonnés à Naples.

Cela aurait pu être mais sans une bonne bibliothèque, un cercle, une émulation, une correspondance littéraire était-ce là le pays où je devais me voir établi à l’âge dear18 ans ? En me voyant pensif, et comme abattu par le triste aspect de la vie que je devais me disposer à mener chez lui, il crut m’encourager m’assurant qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour faire mon bonheur.

Étant obligé le lendemain d’officier pontificalement99, j’ai vu tout son clergé, et les femmes, et les hommes dont sa cathédrale était pleine. Ce fut dans ce moment-là que je me suis décidé à prendre un parti : bien heureux d’être en état de le prendre. Je n’ai vu que des animaux qui me parurent positivement scandalisés de toute ma superficie100. Quelle laideur dans les femmes ! J’ai clairement dit à Monsignor que je ne me sentais pas la vocation de mourir dans peu de mois martyr dans cette ville. Donnez-[126r] moi lui dis-je, votre bénédiction épiscopale, et mon congé, ou partez vous aussi avec moi, et je vous assure que nous ferons fortune. Résignez votre évêché à ceux qui vous ont fait un si mauvais présent.

Cette proposition le fit rire à reprises pour tout le reste de la journée ; mais s’il l’eût acceptée il ne serait pas mort deux ans après à la fleur de son âge101. Ce digne homme se vit forcé par le sentiment à me demander pardon de la faute qu’il avait faite en me faisant aller là. Se reconnaissant en devoir de me renvoyer à Venise, n’ayant point d’argent et ne sachant pas que j’en avais, il me dit qu’il me renverrait à Naples, où un bourgeois auquel il me recommanderait, me donnerait soixante ducats di regno avec lesquels je pourrais retourner à ma patrie. J’ai accepté son offre avec reconnaissance allant vite tirer hors de ma malle le bel étui de rasoirs que Panagiotti m’avait donné. J’ai eu toutes les peines du monde à le lui faire accepter, car il valait les soixante ducats qu’il me donnait. Il ne le prit que lorsque je l’ai menacé de rester là s’il s’obstinait à le refuser. Il me donna une lettre pour l’archevêque de Cosenza dans laquelle il faisait mon éloge, et il le priait de m’envoyer à Naples à ses frais. Ce fut ainsi que j’ai quitté Martorano soixante heures après y être arrivé ; plaignant l’évêque que j’y laissais, qui versant des larmes me donna de tout son cœur cent bénédictions.

L’évêque de Cosenza homme d’esprit, et riche voulut me loger chez lui. À table, j’ai fait avec épanchement de cœur l’éloge de l’évêque de Martorano ; mais j’ai impitoyablement frondé102 son diocèse ; puis toute la Calabre d’un style si tranchant que monseigneur dut en rire avec toute la compagnie, dont deux dames ses parentes faisaient les honneurs. Ce fut la plus jeune qui s’avisa de trouver mauvaise la satire que j’avais faite de son pays. Elle m’intima la guerre ; mais je l’ai calmée lui disant que la Calabre serait un pays adorable, si un seul quart lui ressemblait. Ce fut, peut-être, pour me prouver le contraire de ce que j’avais dit que le lendemain il donna un grand souper. Cosenza est une ville où un homme comme il faut peut s’amuser, car il y a de la noblesse riche, des jolies femmes, et des infarinés103. Je suis parti le troisième jour avec une lettre de l’archevêque au célèbre Genovesi104.

[126v] J’ai eu cinq compagnons de voyage que j’ai toujours crus corsaires, ou voleurs de profession : aussi eus-je toujours eu soin de ne leur jamais faire voir que j’avais une bourse bien garnie. J’ai toujours dormi avec mes culottes, non seulement pour la garde de mon argent, mais par une précaution que je croyais nécessaire dans un pays où le goût antiphysique est commun.

1743as

Je suis arrivé à Naples le 16 de septembre, et je suis d’abord allé porter à son adresse la lettre de l’évêque de Martorano. C’était à M. Gennaro Palo à S.te Anne. Cet homme dont la tâche ne devait être que de me donner soixante ducats, me dit, après avoir lu la lettre qu’il voulait me loger, parce qu’il désirait que je connusse son fils qui était poète aussi. L’évêque lui disait que j’étais sublime. Après les façons d’usage j’ai accepté faisant porter chez lui ma petite malle. Il me fit d’abord entrer de nouveau dans sa chambre.

a. Orth. pieds. Italianisme : a piedi est au pluriel.

b. Ne craignant pas biffé.

c. Un mot biffé illisible.

d. Quelque sujet de rire biffé.

e. Persuada à biffé.

f. Ayant biffé.

g. Encre plus fine à partir de cet endroit.

h. À la suite, quelques mots soigneusement biffés.

i. Par une raison biffé.

j. Orth. affaires.

k. Orthographe du manuscrit que nous conservons car il peut s’agir d’un tour elliptique (« qu’il a voulu que j’écrive »).

l. Dans le biffé.

m. D’où je voyais biffé.

n. Qu’il avait biffé.

o. Elle partait à pas lents et.

p. Le biffé.

q. Puisse biffé.

r. Le manuscrit porte la trace de plusieurs repentirs en cette fin de phrase : une demi-ligne soigneusement biffée, pratiquement illisible (on déchiffre je l’ai prise […] en possession de […]) ; des corrections apportées dans l’interligne sont elles-mêmes soigneusement biffées et illisibles.

s. À la suite, quelques mots soigneusement biffés, illisibles.

t. Quelques mots soigneusement biffés, s’achevant par que de sa.

u. Son biffé.

v. Une ligne biffée, illisible.

w. Orth. toute.

x. Un mot biffé.

y. Orth. célébrée, le e final étant biffé.

z. Orth. fait.

aa. Puisse biffé.

ab. Trouverais pas biffé.

ac. Par biffé.

ad. Par biffé.

ae. Qui biffé.

af. Orth. part.

ag. Que je la repousse, et que je lui ordonne sérieusement de me laisser dormir biffé.

ah. Espérer en moi biffé.

ai. N’est rien biffé.

aj. Dire biffé.

ak. Orth. Spoleti.

al. Logea biffé.

am. Orth. bout.

an. À la suite, un peu plus d’une ligne soigneusement biffée, avec quelques mots illisibles : […] lecteur a besoin que je lui dise d’avantage, [mon ?] pauvre lecteur est un sot.

ao. Orth. eu.

ap. Me biffé.

aq. Dix-sept biffés. 18 est bien donné en chiffres dans le manuscrit.

ar. La date est donnée dans la marge gauche.

[129r] CHAPITRE IX

Mon court heureux séjour à Naples. D. Antonio Casanova. D. Lelio Caraffa. Je vais à Rome en belle compagnie. J’entre au service du cardinal Acquaviva. Barbaruccia. Testaccio. Frascati.

Je ne me suis pas trouvé embarrassé à répondre à toutes les interrogations qu’il me fit ; maisa je trouvais fort extraordinaires, et singuliers les continuels éclats de rire qui sortaient de sa poitrine à chaque réponse que je lui donnais. La description de la pitoyable Calabre, et de l’état de l’évêque de Martorano faite pour faire pleurer promut1 son rire au point que j’ai cru qu’il lui deviendrait fatal.

Cet homme était gros, gras, et rubicond. Croyant qu’il me bafouait, je pensais à me fâcher, lorsqu’enfin devenu tranquille il me dit avec sentiment que je devais pardonner à son rire, qui venait d’une maladie de famille, dont un de ses oncles était même mort.

— Mort de rire ?

— Oui. Cette maladie, qu’Hypocrateb n’a pas connue, s’appelle li flati2.

— Comment ? Les affections hypocondriaques, qui rendent tristes tous ceux qui les souffrent, vous rendent gai ?

— Mais mes flati au lieu d’influer sur l’hypocondre m’affectent la rate, que mon médecin reconnaît pour l’organe du rire. C’est une découverte.

— Point du tout. Cette notion est même très ancienne3.

— Voyez-vous ! Nous parlerons de cela à table, car j’espère que vous passerez ici quelques semaines.

— Je ne peux pas. Après-demain, au plus tard je dois partir.

— Vous avez donc de l’argent ?

— Je compte sur les soixante ducats que vous aurez la bonté de me donner.

Son rire alors recommença ; et il le justifia après par me dire qu’il avait trouvé plaisante l’idée de me faire rester chez lui tant qu’il voudrait. Il me pria alors d’aller voir son fils qui à l’âge de quatorze ans était déjà grand poète.

Une servante m’ayant conduit à sa chambre, je fus enchanté de trouver dans ce jeune garçon une belle présence4, et des manières faites pour intéresser au premier abord. Après m’avoir très poliment accueilli il me demanda pardon s’il ne pouvait pas s’occuper entièrement de moi étant après à une chanson qui devait aller à la presse5 le lendemain : c’était à l’occasion de la prise d’habit d’une parente de [129v] la duchesse del Bovino à S.te Claire6. Trouvant son excuse très légitime, je me suis offert à l’aider. Il me lut alors sa chanson, et l’ayant trouvée remplie d’enthousiasme, et versifiée à la Guidi 7, je l’ai conseillé de l’appeler ode. Après l’avoir louée où elle le méritait, j’ai osé la corriger où je croyais qu’elle devait l’être en substituant même des vers à ceux que je trouvais faibles. Il me remercia me demandant si j’étais Apollon, et il se mit à la copier pour l’envoyer au collecteur8. Pendant qu’il la copiait j’ai écrit un sonnet sur le même sujet. Palo enchanté m’obligea à y mettre mon nom, et à l’envoyer au collecteur avec son ode.

Pendant que je la recopiais pour la purger de quelques fautes d’Orthographe il est allé chez son père pour lui demander qui j’étais, ce qui le fit rire jusqu’au moment que nous sommes allés à table. On me dressa un lit dans la chambre même de ce garçon ; ce qui me fit beaucoup de plaisir.

La famille de D. Gennaro9 ne consistait que dans ce fils, une fille qui n’était pas jolie, sa femme, et deux vieilles sœurs très dévotes. À souper il eut des gens de lettres. J’ai connu chez lui le marquis Galiani qui commentait Vitruve frère de l’abbé que j’ai connu à Paris vingt ans après, secrétaire d’ambassade du comte de Cantillana10. Le lendemain à souper j’ai connu le célèbre Genovesi qui avait déjà reçu la lettre que l’archevêque de Cosenza lui avait écritec. Il me parla beaucoup d’Apostolo Zeno, et de l’abbé Conti11. Pendant le souper il dit que le moindre péché mortel qu’un prêtre pouvait commettre était celui de dire deux messes dans un même jour pour gagner deux carlins de plus, tandis qu’un séculier qui commettrait le même péché mériterait le feu.

Le lendemain la religieuse prit l’habit, et dans la raccolta12 les compositions qui brillèrent furent les deux de Palo, et de moi. Un Napolitain qui s’appelait Casanova d’abord qu’il sut que j’étais étranger devint curieux de me connaître. Ayant su que je logeais chez D. Gennaro, il vint le complimenter à l’occasion de la fête de son nom13 qu’on célébrait le lendemain de la prise d’habit de la religieuse à S.te Claire.

D. Antonio Casanova, après m’avoir dit son nom, me demanda si ma famille était originairement vénitienne. Je suis, monsieur, lui répondis-je d’un air modeste, un arrière-petit-fils du petit-fils du malheureux Marc-Antoine Casanova, qui fut secrétaire du cardinal Pompée Colonna, et qui mourut de la peste à Rome l’an 1528 sous le pontificat de Clément VII. À cette annonce il vint m’embrasser m’appelant son cousin. Ce fut dans ce moment que toute l’assemblée crut que D. Gennaro allait mourir de rire ; car il ne semblait pas possible de rire ainsi, et de [130r] rester vivant après. Sa femme, d’un air fâché, dit à D. Antonio, que la maladie de son mari lui étant connue, il aurait pu lui épargner cette farce : il lui répondit qu’il ne pouvait pas deviner que la chose fût risible : je ne disais rien, car dans le fond je trouvais cette reconnaissance14 très comique. Quand D. Gennaro devint calme, D. Antonio, sans descendre de son sérieux, m’invita à dîner avec le jeune Palo qui était devenu mon ami inséparable.

La première chose, que mon digne cousin fit, à mon arrivée chez lui, fut de me montrer son arbre généalogique, qui commençait par un D. Francisco frère de D. Jouan. Dans le mien que je savais par cœur, D. Jouan, dont je venais en droite ligne était né posthume15. Il se pouvait qu’il eût eu un frère de Marc-Antoine ; mais quand il sut que le mien commençait par D. Francisco Aragonnais qui existait16 à la fin du quatorzième siècle, et que par conséquent toute la généalogie de la maison illustre des Casanova de Sarragosse devenait la sienne, il en fut si ravi qu’il ne savait plus que faire pour me convaincre que le sang qui circulait dans ses veines était le mien.

Le voyant curieux de savoir par quelle aventure j’étais à Naples, je lui ai dit qu’ayant embrassé l’état d’ecclésiastique après la mort de mon père, j’allais chercher fortune à Rome. Quand il me présenta à sa famille il me parut de n’être pas bien reçu de sa femme ; mais sa fille jolie, et sa nièce encore plus jolie m’auraient facilement fait croire à la fabuleuse force du sang. Il me dit après dîner que la duchesse del Bovino s’étant montrée curieuse de savoir qui était cet abbé Casanova, il se ferait un honneur de me présenter au parloir en qualité de son parent.

Comme nous étions tête à tête, je l’ai prié de me dispenser, n’étant équipé que pour mon voyage. Je lui ai dit que je devais ménager ma bourse pour ne pas arriver à Rome sans argent. Charmé d’entendre cette raison, et convaincu de sa validité, il me dit qu’il était riche, et que je devais sans nul scrupule lui permettre de me conduire chez un tailleur. Il m’assura que personne n’en saurait rien, et qu’il resterait très mortifié, si je me refusais au plaisir qu’il désirait. Je lui ai alors serré la main, lui disant que j’étais prêt à faire tout ce qu’il voulait. Il me conduisit donc chez un tailleur qui me prit toutes les mesures qu’il ordonna ; et qui me porta le lendemain chez D. Gennaro tout ce quid était nécessaire pour comparaître17 au plus noble des abbés. D. Antonio arriva après, resta à dîner chez D. Gennaro,e puis il me conduisit chez la duchesse avec le jeune Palo. Pour me gracieuser18 à la napolitaine, elle me tutoya au premier abord. Elle était avec sa fille qui avait dix à douze ans, très jolie, et qui quelques années après devint duchesse de Matalona. Elle me fit présent d’une tabatière [130v] d’écaille blonde19 toutef couverte d’arabesques incrustéesg en or. Elle nous pria à dîner pour le lendemain nous disant qu’après nous irions à S.te Claire faire une visite à la nouvelle religieuse.

Sortant de la maison Bovino je suis allé tout seul au magasin de Panagiotti pour recevoir le baril de Muscat. Le chef du magasin me fit le plaisir de diviser le baril en deux petits que j’ai fait porter un à D. Gennaro, l’autre à D. Antonio. Sortant du magasin j’ai rencontré le brave Grec, qui me revit avec plaisir. Devais-je rougir à la présence de cet homme que je savais d’avoir trompé ? Point du tout, car il trouvait au contraire que j’en avais agi avec lui en très galant homme.

D. Gennaro, à souper, me remercia sans rire de mon précieux présent. Le lendemain D. Antonio en échange du bon muscat que je lui avais envoyé me fit présent d’une canne qui valait au moins vingt onces20, et son tailleur me porta un habit de voyage, et une redingote bleue à boutonnières d’or, le tout du plus fin drap. Je ne pouvais pas être mieux étoffé21. J’ai connu chez la duchesse del Bovino le plus sage de tous les Napolitains, l’illustre D. Lelio Caraffa des ducs de Matalone22, que le roi D. Carlos23 aimait particulièrement, et honorait du nom d’ami.

Au parloir de S.te Claire j’ai passé deux heures brillantes, tenant tête, et satisfaisant par mes réponses à la curiosité de toutes les religieuses qui étaient aux grilles. Si ma destinée m’avait laissé rester à Naples j’y aurais fait fortune ; mais il me semblait de devoir aller à Rome malgré que je n’eusse aucun projet. Je me suis constamment refusé aux instances de D. Antonio, qui m’offrait l’emploi le plus honorable dans plusieurs maisons principales qu’il me nomma pour être le directeur des études du premier rejeton de la famille.

Le dîner de D. Antonio fut magnifique ; mais j’y fus rêveur, et de mauvaise humeur, parce que sa femme me regardait de travers. Je l’ai plusieurs fois observée qu’après avoir regardé mon habit, elle parlait à l’oreille de son voisin. Elle avait tout su. Il y a dans la vie des situations auxquelles je n’ai jamais pu m’adapter. Dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure, et qui me lorgne, me démonte ; l’humeur me vient, et je suis bête. C’est un défaut.

D. Lelio Caraffa me fit offrir des gros appointements, si je voulais rester auprès de son neveu duc de Matalone24 qui avait alors dix ans pour diriger ses études. Je fus le remercier, le suppliant de devenir mon vrai bienfaiteur me donnant une bonne lettre de recommandation pour Rome. Ce seigneur m’en a envoyé le lendemain deux, dont une [131r] était adressée au cardinal Acquaviva25, l’autre au père Georgi puissant Padrasse26.

Je me suis vite déterminé à partir quand j’ai vu qu’on voulait absolument me procurer l’honneur de baiser la main à la reine. Il était évident que répondant aux interrogations qu’elle m’aurait faites, j’aurais dû lui dire que je venais de quitter Martorano, et lui parler du misérableh évêché que son intercession avait produit à ce bon minime. Outre cela, cette princesse connaissait ma mère, et nulle raison aurait pu l’empêcher de dire ce qu’elle était à Dresde, D. Antonio en aurait été scandalisé, et ma généalogie serait devenue ridicule. Je connaissais les suites immanquables, et ennuyeuses des préjugés courants, je serais tombé tout à plat ; j’ai pris le beau moment de partir. D. Antonio me fit présent d’une montre à caisse27 d’écaille incrustée en or, et me donna une lettre pour D. Gaspar Vivaldi28 qu’il appelait le meilleur de ses amis. D. Gennaro me donna soixante ducats, et son fils me pria de lui écrire, me jurant une amitié éternelle. Ils m’accompagnèrent tous pleurant comme moi à une voiture, où j’avais pris la dernière place.

La fortune depuis mon débarquement à Chiozza jusqu’à Naples m’avait indignement traité. Ce fut à Naples où j’ai commencé à respirer, et Naples me fut toujours propice, comme on verra dans la suite de ces mémoires. Je me suis vu à Portici dans l’affreux moment où mon esprit allait s’avilir, et contre l’avilissement de l’esprit il n’y a pas de remède. On ne peut pas le relever. C’est un découragement qui n’admet plus de ressource. L’évêque de Martorano avec sa lettre à D. Gennaro m’a dédommagé de tout le mal qu’il m’avait fait. Je ne lui ai écrit que de Rome.

Occupé par la belle rue de Toledo29, et à essuyer mes larmes, je n’ai songé à regarder les physionomies de mes trois compagnons de voyage qu’à la porte de la grande ville. L’homme de quarante à cinquante ans que j’avais à mon côté avait la physionomie agréable, et alertei. Les deux femmes assises sur le derrière étaient jeunes, et jolies : leur vêtement était fort propre, leur air libre, et en même temps honnête. Nous arrivâmes à Averse dans le plus grand silence, où le voiturier nous ayant avertis qu’il ne s’arrêterait que pour faire boire ses mules nous ne descendîmes pas. Vers le soir nous nous arrêtâmes à Capoue. Chose incroyable ! Je n’ai jamais ouvert la bouche pendant toute la journée, écoutant avec plaisir le jargon de l’homme qui était napolitain, et le beau langage des deux sœurs qui étaient romaines. Ce fut pour la première fois de ma vie que j’eus la constance de passer cinq heures sans parler, me trouvant vis-à-vis de deux filles ou femmes charmantes. On nous donna à Capoue une chambre à deux lits ; cela va sans dire. Mon voisin fut alors celui qui dit en me regardant :

— J’aurai donc l’honneur de me [131v] coucher avec M. l’abbé.

— Je vous laisse le maître monsieur, lui répondis-je d’un air froid, de disposer même autrement.

Cette réponse fit faire un sourire à celle que je trouvais déjà plus jolie. J’ai bien auguré.

À souper nous fûmes cinq, parce que l’usage est que quand le voiturier en force de son accord30 doit nourrir ses passagers, il mange avec eux. Dans les propos indifférents de table, j’ai trouvé la décence, et l’esprit du monde. Cela me rendit curieux. Je suis descendu après souper pour savoir du voiturier la qualité des trois personnes. L’homme, me dit-il, est avocat, et une des deuxj sœurs est son épouse ; mais j’ignore laquelle.

Je leur ai fait la politesse de me coucher le premier, comme de me lever, et sortir pourk laisser les dames en pleine liberté. Je ne suis rentré qu’appelé pour prendre du café. Je l’ai loué, et la plusl aimable me promit cem joli cadeau tous les jours.

Un barbier vint, qui après avoir rasé l’avocat, m’offrit, d’un air qui ne me plut pas, le même service. Lui ayant répondu que je n’avais pas besoin de lui, il me répondit aussi que la barbe était une malpropreté, et il s’en alla.

D’abord que nous fûmes dans la voiture, l’avocat dit que presque tous les barbiers étaient insolents.

— C’est à savoir, dit la belle, si la barbe soit, ou non, une malpropreté.

— Oui, lui répond l’avocat, car c’est un excrément31.

— Cela se peut, lui dis-je, mais on ne le regarde pas comme tel ; appelle-t-on excrément les cheveux, qu’au contraire on nourrit, et dont on admire la beauté, et la longueur ?

— Par conséquent, reprit la dame, le barbier est un sot.

— Mais encore, lui dis-je, est-ce que j’ai une barbe ?

— Je le croyais.

— Je commencerai donc à me faire raser à Rome. C’est la première fois que je m’entends faire ce reproche.

— Ma chère femme, dit l’avocat, tu devais te taire, car il se peut que M. l’abbé aille à Rome pour se faire capucin32.

Cette saillie33 me fit rire ; mais je n’ai pas voulu rester court. Je lui ai dit qu’il avait deviné ; mais que l’envie de me faire capucin m’était passée d’abord que j’avais vu madame. Riant aussi il me répondit que sa femme aimait à la folie les capucins ; et qu’ainsi je ne devais pas quitter ma vocation. Ce propos badin nous ayant entraînésn dans plusieurs autres nous passâmes notre journée agréablement jusqu’à Garillan où les jolis propos nous dédommagèrent du mauvais souper. Mon inclination naissante se nourrissait trouvant la nourrice complaisante.

Le lendemain d’abord que nous fûmes dans la voiture la belle dame me demanda, si avant d’aller à Venise je comptais de faire quelque séjour à Rome. Je lui ai répondu que ne connaissant personne à Rome j’avais peur de m’y ennuyer. Elle me dit qu’on y aimait les étrangers, et qu’elle était sûre que [132r] je m’y plairais :

— Je pourrais donc espérer que vous permettriez que je vous fisse ma cour ?

— Vous nous feriez honneur, dit l’avocat.

La belle rougit, j’ai fait semblant de ne pas la voir, et dans des charmants propos nous passâmes la journée si agréablement que la précédente. Nous nous arrêtâmes à Terracina, où on nous donna une chambre à trois lits ; deux étroits, et un large entre les deux. Ce fut tout simple que les deux sœurs se couchèrent ensemble dans le grand lit, tandis que je causais à table avec l’avocat ayant tous les deux le dos tourné vers elles. L’avocat alla se coucher dans le lit où il vit son bonnet ; et moi dans l’autre qui n’était distant du grand que d’un pied, sa femme se trouvant de mon côté. Sans fatuité, je n’ai pas pu me déterminer à croire que cet arrangement n’ait dépendu que du hasard. Je brûlais déjà pour elle.

Je me déshabille, j’éteins la chandelle, et je me couche ruminant un projet très inquiétant, car je n’osais ni l’embrasser, ni le rejeter. Je ne pouvais pas m’endormir. Une très faible lueur qui me laissait voir le lit où cette charmante femme était couchée me forçait à tenir les yeux ouverts. Dieu sait à quoi je me serais décidé à la fin, car il y avait déjà une heure que je combattais, lorsque jeo l’ai vue sur son séant, puis sortir du lit, faire le tour très doucement, et aller dans le lit de son mari. Après cela, jep n’ai plus entendu le moindre bruit.

Cet événement me déplut au suprême degré, me dépita, et me dégoûta tellement, que me tournant de l’autre côté, je me suis endormi pour ne me réveiller qu’à la pointe du jour ;q j’ai vu la dame dans son lit.

Je m’habille de très mauvaise humeur, et je sors les laissant tous endormis. Je vais me promener, et je ne retourne à l’auberge que dans le moment que la voiture étant prête à partir, les dames, et l’avocat m’attendaient.

La belle d’un air doux, et obligeant se plaint de ce que je n’avais pas voulu de son café. Je m’excuse sur le besoin que j’avais eu d’aller me promener. J’ai passé toute la matinée, non seulement sans parler ; mais sans la regarder. Je me plaignais d’un grand mal aux dents. Elle me dit à Piperno, où nous avons dîné, que ma maladie était de commande. Ce reproche me fit plaisir car il me mettait en droit de venir à une explication.

L’après-dîner j’ai joué le même rôle jusqu’à Sermoneta, où nous devions coucher, et où nous arrivâmes de très bonne heure. La journée étant belle, la dame dit qu’elle irait volontiers faire quatre pas, me demandant d’un air honnête, si je voulais lui donner le bras. J’y ai d’abord consenti. La politesse ne me permettait pas de faire autrement. J’avais le cœur navré. Il me tardait de retourner à être le même ; mais après une explication qu’il fallait amener ;r et je ne savais pas comment.

D’abord que je me suis vu assez éloigné de son mari qui donnait le bras à sa sœur, je lui ai demandé à quoi elle pouvait avoir connu que mon mal aux dents [132v] était de commande.

— Je suis franche. À la différence trop marquée de votre procédé : au soin que vous avez eu de vous abstenir de me regarder dans toute la journée. Le mal aux dents ne pouvant pas vous empêcher d’être poli, je l’ai jugé de commande. D’ailleurs, je sais qu’aucun de nous n’a pu donner motif à votre changement d’humeur.

— Il doit cependant avoir eu quelque motif. Vous n’êtes, madame, qu’à moitié, sincère.

— Vous vous trompez monsieur. Je le suis entièrement ; et si je vous ai donné un motif, je l’ignore, ou je dois l’ignorer. Ayez la bonté de me dire en quoi je vous ai manqué.

— En rien ; car je n’ai droit à aucune prétention.

— Oui34 : vous avez des droits. Les mêmes que j’ai ; et que la bonne société accorde à tous les membres qui la composent. Parlez. Soyez aussi franc que moi.

— Vous devez ignorer le motif : c’est-à-dire faire semblant de l’ignorer : c’est vrai. Convenez aussi que mon devoir est celui de ne pas vous le dire.

— À la bonne heure. Actuellement tout est dit ; mais si votre devoir est celui de ne pas me dire la raison de votre changement d’humeur, le même devoir vous oblige à ne pas faire connaître ce changement. La délicatesse ordonne quelquefois à l’homme poli de cacher certains sentiments, qui peuvent compromettre. C’est une gêne de l’esprit ; je le sais ; mais elle vaut la peine quand elle ne sert qu’à rendre plus aimable celui qui l’exerce.

Un raisonnement filé avec cette force me fit rougir de honte. J’ai collé mes lèvres sur sa main lui disant que je reconnaissais mon tort, et qu’elle me verrait à ses pieds pour lui demander pardon, si nous n’étions pas dans la rue. N’en parlons donc plus, me dit-elle, et pénétrée de mon prompt retour35, elle me regarda d’un air qui peignait le pardon si bien que je n’ai pas cru de devenir plus coupable décollant de sa main mes lèvres pour les laisser aller sur sa belle bouche riante.

Ivre de mon bonheur, je suis passé de la tristesse à la joie si rapidement que l’avocat dit, durant le souper, cent plaisanteries sur ma douleur de dents, et sur la promenade qui m’en avait guéri. Le lendemain nous dînâmes à Veletri36, et de là nous allâmes nous coucher à Marino, où malgré la quantité de troupes nous eûmes deux petites chambres, et un assez bon souper.

Je ne pouvais pas désirer d’être mieux avec cette charmante Romaine. Je n’avais reçu d’elle qu’un gage ; mais c’était celui de l’amour le plus solide, qui m’assurait qu’elle serait toute à moi à Rome. Dans la voiture nous nous parlions des genoux plus que des yeux, et par là nous nous assurions que notre langage ne pouvait être entendu de personne.

L’avocat m’avait dit qu’il allait à Rome pour terminer une cause ecclésiastique37, et qu’il logerait à la Minerve38 chez sa belle-mère. Il tardait à sa femme de la revoir depuis deux ans qu’elle l’avait quittée, et sa sœur espérait de rester à Rome devenant épouse d’un employé à la banque du S.t Esprit39. Invité à leur société, je leur ai promis d’en profiter tant que mes affaires me le permettraient.

[133r] Nous étions au dessert lorsque ma belle, admirant la beauté de ma tabatière, dit à son mari qu’elle avait grande envie d’en posséder une dans ce goût-là. Il la lui promit.

— Achetez, lui dis-je alors, celle-ci ; je vous la donne pour vingt onces. Vous les paierez au porteur du billet que vous me ferez. Ce sera un Anglais auquel devant cette somme, je saisis volontiers l’occasion de la lui faire payer.

— La tabatière, me répondit l’avocat vaut les vingt onces, et je serais charmé de la voir entre les mains de ma femme, qui par là se souviendrait avec plaisir de votre personne ; mais je n’en ferai rien que vous la payant argent comptant.

Voyant que je n’y consentais pas, sa femme lui dit qu’il lui serait égal de me faire le billet au porteur dont j’avais besoin. Il lui dit alors, en riant, de se garder de moi, car c’était de ma part une fine friponnerie. Tu ne vois pas, lui dit-il, que son Anglais est imaginaire ? Il ne paraîtra jamais, et la tabatière nous restera pour rien. Cet abbé, ma chère femme, est un grand fripon. Je ne croyais pas, lui répondit-elle en me regardant, qu’il ys eût au mondet des fripons de cette espèce. Je lui ai dit tristement que je voudrais bien être assez riche pour exercer des friponneries pareilles.

Mais voici un événement qui me combla de joie. Dans la chambre où nous soupions il y avait un lit, et un autre dans un cabinet contigu qui n’avait pas de porte, et où on ne pouvait entrer que passant par la chambre. Les deux sœurs naturellement choisirent le cabinet. Après qu’elles se furent couchées, l’avocat se coucha aussi, et moi le dernier ; avant d’éteindre la chandelle, j’ai mis la tête dans le cabinet pour leur souhaiter un bon sommeil. Ce fut pour voir de quel côté la mariée se trouvait. J’avais un projet tout fait.

Mais quelles malédictions n’ai-je données à mon lit quand j’ai entendu l’épouvantable bruit qu’il fit quand je m’y suis mis ? Me sentant sûr de la complaisance de la dame, malgré qu’elle ne m’eût rien promis, j’attends que l’avocat ronfle, et je veux me lever pour aller lui faire une visite ; mais d’abord que je veux me lever, voilà le lit qui crie, et l’avocat qui se réveillant allonge un bras. Il sent que je suis là, et il se rendort. Une demi-heure après, je tente la même chose, le lit me fait le même lazzi40, et l’avocat me fait l’autre. Sûr que j’étais là, il se rendort de nouveau ; mais la maudite indiscrétion de ce lit me fait prendre le parti d’abandonner mon projet. Mais voilà un coup unique.

Un grand bruit de gens qui montent, et descendent, qui vont, qui viennent se fait entendre par toute la maison. Nous entendons des coups de fusil, le tambour, l’alarme, on appelle, on crie, on frappe à notre porte, l’avocat me demande ce que c’était, je lui réponds que je n’en savais rien, le priant de me laisser dormir. Les sœurs épouvantées nous demandent au nom de Dieu de la lumière. L’avocat se lève en chemise pour aller en chercher, et je me lève aussi. Je veux refermer la porte ; et je la ferme ; mais le ressort saute de façon que je vois qu’on ne peut plus l’ouvrir qu’avec la clef, que je n’avais pas. Je vais au lit des deux sœurs pour leur faire courage41 dans la confusion qu’on entendait, et dont j’ignorais la cause. Leur disant que l’avocat allait revenir d’abord [133v] avec de la lumière, je me procure des faveurs d’importance. La faible résistance m’enhardit. Ayant peur de perdre un temps précieux,u je m’incline, et pour serrer le cher objet entre mes bras, je me laisse tomber sur lui. Les planches qui soutenaient le matelas se dérangeant, le lit précipite42. L’avocat frappe, la sœur se lève, ma déesse me prie de la laisser, je dois céder à ses prières, je vais à tâtons à la porte, disant à l’avocat que le ressort étant tombé je ne pouvais pas l’ouvrir. Il redescend pour aller chercher la clef. Les deux sœurs en chemise étaient derrière moi. Espérant d’avoir le temps de finir, j’allonge mes bras ; mais me sentant rudement repoussé je m’aperçois que ce devait être sa sœur. Je me saisis de l’autre. L’avocat étant à la porte avec un clavier43, elle me prie au nom de Dieu d’aller me coucher, car son mari, me voyant dans l’état épouvantable où je devais être, devinerait tout. Sentant mes mains poisseuses, j’entends très bien ce qu’elle voulait me dire, et je vais vite dans mon lit. Les sœurs se retirent aussi dans le leur ; et l’avocat entre.

Il va d’abord dans le cabinet pour les rassurer ; mais il éclate de rire quand il les voit enfoncées dans le lit tombé. Il m’excite à aller les voir, et comme de raison je m’en dispense. Il nous conte que cettev alarme venait de ce qu’un détachement allemand avait surpris les troupes espagnoles qui étaient là, et qui à cause de cela décampaient. Dans un quart d’heure il n’y eut plus personne, et le silence succéda à tant de confusion. Après m’avoir fait compliment sur ce que je n’avais pas bougé de mon lit, il vint se recoucher.

J’ai attendu sans dormir la pointe du jour pour descendre, me laver, et changer de chemise. Quand j’ai vu l’état dans lequel j’étais j’ai admiré la présence d’esprit de mon amour. L’avocat aurait deviné tout. Non seulement ma chemise, et mes mains étaient souillées, mais, je ne sais pas comment, mon visage aussi. Hélas ! il m’aurait jugé coupable, et je ne l’étais pas tout à fait. Cette camisade44 est sur l’histoire ; mais elle ne fait pas mention de moi. Je ris toutes les fois que je la lis sur l’élégant de Amicis45, qui écrivit mieux que Sallustew.

La sœur de ma divine boudait au café ; mais sur la figure de l’ange que j’aimais, je voyais l’amour, l’amitié, et la satisfaction. C’est un grand plaisir que celui de se sentir heureux ! Peut-on l’être sans le sentir ? Les théologiens disent qu’oui. Il faut les envoyer paître. Je me voyais possesseur de D.x Lucrezia46, c’est ainsi qu’elle s’appelait, sans avoir rien obtenu.y Ni ses yeux, ni le moindre de ses gestes me désavouait quelque chose. Nos rires avaient pour prétexte l’alarme des Espagnols ; mais ce n’était que l’incident inconnu à elle-même.

Nous arrivâmes à Rome de très bonne heure. À la Tour, où nous avons mangé une omelette, j’ai fait à l’avocat les plus tendres caresses ; je l’ai appelé papa, je lui ai donné cent baisers ; et je lui ai prédit la naissance d’un garçon, obligeant sa femme à lui jurer qu’elle le lui donnerait. Après cela, j’ai dit tant de jolies choses à la sœur de mon adorée qu’elle dut [134r] me pardonner le précipice du lit. En les quittant je leur ai promis une visite le lendemain. On m’a descendu à une auberge près de la place d’Espagne, d’où le voiturier les a conduits à leur maison à la Minerve.

Me voilà donc à Rome bien en équipage, assez pourvu d’argent, bien en bijoux, assez pourvu d’expérience, avec des bonnes lettres de recommandation, parfaitement libre, et dans un âge où l’homme peut compter sur la fortune, s’il a un peu de courage, et une figure qui prévienne à sa faveur ceux qu’il approche. Ce n’est pas de la beauté ; mais quelque chose qui vaut mieux, que j’avais, et que je ne sais pas ce que c’est. Je me sentais fait pour tout. Je savais que Rome était la ville unique, où l’homme, partant du rien, était souvent monté très haut ; et il n’est pas étonnant que je crusse en avoir toutes les qualités requises : mon garant était un amour-propre effréné, dont l’inexpérience m’empêchait de me méfier.

L’homme fait pour faire fortune dans cette ancienne capitale de l’Italie doit être un Caméléon susceptible de toutes les couleurs que la lumière réfléchit sur son atmosphère47. Il doit être souple, insinuant, grand dissimulateur, impénétrable, complaisant, souvent bas, faux sincère, faisant toujours semblant de savoir moins de ce qu’il sait, n’ayant qu’un seul ton de voix, patient, maître de sa physionomie, froid comme glace lorsqu’un autre à sa place brûlerait ; et s’il a le malheur de ne pas avoir la religion dans le cœur, il doit l’avoir dans l’esprit, souffrant en paix, s’il est honnête homme, la mortification de devoir se reconnaître pour hypocrite. S’il abhorre cette fiction, il doit quitter Rome, et aller chercher fortune en Angleterre. De toutes ces qualités nécessaires, je ne sais pas si je me vante, ou si je me confesse, je ne possédais que la seule complaisance, qui, étant isolée, est un défaut. J’étais un étourdi intéressant, un assez beau cheval d’une bonne race, non dressé, ou mal, ce qui est encore pire.

J’ai d’abord porté au père Georgi la lettre de D. Lelio. Ce savant moine possédait l’estime de toute la ville. Le pape avait pour lui une grande considération, parce que n’étant pas ami des jésuites, il ne se masquait pas. Les jésuites d’ailleurs se croyaient assez forts pour le mépriser.

Après avoir attentivement lu la lettre, il me dit qu’il était prêt à être mon conseil48, et que par conséquent il ne tiendrait qu’à moi de le rendre responsable que rien ne m’arriverait de sinistre, car avec une bonne conduite l’homme n’a point de malheurs à craindre. M’ayant interrogé de ce que je voulais faire à Rome, je lui ai répondu que ce serait lui qui me le dirait.

— Cela peut être. Venez donc chez moi souvent, et ne me cachez rien, rien, [134v] rien de tout ce qui vous regarde, et de tout ce qui vous arrive.

— D. Lelio m’a aussi donné une lettre pour le cardinal Acquaviva.

— Je vous en fais compliment, car c’est l’homme qui à Rome peut plus que le pape.

— Irai-je la lui porter d’abord ?

— Non. Je le préviendrai ce soir : venez ici demain matin. Je vous dirai où, et à quelle heure vous irez la lui remettre. Avez-vous de l’argent ?

— Assez pour pouvoir me suffire au moins un an.

— Voilà qui est excellent. Avez-vous des connaissances ?

— Aucune.

— N’en faites pas sans me consulter, et surtout n’allez pas aux cafés : et aux tables d’hôte, si vous pensez d’y aller, écoutez, et ne parlez pas. Fuyez les interrogateurs, et si la politesse vous oblige à répondre, éludez la demande, si elle peut tirer à conséquence. Parlez-vous français ?

— Pas le mot.

— Tant pis : vous devez l’apprendre. Avez-vous fait vos études ?

— Mal. Mais je suis infarinato au point que je me soutiens en cercle49.

— C’est bon ; mais soyez circonspect, car Rome est la ville des infarinati, qui se démasquent entr’eux, et se font toujours la guerre. J’espère que vous porterez la lettre au cardinal, vêtu en modeste abbé, et non pas dans ce galant habit, qui n’est pas fait pour conjurer la fortune50. Adieu donc jusqu’à demain.

Très content de ce moine, je suis allé au Campo di fiore pour porter la lettre de mon cousin D. Antonio à D. Gaspar Vivaldi. Ce brave homme m’a reçu dans sa bibliothèque, où il était avec deux abbés respectables. Après m’avoir fait le plus gracieux accueil, D. Gaspar me demanda mon adresse, me priant à dîner pour le lendemain. Il me fit le plus grand éloge du père Georgi, et m’accompagnant jusqu’à l’escalier, il me dit qu’il me remettrait le lendemain la somme que D. Antonio lui ordonnait de me compter.

Voilà encore de l’argent que mon généreux cousin me donnait, et que je ne pouvais pas refuser. Il n’est pas difficile de donner ; mais de savoir donner. En retournant chez moi j’ai rencontré le père Steffano, qui toujours le même me fit cent caresses. Je devais avoir une sorte de respect pour cet original méprisable, dont la providence s’était servie pour me garantir du précipice. F. Steffano, après m’avoir dit qu’il avait obtenu du pape tout ce qu’il désirait, m’avertit que je devais éviter la rencontre du sbire qui m’avait donné les deux sequins, car se trouvant trompé il voulait se venger. Le coquin avait raison. J’ai dit à F. Steffano de faire que le sbire dépose mon billet chez un marchand, où, quand je sauraisz qui c’était, j’iraisaa le retirer. La chose fut faite ainsi, j’ai payé les deux sequins, et cette vilaine affaire fut finie.

J’ai soupé à table d’hôte avec des Romains, et des étrangers suivant fidèlement le conseil du père Georgi. On a dit beaucoup du mal du pape, et du Cardinal ministre qui était la cause que l’état ecclésiastique était inondé de quatre-vingt mille hommes entre Allemands, et Espagnols. Ce qui me surprit [135r] fut qu’on mangeait gras, malgré que ce fût un samedi51 ; mais à Rome plusieurs surprises ne me durèrent que huit jours. Il n’y a point de ville chrétienne catholique au monde, où l’homme soit moins gêné en matière de religion qu’à Rome. Les Romains sont comme les employés à la ferme du tabac52, auxquels il est permis d’en prendre gratis tant qu’ils veulent. On y vit avec la plus grande liberté, à cela près, que les ordini santissimi53 sont autant à craindre que l’étaient les lettres de cachet54 à Paris avant l’atroce révolutionab.

1743ac

Ce fut le lendemain premier d’octobre de l’année 1743 que j’ai enfin pris la résolution de me faire raser. Mon duvet était devenu barbe. Il me parut de devoir commencer à renoncer à certains privilèges de l’adolescence. Je me suis habillé à la romaine en tout point, comme le tailleur de D. Antonio avait voulu. Le père Georgi parut fort content, quand il me vit habillé ainsi. Après m’avoir fait prendre avec lui une tasse de chocolat, il me dit que le cardinal avait été prévenu par une lettre du même D. Lelio, et que S. E.55 me recevrait vers midi à villa Negroni 56 où il se promènerait. Je lui ai dit que je devais dîner chez M. Vivaldi, et il me conseilla d’aller le voir souvent.

À villa Negroni, d’abord que le cardinal me vit, il s’arrêta pour recevoir la lettre, se séparant de deux personnes qui l’accompagnaient. Il la mit dans sa poche sans la lire. Après avoir passé en silence deux minutes qu’ilad employa à me regarder, il me demanda si je me sentais du goût pour les affaires politiques. Je lui ai répondu que jusqu’à ce moment-là je ne m’avais découvert que des goûts frivoles, et que partant je n’oserais lui répondre que du plus grand empressement que j’aurais à exécuter tout ce que S. E. m’ordonnerait, s’il me trouvait digne d’entrer à son service. Il me dit d’abord d’aller le lendemain à son hôtel57 parler à l’abbé Gama58, auquel il communiquerait ses intentions. Il faut, me dit-il, que vous vous appliquiez bien vite à apprendre le français. C’est indispensable. Après m’avoir demandé comment D. Lelio se portait, il me laissa, me donnant sa main à baiser.

De là je suis allé à Campo di fiore, où D. Gaspar me fit dîner en compagnie choisie. Il était garçon59, et il n’avait autre passion que celle de la littérature. Il aimait la poésie latine plus encore que l’italienne, et son favori était Horace que je savais par cœur. Après dîner, il me donna cent écus romains60 pour le compte de D. Antonio Casanova. Après m’avoir fait signer la quittance, il me dit que je lui ferais un vrai plaisir toutes les fois que j’irais le matin à sa bibliothèque prendre du chocolat avec lui.

En partant de sa maison, je suis allé à la Minerve. Il me tardait de voir la surprise de D. Lucrezia, et d’Angelica sa sœur. Pour trouver sa maison j’ai demandé où demeurait D. Cicilia Monti. C’était sa mère.

J’ai vu une jeune veuve qui paraissait sœur de ses filles. Elle n’a pas eu besoin que je m’annonçasse, car elle m’attendait. Ses filles vinrent, et leur abord m’amusa un moment, car je ne leur paraissais pas le même. D. Lucrezia me présenta sa sœur cadette qui n’avait qu’onze ans, et son frère abbé qui en avait quinze joli au possible.

[135v] J’ai gardé un maintien fait pour plaire à la mère : modestie, respect, et démonstrations du plus vif intérêt que tout ce que je voyais devant moi devait m’inspirer. L’avocat arriva, et, surpris de me trouver tout nouveau, fut flatté que je me souvinsse de lui donner le nom de père. Il entama des propos pour rire ; et je les ai suivis, mais très éloigné de leur donner le vernis de gaieté, qui nous faisait tant rire dans la voiture. Il me dit qu’en me faisant la barbe je l’avais donnée à mon esprit61. D. Lucrezia ne savait que juger de mon changement d’humeur. J’ai vu arriver sur la brune62 des femmes ni belles ni laides, et cinq ou six abbés tous faits pour être étudiés. Tous ces messieurs écoutèrent avec la plus grande attention tout ce que j’ai dit, et je les ai laissés maîtres de leurs conjectures. D. Cicilia dit à l’avocat qu’il était bon peintre ; mais que ses portraits n’étaient pas ressemblants : il lui répondit qu’elle ne me voyait qu’en masque63, et j’ai fait semblant de trouver sa raison mortifiante. D. Lucrezia dit qu’elle me trouvait absolument le même, et D. Angelica soutint que l’air de Rome donnait aux étrangers absolument uneae autre apparence. Tout le monde applaudit à sa sentence, et elle rougit de plaisir. Au bout deaf quatre heures je me suis évadé ; mais l’avocat me courut après pour me dire que D. Cicilia désirait que je devinsse l’ami de la maison, maître d’y aller sans étiquette à toutes les heures. Je suis retourné à mon auberge, désirant d’avoir plu autant que cette compagnie m’avait enchanté.

Le lendemain, je me suis présenté à l’abbé Gama. C’était un Portugais, qui montrait quarante ans, jolie figure qui affichait la candeur, la gaieté, et l’esprit. Son affabilité voulait inspirer la confiance. Sa langue, et ses manières étaient telles qu’il aurait pu se dire romain. Il me dit avec des phrases sucrées, que S. E. elle-même avait donné des ordres à son maître d’Hôtel pour ce qui regardait mon logement dans le palais. Il me dit que je dînerais, et souperais avec lui à la table de la secrétairerie, et qu’en attendant que j’eusse appris la langue française, je m’exercerais sans me gêner à faire des extraits de lettres qu’il me donnerait. Il me donna alors l’adresse du maître de langue auquel il avait déjà parlé. C’était un avocat romain nommé Dalacqua, qui demeurait positivement vis-à-vis du palais d’Espagne.

Après cette courte instruction, et m’avoir dit que je pouvais compter sur son amitié, il me fit conduire chez le maître d’hôtel, qui après m’avoir fait signer mon nom au bas d’une feuille d’un grand livre remplie d’autres noms, il me donna d’avance comme appointements de trois mois soixante écus romains en billets de banque64. Il monta ensuite avec moi au troisième étage suivi d’un estaffier65 pour me conduire à mon appartement. C’était une antichambre suivie d’une chambre avec alcôve côtoyée de cabinets, le tout meublé très proprement. Après cela nous sortîmes ; et le domestique me donnant la clef me dit qu’il viendrait me servir tous les matins. Il me conduisit à la porte pour me faire connaître au portier. Sans perdre alors le moindre temps, je suis allé à mon auberge pour faire porter au palais d’Espagne tout mon petit équipage. C’est toute l’histoire de ma subite installation dans une maison où j’aurais fait une grande fortune ayant une conduite que tel que j’étais je ne pouvais pas avoir. Volentem ducit, nolentem trahit [Le destin conduit celui qui veut, et entraîne celui qui résiste]66.

[136r] Je suis d’abord allé chezag mon Mentor le père Georgi pour lui rendre compte de tout. Il me dit que je pouvais regarder mon chemin comme commencé, et qu’étant supérieurement bien installé, ma fortune ne pouvait plus dépendre que de ma conduite. Songez, me dit cet homme sage, que pour la rendre irréprochable vous devez vous gêner67 ; et que tout ce qui pourra vous arriver de sinistre ne sera regardé par personne ni comme malheur, ni comme fatalité : ces noms sont vides de sens : tout sera par votre faute.

— Je suis fâché, mon très révérend père, que ma jeunesse, et mon manque d’expérience m’obligera à vous importuner souvent. Je vous deviendrai à charge ; mais vous me trouverez docile, et obéissant.

— Vous me trouverez souvent trop sévère ; mais je prévois que vous ne me direz pas tout.

— Tout tout absolument.

— Permettez-moi de rire. Vous ne me dites pas où vous avez passé hier quatre heures.

— Ce n’est d’aucune conséquence. J’ai fait cette connaissance en voyage. Je crois que c’est une maison honnête que je pourrai fréquenter, à moins que vous ne me dites le contraire.

— Dieu m’en garde. C’est une très honnête maison fréquentée par des personnes de probité. On s’y félicite d’avoir fait votre connaissance. Vous avez plu à toute la compagnie, et on espère de vous attacher. J’ai tout su ce matin. Mais vous ne devez pas fréquenter cette maison.

— Je dois la quitter de but en blanc ?

— Non. Ce serait malhonnête de votre part. Allez-y une ou deux fois par semaine. Point d’assiduité. Vous soupirez mon enfant.

— Non en vérité. Je vous obéirai.

— Je désire que ce ne soit pas à titre d’obéissance : et que votre cœur n’en souffre pas ; mais en tout cas, il faut le vaincre. Souvenez-vous que la raison n’a point de plus grand ennemi que le cœur.

— On peut cependant les mettre d’accord.

— On s’en flatte. Défiez-vous de l’animum de votre cher Horace. Vous savez qu’il n’a pas de milieu nisi paret imperat [s’il n’obéit pas, il commande]68.

— Je le sais. Compesce catenis [Ne m’arrête pas par des chaînes]69 me dit-il, et il a raison ; mais dans la maison de D. Cicilia mon cœur n’est pas en danger.

— Tant mieux pour vous. Vous ne ressentirez donc pas de peine à ne pas la fréquenter. Souvenez-vous que mon obligation est celle de vous croire.

— Et la mienne celle de suivre vos conseils. Je n’irai chez D. Cicilia que quelques fois.

Dans le désespoir de mon âme je lui ai pris la main pour la [136v] lui baiser : il la retira me serrant contre son sein, et se détournant pour ne pas me laisser voir ses larmes.

J’ai dîné à l’hôtel d’Espagne à côté de l’abbé Gama à une table de dix à douze abbés ; car à Rome tout le monde est, ou veut être abbé. N’étant défendu à personne d’en porter l’habit, tous ceux qui veulent être respectés le portent, la noblesse exceptée, qui n’est pas dans la carrière des dignités ecclésiastiques. À cette table, où je n’ai jamais parlé à cause du chagrin que j’avais, on a attribué mon silence à ma sagacité. L’abbé Gama m’invita à passer la journée avec lui ; mais je m’en suis dispensé pour aller écrire mes lettres. J’ai passé sept heures à écrire à D. Lelio, à D. Antonio, à mon jeune ami Palo, et à monseigneur de Martorano, qui me répondit de bonne foi qu’il aurait bien voulu être à ma place.

Amoureux de D. Lugrezia, et heureux, l’action de la quitter me semblait la plus noire de toutes les perfidies. Pour faire le prétendu bonheur de ma vie à venir, je commençais par être le bourreau de l’actuelle, et l’ennemi de mon cœur : je ne pouvais reconnaître cette vérité que devenant un vil objet de mépris au tribunal même de ma raison. Je trouvais que le père Georgi me défendant cette maison n’aurait pas dû me dire qu’elle était honnête : ma douleur aurait été moindre.

Le matin du lendemain l’abbé Gama me porta un grand livre rempli de lettres ministérielles, que, pour m’amuser70, je devais compiler. En sortant je suis allé prendre ma première leçon de français ; puis ayant intention d’aller me promener, en traversant strada condotta71, je me suis entendu appeler dans un café. C’était l’abbé Gama. Je lui ai dit à l’oreille que Minerve m’avait défendu les cafés de Rome. Minerve, me répondit-il, vous ordonne d’en gagner une idée. Asseyez-vous près de moi.

J’entends un jeune abbé qui conte à haute voix un fait vrai, ou controuvé72, qui attaquait directement la justice du saint père ; mais sans aigreur. Tout le monde rit, et lui fait échoah. Un autre interrogé pourquoi il avait quitté le service du cardinal B.73 répond, parce que l’éminence prétendait de n’être pas obligée de lui payer à part74 certains services extraordinaires qu’elle exigeait en bonnet de nuit. La risée fut générale. Un autre vint dire à l’abbé Gama que s’il voulait passer l’après-dîner à villa Medicis, il le trouverait accompagné di due romanelle [de deux petites Romaines] qui se contentaient du quartino75. C’est une monnaie d’or qui est le quart d’un sequin. Un autre lut un sonnet incendiaire contre le gouvernement, dont plusieurs prirent copie. Un autre lut une sienne satire, qui déchirait l’honneur d’une famille. [137r] Je vois entrer un abbé à figure attrayante. Ses hanchesai, et ses cuisses me font croire que c’est une fille déguisée : je le dis à l’abbé Gama, qui me répond que c’était Bepino della Mamana fameux castrato76. L’abbé l’appelle, et lui dit en riant que je l’avais pris pour une fille. L’impudent me regarde, et me dit, que si je voulais aller passer la nuit avec lui, il me servirait également soit en fille, soit en garçon.

À dîner, tous les convives me parlèrent, et il me parut de m’être bien réglé dans mes réponses. L’abbé Gama, me donnant du café dans sa chambre, après m’avoir dit que tous ceux avec lesquels j’avais dîné étaient honnêtes gens, me demanda si je croyais d’avoir généralement plu.

— J’ose m’en flatter.

— Ne vous en flattez pas. Vous avez éludé des questions si évidemment, que toute la table connut votre réserve. On ne vous questionnera plus à l’avenir.

— J’en serai fâché. Aurait-il fallu publier mes affaires ?

— Non ; mais il y a partout un chemin du milieu.

— C’est celui d’Horace77. Il est souvent très difficile.

— Il faut se faire aimer, et estimer en même temps.

— Je ne vise qu’à cela.

— Au nom de Dieu. Vous avez aujourd’hui visé à l’estime plus qu’à l’amour. C’est beau ; mais disposez-vous à combattre l’envie, et sa fille la calomnie : si ces deux monstres ne parviennent pas à vous abîmer78, vous vaincrez. À table, vous avez pulvérisé Salicetti, physicien, et qui plus est Corse79. Il doit vous en vouloir.

— Devais-je lui accorder que les voglie [envies] des femmes grosses ne puissent jamais avoir la moindre influence sur la peau du fœtus ? J’ai l’expérience du contraire. Êtes-vous de mon avis ?

— Je ne suis ni du vôtre, ni du sien, car j’ai bien vu des enfants avec des marques qu’on appelle envies ; mais je ne peux pas jurer que ces taches vinssent d’envies de leurs mères.

— Mais je peux le jurer.

— Tant mieux pour vous, si vous savez la chose avec tant d’évidence, et tant pis pour Salicetti, s’il en nie la possibilité. Laissez-le dans son erreur. Cela vaut mieux que le convaincre, et en faire un ennemi.

Je fus le soir chez D. Lucrezia. On savait tout, et on me fit compliment. Elle me dit que je lui paraissais triste, et je lui ai répondu que je faisais les obsèques de mon temps, dont je n’étais plus le maître. Son mari lui dit que j’étais amoureux d’elle, et sa belle-mère le conseilla à ne pas tant faire l’intrépide. Après y avoir passé une seule heure je suis retourné à l’hôtel enflammant l’air avec mes soupirs amoureux. J’ai passé la nuit à composer une ode que le lendemain j’ai envoyé à l’avocat, étant sûr qu’il la donnerait à sa femme qui aimait la poésie, et qui ne savait pas que c’était ma passion. J’ai passé trois jours sans aller la voir. J’apprenais le français, et je compilais des lettres de ministre.

[137v] Il y avait chez S. E. une assemblée tous les soirs, où la première noblesse de Rome en hommes, et en femmes se trouvait : je n’y allais pas : Gama me dit que je devais y aller sans prétention comme lui. J’y fus. Personne ne me parla ; mais ma personne étant inconnue tout le monde demanda qui j’étais. Gama m’ayant demandé quelle était la dame qui me semblait plus aimable, je la lui ai montrée ; mais je m’en suis d’abord repenti, quand j’ai vu le courtisan qui est allé le lui dire. Je l’ai vue me lorgner, puis sourire. Cette dame était la marquise G., dont le serviteur était le cardinal S. C.80.

Le matin d’un jour dans lequel j’avais décidé d’aller passer la soirée chez D. Lucrezia, j’ai vu son mari dans ma chambre, qui après m’avoir dit que je me trompais, si je croyais de lui démontrer que je n’étais pas amoureux de sa femme, n’allant pas la voir plus souvent, m’invita à aller le premier Jeudi goûter à Testaccio81 avec toute la famille. Il me dit que je verrais à Testaccio la seule pyramide qui était à Rome. Il me dit que sa femme savait mon ode par cœur, et qu’elle avait donné une grande envie de me connaître au futur de D. Angelica sa belle-sœur, qui était poète, et qui serait aussi de la partie de Testaccio. Je lui ai promisaj de me rendre chez lui dans une voiture à deux places à l’heure indiquée.

Les jeudis du mois d’octobre étaient dans ce temps-là à Rome des jours de gaieté. Nous ne parlâmes le soir dans la maison de D. Cicilia que de cette partie, et j’ai cru voir que D. Lucrezia y comptait dessus autant que moi. Nous ne savions pas comment ; mais dévoués à l’amour nous nous recommandions à sa protection. Nous nous aimions, et nous languissions ne pouvant pas nous en entredonner des convictions82.

Je n’ai pas voulu laisser que mon bon père Georgi apprenne d’autres que de moi l’histoire de cette partie de plaisir. J’ai voulu positivement aller lui en demander la permission. Affectant l’indifférence, il n’a pas eu des raisonsak contre. Il me dit que je devais absolument y être, car c’était une belle partie faite en famille ; et rien d’ailleurs ne devait m’empêcher de connaître Rome, et de me divertir honnêtement.

Je fus chez D. Cicilia à l’heure marquée dans un carrosse coupé83 que j’ai loué chez un Avignonnais nommé Roland84. La connaissance de cet homme eut des suites importantes qui me feront parler de lui dans dix-huit ans d’ici85. Cette charmante veuve me présenta D. Francesco son futur beau-fils, comme grand ami des gens de lettres, et orné lui-même d’une rare littérature. Prenant cetteal annonce comme argent comptant, je l’ai traité en conséquence ; mais en attendant je lui ai trouvé l’air engourdi, et tout autre maintien que celui d’un galant qui allait épouser une fort jolie fille, car telle était Angélique. Il était cependant honnête, et [138r] riche ce qui vaut beaucoup mieux que l’air galant, et l’érudition.

Lorsque nous fûmes pour monter dans nos voitures, l’avocat me dit qu’il me tiendrait compagnie dans la mienne, et que les trois femmes iraient avec D. Francesco. Je lui ai répondu qu’il irait lui-même avec D. Francesco, car D. Cicilia devait être mon lot sous peine de me déshonorer si cela se faisait autrement ; et disant cela j’ai donné mon bras à la belle veuve, qui trouva mon arrangement dans les règles de la noble, et honnête société. J’ai vu l’approbation dans les yeux de D. Lucrezia ; mais j’étais étonné de l’avocat, car il ne pouvait pas ignorer qu’il me devait sa femme. Serait-il devenu jaloux ?, me disais-je. Cela m’aurait donné de l’humeur. J’espérais cependant de lui faire envisager son devoir à Testaccio.

La promenade, et le goûter aux dépens de l’avocat nous traînèrent facilement jusqu’à la fin du jour ; mais la gaieté fut aux miens. Le badinage de mes amours avec D. Lucrezia ne fut jamais mis sur le tapis : mes attentions particulières ne furent jamais que pour D. Cicilia. Je n’ai dit à D. Lucrezia que quelques mots en passant, et pas un seul à l’avocat. Il me semblait que ce fût le seul moyen pour lui faire comprendre qu’il m’avait manqué.

Lorsque nous fûmes pour remonter dans nos équipages l’avocat m’enleva D. Cicilia allant se mettre avec elle dans la voiture à quatre où se trouvait D. Angelica avec D. Francesco, ainsi avec un plaisir qui me fit presque perdre l’esprit, j’ai donné le bras à D. Lucrezia lui faisant un compliment qui n’avait pas le sens commun, tandis que l’avocat riant de tout son cœur paraissait s’applaudir de m’avoir attrapé.

Combien de choses nous nous serions ditesam, avant de nous livrer à notre tendresse, si le temps n’avait pas été précieux ! Mais ne sachant que trop que nous n’avions qu’une demi-heure, nous devînmes dans une minute un seul individu. Aux faîtes du bonheur, et dans l’ivresse du contentement je me trouve surpris d’entendre sortir de la bouche de D. Lucrezia les paroles Ah ! Mon Dieu ! Que nous sommes malheureux ! Elle me repousse, elle se rajuste, le cocher s’arrête, et le laquais ouvre la portière.

— Qu’est-il donc arrivé, lui dis-je, me remettant en état de décence.

— Nous sommes chez nous.

Toutes les fois que je me rappelle cet événement il me semble fabuleux, ou surnaturel. Il n’est pas possible de réduire le temps à rien, car ce fut moins qu’un instant, et les chevaux cependant étaient des rosses. Nous eûmes deux bonheurs86. L’un que la nuit était sombre ; l’autre que mon ange était à la place où elle devait descendre la première. [138v] L’avocat se trouva à la portière dans le même moment que le laquais l’ouvrit. Rien ne se raccommode si vite qu’une femme ; mais un homme ! Si j’avais été de l’autre côté, je me serais tiré mal d’affaire. Elle descendit lentement, et tout alla à merveille. Je suis resté chez D. Cicilia jusqu’à minuit.

Je me suis mis au lit ; mais comment dormir ? J’avais dans l’âme tout le feu que la trop petite distance de Testaccio à Rome m’avait empêché de renvoyer à ce Soleil dont il émanait. Il me dévorait les entrailles. Malheureux ceux qui croient que le plaisir de Vénus soit quelque chose à moins qu’il ne vienne de deux cœurs qui s’entr’aiment, et qui se trouvent dans le plus parfait accord.

Je me suis levé à l’heure d’aller prendre ma leçon. Mon maître de langue avait une jolie fille qui s’appelait Barbara, qui dans les premiers jours que j’allais prendre leçon était toujours présente, et qui même quelquefois me la donnait elle-même, plus exacte encore que son père. Un joli garçon, qui venait aussi prendre leçon, était son amoureux, et je n’ai pas eu de difficultés à m’en apercevoir. Ce même garçon venait souvent chez moi, et m’était cher en grâce aussi de sa discrétion. Dix fois je lui avais parlé de Barbaruccia, et convenant qu’il l’aimait, il avait toujours détourné le propos. Je ne lui en parlais plus ; mais depuis quelques joursan ne voyant plus ce garçon ni chez moi, ni chez le maître de langue, et même ne voyant plus Barbaruccia, j’étais curieux de savoir ce qui était arrivé, malgré que cela ne m’intéressât que très médiocrement.

En sortant enfin de la messe de S.t Charles au cours87, je vois le jeune homme. Je l’aborde, lui faisant des reproches de ce qu’il ne se laissait plus voir. Il me répond qu’un chagrin qui lui rongeait l’âme, lui avait fait perdre la tête ; qu’il était au bord du précipice ; qu’il était désespéré.

Je vois ses yeux gros de larmes, il veut me quitter, je le retiens ; je lui dis qu’il ne devait plus me compter entre ses amis à moins qu’il ne me confiât ses peines. Il s’arrête alors, il me mène dans un cloître, et il me parle ainsi.

Il y a six mois que j’aime Barbaruccia, et il y en a trois qu’elle m’a rendu sûr d’être aimé. Il y a cinq jours que son père nous surprit à cinq heures du matin dans une situation qui nous déclarait amants coupables. Cet homme sortit se possédant, et dans le moment que j’allais me jeter à ses pieds, il me conduisit à la porte de sa maison me défendant dea m’y présenter à l’avenir. Le monstre qui nous a perdusao fut la servante. Je ne peux pas la demander en mariage, car j’ai un frère marié, et mon père n’est pas riche. Je n’ai point d’état, et Barbaruccia n’a rien. Hélas ! Puisque je vous ai confié tout, dites-moi en quel état elle est. Son désespoir doit être égal au mien, puisqu’il ne peut pas être plus grand. Il est impossible que je lui [139r] fasse parvenir une lettre, car elle ne sort pas même pour aller à la messe. Malheureux ! Que ferai-je ?

Je ne pouvais que le plaindre, car en honneur je ne pouvais pas me mêler de cette affaire. Je lui ai dit que depuis cinq jours je ne la voyais plus, et ne sachant que lui dire je lui ai donné le conseil qu’en pareil cas donnent tous les sots. Je l’ai conseillé à l’oublier. Nous étions sur le quai de Ripetta88, et les yeux égarés avec lesquels il fixait les eaux du Tibre me faisant appréhender quelque funeste effet de son désespoir, je lui ai dit que je m’informerais de Barbaruccia à son père, et que je lui en donneraisap des nouvelles. Il me pria de ne pas l’oublier.

Il y avait quatre jours que je ne voyais D. Lucrezia, malgré le feu que la partie de Testaccio avait mis à mon âme. Je craignais la douceur du père Georgi, et encore plus le parti qu’il aurait pris de ne plus me donner des conseils.

Je suis allé la voir après avoir pris ma leçon, et je l’ai trouvée seule dans sa chambre. Elle me dit d’une voix triste, et tendre qu’il n’était pas possible que je n’eusse le temps d’aller la voir.

— Ah ! ma tendre amie ! Ce n’est pas le temps qui me manque. Je suis jaloux de mon amour au point que je veux mourir plutôt que de le mettre à découvert. J’ai pensé de vous inviter tous à dîner à Frascati. Je vous enverrai un Phaéton89. J’espère que là nous pourrons nous trouver tête à tête.

— Faites, faites cela : je suis sûre qu’on ne vous refusera pas90.

Un quart d’heure après, tout le monde vint, et j’ai proposé la partie toute à mes frais pour le dimanche prochain jour de S.te Ursule qui était le nom de la sœur cadette de mon ange. J’ai prié D. Cicilia de la conduire, et son fils aussi. On accepta. Je leur ai dit que le Phaéton serait à leur porte à sept heures précises, et moi aussi dans une voiture à deux places.

Le lendemain après avoir pris ma leçon de M. Dalacqua, descendant l’escalier pour m’en aller, je vois Barbaruccia qui passant d’une chambre à l’autre laisse tomber une lettre me regardant. Je me vois obligé de la ramasser parce que la servante qui montait l’aurait vue. Cette lettre, qui en contenait une autre, me disait : Si vous croyez de commettre une faute donnant cette lettre à votre ami, brûlez-la. Plaignez une malheureuse, et soyez discret. Voici le contenu de l’incluse qui n’était pas cachetée. Si votre amour est égal au mien, vous n’espérez pas de pouvoir vivre heureux sans moi. Nous ne pouvons ni nous parler ni nous écrire par autre moyen que par celui que j’ose employer. Je suis prête à faire sans exception tout ce qui peut unir nos [139v] destinées jusqu’à la mort. Pensez, et décidez.

Je me sentais extrêmement ému par la cruelle situation de cette fille ; mais je n’ai pas hésité à me déterminer à lui rendre sa lettre le lendemain dans une mienne dans laquelle je lui aurais demandé pardon si je ne pouvais pas lui rendre ce petit service. Je l’ai écrite le soir, et je l’ai mise dans ma poche.

Le lendemain j’allais la lui remettre ; mais ayant changé de culottes, je ne l’ai pas trouvée : l’ayant donc laissée chez moi j’ai dû différer au lendemain. D’ailleurs je n’ai pas vu la fille.

Mais dans le même jour voilà le pauvre amant désolé qui entre dans ma chambre au moment que je venais de dîner. Il se jette sur un canapé me peignant son désespoir avec des couleurs si vives qu’à la fin craignant tout je ne peux m’empêcher de calmer sa douleur lui donnant la lettre de Barbaruccia. Il parlait de se tuer parce qu’il avait une notion interne91 qui l’assurait que Barbaruccia avait pris le parti de ne plus penser à lui. Je n’avais autre moyen de le convaincre que sa notion était fausse que lui donnant la lettre. Voilà ma première faute dans cette fatale affaire commise par faiblesse de cœur.

Il la lut, il la relut, il la baisa, il pleura, il me sauta au cou me remerciant de la vie que je lui avais donnée, finissant par me dire qu’il me porterait avant que j’allasse me coucher sa réponse, car son amante devait avoir besoin d’une consolation pareille à la sienne. Il partit m’assurant que sa lettre ne me compromettrait en rien, et que d’ailleurs je pourrais la lire.

Effectivement sa lettre quoique fort longue ne contenait autre chose que les assurances d’une constance éternelle, et des espoirs chimériques ; mais malgré tout cela je ne devais pas me constituer Mercure92 de cette affaire. Pour ne pas m’en mêler je n’aurais eu besoin que de penser que certainement le père Georgi n’aurait jamais donné son approbation à ma complaisance.

Ayant trouvé le lendemain le père de Barbaruccia malade, je fus charmé de voir sa fille assise au chevet de son lit. J’ai jugé qu’il pouvait lui avoir pardonné. Ce fut elle qui sans s’éloigner du lit de son père me donna ma leçon. Je lui ai donné la lettre de son amant qu’elle mit dans sa poche devenant toute de feu. Je les ai avertis qu’ils ne me verraient pas le lendemain. C’était le jour de S.te Ursule, et Undecemille93 martyres, vierges, et princesses royales.

[140r] Le soir à l’assemblée de Son Éminence, où j’allais régulièrement, malgré qu’il ne m’arrivât que très rarement que quelque personne de distinction m’adressât la parole, le cardinal me fit signe de l’approcher. Il parlait à cette belle marquise G. à laquelle Gama avait dit que je l’avais trouvée supérieure à toutes les autres.

— Madame, me dit le cardinal, est curieuse de savoir, si vous faites bien de progrès dans la langue française qu’elle parle merveilleusement bien.

— Je lui réponds en italien que j’ai appris beaucoup ; mais que je n’osais pas encore parler.

— Il faut oser, me dit la marquise ; mais sans prétention. On se met ainsi à l’abri de toute critique.

N’ayant pas manqué de donner au mot oser une signification, à laquelle vraisemblablement la marquise n’avait pas pensé, j’ai rougi. S’en étant aperçue, elle entama avec le cardinal un autre propos, et je me suis évadé.

Le lendemain à sept heures je fus chez D. Cicilia. Mon Phaéton était à sa porte. Nous partîmes d’abord dans l’ordre prémédité. Nous arrivâmes à Frascati en deux heures.

Ma voiture cette fois-ci était un élégant vis-à-vis94, doux, et si bien suspendu que D. Cicilia en fit l’éloge. J’aurai mon tour, dit D. Lucrezia, retournant à Rome. Je lui ai fait une révérenceaq comme pour la prendre au mot. C’est ainsi que pour dissiper le soupçon elle le défiait. Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour, je me suis livré à toute ma gaieté naturelle. Après avoir ordonné un dîner sans épargne, je me suis laissé conduire par eux à villa Ludovisi95. Comme il pouvait arriver que nous nous égarassions nous nous donnâmes rendez-vous à une heure à l’auberge. La discrète D. Cicilia prit le bras de son beau-fils, D. Angelica de son futur, et D. Lucrezia resta avec moi. Ursule alla courir avec son frère. En moins d’un quart d’heure nous nous vîmes sans témoins.

— As-tu entendu, commença-t-elle à me dire, avec quelle innocence je me suis assurée de passer deux heures vis-à-vis de toi ? Aussi est-ce un vis-à-vis. Que l’amour est savant !

— Oui mon ange, l’amour a fait que nos esprits deviennent un seul. Je t’adore, et je ne passe des jours sans venir chez toi que pour m’assurer la possession tranquille d’un.

— Je n’ai pas cru une pareille chose possible. C’est toi qui as tout fait. Tu en sais trop à ton âge.

— Il y a un mois, mon cœur, que j’étais un ignorant. [140v] Tu es la première femme qui me mit à part des mystères de l’amour. Tu es celle dont le départ me rendra malheureux, car en Italie il ne peut être qu’une seule Lucrèce.

— Comment ! Je suis ton premier amour ? Ah ! Malheureux ! Tu n’en guériras jamais ! Que ne suis-je à toi ! Tu es aussi le premier amour de mon âme ; et tu seras certainement le dernier. Heureuse celle que tu aimeras après moi. Je n’en suis pas jalouse, fâchée seulement qu’elle n’aura pasar un cœur égal au mien.

Do. Lucrezia voyant alors mes larmes, laissa dégorger les siennes. Nous étant jetés sur un gazon, nous entrecollâmes nos lèvres, et nos larmes même y ruisselant dessus nous firent savourer leur goût. Les anciens physiciens ont raison : elles sont douces, je peux le jurer ; les modernes ne sont que des bavards. Nous fûmes sûrs de les avoir avalées mêlées au nectar que nos baisers exprimaient de nos âmes amoureuses. Nous n’étions qu’un, lorsque je lui ai dit que nous pouvions être surpris. – Ne crains pas cela. Nos Génies nous ont sous leur garde.

Nous nous tenions là tranquilles après le premier court combat, en nous regardant sans prononcer le mot, et sans penser à changer de position, lorsque la divine Lucrezia regardant à sa droite : Tiens, me dit-elle, ne te l’ai-je pas dit que nos Génies nous ont sous leur garde ? Ah ! Comme il nous observe ! Il veut nous assurer. Regarde-le ce petit démon. C’est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire-le. C’est certainement ton Génie, ou le mien.

J’ai cru qu’elle délirait.

— Que dis-tu, mon ange ? Je ne te comprends pas. Que dois-je admirer ?

— Tu ne vois pas ce beau serpent, qui à dépouille flamboyante96, et sa tête levée, semble nous adorer ?

Je regarde alors là où elle fixait l’œil, et je vois un serpent à couleurs changeantes, long d’une aune97, qui réellement nous regardait. Cette vue ne m’amusait pas ; mais, prenant sur moi, je n’ai pas voulu me montrer moins intrépide qu’elle.

— Est-il possible, lui dis-je, mon adorable amie, que son aspect ne t’effraye ?

— Son aspect me ravit, te dis-je. Je suis sûre que cette idole n’a de serpent que l’apparence.

— Et s’il venait sillonnant, et sifflant jusqu’à toi ?

— Je te serrerais encore plus étroitement contre mon sein, et je le défierais à me faire du mal. Lucrezia entre tes bras n’est susceptible d’aucune crainte. Tiens. Il s’en va. Vite, vite. Il veut nous dire en s’en allant que des profanes vont arriver ; et que nous devons aller chercher un autre gazon pour renouveler là nos plaisirs. Levons-nous donc. Arrange-toi.

[141r] À peine levés, nous marchons à pas lents, et nous voyons sortir de l’allée voisine D. Cicilia avec l’avocat. Sans les éviter, et sans nous presser, comme s’il était très naturel de se rencontrer, je demande à D. Cicilia, si sa fille avait peur des serpents. – Malgré tout son esprit, elle craint le tonnerre jusqu’à s’évanouir, et elle se sauve faisant des cris perçants, quand elle voit un serpent. Il y en a ici ; mais elle a tort, car ils ne sont pas venimeux.

Mes cheveux se dressèrent, car ces parolesas m’assurèrent d’avoir vu un miracle de nature amoureuse. Les enfants survinrent, et sans façon nous nous séparâmes de nouveau.

— Mais dis-moi, lui dis-je, être étonnant. Qu’aurais-tu fait, si ton mari avec ta mère nous eussent surpris dans le débat ?

— Rien. Ne sais-tu pas que dans ces divins moments on n’est qu’amoureux ? Peux-tu croire que tu ne me possédais pas toute entière ?

Cette jeune femme ne composait pas une ode quand elle me parlait ainsi.

— Crois-tu, lui dis-je, que personne ne nous soupçonne ?

— Mon mari ou ne nous croit pas amoureux, ou ne fait pas cas de certains badinages que les jeunes gens ordinairement se permettent. Ma mère a de l’esprit, et s’imagine peut-être tout ; mais elle sait que ce ne sont pas ses affaires. Angélique, ma chère sœur, sait tout ; car elle ne pourra jamais oublier le lit écrasé ; mais elle est prudente, et outre cela elle s’avise de me plaindre. Elle n’a pas d’idée de la nature de mon feu. Sans toi, mon cher ami, je serais morte, peut-être, sans connaître l’amour, car pour mon mari je n’ai jamais eu que toute la complaisance qu’on doit avoir.

— Ah ! Ton mari jouit d’un privilège divin, dont je ne peux m’empêcher d’être jaloux. Il serre entre ses bras tous tes charmes quand il veut. Nul voile empêche ses sens, ses yeux, son âme d’en jouir.

— Où es-tu, mon cher serpent ? Accours à ma garde, et je vais dans l’instant contenter mon amant.

Nous passâmes ainsi toute la matinée nous disant que nous nous aimions, et nous le prouvant partout où nous nous croyionsat à l’abri de toute surprise.

Nè per mai sempre pendergli dal collo

Il suo desir sentia di lui satollo.

[Et encore que toujours suspendue à son cou,

ne sentait pas de lui son désir assouvi.]98

À mon dîner délicat, et fin, mes principales attentions furent pour D. Cicilia. Comme mon tabac d’Espagne99 était excellent, ma jolie tabatière fit souvent le tour de la table. Quand elle fut entre les mains de D. Lucrezia, qui était assise à ma gauche, son mari lui dit qu’elle pouvait me donner sa bague, et la garder. Tope, lui dis-je croyant que la bague valait moins ; mais elle valait davantage. D. Lucrezia ne voulut pas entendre raison. [141v] Elle mit la tabatière dans sa poche, et elle me donna la bague, que j’ai mise aussi dans la mienne parce qu’elle m’était trop étroite.

Mais nous voilà, tout à coup, tous obligés de nous taire. Le prétendu d’Angélique tire de sa poche un sonnet, fruit de son génie, qu’il fit à mon honneur, et gloire, et veut le lire. Tout le monde applaudit, je dois le remercier, prendre le sonnet, et lui promettre une réponse à temps, et lieu. Il croyait que j’aurais d’abord demandé à écrire pour lui répondre, et que nous aurions passé là avec son maudit Apollon les trois heures qui étaient destinées à l’amour. Après le café, et avoir tout fini avec l’hôte, nous allâmes nous débander à la villaau, si je ne me trompe, Aldobrandini100.

Dis-moi, ai-je dit à ma Lucrèce, avec la métaphysique de ton amour, d’où cela vienne qu’il me semble dans ce moment d’aller me plonger avec toi dans les délices de l’amour pour la première fois. Allons vite chercher l’endroit où nous verrons un autel de Vénus, et sacrifions jusqu’à la mort, quand même nous ne verrions pas des serpents : et si le pape arrive avec tout le sacré collège101, ne bougeons pas. Sa sainteté nous donnera sa bénédiction.

Nous entrâmes, après quelques détours dans une allée couverte, assez longue, qui avait à sa moitié une chambre remplie de sièges de gazon tous de formes différentes. Nous en vîmes un frappant. Il avait la forme d’un lit, qui, outre le chevet102 ordinaire, en avait un autre à une coudée103 de distance ; mais trois quarts moins haut, qui traversait le lit étant parallèle au gros. Nous le regardâmes en riant. C’était un lit parlant. Nous nous disposâmes d’abord à faire l’expérience de sonav aptitude. Vis-à-vis de ce lit, nous jouissions du spectacle d’une plaine immense, et solitaire, où un lapin même n’aurait su venir jusqu’à nous sans être aperçu. Derrière le lit l’allée était inabordable, et nous apercevions ses deux bouts à droite et à gauche à égale distance. Personne, après être entréaw dans l’allée, n’aurait pu parvenir jusqu’à nous, sans courir, que dans un quart d’heure. Ici, dans le jardin de Dux, j’ai vu un lieu dans ce goût ; mais le jardinier allemand n’a pas pensé au lit. Dans cet heureux endroit nous n’eûmes pas besoin de nous communiquer notre pensée.

L’un devant l’autre, debout, sérieux, ne nous entreregardant qu’aux yeux, nous délacions, nous déboutonnions, nos cœurs palpitaient, et nos mains rapides s’empressaient à calmer leur impatience. L’unax n’ayant pas été plus lent que l’autreay, nos bras s’ouvrirent pour serrer étroitement l’objet, dont ils allaient s’emparer. Notre première lutte fit rire la belle Lucrèce qui avoua que le génie ayant le droit de briller partout ne se trouvait déplacé nulle part. Nous applaudîmes tous les deux à l’heureux effet du petit chevet. Nosaz chances varièrent après, et [142r] elles furent toutes heureuses, et toutes, malgré cela, rejetées pour faire place à d’autres. Au bout de deux heures, enchantés l’un de l’autre, nous dîmes ensemble, nous entreregardant de l’air le plus tendre ces précises paroles : Amour, je te remercie.

Donna Lucrezia après avoir glissé ses yeux reconnaissants sur la marque infaillible de ma défaite, me donna toute riante un baiser de langueur ; mais lorsqu’elle vit qu’elle me rendait la vie, en voilà assez, en voilà assez, s’écria-t-elle ; trêve de triomphes. Habillons-nous. Nous nous hâtâmes alors ; mais au lieu de tenir les yeux sur nous, nous les avions sur ce que des voiles impénétrables allaient dérober à notre insatiable cupidité. Quand nous nous vîmes complètement habillés, nous tombâmes d’accord de faire une libation à l’amour pour le remercier d’avoir écarté de nous tous les perturbateurs de ses orgies. Un siège long, et étroit sans dossier à échine de mulet104 monté à califourchon fut choisi de concert. La lutte commença, et elle allait à vigoureux train ; mais en prévoyant l’issue trop longue, et la libation douteuse, nous l’avons différée au vis-à-vis sous l’ombre de la nuit au son du trot de quatre chevaux.

Nous acheminant à pas lents vers nos voitures, nos discours furent des confidences d’amants consommés. Elle me dit que son futur beau-frère était riche, et qu’il avait une maison à Tivoli, où il nous engagerait à aller passer la nuit. Elle pensait de conjurer l’amour pour savoir comment nous pourrions la passer ensemble. Elle finit par me dire tristement que la cause ecclésiastique qui occupait son mari allait si heureusement qu’elle craignait qu’il n’obtînt la sentence trop tôt.

Nous employâmes les deux heures que nous passâmes dans le vis-à-vis à jouer une farce que nous ne pûmes pas achever. Arrivés au logis nous dûmes baisser la toile. Je l’aurais finie, si je n’eusse pas eu le caprice de la diviser en deux actes. Je me suis retiré un peu fatigué ; mais un excellent sommeil me remit entièrement. Le lendemain je suis allé prendre ma leçon à l’heure comme de coutume.

a. J’ai biffé.

b. Orthographe du manuscrit pour Hippocrate.

c. Orth. écrit.

d. M’ biffé.

e. Et après biffé.

f. Rempli biffé.

g. Orth. encrustés. Casanova écrit toujours, dans la suite, « encruster » pour « incruster » : modifie-t-il la première syllabe pour « franciser » le mot, de peur qu’« incruster » soit un italianisme (l’italien dit incrostare) ?

h. Orth. misarable.

i. Orth. a l’erte.

j. Filles biffé.

k. Que les dames s’habillent.

l. Jolie biffé.

m. Beau biffé.

n. Orth. entraîné.

o. La vois biffé.

p. N’entens plus.

q. Je vois biffé.

r. Mais biffé.

s. Avait biffé.

t. Des si habiles fripons biffé.

u. Le manuscrit semble porter un point-virgule et non une virgule : nous modifions la leçon pour que la phrase reste intelligible.

v. Orth. cet. Probable italienne : allarme est masculin. Le mot n’est pas répertorié par l’Accademia della Crusca au XVIIIe siècle, mais la locution dont il est une substantivation, all’arme, l’est.

w. Orth. Saluste.

x. Ses biffé.

y – z. Orth. saurai.

aa. Orth. Irai.

ab. À la suite, presque deux lignes soigneusement biffées, illisibles.

ac. La date est donnée dans la marge gauche.

ad. Passa biffé.

ae. Orth. un. Possible italianisme, l’italien employant aspetto de préférence à apparenza pour ce sens d’« apparence ».

af. Deux biffé.

ag. Orth. che.

ah. Orth. eco (italianisme).

ai. Orth. anches (italianisme).

aj. Quelques mots biffés, illisibles.

ak. Pour croire autrement biffé.

al. Orth. cet (italianisme, annuncio étant masculin).

am. Orth. dit.

an. Je ne voyais biffé.

ao. Plus y entrer biffé.

ap. Orth. perdu.

aq. Orth. informerai et donnerai.

ar. La prenant biffé.

as. Mon biffé.

at. Me firent sûr biffé.

au. Orth. croyons.

av. Orth. ville.

aw. Idonéité (pardon madame) biffé.

ax. Orth. entrée.

ay. Ne fut pas biffé.

az. À se mettre en état de nature biffé à la suite.

ba. Changes biffé.

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