Mémoires de Casanova partie 1

Le jour de la Toussaint, dans le moment qu’après avoir entendu la messe j’allais monter dans une gondole pour retourner à Venise, j’aidc rencontré une femme dans le goût de Laure qui après avoir laissé tomber à mes pieds une lettre passa en avant. Je la ramasse, et je [215r] vois la même femme, qui satisfaite de m’avoir vu la ramasser, va son chemin. La lettre était blanche, et cachetée à cire d’Espagne couleur de venturine156. L’empreinte représentait un nœud coulant. À peine entré dans la gondole, je décachette, et lis ceci :

« Une religieuse qui depuis deux mois et demi vous voit tous les jours de fête à son église, désire que vous la connaissiez. Une brochure que vous avez perdue, et qui est parvenue entre ses mains, la rend sûre que vous entendez le français. Vous pouvez cependant lui répondre en italien, car elle souhaite la clarté, et la précision.

« Elle ne vous invite pas à la faire appeler au parloir, parce qu’avant que vous vous mettiez dans la nécessité de lui parler elle veut que vous la voyiez. Elle vous indiquera donc une dame que vous pourrez accompagner au parloir qui ne vous connaîtra pas, et qui par conséquent ne sera pas dans l’obligation de vous présenter, si par hasard vous ne voulez pas être connu.

« S’il vous semble que cela ne convienne pas, la même religieuse, qui vous écrit cette lettre, vous indiquera un casin ici à Muran, où vous la trouverez seule à la première heure de la nuit dans le jour que vous lui marquerez : vous pourrez rester à souper avec elle, ou vous en aller un quart d’heure après en cas que vous ayez des affaires.

« Aimeriez-vous mieux lui donner à souper à Venise ? Dites-lui le jour, l’heure nocturne, et l’endroit où elle doit se rendre, et vous la verrez masquée sortir d’une [215v] gondole, vous étant à la rive seul, sans domestique, masqué, et une bougie à la main.

« Étant sûre que vous me répondrez, et impatiente, comme vous pouvez bien vous le figurer, de lire votre réponse, je vous prie de la remettre demain à la même femme qui vous a fait parvenir celle-ci. Vous la trouverez une heure avant midi dans l’église de S. Cancian157 au premier autel à main droite.

« Songez que si je ne vous eusse supposé l’esprit bon, et honnête, je ne me serais jamais déterminée à une démarche, quidd pourrait vous faire porter sur ma personne un jugement sinistre. »

Le ton de cette lettre, que je copie mot pour mot, me surprit plus encore que la chose. J’avais des affaires, mais j’ai tout quitté pour aller m’enfermer, et répondre. La demande était d’une folle, et158 j’y trouvais une dignité qui me la rendait respectable. Je fus d’abord tenté de croire que la religieuse pouvait être la même qui apprenait le français à C. C., qui était belle, riche, et galante, que ma chère femme pouvait avoir été indiscrète, et tout de même à l’obscur de cette démarche inouïe de son amie, et que par cette raison elle n’avait pas pu m’en prévenir. Mais j’ai rejeté ce soupçon précisément parce qu’il me faisait plaisir. C. C. m’avait écrit, que la religieuse qui lui apprenait le français, n’était pas la seule qui possédait très bien cette langue. Je ne pouvais pas douter de la discrétion de C. C, et de la sincérité avec laquelle elle m’en aurait rendu compte, si elle eût fait à sa religieuse la moindre confidence. Malgré cela la religieuse qui m’écrivait pouvant être la belle amie [216r] de C. C., et pouvant être une autre, voici ce que j’ai répondu, me tenant à cheval du fossé tant que le bon procédé me permettait de m’y tenir.

« J’espère, madame, que ma réponse en français ne fera aucun tort à la clarté, et à la précision que vous exigez, et dont vous me donnez l’exemple.

« La matière est très intéressante : elle me semble de la plus grande importance par rapport aux circonstances, et devant répondre sans savoir à qui, sentez-vous, madame, que n’étant point un fat, je dois craindre l’attrape ? C’est l’honneur qui m’oblige à me tenir sur mes gardes. S’il est donc vrai que la plume qui m’écrit soit celle d’une respectable dame qui me rend justice me supposant une âme aussi noble, et un esprit aussi bon que le sien, elle trouvera, j’espère, que je ne peux lui répondre que dans les termes suivants.

« Si vous m’avez cru digne, madame, de parvenir à vous connaître personnellement, ne portant sur moi qu’un jugement fondé sur l’apparence, je me crois dans l’obligation de vous obéir, quand ce ne serait que pour vous désabuser, si par hasard je vous avais involontairement induite en erreur.

« Des trois moyens que vous avez eu la générosité de m’offrir, je n’ose choisir que le premier avec les restrictionsde que votre esprit très clairvoyant m’a marquéesdf. J’accompagnerai à votre parloir une dame, que vous me nommerez, et qui ne me connaîtra pas. Par conséquent il n’y aura pas question de me présenter.

[216v] « Soyez indulgente, madame, vis-à-vis des raisons spécieuses qui m’obligent à ne pas me nommer. En revanche, je vous promets en honneur que votre nom ne me deviendra connu que pour vous rendre hommage. Si vous trouverez à propos de m’adresser la parole, je ne vous répondrai qu’en vous donnant des marques du plus profond respect.

« Permettez que j’espère qu’à la grille vous serez seule, et que je vous dise par manière d’acquit159 que je suis vénitien, et libre dans toute la signification de ce mot. La seule raison qui m’empêche de m’arrêter aux deux autres moyens que vous m’offrez, et qui m’honorent infiniment est, permettez que je le répète, la crainte de l’attrape. Ces heureux rendez-vous pourront s’effectuer d’abord que vous m’aurez mieux connu, et que nul doute troublera mon âme ennemie du mensonge. Très impatient à mon tour, j’irai demain à la même heure à S. Cancian pour recevoir votre réponse. »

Ayant trouvé la femme à l’endroit indiqué, je lui ai donné ma lettre, et un sequin. Le lendemain, j’y suis retourné, et elle m’approcha. Après m’avoir rendu le sequin, elle me donna cette réponse, me priant d’aller la lire, et de retourner après pour lui dire si elle devait attendre une réponse. Après l’avoir lue, je suis allé lui dire que je n’avais aucune réponse à lui donner. Voilà ce que la lettre de cette religieuse me disait.

« Je crois, monsieur, de ne m’être trompée en rien. J’abhorre, tout comme vous, le mensonge, lorsqu’il porte à conséquence ; mais je ne le regarde que comme un badinage, lorsqu’il ne fait du mal à personne. [217r] Vous avez choisi entre mes trois propositions celle qui fait le plus d’honneur à votre esprit. Respectant les raisons que vous pouvez avoir de cacher votre nom, j’écris à la comtesse dedg S. ce que je vous prie de lire sur le billet ci-joint. Vous le cachetterez avant de le lui faire passer. Elle sera prévenue par un autre billet. Vous irez chez elle à votre commodité ; elle vous donnera son heure, et vous l’accompagnerez ici dans sa propre gondole. Elle ne vous fera aucune interrogation, et vous n’aurez besoin de lui rendre aucun compte. Il n’y aura pas question de présentation ; mais comme vous apprendrez mon nom, il ne tiendra qu’à vous de venir en masque me voir au parloir quand il vous plaira, me faisant appeler de la part de la même comtesse. Ainsi notre connaissance sera faite sans qu’il soit nécessaire que vous vous gêniez perdant dans la nuit un temps qui vous est peut-être précieux. J’ai ordonné à la servante d’attendre votre réponse dans le cas qu’étant peut-être connu de la comtesse, vous ne veuillez pas d’elle. Si le choix vous plaît dites à la servante que vous n’avez rien à répondre ; et pour lors elle ira porter à la même comtesse mon billet. Vous lui porterez l’autre à votre commodité. »

J’ai dit à la servante que je n’avais rien à répondre quand je fus sûr de n’être pas connu de [217v] cette comtesse que je n’avais jamais entendu nommer. Voici la teneur du billet que je devais lui remettre :

« Je te prie, ma chère amie, de venir me parler quand tu en auras le temps, et de donner au masque porteur de ce billet ton heure pour qu’il t’accompagne. Il sera exact. Tu obligeras beaucoup ta bonne amie. »

L’adresse était à madame la comtesse de S. sur le quai du Romarin160. Ce billet me parut sublime par rapport à l’esprit de l’intrigue. Il y avait quelque chose d’élevé dans la façon de procéder. On me faisait représenter un personnage auquel on faisait une grâce. Je voyais tout cela.

La religieuse dans sa dernière lettre, ne se souciant pas de savoir qui j’étais, applaudissait à mon choix, et voulait paraître indifférente sur les rendez-vous nocturnes ; mais elle comptait, et semblait même sûre que j’irais la faire appeler au parloir après que je l’aurais vue. Sa certitude augmentait ma curiosité. Elle avait raison de l’espérer si elle était jeune, et jolie. Il ne tenait qu’à moi de différer trois ou quatre jours, et de savoir de C. C. qui pouvait être cette religieuse ; mais outre que c’était une noirceur, j’avais peur de gâter l’aventure, et de me repentir. Elle me disait d’aller chez la comtesse à ma commodité : sa dignité exigeait de ne pas se montrer tant pressée ; mais elle savait que je devais l’être. Elle me paraissait trop savante en [218r] galanterie pour la croire novice, et inexperte : j’avais peur de me repentir d’avoir perdu mon temps ; et je me préparais à rire si je me trouvais avec une surannée. Il est enfin décidé que je n’y serais pas allé sans la curiosité que j’avais de voir quelle contenance ferait vis-à-vis de moi une femme de ce caractère, qui s’était offerte à venir souper avec moi à Venise. J’étais d’ailleurs très surpris de la grande liberté de ces saintesdh vierges qui pouvaient violer si facilement leur clôture.

À trois heures après-midi j’ai fait passer à la comtesse de S. le billet. Elle sortit une minute après de la chambre où elle avait compagnie, et elle me dit que je lui ferais plaisir, me trouvant le lendemain à la même heure chez elle ; et après m’avoir fait une belle révérence elle se retira. C’était une maîtresse femme un peu sur son retour ; mais belledi.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, je suis allé à mon heure ordinaire à la messe vêtu, et coiffé avec toute l’élégance, et déjà infidèle en imagination à ma chère C. C., car je pensais plus à me faire voir de la religieuse jeune ou vieille que d’elle.

L’après-dîner, je me mets en masque ; et à l’heure fixée je vais chez la comtesse qui m’attendait. [218v] Nous descendons, nous entrons dans une ample gondole à deux rames, nous arrivons au couvent des XXX, sans avoir parlé d’autre chose que du bel automne dont nous jouissions. Elle fait appeler M. M.161 de sa part. Ce nom m’étonne, car celle qui le portait était célèbre. Nous entrons dans un petit parloir ; et cinq minutes après, je vois paraître cette M. M., qui va droit à la grille, ouvre quatre carrés poussant un ressort, embrasse son amie, puis ferme de nouveau cette ingénieuse fenêtre. Ces quatre carrés composaient une ouverture de dix-huit pouces carrés162. Tout homme de ma taille aurait pu y entrer. La comtesse s’assit vis-à-vis de la religieuse ; et moi de l’autre côté en position de pouvoir examiner tout à mon aise cette rare beauté de vingt-deux à vingt-trois ans163. Je décide d’abord que ce devait être la même, dont C. C. m’avait fait l’éloge, celle qui l’aimait tendrement, et lui montrait la langue française.

L’admiration me tenant comme hors de moi-même, je n’ai rien entendu de tout ce qu’elles dirent. Pour ce qui me regarde, non seulement la religieuse ne m’adressa jamais la parole mais elle ne me daigna d’un seul regard164. C’était une beauté accomplie, de la grande taille, blanche pliant au pâle, l’air noble décidé, et en même temps réservé, [219r] et timide, des grands yeux bleus, physionomie douce, et riante, belles lèvres humides de rosée qui laissaient voir deux râteliers superbes : la coiffure de religieuse ne me laissait pas voir des cheveux ; mais ou qu’elle en eût, ou qu’elle n’en eût pas, leur couleur devait être châtain clair : ses sourcils m’en assuraient ; mais ce que je trouvais d’admirable et surprenant était sa main avec son avant-bras que je voyais jusqu’au coude : on ne pouvait rien voir de plus parfait. On ne voyait point de veines, et au lieu de muscles je ne voyais que des fossettes. Malgré tout ceci, je ne me repentais pas d’avoir refusé les deux rendez-vous animés d’un souper que cette beauté divine m’avait offerts. Sûr d’en devenir possesseur en peu de jours, je jouissais du plaisir de lui faire l’hommage de la désirer. Il me tardait de me voir seul avec elle à la grille, et il me semblait que j’aurais commis la plus grande des fautes si j’avais différé au-delà du lendemain à la rendre certaine que j’avais rendu à son mérite toute la justice qui lui était due. Elle fut toujours constante à ne jamais me regarder ; mais à la fin cela m’a plu.

Tout d’un coup les deux dames baissèrent la voix s’approchant de la tête, ce qui indiquant que j’étais de trop, je me suis lentement éloigné de la grille allant regarder un tableau. Un quart d’heure [219v] après, elles se dirent adieu après s’être embrassées à la fenêtre mouvante. La religieuse tourna le dos sans me mettre à portée de lui faire au moins une inclination de tête. La comtesse, retournant avec moi à Venise, lasse peut-être de mon silence, me dit, faisant un sourire : M. M. est belle, mais son esprit est encore plus rare.

— J’ai vu l’un, et je crois l’autre.

— Elle ne vous a pas dit un seul mot.

— N’ayant pas voulu lui être présenté, elle voulut ignorer que j’étais là. Ainsi elle m’a puni.

La comtesse n’ayant pas répliqué nous arrivâmes à sa maison sans plus ouvrir nos bouches. Je l’ai laissée à sa porte, parce que ce fut là qu’elle me fit le beau plongeon165 qui signifie : je vous remercie. Adieu. Je suis allé ailleurs rêver à cette singulière aventure, dont j’étais curieux de voir les suites immanquables.

Elle ne m’avait pas parlé, et j’en étais bien aise. J’étais si surfait166, que je n’aurais peut-être répondu rien qui vaille. Je voyais qu’elle n’était pas dans le cas de craindre l’humiliation d’un refus ; mais il faut tout de même un grand courage à une pareille femme pour en courir les risques. Tant de hardiesse à son âge me surprenait, et je ne pouvais pas concevoir tant de liberté. Un casin à Muran ! Maîtresse d’aller à Venise ! J’ai décidé qu’elle devait avoir un heureux en titre qui se plaisait à la rendre heureuse. Cette idée mettait des bornes à ma gloriole. Je me voyais sur le chemin de devenir infidèle à C. C. ; mais je ne me sentais retenu par aucun scrupule. Il me semblait qu’une infidélité [220r] de cette espèce, si elle eût pu parvenir à la découvrir, n’aurait pas pu lui déplaire, parce qu’elle n’était propre qu’à me maintenir en vie, et par conséquent à me conserver pour elle.

Je suis allé le lendemain matin faire une visite à la comtesse de Coronini167, qui demeurait pour son plaisir dans le couvent de S.te Justine168. C’était une vieille femme rompue dans toutes les affaires des cours de l’Europe, et qui s’en mêlant s’était fait une réputation. Le désir du repos qui va à la suite du dégoût lui avait fait choisir cette retraite. Je lui avais été présenté par une religieuse parente de M. Dandolo. Cette femme qui avait été belle, et qui avait beaucoup d’esprit, ne voulant plus l’exercer dans les spéculations des intérêts des princes, l’amusait avec les frivoles nouvelles que lui fournissait la ville où elle vivait. Elle savait tout, et comme de raison, elle voulait savoir toujours davantage. Elle voyait à sa grille tous les ministres, et par conséquent tous les étrangers lui étaient présentés, et plusieurs graves sénateurs lui faisaient de temps en temps des longues visites. La curiosité en était toujours l’âme tant d’un côté que de l’autre ; mais elle se tenait couverte sous le voile de l’intérêt que la noble société semble devoir prendre à toutes les affaires courantes. Madame de Coronini enfin savait tout, et se plaisait à me donner des leçons de morale très agréables quand j’allais la voir. Devant aller l’après-dîner me présenter à M. M., j’ai cru qu’il me réussirait d’apprendre169 de cette savante dame quelque chose d’intéressant par rapport à cette religieuse.

[220v] Amenant très facilement, après plusieurs autres propos, celui qui regardait les couvents de Venise, nous parlâmes de l’esprit, et du crédit d’une religieuse Celsi170, qui quoique laide avait sur tout ce qu’elle voulait une grande influence. Puis nous parlâmes de la jeune et charmante religieuse Micheli171 qui avait pris le voile pour démontrer à sa mère qu’elle avait plus d’esprit qu’elle. Parlant de plusieurs autres belles qu’on disait galantes j’ai nommé M. M. disant qu’elle devait l’être aussi ; mais que c’était unedj énigme. Madame me répondit en souriant qu’elle ne l’était pas pour tout le monde ; mais qu’en général elle devait l’être. Mais ce qui est une vraie énigme, m’ajouta-t-elle, c’est le caprice qu’elle eut de prendre le voile étant belle, riche, remplie d’esprit, et très cultivée, et, à ce que je sais, esprit fort172. Elle se fit religieuse sans aucune raison ni physique, ni morale. Ce fut un vrai caprice.

— La croyez-vous heureuse ?, madame.

— Oui, si elle ne s’est pas repentie, et si le repentir ne lui surviendra, ce qui cependant, si elle est sage, ne sera connu que d’elle.

Rendu certain par le sens mystérieux de cette comtesse que M. M. devait avoir un amant, et ne voulant pas m’en mettre en peine, je me masque après avoir dîné sans appétit, je vais à Muran, je sonne à la tour, et avec le cœur palpitant je demande M. M. de la part de la comtesse de S.. Le petit parloir était fermé. On me montre celui dans lequel je devais entrer. J’ôte mon masque, je le mets sur mon chapeau, et je m’assieds attendant la déesse. Mon cœur allait à vigoureux train. Elle différait à venir, et ce délai au lieu de m’impatienter, me plaisait : je craignais [221r] le moment de l’entrevue, et même l’effet. Mais une heure s’étant très rapidement écoulée, un pareil retardement ne me parut pasdk dans l’ordre. Certainement on ne l’a pas avertie. Je me lève remettant mon masque, je retourne à la tour, et je demande si on m’avait annoncé à la mère M. M.. Une voix me dit qu’oui, et que je n’avais qu’à l’attendre. Je retourne à ma place un peu pensif, et quelques minutes après je vois une hideuse vieille converse173 qui me dit : La mère M. M. est occupée pour toute la journée. Ces paroles à peine prononcées, elle s’en va.

Voilà les terribles moments auxquels l’homme à bonnes fortunes est sujet : ils sont ce qu’il y a de plus cruel. Ils humilient, ils affligent, ils tuent. Me trouvant révolté, et avili, ma première sensation fut un mépris de moi-même, mépris ténébreux qui allait aux confins de l’horreur. La seconde fut une indignation dédaigneuse à l’égard de la religieuse sur laquelle j’ai porté le jugement qu’elle paraissait mériter. Folle, malheureuse, dévergondée. Je ne pouvais me consoler que me l’imaginant telle. Elle ne pouvait en avoir agi ainsi vis-à-vis de moi qu’étant la plus impudente de toutes les femmes, la plus dépourvue de bon sens ; car ses deux lettres que je tenais suffisaient à la déshonorer, si j’avais voulu me venger, et ce qu’elle avait fait demandait vengeance. Elle ne pouvait la défier qu’étant plus que folle : sa démarche était d’une enragée. Je l’aurais déjà crue en démence, si je ne l’avais entendue raisonner avec la comtesse.

Dans le tumulte cependant que la honte, et la colère [221v] excitaient dans mon âme affixa humo [clouée au sol]174 je m’encourageais discernant des intervalles lucides. Je voyais clairement, me moquant de moi-même, que si la beauté, et l’apparat de cette nonne ne m’eussent ébloui, et rendu amoureux, et que si le préjugé ne s’en fût aussi un peu mêlé175, tout cela serait peu de chose. Je voyais que je pouvais faire semblant d’en rire, et qu’on ne pourrait pas deviner que je n’en faisais que semblant.

Me reconnaissant malgré cela pour insulté, j’ai vu que je devais me venger ; mais que rien de bas ne devait se trouver dans ma vengeance ; et en devoir de n’accorder à la mauvaise plaisante le moindre triomphe j’ai vu que je ne devais pas me montrer piqué. Elle m’avait fait dire qu’elle était occupée, c’était tout simple. Je devais faire l’indifférent. Une autre fois elle ne le serait pas ; mais je la défiais à me faire donner dans le panneau une autre fois. Il me semblait de devoir la convaincre que par son procédé elle ne m’avait excité qu’à rire. Je devais, cela allait sans dire, lui renvoyer en original ses lettres ; mais incluses dans une mienne courte, et bonne. Ce qui me déplaisait fort était que je devais absolument cesser d’aller à la messe dans son église, car ne sachant rien que j’y allais pour C. C., elle aurait pu s’imaginer que je n’y allais que dans l’espoir qu’elle pût me faire des excuses, et me donner de nouveau les rendez-vous que j’avais refusés. Je voulais qu’elle fût sûre que je la méprisais. J’ai cru un moment que ces rendez-vous n’étaient que des imaginations faites pour m’en imposer.

[222r] Je me suis endormi vers minuit ayant ce projet dans l’esprit, et le matin me réveillant je l’ai trouvé mûr. J’ai écrit une lettre, et après l’avoir écrite je l’ai encore laissée là vingt-quatre heures pour voir, la relisant, si elle ne se ressentait quand ce ne serait que d’une ombre du dépit amoureux qui me rongeait.

J’ai bien fait, car le lendemain, la relisant je l’ai trouvée indigne. Je l’ai vite déchirée. Il y avait des phrases qui me décelaient faible, lâche, amoureux, et qui par conséquent l’auraientdl excitée à rire. Il y en avait d’autres qui sentaient la colère, et d’autres qui me démontraient fâché, parce que je me voyais déchu de l’espoir de la posséder.

Le lendemain je lui en ai écritdm une autre, après avoir écrit à C. C. que des fortes raisons m’obligeaient à cesser d’aller entendre la messe dans son église. Mais le lendemain j’ai encore trouvé ma lettre ridicule, et je l’ai déchirée. Il me semblait de ne savoir plus écrire, et je ne me suis aperçu de la raison de ma difficulté que dix jours après l’insulte. J’en tenais176.

Sincerum est nisi vas, quodcumque infundis acescit.

[Si le vase n’est pas propre, tout ce qu’on y verse s’aigrit.]177

La figure de M. M. m’avait laissé une impression qui ne pouvait être effacée que par le plus grand, et le plus puissant de tous les êtres abstraits. Par le temps.

Dans ma sotte situation, je fus vingt fois tenté d’aller me plaindre à la comtesse de S. ; mais, Dieu merci, je ne suis jamais allé que jusqu’à sa porte.

[222v] Pensant à la fin que cette étourdie devait vivre dans une alarme continuelledn à cause de ses lettres avec lesquelles je pouvais la perdre de réputation, et faire un très grand tort au couvent, je me suis déterminé à les lui envoyer jointes à un billet qui lui parlait en ces termes. Mais ce ne fut que dix à douze jours après le fait. « Je vous prie, madame, de croire que c’est faute d’attention que je ne vous ai pas envoyé d’abord vos deux lettres, que vous voyez ci-jointes. Je n’ai jamais pensé à devenir différent de moi-même par une lâche vengeance. Je dois vous pardonner deux étourderies insignes ou que vous les ayez faites naturellement, et sans y penser, ou pour vous moquer de moi ; mais je vous conseille à ne pas en agir ainsi à l’avenir vis-à-vis de quelqu’un autre, car tout le monde ne me ressemble pas. Je sais votre nom ; mais je vous assure que c’est comme si je ne le savais pas. Je vous dis cela malgré qu’il se peut que vous ne vous souciez pas de ma discrétion ; mais si cela est je vous plains.

« Vous ne me verrez plus dans votre église, madame, et cela ne me coûtera rien, car j’irai dans une autre ; mais il me semble de devoir vous en dire la raison. Je trouve facile que vous ayez fait la troisième étourderie de vous vanter de votre petit exploit avec quelques-unes de vos amies, et partant j’ai honte à me montrer. Excusez si, malgré les cinq à six ans que je crois avoir plus que vous, je n’ai pas encore foulé aux pieds tous les préjugés : croyez, madame, qu’il y en a qu’il ne faut jamais [223r] secouer. Ne dédaignez pas que je vous donne cette petite leçon après la trop grande qu’apparemment vous ne m’avez donnée que pour rire. Soyez certaine que j’en profiterai pour tout le reste de mes jours. »

J’ai cru avec cette lettre de traiter cette folâtre avec la plus grande douceur. Je suis sorti, et appelant à part un fourlan178, qui sous le masque ne pouvait pas me connaître179, je lui ai donné ma lettre qui contenait les deux autres, et je lui ai donnédo quarante sous180 pour qu’il la porte d’abord à Muran à son adresse, lui en promettantdp encore quarante quand il retournerait pour me rendre compte qu’il s’était exactement acquitté de sa commission. L’instruction que je lui ai donnéedq fut qu’il devait consigner le paquet à la tourière181, puis partir sans attendre aucune réponse, quand même la tourière lui dirait d’attendre. Mais pour moi, j’aurais commis une faute si je l’avais attendu. Chez nous les fourlans sont si sûrs, et fidèles que les Savoyards l’étaient à Paris il y a dix ans.

Cinq à six jours après, sortant de l’opéra, je vois le même fourlan sa lanterne à la main. Je l’appelle, et sans me démasquer je lui demande s’il me connaissait : après m’avoir bien regardé il me dit que non. Je lui demande s’il avait bien faitdr à Muran la commission que je lui avais donnée.

— Ah ! Monsieur Dieu soit loué. Puisque c’est vous j’ai à vous parler d’importance. J’ai porté votre [223v] lettre comme vous me l’avez ordonné, et après l’avoir consignée à la tourière, je suis parti malgré qu’elle m’ait dit d’attendre. À mon retour je ne vous ai pas trouvé ; mais n’importe. Le lendemain matin un fourlan mon camarade qui était à la tour quand j’ai consigné votre lettre, est venu me réveiller pour me dire d’aller à Muran parce que la tourière devait absolument me parler. J’y suis allé, et après m’avoir fait un peu attendre, elle me dit d’aller dans le parloir, où une religieuse voulait me parler. Cette religieuse, belle comme l’étoile du matin, me tint une heure, et davantage pour me faire cent interrogations toutes tendantds à savoir, sinon qui vous êtes, du moins à trouver le moyen de découvrir l’endroit où je pourrais vous trouver ; mais tout fut inutile, puisque je n’en savais rien.

Elle partit m’ordonnant d’attendre, et deux heures après elle reparut avec une lettre. Elle me la consigna, et elle me dit que si je pouvais réussir à vous la remettre, et lui porter la réponse, elle me donnerait deux sequins182 ; mais que ne vous trouvant pas je devais aller tous les jours à Muran lui montrer sa lettre me promettant à chaque voyage que je ferais quarante sous. Jusqu’à présent j’ai gagnédt vingt livres ; mais j’ai peur qu’elle se lasse. Il ne tient qu’à vous de me faire gagner les deux sequins répondant à la lettre183.

— Où est-elle ?

[224r] — Chez moi sous clef, car j’ai toujours peur de la perdre.

— Comment veux-tu donc que je réponde ?

— Attendez-moi ici. Vous me reverrez avec la lettre dans un quart d’heure.

— Je ne t’attendrai pas, car cette réponse ne m’intéresse guère ; mais dis-moi comment tu as pu flatter la religieuse que tu me trouverais. Tu es un fripon. Il n’est pas vraisemblable qu’elle t’eût confié la lettre, si tu ne lui avais fait espérerdu de me trouver.

— C’est vrai. Je lui ai fait la description de l’habit que vous aviez, de vos boucles184, et de votre taille. Je vous assure que depuis dix jours je regarde attentivement tous les masques de votre taille ; mais en vain. Voilà vos boucles que je reconnais ; mais je ne vous aurais pas reconnu à l’habit. Hélas monsieur ! Il ne vous coûte rien de répondre une seule ligne. Attendez-moi dans ce café.

Ne pouvant plus vaincre ma curiosité, je me détermine, non pas à l’attendre, mais à aller avec lui chez lui. Je ne me voyais obligé à répondre autre chose sinon : J’ai reçu votre lettre. Adieu. Le lendemain j’aurais changé de boucles, et j’aurais vendu l’habit. Je vais donc avec le fourlan à sa porte, il va prendre la lettre, il me la remet, et je le mène avec moi à une auberge, où pour lire la lettre à mon aise, je prends une chambre, je fais allumer du feu, et je lui dis de m’attendre dehors. Je décachette le [224v] paquet, et le premier objet qui me frappe sont les mêmes deux lettres qu’elle m’avait écritesdv, et que j’avais cru de devoir lui rendre pour mettre son cœur en paix. À cette vue voilà une palpitation qui m’annonce déjà ma défaite. Outre ces deux lettres j’en vois une petite signée S.. Elle était adressée à M. M. Je la lis, et je trouve : « Le masque qui m’a conduite, et reconduitedw n’aurait jamais ouvert la bouche pour me dire un seul mot, si je ne m’étais avisée de lui dire que les charmes de ton esprit sont encore plus séduisants que ceux de ta figure. Il m’a répondu qu’il désirait de connaître l’un, et qu’il était sûr de l’autre. J’ai ajouté que je ne comprenais pas pourquoi tu ne lui avais pas parlé ; et il m’a répondu en souriant quedx tu as voulu le punir et que n’ayant pas voulu t’être présenté, tudy as voulu à ton tour ignorer qu’il était là. C’est tout notre dialogue. Je voulais t’envoyer ce billet ce matin ; mais je ne l’ai pas pu. Adieu. S. Fdz. »

Après avoir lu ce billet de la comtesse qui n’ajoutait, ni ne diminuait un iota à la vérité, et qui pouvait être pièce justificative, mon cœur palpita moins. Enchanté de me voir au moment d’être convaincu que j’avais tort, je me fais courage, et voilà ce que je trouve sur la lettre de M. M. :

« Par une faiblesse, que je crois très pardonnable, curieuse de savoir ce que vous auriez su dire de moi [225r] à la comtesse venant de me voir, et la reconduisant chez elle, j’ai saisi le moment que vous vous promeniez dans le parloir pour la prier de m’en rendre compte. Je lui ai dit de me le faire savoir d’abord, ou le lendemain matin tout au plus tard, car je prévoyais que dans l’après-dîner vous viendriez certainement me faire une visite d’office185. Son billet que je vous envoie, et que je vous prie de lire, m’est parvenu une demi-heure après qu’on vous a renvoyé. Première fatalité. N’ayant pas encore reçu ce billet lorsque vous m’avez fait appeler, je n’ai pas eu la force de vous recevoir. Seconde faiblesse fatale que l’on peut aussi facilement pardonner. J’ai ordonné à la converse de vous dire que j’étais malade pour toute la journée. Excuse très légitime soit qu’elle soit vraie, soit qu’elle soit fausse, car c’est un mensonge officieux dans lequel les mots pour toute la journée disent tout. Vous étiez déjà parti, et je ne pouvais pas vous faire courir après, quand la vieille imbécile est venue me dire qu’elle vous avait dit, non pas que j’étais malade ; mais que j’étais occupée. eaTroisième fatalité. Vous ne sauriez croire ce qu’il me vint envie de dire, et de faire à cette converse dans ma juste colère ; mais ici on ne peut ni dire ni faire. Il faut avoir patience, dissimuler, et remercier Dieu lorsque les fautes sortent de l’ignorance plutôt que de la malice. J’ai d’abord prévu en partie ce qui est arrivé, car la raison humaine n’aurait jamais pu le prévoir entièrement. J’ai deviné qu’en vous croyant joué, vous vous révolteriez, et j’en ai ressenti une peine atroce, ne sachant comment [225v] faire à vous faire savoir la vérité avant le premier jour de fête. Je me tenais pour certaine que vous viendriez à l’église. Qui aurait pu deviner que vous prendriez la chose avec la violence inouïe que votre lettre a mise devant mes yeux ? Quand je ne vous ai pas vu paraître à l’église ma douleur commença à devenir insoutenable, car elle était mortelle ; mais elle m’a mise au désespoir, et elle m’a percé le cœur quand j’ai lu onze jours après le fait la lettre cruelle, barbare, injuste que vous m’avez écriteeb. Elle m’a rendue malheureuse, et j’en mourrai, à moins que vous ne veniez tout au plus tôt vous justifier. Vous vous êtes cru joué : voilà tout ce que vous pouvez dire ; et vous êtes actuellement convaincu que vous vous êtes trompé. Mais même vous croyant joué, convenez que pour prendre le parti que vous avez pris, et pour m’écrire l’affreuse lettre que vous m’avez envoyéeec, vous avez eu besoin de vous figurer en moi un monstre qu’il est impossible de trouver entre les femmes qui ont eu comme moi une naissance, et une éducation. Je vous renvoie les deux lettres que vous m’avez renvoyéesed croyant d’apaiser mes alarmes. Sachez que je suis meilleure physionomiste que vous, et que ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait par étourderie. Je ne vous ai jamais cru capable d’une noirceur, même étant sûr que je vous aurais joué en effrontée ; mais vous n’avez vu sur ma figure que l’âme d’une impudente. Vous serez peut-être la cause de ma mort, ou pour le moins vous me rendrez malheureuse pour tout le reste de mes jours, si vous ne vous souciez pas de vous justifier ; car pour ce qui me regarde, je crois l’être en tout point.

[226r] « Songez que, quand même ma vie ne vous intéresserait pas, votre honneur exige que vous veniez d’abord me parler. Vous devez venir en personne vous dédire de tout ce que vous m’avez écrit. Si vous ne connaissez pas le funeste effet que votre lettre infernale doit faire dans l’âme d’une femme innocente, et qui n’est pas une insensée, permettez que je vous plaigne. Vous n’auriez la moindre connaissance du cœur humain. Mais je suis sûre que vous viendrez pourvu que l’homme auquel je recommande cette lettre vous trouve. M. M. »

Je n’ai pas eu besoin de lire cette lettre deux fois pour me trouver au désespoir. M. M. avait raison. Je me suis d’abord masqué pour sortir de la chambre, et parler au fourlan. Je lui ai demandé, s’il lui avait parlé le matin, et si elle avait l’air malade. Il me répondit qu’il la trouvait tous les jours plus abattue. Je suis rentré lui disant d’attendre.

Je n’ai fini de lui écrire qu’à la pointe du jour. Voici mot pour mot la lettre que j’ai écrite à la plus noble de toutes les femmes que, raisonnant mal, j’avais très cruellement insultée.

« Je suis coupable, madame, et dans l’impossibilité de me justifier, autant que très convaincu de votre innocence. Je ne peux vivre qu’en espérant votre pardon, et vous me l’accorderez, quand vous réfléchirez à ce qui m’a rendu criminel. Je vous ai vueee : vous m’avez ébloui, et songeant à mon bonheur, il me parut chimérique : j’ai cru de rêver. Je [226v] ne pouvais me voir sorti de doute que vingt-quatre heures après ; et Dieu seul sait combien elles me furent longues. Elles passèrent enfin, et mon cœur palpitait quand j’étais dans le parloir mesurant les minutes. Au bout de soixante, qui cependant par l’effet d’une impatience d’une espèce toute neuve me passèrent très rapidement, je vois une figure sinistre qui avec un odieux laconisme me dit que vous êtes occupée pour toute la journée ; puis elle s’en va. Figurez-vous le reste. Hélas ! Ce fut un véritable coup de foudre qui ne m’a pas tué, et ne m’a pas laissé vivant. Oserai-je vous dire, madame, que m’envoyant, même par les mains de la même converse, deux lignes tracées par votre plume, vous m’auriez renvoyé, sinon content, du moins exempt de trouble ? C’est laef quatrième fatalité que vous avez oublié de m’alléguer dans votre charmante, et très puissante justification. L’effet de la foudre fut le fatal186 qui fit que je me reconnusse joué, bafoué. Cela me révolta, mon amour-propre cria, la honte ténébreuse m’accabla. Je me prends en horreur, et me trouve forcé à croire que sous la physionomie d’un ange vous nourrissez une âme effroyable. Je pars dans la consternation, et en onze jours, je perds mon bon sens. Je vous ai écrit la lettre, dont vous avez mille fois raison de vous plaindre ; mais, le croirez-vous ? Je l’ai crue honnête. Tout est fini actuellement. Vous me verrez à vos pieds une heure avant midi. Je n’irai pas me coucher. Vous me pardonnerez, madame, ou je vous vengerai. Oui ; je serai moi-même votre vengeur. La seule chose, que je vous demande à titre de grâce, est de brûler ma lettre, [227r] ou qu’il n’en soit pas question demain. Je ne vous l’ai envoyée qu’après vous en avoir écrit quatre que j’ai déchirées après les avoir lues, parce que j’y trouvais des phrases par lesquelles j’avais peur que vous vous aperçussiez de la passion que vous m’avez inspirée. Une dame qui m’avait joué n’était pas digne de ma tendresse, eût-elle été un ange. Je n’avais pas tort ; mais…. malheureux ! Pouvais-je vous en croire capable après vous avoir vue ? Je vais me jeter sur le lit pour y passer trois ou quatre heures. Mes larmes inonderont mon oreiller. J’ordonne à cet homme d’aller d’abord à votre couvent pour m’assurer que vous recevrez cette lettre à votre réveil. Il ne m’aurait jamais trouvé, si je ne l’avais abordé sortant de l’opéra. Je n’aurai plus besoin de lui. Ne me répondez pas. »

Après avoir cacheté ma lettre je la lui ai donnée, lui ordonnant d’aller d’abord à la porte du couvent, et de ne la remettre qu’entre les mains de la religieuse. Il me le promit, je lui ai donné un sequin, et il partit. Après avoir passé six heures avec impatience, je me suis masqué, et je suis allé à Muran, où M. M. est descendue d’abord que je l’ai faiteg avertir. On m’avait fait entrer dans le petit parloir, où je l’avais vue avec la comtesse. Je me suis mis à genoux devant elle ; mais elle me dit vite vite de me lever parce qu’on pouvait me voir. Sa physionomie devint dans l’instant toute en feu. [227v] Elle s’assit, je me suis assis devant elle, et nous passâmes ainsi nous entre-regardant un bon quart d’heure. J’ai enfin rompu le silence lui demandant, si je pouvais compter sur ma grâce, et elle mit sa belle main hors de la grille : je l’ai baignée de mes larmes, la lui baisant cent fois. Elle me dit que notre connaissance ayant commencé par un si fier orage devait nous faire espérer un calme éternel. C’est la première fois, me dit-elle, que nous nous parlons ; mais ce qui nous est arrivé est suffisant pour que nous nous flattions de nous entre-connaître parfaitement. J’espère que notre amitié sera aussi tendre que sincère, et que nous saurons avoir une indulgence réciproque pour nos défauts.

— Quand pourrais-je, madame, vous convaincre de mes sentiments hors de ces murs, et dans toute la joie de mon âme ?

— Nous souperons à mon casin quand vous voudrez : je dois seulement le savoir deux jours d’avance ; ou avec vous à Venise, si cela ne vous gêne pas.

— Cela ne ferait qu’augmenter mon bonheur ; je dois vous informer que je suis très à mon aise, et que bien loin de craindre la dépense je l’aime ; et que tout ce que j’ai appartient à l’objet que j’adore.

— Cette confidence me plaît, mon cher ami. Je peux aussi vous dire que je suis assez riche, et que je sens que je ne saurais rien refuser à mon amant.

— Mais vous devez en avoir un.

— Oui : je l’ai : et c’est lui qui me rend riche, et qui est absolument mon maître. [228r] Par cette raison, je ne lui laisse jamais rien ignorer. Après-demain à mon casin vous saurez davantage.

— Mais j’espère que votre amant….

— N’y sera pas. Soyez-en sûr. Avez-vous aussi une maîtresse ?

— Hélas ! Je l’avais, et on me l’a arrachée. Je vis depuis six mois dans un parfait célibat.

— Mais vous l’aimez encore.

— Je ne peux m’en souvenir sans l’aimer ; mais je prévois que vos charmes séduisants me la feront oublier.

— Si vous étiez heureux je vous plains. On vous l’a arrachée ; et vous dévoriez votre chagrin vous éloignant du grand monde : je l’ai deviné. Mais s’il arrive que je m’empare de sa place, personne, mon cher ami, ne m’arrachera de votre cœur.

— Mais que dira votre amant ?

— Il sera charmé de me voir tendre, et heureuse avec un amant comme vous. C’est dans son caractère.

— Caractère adorable ! Héroïsme supérieur à ma force.

— Quelle vie faites-vous à Venise ?

— Théâtre, société, casins où je lutte avec la fortune quelquefois bonne, et quelquefois mauvaise.

— Chez des ministres étrangers aussi ?

— Non : parce que je suis trop lié avec des patriciens ; mais je les connais tous.

— Comment les connaissez-vous, si vous ne les voyez pas ?

— Je les ai connus dans les pays étrangers. J’ai connu à Parme le duc de Montallegre ambassadeur d’Espagne ; à Vienne le comte de Rosemberg ; [228v] à Paris l’ambassadeur de France il y a deux ans à peu près187.

— Mon cher ami, je vous conseille de partir parce que midi va sonner. Venez après-demain à cette même heure, et je vous donnerai les instructions nécessaires pour que vous puissiez venir souper avec moi.

— Tête-à-tête ?

— Cela s’entend.

— Oserais-je vous en demander un gage ? car ce bonheur est si grand.

— Quel gage voulez-vous ?

— Vous voir debout à la petite fenêtre, moi étant à la place où était la comtesse S.

Elle se leva, et avec le plus gracieux sourire elle poussa le ressort, et après un baiser, dont l’aigreur dut lui plaire autant que la douceur, je l’ai quittée. Elle m’accompagna de ses yeux amoureux jusqu’à la porte.

La joie et l’impatience m’empêchèrent absolument de manger, et de dormir tous ces deux jours. Il me semblait de n’avoir jamais été heureux en amour, et que j’allais l’être pour la première fois. Outre la naissance, la beauté, et l’esprit de M. M., qui faisaient son mérite réel, le préjugé s’en mêlait pour me rendre la grandeur de mon bonheur incompréhensible. Il s’agissait d’une vestale. J’allais goûter d’un fruit défendu. J’allais empiéter sur les droits d’un époux tout-puissant188, m’emparant dans son divin sérail de la plus belle de toutes ses sultanes.

Si dans ces moments-là ma raison avait été libre, j’aurais bien vu que cette religieuse ne pouvait [229r] être faite que comme toutes les jolies femmes que j’avais aimées depuis treize ans que je guerroyais sur les champs de l’amour ; mais quel est l’homme amoureux qui s’arrête à cette pensée ? Si elle se présente à son esprit, il la rejette avec dédain. M. M. devait être absolument différente, et plus belle de toutes les femmes de l’univers.

La nature animale, que les chimistes appellent le règne animal, se procure par instinct les trois moyens qui lui sont nécessaires pour se perpétuer. Ce sont trois véritables besoins. Elle doit se nourrir, et pour que ce ne soit pas une besogne, elle a la sensation qu’on appelle appétit ; et elle a du plaisir à y satisfaire. En second lieu elle doit conserver sa propre espèce par la génération, et certainement elle ne s’acquitterait pas de ce devoir, quoi qu’en dise S.t Augustin189, si elle n’avait pas du plaisir àeh l’exercer. Elle a en troisième lieu un penchant invincible à détruire son ennemi ; et rien n’est mieux raisonné, car en devoir de se conserver, elle doit haïr tout ce qui opère, ou désire sa destruction. Dans cette loi générale chaque espèce cependant agit à part. Ces trois sensations faim, appétence au coït, haine qui tend à détruire l’ennemi sont dans les brutes des satisfactions habituelles, dispensons-nous de les appeler plaisirs ; ils ne peuvent l’être que par rapport à eux : ils n’y raisonnent pas dessus. Le seul homme est susceptible du vrai plaisir, car douéei de la faculté de raisonner, il le prévoit, il le cherche, il le compose, et il y raisonne dessus après en avoir joui. Mon cher lecteur je vous prie de me suivre : si vous me plantez190, vous n’êtes pas poli. Voyons ce que c’est.

[229v] L’homme est à la même condition des brutes, lorsqu’il se livre à ces trois penchants sans que sa raison s’en mêle. Quand notre esprit y met du sien ces trois satisfactions deviennent plaisir, plaisir, plaisir : sensation inexplicable, qui nous fait savourer ce qu’on appelle bonheur, que nous ne pouvons non plus expliquer quoique nous le sentions.

L’homme voluptueux qui raisonne dédaigne la gourmandise, la paillardise, et la brutale vengeance dépendantej d’un premier mouvement de colère : il est friand ; il devient amoureux ; mais il ne veut jouir de l’objet qu’il aime qu’étant sûr d’être aimé ; et se trouvant insulté, il sait ne se venger qu’après avoir de sang-froid combinéek les moyens de sa vengeance plus propres191 à lui en faire goûter le plaisir. Il se trouve plus cruel ; mais il se console se trouvant du moins raisonnable. Ces trois opérations sont l’ouvrage de l’âme, qui pour se procurer du plaisir devient le ministre des passions quæ nisi parent imperant [qui, si elles n’obéissent pas, commandent]192. Nous souffrons la faim pour mieux savourer les ragoûts : nous différons la jouissance de l’amour pour la rendre plus vive ; et nous suspendons une vengeance pour la rendre plus meurtrière. Il est cependant vrai qu’on meurt souvent d’une indigestion, que nous nous trompons, ou nous laissons tromper en amour par des sophismes, et que l’objet que nous voulons exterminer échappe souvent à notre vengeance ; mais nous courons volontiers ces risques.

Rien ne peut être plus cher à l’homme qui pense que la vie, et malgré cela le plus voluptueux est celui quiel exerce le mieux l’art trop difficile de la faire passer vite. On ne veut pas la rendre plus courte ; mais [230r] on veut que l’amusement rende son cours insensible. On a raison, si on n’a pas manqué à des devoirs. Ceux qui croient n’en avoir d’autres que ceux qui flattent leurs sens se trompent, et il se peut qu’Horace aussi se soit trompé là où il a dit à Julius Florus : Nec metuam quid de me judicet heres, Quod non plura datis inveniet [Je ne crains pas l’opinion qu’aura de moi mon héritier parce qu’il ne trouvera pas plus qu’on m’avait donné]193.

Le plus heureux des hommes est celui qui connaît mieux l’art de se rendre tel sans empiéter sur ses devoirs ; et le plus malheureux est l’autre qui a embrassé un état dans lequel il se trouve tous les jours du matin au soir dans la triste obligation de prévoir.

Certain que M. M. ne manquerait pas à sa parole, je fus au parloir deux heures avant midi. Ma mine la força à me demander d’abord si j’étais malade.

— Non, lui répondis-je ; mais je peux le paraître dans l’inquiète attente d’un bonheur qui m’excède. J’ai perdu l’appétit, et le sommeil : s’il est différé, je ne vous réponds pas de ma vie.

— Rien n’est différé, mon cher ami : mais quelle impatience ! Asseyons-nous. Voici la clef du casin où vous irez. Il y a du monde, car nous devons être servis ; mais personne ne vous parlera, et vous n’aurez besoin de parler à personne. Vous serez en masque. Vous n’y irez qu’à une heure et demie de la nuit194, et pas auparavant. Vous monterez l’escalier qui est vis-à-vis la porte de la rue, et au haut de l’escalier vous verrez à la lumière d’une lanterne une porte verte que vous ouvrirez pour entrer dans l’appartement que vous trouverez éclairé. Dans la seconde chambre vous me [230v] trouverez, et si je n’y suis pas vous m’attendrez. Je ne tarderai que de quelques minutes. Vous pourrez vous démasquer, vous mettre devant le feu, et lire. Vous trouverez des livres. La porte du casin est dans le tel, tel, et tel endroit195.

La description ne pouvant pas être plus exacte, je me réjouis que je ne pourrai pas me tromper. Je baise la main qui me donne la clef, et la clef aussi avant de la mettre dans ma poche. Je lui demande si je la verrai habillée en séculière, ou en sainte comme je la voyais.

— Je sors habillée en religieuse, mais au casin je m’habille en séculière. C’est là que j’ai tout ce qu’il me faut pour me masquer aussi.

— J’espère que vous ne vous habillerez pas en séculière ce soir.

— Pourquoi s’il vous plaît ?

— Je vous aime tant coiffée comme vous êtes.

— Ah ah ! Je comprends. Vous figurant ma tête sans cheveux, je vous fais peur ; mais sachez que j’ai une perruque dont rien n’est mieux fait.

— Dieu ! Que dites-vous ? Le seul nom de perruque m’assomme196. Mais non. Non non : n’en doutez pas : je vous trouverai tout de même charmante. Ayez seulement soin de ne pas la mettre à ma présence. Je vous vois mortifiée. Pardon. Je suis au désespoir de vous avoir parlé de cela. Êtes-vous sûre que personne ne vous voit sortir du couvent ?

— Vous en serez sûr vous-même, quand faisant le tour de l’île en gondole, vous verrez l’endroit où est la petite rive. Cette rive donne dans une chambre dont j’ai la clef, et je suis sûre de la converse qui me sert.

— Et la gondole ?

— C’est mon amant qui me répond de la fidélité des [231r] gondoliers.

— Quel homme que votre amant ! J’imagine qu’il est vieux.

— Non en vérité. J’en serais honteuse. Je suis sûre qu’il n’a pas quarante ans. Il a tout, mon cher ami, pour être aimé. Beauté, esprit, douceur dans le caractère, et procédés197.

— Et il vous pardonne des caprices.

— Qu’appelez-vous caprices ? Il y a un an qu’il s’est emparé de moi. Je n’ai connu avant lui aucun homme, comme je n’ai connu personne avant vous qui m’ait donné une fantaisie. Quand je lui ai tout dit, il fut un peu étonné, puis il en a ri, ne me faisant qu’une courte remontrance sur le risque que je courais de me livrer à un indiscret. Il aurait désiré que je susse avant de pousser la chose au moins qui vous êtes ; mais c’était trop tard. J’ai répondu de vous, et il a encore ri de ce que je répondais de quelqu’un que je ne connaissais pas.

— Quand lui avez-vous fait la confidence de tout ?

— Avant-hier ; mais dans la plus grande vérité. Je lui ai fait voir la copie de mes lettres, et les vôtres, dont la lecture lui fit dire qu’il vous croyait Français, malgré que vous me disiez d’être Vénitien. Il est curieux de savoir qui vous êtes, et voilà tout ; mais puisque je n’en suis pas curieuse, ne craignez rien. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne ferai jamais la moindre démarche pour parvenir à savoir cela.

— Ni moi pour savoir qui est cet homme aussi rare que vous. Je suis [231v] au désespoir quand je pense à l’amertume que je vous ai causéeem.

— N’en parlons pas ; mais consolez-vous, car quand j’y pense je trouve que vous n’auriez pu en agir autrement qu’étant un fat.

À mon départ elle me répliqua198 à la petite fenêtre le gage de sa tendresse, et elle resta là jusqu’à ma sortie du parloir.

Dans la nuit à l’heure fixée j’ai trouvé le casin sans la moindre difficulté, j’ai ouvert la porte, et suivant son instruction je l’ai trouvée habillée en séculière avec la plus grande élégance. La chambre était éclairée par des bougies placées sur des bracelets devant des plaques de miroir, et par quatre autres flambeaux qui étaient sur une table, où il y avait des livres. M. M. me parut une beauté tout à fait différente de celle que j’avais vue au parloir. Elle paraissait coiffée en cheveux avec un chignon qui faisait parade d’abondance, mais mes yeux ne firent qu’y glisser dessus, car rien dans ce moment-là n’aurait été plus sot qu’un compliment sur sa belle perruque. Me mettre à genoux devant elle, lui témoigner cent fois la grandeur de ma reconnaissance baisant à tout moment ses belles mains furent les avant-coureurs des transports, dont l’issue devait être une lutte amoureuse dans toutes les règles ; mais M. M. crut que son premier devoir était celui de se défendre. Ah ! Les charmants refus ! La force de deux mains qui repoussent les attaques d’un amant respectueux, et tendre, et en même temps hardi, et [232r] insistant, ne s’en mêlait que très légèrement : les armes qu’elle employait pour refréner ma passion, pour modérer mon feu, étaient des raisons rendues par des paroles aussi amoureuses qu’énergiques fortifiées à tout instant par des baisers d’amour qui me fondaient l’âme. Dans cette lutte, aussi douce que pénible pour tous les deux, nous passâmes deux heures. À la fin de ce combat, nous nous félicitâmes, nous attribuant tous les deux la victoire : elle d’avoir su se défendre de toutes mes attaques : moi d’avoir tenu en frein mes sentiments d’impatience.

À quatre heures (je compte toujours à l’italienne)199 elle me dit qu’elle avait grand appétit, et qu’elle désirait de ne pas me voir différent d’elle. Elle sonna, et une femme bien mise ni jeune, ni vieille, et dont la physionomie caractérisait l’honnêteté, vint couvrir une table pour deux personnes ; et après avoir mis sur une autre à côté de nous tout ce qui pouvait nous être nécessaire, elle nous servit. Le service était de porcelaine de Sèvres200. Huit plats de cuisine faisaient le souper : ils étaient sur desen boîtes d’argent remplies d’eau chaude qui tenaient les mets toujourseo chauds. C’était un souper délicat, et fin. Je me suis écrié que le cuisinier devait être français, et elle me le confirma201. Nous ne bûmes que du Bourgogne, et vidâmes une bouteille de Champagne œil de perdrix202, et une autre de mousseux pour rire. Ce fut elle qui fit la salade ; son appétit était égal au mien. Elle ne sonna que pour faire servir le dessert, et tout le nécessaire pour faire du punch. [232v] Je n’ai pu qu’admirer en tout ce qu’elle a fait son savoir, son adresse et ses grâces. C’était évident qu’elle avait un amant qui l’avait instruite. Je me suis trouvé si curieux de savoir qui c’était que je lui ai dit que j’étais prêt à lui dire mon nom si elle voulait me confier celui de l’heureuxep dont elle possédait le cœur et l’âme. Elle me répondit que nous devions laisser au temps le soin de satisfaire à notre curiosité.

Elle avait entre les breloques de sa montre un petit flacon de cristal de roche parfaitement égal à celui que j’avais à la chaîne de la mienne. Je le lui ai fait voir lui vantant l’essence de rose qu’il contenait, dont un petit morceau de coton était imbibé. Elle me montra le sien qui était plein de la même essence en liqueur.

— Je m’étonne, lui dis-je, car c’est fort rare ; et cela coûte beaucoup.

— Aussi ne la vend-on pas.

— C’est vrai. L’auteur de cette essence est le roi de France ; il en a fait une livre qui lui coûta dix mille écus203.

— C’est un présent qu’on a fait à mon amant, qui me l’a donné.

— Madame de Pompadour en a envoyé une petite fiole, il y a deux ans, à M. de Mocenigo ambassadeur de Venise à Paris par les mains de l’A. de B.204 qui actuellement est ambassadeur de France ici.

— Le connaissez-vous ?

— Je l’ai connu ce jour-làeq, ayant l’honneur de dîner avec lui. Étant sur son départ pour se rendre ici, il était venu prendre congé. C’est un homme que la fortune a favorisé, mais homme de mérite, et de beaucoup d’esprit, et distingué par sa naissance, car iler est comte de Lyon205. Sa jolie figure lui a fait donner le sobriquet de belle-babet ; nous avons un petit recueil de ses poésies, qui lui font honneur206.

[233r] Minuit étant sonné, et le temps commençant à devenir précieux, nous quittons la table, et devant le feu je deviens pressant. Je lui dis que ne voulant pas se rendre à l’amour, elle ne pouvait pas se refuser à la nature quies devait l’exciter à aller se coucher après un si joli souper.

— Vous avez donc sommeil ?

— Point du tout ; mais à l’heure qu’il est on va au lit. Laissez207 que je vous y mette, et que je me tienne à votre chevet tant que vous voudrez y rester, ou permettez que je me retire.

— Si vous me quittez, vous me ferez une grande peine.

— Pas plus grande certainement que celle que je ressentirais en vous quittant ; mais que ferons-nous ici devant le feu jusqu’au jour ?

— Nous pouvons dormir tous les deux vêtus sur ce sofa que vous voyez.

— Vêtus. Soit. Je pourrai aussi vous laisser dormir ; mais si je ne dors pas, me pardonnerez-vous ? Près de vous, et d’ailleurs gêné par mon habit comment pourrais-je dormir ?

— Très bien. Ce canapé d’ailleurs est un vrai lit. Vous allez le voir.

Elle se lève alors, elle va tirer de travers le canapé, elle déploie les coussins, les draps, et une couverture, et je vois un vrai lit. Elle met sous un grand mouchoir mes cheveux, et elleet m’en donne un autre pour que je lui rende le même service me disant qu’elle n’avait pas une coiffe de nuit. Je me mets à l’ouvrage dissimulant mon dégoût pour sa perruque, lorsqu’un phénomène inattendu me cause la plus agréable surprise. Je trouve au lieu de perruque la plus belle de toutes les chevelures. Elle me dit, après avoir bien ri, qu’une religieuse n’avait autre devoir [233v] que celui de ne pas laisser voir ses cheveux aux profanes, et après m’avoir dit cela, elle se jette sur le canapé de tout son long. Je me défais vite de mon habit, je pousse hors des pieds mes souliers, et je tombe plus sur elle que près d’elle. Elle me serre entre ses bras, et exerçant sur elle une tyrannie qui insulte la nature, elle croit que je dois lui pardonner toutes les peines que sa résistance doit me faire ressentir.

euD’une main tremblante, et timide, la regardant avec des yeux qui lui demandaient l’aumône, je délace six larges rubans qui serraient sa robe par-devant, et ravi de joie qu’elle ne me l’empêchait pas, je me trouve heureux maître de la plus belle de toutes les gorges. Il n’est plus temps. Elle doit laisser qu’après l’avoir contemplée je la dévore : j’élève mes yeux à sa physionomie, et je vois la douceur de l’amour qui me dit : contente-toi de cela, et apprends de moi à souffrir l’abstinence. Forcé par l’amour, et par la toute-puissante nature, désespéré qu’elle ne veuille pas permettre à mes mains d’aller ailleurs, je fais l’impossible pour conduire une des siennes là où elle aurait pu se convaincre que je méritais sa grâce ; mais avec une force supérieure à la mienne, elle ne veut pas détacher ses mains deev ma poitrine, où elle ne pouvait trouver rien d’intéressant. Malgré cela, c’était là que sa bouche tombait lorsqu’elle se détachait de la mienne.

Soit besoin, soit effet de lassitude, ayant passé tant [234r] d’heures sans pouvoir faire rien de plus qu’avaler continuellement sa salive mêlée à la mienne, je me suis endormi entre ses bras la tenant serrée entre les miens. Ce qui me réveilla en sursaut fut un fort carillon. Qu’est-ce que cela ?

— Habillons-nous vite, mon tendre ami, mon cher ami : je dois retourner au couvent.

— Habillez-vous donc. Je vais jouir du spectacle de vous voir remasquée en sainte.

— Volontiers. Si rien ne te presse, tu peux dormir ici.

Elle sonna alors la même femme, qui devait être la grande confidente de tous ses mystères amoureux. Après s’être fait coiffer, elle ôta sa robe, elle mit ses montres, ses bagues, et tous ses ornements profanes dans un secrétaire qu’elle ferma à clef, mit les souliers de l’ordre puis un corps, où elle serra comme dans une étroite prison les jolis enfants, qui seuls m’avaient nourri avec leur nectar, et enfin elle endossa le saint habit. La confidente étant sortie pour avertir le gondolier, elle vint se jeter à mon cou, et elle me dit qu’elle m’attendrait dans le surlendemain pour me fixer la nuit qu’elle viendrait passer chez moi à Venise, où nous nous rendrions, me dit-elle, entièrement heureux ; et elle partit. Très content de mon sort, quoique plein de désirs non satisfaits, j’ai éteint les bougies, et j’ai profondément dormi jusqu’à midi.

Je suis sorti du casin sans voir personne, et bien masqué je suis allé chez Laure qui me donna une [234v] lettre de C. C. dont voici la teneur :

« Voici, mon cher mari, un bon essai de ma façon de penser. Tu vas me trouver toujours plus digne d’être ta femme. Tu dois me croire, malgré mon âge, capable de garder un secret, et assez discrète pour ne pas trouver mauvaise ta réserve. Sûre de ton cœur, je ne suis pas jalouse de ce qui peut divertir ton esprit, et t’aider à souffrir en patience notre séparation.

« Je dois te dire que hier traversant un corridor qui est au-dessus du petit parloir, voulant ramasser un cure-dent qui m’était tombé de la main j’ai dû retirer du mur un tabouret. Le ramassant j’ai vu par une fente presque imperceptible dans l’union du plancher au mur ta propre personne très intéressée à parler à ma chère amie la mère M. M.. Tu ne saurais te figurer ni ma surprise ni ma joie. Ces deux sentiments firent cependant dans l’instant même place à la peur que j’ai eue d’être vue, et de rendre curieuse quelqu’indiscrète. Après avoir vite remis le tabouret à sa place je suis partie. Ah ! Mon cher ami, je te prie de me dire tout. Comment pourrais-je t’aimer, et ne pas être curieuse de toute l’histoire de ce phénomène ? Dis-moi si elle te connaît, et comment tu as fait sa connaissance. C’est ma tendre amie, dont je t’ai parlé, et que je n’ai pas cru nécessaire de te nommer. C’est elle qui m’a appris le français, et qui dans sa chambre m’a donné à lire des livres qui m’ont rendue savante dans une matière très importante dans laquelle peu de femmes le sont. Sache que sans elle on aurait découvert la fière [235r] maladie qui m’a presque tuée. Elle m’a donné du linge, et des draps ; je lui dois mon honneur ; elle sut ainsi que j’ai eu un amant, comme je sais qu’elle en eut un aussi ; mais nous ne fûmes jamais curieuses de nos secrets réciproques. La mère M. M. est une femme unique. Je suis sûre, mon cher ami que tu l’aimes, et qu’elle t’aime, et n’en étant point jalouse je mérite que tu me dises tout. Mais je vous plains tous les deux, car tout ce que vous pouvez faire ne peut servir, je crois, qu’à irriter votre passion. Tout le couvent te croit malade : je meurs d’envie de te voir. Viens donc au moins une fois. Adieu. »

Cette lettre m’inquiéta, car j’étais bien sûr de C. C, mais cette crevasse208 pouvait nous découvrir à d’autres. Outre cela je me voyais forcé à conter une fable à ma chère amie, car l’honneur, et l’amour me défendaient de lui dire la vérité. Dans la réponse, que je lui ai envoyée d’abord, je l’ai instruite qu’elle devaitew sans tarder avertir son amie qu’elle l’avait vue par la crevasse parler à un masque. Pour ce qui regardait la connaissance que j’avais faite avec la religieuse, je lui ai dit qu’ayant entendu parler de son rare mérite, je l’avais fait appeler à la grille m’annonçant sous un faux nom, et que par conséquent elle devait s’abstenir de parler de moi, car elle m’avait reconnu pour le même qui allait entendre la messe à son église. Pour ce qui regardait l’amour, je l’ai assurée qu’il n’en était rien, convenant cependant avec elle que c’était une femme charmante.

[235v] Le jour de S.te Catherine209 fête de C. C. je suis allé à la messe dans son église. Allant au trajet pour prendre une gondole je m’aperçois d’être suivi. J’avais besoin de m’en assurer. Je vois le même hommeex prendre aussi une gondole et me suivre : cela pouvait être naturel ; mais pour m’en rendre certain je descends à Venise au palais Morosini du jardin210, et je vois le même homme qui descend aussi. Pour lors je n’en doute plus. Je sors du palais, je m’arrête dans une rue étroite vers la poste de Flandre211, je vois l’espion, et un couteau à la main je le serre212 au coin de la rue, et lui mettant la pointe au gosier, je veux qu’il me dise par ordre de qui il me suivait. Il m’aurait peut-être tout dit si par hasard quelqu’un ne fût entré dans la rue. Il s’échappa alors, et je n’ai rien su. Mais voyant qu’il était trop facile à un curieux de savoir qui j’étais, s’il s’opiniâtrait à vouloir le savoir, je me suis déterminé à ne plus aller à Muran qu’en masque, ou dans la nuit.

Le lendemain, jour dans lequel M. M. devait me faire savoir comment elle viendrait souper avec moi, je suis allé au parloir de très bonne heure. Je l’ai vue devant moi portant sur sa figure les marques du contentement qui lui inondait l’âme. Le premier compliment qu’elle me fit fut sur mon apparition à son église après trois semaines qu’on ne me voyait plus. Elle me dit que l’abbesse en avait été bien aise, parce qu’elleey se disait sûre qu’elle saurait qui je suis. Je lui ai alors conté toute l’histoire de l’espion, et ma [236r] résolution de ne plus aller à la messe dans son église. Elle me répondit que je ferais bien à me montrer à Muran le moins que je pourrais. Elle me détailla alors l’histoire de la fente dans le vieux plancher, et elle me dit qu’elle était déjà bouchée. Elle me dit qu’elle avait été avertie par une pensionnaire qui lui était attachée, mais elle ne me la nomma pasez.

Après ces petits propos je lui ai demandé si mon bonheur était différé, et elle me répondit qu’il ne l’était que de vingt-quatre heures parce que la nouvelle professe l’avait invitée à souper dans sa chambre. Ces invitations, me dit-elle, arrivent rarement, mais quand elles arrivent on ne peut s’en dispenser qu’en se faisant ennemie213 la personne qui invite.

— Ne peut-on pas dire qu’on est malade ?

— Oui ; mais pour lors il faut souffrir des visites.

— J’entends, car si tu les refuses, on peut soupçonner l’évasion.

— Oh ! Pour cela non. On ne compte pas l’évasion entre les choses possibles.

— Tu es donc la seule ici capable de faire ce miracle ?

— Tiens-toi pour certain que je suis la seule, et que l’or est le puissant dieu qui fit ce miracle. Dis-moi donc où tu veux m’attendre demain à deux heures de nuit précises214.

— Ne pourrais-je pas t’attendre ici à ton casin ?

— Non. Car celui qui me mène à Venise est mon amant.

— Ton amant ?

— Lui-même.

— C’est original. Je t’attendrai donc dans la place des S. S. Jean, et Paul derrière le piédestal de la statue équestre de Barthelmi de Bergame215.

— Je n’ai jamais vu cette statue, ni cette place que sur une estampe216 ; mais je n’y manquerai pas. Cela suffit. Il n’y aurait qu’un [236v] temps affreux qui pourrait m’empêcher de venir ; mais espérons le bon. Adieu donc. Nous parlerons beaucoup demain au soir, et si nous dormirons, nous nous endormirons plus contents.

Il fallait faire vite, car je n’avais pas de casin. J’ai donc pris un second rameur pour être en moins d’un quart d’heure dans le quartier de S.t Marc. Après avoir passé cinq à six heures à en voir un bon nombre j’ai choisi le plus élégant, et par conséquent le plus cher. Il avait appartenu au lord Olderness ambassadeur d’Angleterre, qui à son départ l’avait vendu à bon marché à un cuisinier217. Il me le loua jusqu’à Pâques pour cent sequins payés d’avance218 sous condition que ce serait lui qui me ferait les dîners, et les soupers que je donnerais.

Ce casin était composé de cinq pièces, dont l’ameublement était d’un goût exquis. Il n’y avait rien qui ne fût fait en grâce de l’amour219, de la bonne chère, et de toute espèce de volupté. On servait à manger par une fenêtre aveugle enclavée dans la paroi, occupée par un porte-manger tournant qui la bouchait entièrement : les maîtres, et les domestiques ne pouvaient pas s’entrevoir. Cette chambre était ornée de glaces, de lustres, et d’un superbe trumeau au-dessus d’une cheminée de marbre blanc, tapissée de petits carreaux de porcelaine de la Chine tous peints, et intéressants par des couples amoureux en état de nature qui par leurs voluptueuses attitudes enflammaient l’imagination. Des petits fauteuils étaient à l’avenant des sofas qui étaient à droite, et à gauche. Une autre chambre était octogone toute tapissée de glaces, pavée, et [237r] plafonnée de même : toutes ces glaces faisant contraste rendaient les mêmes objets sous mille différents points de vue. Cette pièce était contiguë à une alcôve qui avait deux issues secrètes, un cabinet de toilette d’un côté, de l’autre un boudoir, où il y avait une baignoirefa, et des lieux à l’anglaise220. Tous les lambris étaient ciselés en or moulu, ou peints en fleurs, et en arabesques. Après l’avoir averti de ne pas oublier de mettre des draps dans le lit, et des bougies sur tous les lustres, et sur les flambeaux dans chaque chambre, je lui ai ordonné à souper pour deux personnes pour le même soir l’avertissant que je ne voulais autre vin que221 Bourgogne, et Champagne, et pas davantage que huit plats de cuisine lui laissant le choix sans pardon222 à la dépense. Le dessert devait aussi être son affairefb. Prenant la clef de la porte de la rue je l’ai averti qu’en entrant je ne voulais voir personne. Le souper devait être prêt à deux heures de la nuit ; et on le servirait quand je sonnerais. J’ai observé avec plaisir que la pendule qui était dans l’alcôve avait un réveil, car je commençais malgré l’amour à devenir sujet à l’empire du sommeil.

Venise : autour de la place Saint-Marc

a Teatro San Samuele

b San Moisè (casin de Casanova)

c Rio di Palazzo

d Sant’Apollonia

e Prigioni Nuove

f Palais ducal

Après avoir donné ces ordres je suis allé acheter des pantoufles, et une coiffe de nuit chez une marchande de modes toute garnie de doubles dentelles de point d’Alençon223. Je l’ai mise dans ma poche. S’agissant de donner à souper à la plus belle de toutes lesfc sultanes du maître de l’univers, j’ai voulu m’assurer la veille que [237v] tout serait en ordre. Lui ayant dit que j’avais un casin, je ne devais lui paraître nouveau en rien.

Ce fut le cuisinier qui resta surpris quand il me vit à deux heures de nuit tout seul. J’ai d’abord trouvé mauvais qu’il n’eût pas éclairé partout, tandis que lui ayant donné l’heure il ne pouvait pas en douter.

— Je n’y manquerai pas une autre fois.

— Éclairez donc, et servez.

— Vous m’avez dit pour deux.

— Servez pour deux. Restez présent à mon souper pour cette première fois pour que je puisse vous avertir de tout ce que je trouverai bon ou mauvais.

Le souper vint dans la roue224 en bon ordre deux plats à la fois : j’ai fait des commentaires à tout ; mais j’ai trouvé tout excellent en porcelaine de Saxe. Gibier, esturgeon, troufles225, huîtres, et vins parfaits. Je lui ai seulement reproché qu’il avait oublié de mettre sur une assiette des œufs durs, des anchois, et des vinaigres composés pour faire la salade. Il regarda le ciel d’un air contrit s’accusant d’avoir commis une grande faute. Je lui ai aussi dit qu’une autre fois je voulais avoir des oranges amères pour donner du goût au punch, et que je voulais du rhum, et non pas du rac226. Après avoir passé deux heures à table je lui ai dit de me porter la carte de toutes les dépenses. Il me la porta un quart d’heure après, et je me suis trouvé content. Après l’avoir payé, et lui avoir ordonné de me porter du café quand je sonnerais je suis allé me coucher dans l’excellent lit qui était dans l’alcôve. Ce lit, et le bon souper me [238r] concilièrent le plus heureux sommeil. Sans cela je n’aurais pas pu dormir songeant que dans la nuit suivante j’aurais entre mes bras dans le même lit ma déesse. Le matin en partant j’ai averti mon homme que je voulais au dessert tous les fruits frais qu’il pourrait trouver, et surtout des glaces. Pour empêcher la journée de me paraître longue j’ai joué jusqu’au soir, et je n’ai pas trouvé la fortune différente de mon amour. Tout allait à seconde de mes désirs. J’en remerciais dans le fond de mon âme le puissant génie de ma belle religieuse.

Ce fut à une heure de nuit que je suis allé me poster à la statue du héros Colleoni. Elle m’avait dit d’y aller à deux ; mais je voulais avoir le doux plaisir de l’attendre. La nuit était froide, mais superbe, et sans le moindre vent.

À deux heures précises j’ai vu arriver une gondole à deux rames, et un masque en sortir, qui, après avoir parlé au barcarol de proue, s’achemina vers la statue. Voyant un masque homme, je m’alarme, je l’esquive, et je suis fâché de ne pas avoir des pistolets. Le masque fait le tour, m’approche, me tend une main paisible qui ne me laisse plus douter. Je reconnais mon ange habillée en homme. Elle rit de ma surprise, elle s’attache à mon bras, et sans nous dire le moindre mot nous nous acheminons à la place S.t Marc, nous la traversons, et nous allons au casin qui n’était éloigné que de cent pas du théâtre de S.t Moyse.

Tout se trouve comme j’avais ordonné. Nous [238v] montons je me démasque vite, mais M. M. se plaît à se promener lentement dans tous les recoins du délicieux endroit où elle se voyait accueillie, enchantée aussi que je contemplasse dans tous les profils, et souvent de face toutes les grâces de sa personne, et que j’admirasse dans ses atours quel devait être l’amant qui la possédait. Elle était surprise du prestige227 qui lui faisait voir partout, et en même temps, malgré qu’elle se tînt immobile, sa personne en cent différents points de vue. Ses portraits multipliés que les miroirs lui offraient à la clarté de toutes les bougies placées exprès lui présentaient un spectacle nouveau qui la rendait amoureuse d’elle-même. Assis sur un tabouret, j’examinais avec attention toute l’élégance de sa parure. Un habit de velours ras228 couleur de rose brodé sur les bords en paillettes d’or, une veste à l’avenant brodée au métier, dont on ne pouvait rien voir de plus riche, des culottes de satin noir, des dentelles de point à l’aiguille229, des boucles de brillants, un solitaire de grand prix à son petit doigt, et à l’autre main une bague qui ne montrait qu’une surface de taffetas blanc couvert d’un cristal convexe. Sa baüte de blonde230 noire était tant à l’égard de la finesse que du dessin tout ce qu’on pouvait voir de plus beau. Pour que je pussefd la regarder encore mieux elle vint se mettre debout devant moi. Je visite ses poches, et j’y trouve tabatière, bonbonnière, flacon, étui à cure-dents, lorgnette, et mouchoirs qui exhalaient des odeurs qui embaumaient l’air. Je considère avec attention la richesse, et le [239r] travail de ses deux montres, et ses beaux cachets231 en pendeloques attachés aux chaînons couverts de petits carats232. Je visite ses poches de côté, et je trouve des pistolets à briquet plat à ressort, ouvrage anglais des plus finis.

— Tout ce que je vois, lui dis-je, est au-dessous de toi, mais laisse que mon âme étonnée rende hommage à l’être adorable qui veut te convaincre que tu es réellement sa maîtresse.

— C’est ce qu’il m’a dit quand je l’ai prié de me conduire à Venise, et de m’y laisser, m’ajoutant qu’il désirait que je m’y amusasse, et que je pusse me convaincre toujours plus que celui que j’allais rendre heureux le méritait.

— C’est incroyable, mafe chère amie. Un amant de cette trempe est unique, et je ne saurai jamais mériter un bonheur dont je suis déjà ébloui.

— Laisse que j’aille me démasquer toute seule.

Un quart d’heure après, elle parut devant moi coiffée en homme avec ses beaux cheveux dépoudrés, dont les faces233 en longues boucles lui arrivaient jusqu’au bas des joues. Un ruban noir les nouaitff derrière, et en queue flottante ils lui descendaient jusqu’aux jarrets. M. M. en femme ressemblait à Henriette, et en homme à un officier des gardes nommé l’Étoriere que j’avais connu à Paris ; ou plutôt à cet Antinous dont on voit encore des statues234, si l’habillement à la française m’avait permis l’illusion.

[239v] Frappé par tant de charmes, j’ai cru de me trouver mal. Je me suis jeté sur le sofa pour soutenir ma tête. J’ai perdu, lui dis-je, toute confiance : tu ne seras jamais à moi : dans cette nuit même quelque contretemps fatal t’arrachera à mes désirs ; un miracle peut-être de ton divin époux devenu jaloux d’un mortel. Je me sens anéanti. Dans un quart d’heure peut-être je ne serai plus.

— Es-tu fou ? Je suis à toi dans le moment même, si tu veux. Quoiqu’à jeun, je ne me soucie pas de souper. Allons nous coucher.

Elle avait froid. Nous nous asseyons devant le feu. Elle me dit qu’elle n’avait pas de gilet235. Je lui déboucle un cœur de brillants qui lui tenait son jabot fermé, et mes mains sentent avant que mes yeux voient que la seule chemise défendait de l’air les deux sources de vie qui décoraient sa poitrine. Je deviens ardent ; mais elle n’a besoin que d’un seul baiser pour me calmer, et de deux mots : Après souper.

Je sonne alors, et voyant son alarme je lui fais voir le porte-manger. Personne ne te verra, lui dis-je, tu le diras à ton amant qui ignore peut-être ce secret.

— Il ne l’ignore pas ; mais il admirera ton attention, et il dira que tu n’es pas novice dans l’art de plaire, et qu’il est évident que je ne suis pas la seule qui jouit avec toi des délices de cette maisonnette.

— Et il aura tort. Je n’ai ni soupé, ni couché ici que tout seul, et j’abhorre le mensonge. Tu n’es pas, ma divine amie, ma première passion ; mais tu seras la dernière.

— Je suis heureuse, mon ami, si tu es constant. Mon amant l’est : il est bon ; il est doux ; mais il a toujours laissé mon cœur vide.

— Le sien doit l’être aussi, car si son amour était de la trempe du mien, il ne te permettrait pas une absence comme celle-ci. Il ne [240r] pourrait pas la souffrir.

— Il m’aimefg, comme je t’aime. Crois-tu que je t’aime ?

— Je dois le croire ; mais tu ne souffrirais pas…..

— Tais-toi ; car je sens que pourvu que tu ne me laissasses rien ignorer je te pardonnerais tout. La joie que je ressens dans ce moment dans mon âme dépend plus de la certitude que j’ai que je ne te laisserai rien à désirer que de l’autre que je passerai avec toi une nuit délicieuse. Elle sera la première de ma vie.

— Tu n’en as pas passé avec ton digne amant ?

— Oui. Mais ces nuits-là ne furent animées que de l’amitié, de la reconnaissance, et de la complaisance. L’amour est l’essentiel. Malgré cela mon amant te ressemble. Il a l’esprit gai, toujours monté à l’instar du tien, et il est aussi très aimable par rapport à sa figure, et à sa personne ; mais en cela il ne te ressemble guère. Je le crois aussi plus riche que toi, malgré que par ce casin on pourrait juger le contraire. Mais ne t’imagine pas que je t’adjuge moins de mérite qu’à lui, parce que tu t’avoues incapable de l’héroïsme de me permettre une absence, puisqu’au contraire je sais que tu ne m’aimerais pas comme je suis bien aise que tu m’aimes, si tu me disais que tu aurais pour une de mes fantaisies la même indulgence qu’il a.

— Sera-t-il curieux des particularités de cette nuit ?

— Il croira de me faire plaisir à m’en demander des nouvelles, et je lui dirai tout excepté quelques circonstances qui pourraient l’humilier.

Après le souper qu’elle trouva délicat, et exquis comme les glaces, et les huîtres, elle fit du punch, et dans mon impatience amoureuse, après en avoir bu quelques verres, je l’ai priée de réfléchir que nous n’avions devant nous que sept heures, et que nous aurions grand tort de ne pas les passer [240v] au lit. Nous passâmes alors à l’alcôve qui était éclairée par douze bougies flamboyantes, et de là au cabinet de toilette, où lui présentant le beau bonnet de dentelles, je l’ai priée de se coiffer en femme. Après l’avoir trouvé magnifique, elle me dit d’aller me déshabiller dans la chambre me promettant de m’appeler d’abord qu’elle se serait couchée.

Cela ne dura que deux minutes. Je me suis élancé entre ses bras brûlants, ardent d’amour, et lui en donnant les plus vives preuves pour sept heures de suite qui ne furent interrompues que par autant de quarts d’heure animés par les propos les plus touchants. Elle ne m’apprit rien de nouveau pour le matériel de l’exploit ; mais des nouveautés infinies en soupirs, en extases, en transports, en sentiments de nature qui ne se développent que dans ces moments-là. Chaque découverte que je faisais m’élevait l’âme à l’amour, qui me fournissait des nouvelles forces pour lui témoigner ma reconnaissance. Elle fut étonnée de se reconnaître pour susceptible de tant de plaisir, lui ayant fait voir beaucoup de choses qu’elle croyait fabuleuses. Je lui fis ce qu’elle ne croyait pas permis d’exiger que je lui fisse, et je l’ai endoctrinée que la moindre gêne gâte le plus grand des plaisirs. Au carillon du réveil, elle éleva les yeux au troisième ciel, comme une idolâtre pour remercier la mère, et le fils de l’avoir si bienfh récompensée de l’effort qu’elle avait fait quand elle me déclara sa passion.

Nous nous habillâmes à la hâte, et me voyant mettre dans sa poche la belle coiffe, elle m’assura qu’elle lui serait toujours extrêmement chèrefi. Après avoir pris du café nous allâmes à longs pas236 à la place des S.S. Jean, et Paul, où je l’ai quittée l’assurant qu’elle me verrait le surlendemain. Après l’avoir vue entrer dans sa [241r] gondole, je suis allé chez moi où dix heures de sommeil me remirent en état de nature.

Le surlendemain je suis allé au parloir après dîner. Je la fais appeler, et elle vient d’abord me dire de m’en aller, car elle attendait son ami ; mais de ne pas manquer d’y aller le lendemain. Je pars. Au pied du pont je vois un masque mal masqué sortir d’une gondole, dont je connaissais le barcarol qui devait être alors au service de l’ambassadeur de France. Il était sans livrée, et la gondole était simple comme toutes celles qui appartiennent à des Vénitiens. Je tourne la tête, et je vois le masque qui va au couvent. Je n’en doute plus, et je retourne à Venise ravi d’aise d’avoir fait cette découverte, et enchantéfj que ce ministre soit mon principal237. Je me détermine à n’en rien dire à M. M..

Je vais la voir le lendemain, et elle me dit que son ami était allé prendre congé d’elle jusqu’aux fêtes de Noël. Il va à Padoue238, me dit-elle, mais tout est arrangé pour que nous puissions souper à son casin si l’envie nous en vient.

— Pourquoi pas à Venise ?

— À Venise non, jusqu’à son retour. Il m’en a priée. C’est un homme fort sage.

— À la bonne heure. Quand souperons-nous donc au casin ici ?

— Dimanche, si tu veux.

— Dimanche donc, j’irai au casin sur la brune, et je t’attendrai en lisant. As-tu dit à ton ami que tu n’as pas été mal à mon casin ?

— Mon cher ami, je lui ai tout dit ; mais une chose l’inquiète fort. Il veut que je te prie de ne pas m’exposer aufk redoutable embonpoint.

— Je veux mourir si j’y ai pensé. Mais avec lui n’en cours-tu pas le risque ?

— Jamais.

— Il nous faudra donc être sages à l’avenir. Je pense que neuf jours avant noël n’y ayant pas de masques239, je serai obligé d’aller à ton casin par eau, car y allant par terre je pourrais [241v] facilement être reconnu pour le même qui allait à ton église.

— C’est fort sage. Je te ferai reconnaître la rive très facilement. Je songe que tu dois aussi pouvoir y venir en carême, où Dieu veut que nous mortifions nos sens. N’est-il pas plaisant qu’il y ait un temps dans lequel Dieu trouve bon que nous nous divertissions, et un autre dans lequel nous ne pouvons lui plaire que par des abstinences ! Qu’est-ce qu’un anniversaire peut avoir de commun avec la divinité ? Je ne sais pas comment l’action de la créature puisse influer sur le créateur que ma raison ne peut concevoir qu’indépendant. Il me semble que si Dieu avait créé l’homme capable de l’offenser, l’homme aurait raison de faire tout ce qu’il lui aurait défendu, quand ce ne serait que pour lui apprendre à créer. Peut-on s’imaginer Dieu affligé en carême ?

— Ma divine amie, tu raisonnes juste ; mais pourrais-je savoir où tu as appris à raisonner, et comment tu as fait pour sauter le fossé240 ?

— Mon ami m’a donné des bons livres, et la lumière de la vérité a dissipé bien vite les nuages de la superstition qui opprimaient ma raison. Je t’assure que quand je réfléchis à moi-même, je me trouve plus heureuse d’avoir trouvé quelqu’un qui m’a éclairé l’esprit, que malheureuse d’avoir pris le voile, car le plus grand des bonheurs est celui de vivre, et de mourir tranquille ; ce qu’on ne peut pas espérer ajoutant foi à ce que les prêtres nous disent.

— C’est très juste ; mais laisse que je t’admire, car celui d’éclairer un esprit extrêmement préoccupé241 comme le tien devait être ne pouvait pas être l’ouvrage de quelques mois.

— J’aurais vu beaucoup moins rapidement la lumière, si j’avais été moins imbue d’erreurs. Ce qui séparait dans mon esprit le faux du vrai n’était qu’un rideau : [242r] la seule raison pouvait le tirer ; mais on m’avait appris à la mépriser. D’abord qu’on m’a démontré que je devais en faire le plus grand cas, je l’ai mise en activité : elle tira le rideau. L’évidence du vrai parut avec éclat, les sottises disparurent ; et je n’ai pas lieu de craindre qu’elles reparaissent, car je me fortifie tous les jours davantage. Je peux dire que je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’enfl avait donnée.

— Je te félicite. Tu fus plus heureuse que moi. Tu as fait plus de voyage en un an que moi en dix.

— Tu n’as pas donc commencé par lire ce que milord Bolimbroke242 a écrit ? Il y a cinq à six mois que je lisais la Sagesse de Charon243, et je ne sais pas comment notre confesseur l’a su. Il osa me dire à confesse que je devais abandonner cette lecture. Je lui ai répondu que ma conscience n’en souffrant pas je ne pouvais pas l’obéir. Il me dit qu’il ne m’absoudrait pas, et je lui ai répondu que j’irais tout de même à la communion. Le prêtre alla chez l’évêque Diedo244 pour savoir ce qu’il devait faire, et l’évêque vint me parler pour m’insinuer que je devais dépendre de mon confesseur. Je lui ai répondu que mon confesseur était fait pour m’absoudre, et qu’il n’avait même le droit de me donner des conseils que quand je lui en demandais. Je lui ai dit net qu’étant dans l’obligation de ne pas scandaliser tout le couvent, quand il s’avisera de me refuser l’absolution j’irais communier tout de même. L’évêque lui ordonna de m’abandonner à ma conscience. Mais je ne me suis pas trouvée satisfaite. Mon amant m’a fait obtenir un bref245 du pape qui m’autorise à me confesser à qui je veux. Toutes mes sœurs sont jalouses de ce [242v] privilège ; mais je ne m’en suis servie qu’une seule fois, car la chose n’en vaut pas la peine. Je me confesse toujours au même, qui après m’avoir écoutée, fmn’a nulle difficultéfn à m’absoudre, car je ne lui dis positivement rien d’important.

Ce fut ainsi que j’ai reconnu cette femme adorable esprit fort ; mais cela ne pouvait pas être autrement, car elle avait plus encore besoin de tranquilliser sa conscience que de satisfaire à ses sens246.

Après l’avoir assurée qu’elle me trouverait au casin, je suis retourné à Venise. Le dimanche après dîner j’ai fait le tour de l’île de Muran dans une gondole à deux rames tant pour voir où pouvait être la rive du casin, que la petite par où elle sortait du couvent ; mais je n’y ai rien compris. Je n’aifo connu la rive du casin que dans la neuvaine ; et la petite du couvent six mois après au risque de ma vie. Nous en parlerons quand nous serons là247.

Vers une heure de nuit248 je me suis rendu au temple de mon amour, et attendant l’arrivée de l’idole je me suis amusé à examiner les livres qui composaient une petite bibliothèque qui était dans le boudoir. Ils n’étaient pas nombreux mais choisis. On y trouvait tout ce que les philosophes les plus sages avaient écrit contre la religion, et tout ce que les plumes les plus voluptueuses avaient écrit sur la matière objet unique de l’amour. Livres séduisants, dont le style incendiaire force le lecteur à aller chercher la réalité seule capable d’éteindre le feu qu’il sent circuler dans ses veines.

Outre les livres il y avait des in-folio249 qui ne contenaient que des estampes lascives. Leur grand mérite consistait dans la beauté du dessin beaucoup plus que dans la [243r] lubricité de l’attitude. J’ai vu les estampes du portier des chartreux250 faites en Angleterre, comme celles de Meursius, ou d’Aloysia Sigea Toletana251 dont je n’avais jamais rien vu de plus beau. Outre cela les petits tableaux qui ornaient le cabinet étaient si bien peints que les figures paraissaient vivantes252. Une heure me passa dans un instant.

L’apparition de M. M. habillée en nonne me fit faire un cri. Je lui ai dit, lui sautant au cou, qu’elle n’aurait pu venir plus à propos pour empêcher une manstrupation d’écolier à laquelle tout ce que j’avais vu là depuis une heure m’aurait forcé. Mais ainsi habillée en sainte, tu me surprends. Laisse, mon ange, que je t’adorefp sur-le-champ.

— Je me mettrai en séculière dans l’instant : il ne me faut qu’un quart d’heure. Je ne m’aime pas dans ces laines.

— Point du tout. Tu recevras l’hommage de l’amour, vêtue, comme tu étais quand tu l’as fait naître.

Elle ne me répondit qu’un fiat voluntas tua [que ta volonté soit faite]253 de l’air le plus dévot se laissant tomber sur le grand sofa, où je l’ai ménagée malgré elle. Après le fait je l’ai aidée à se déshabiller, et à se mettre une petite robe de mousseline de Pequin254, dont rien n’était plus élégant. Je lui ai ensuite servi de femme de chambre pour se coiffer en bonnet de nuit.

Après souper, avant que d’aller nous coucher nous établîmes de ne nous revoir que le premier jour de la neuvaine où pour dix jours les théâtres étant fermés, il n’y a pas de masques. Elle me donna alors les clefs de la porte de la rive. Un ruban bleu attaché à la fenêtre qui y était dessus devait être le signal qui me l’aurait fait connaître de jour pour que je pusse y aller [243v] après pendant la nuit. Mais ce qui la combla de joie fut que je suis allé demeurer au casin sans jamais en sortir jusqu’au retour de son ami. Dans dix jours que j’y ai demeuré je l’ai eue quatre fois, et par là je l’ai convaincue que je ne vivais que pour elle. Je m’amusais à lire, à écrire à C. C., mais ma tendresse pour celle-ci était devenue tranquille. Le principal point qui m’intéressait dans les lettres qu’elle m’écrivait était ce qu’elle me disait de sa chère amie la mère M. M.. Elle me disait que j’avais tort de n’avoir pas cultivé sa connaissance, et je lui répondais que je ne l’avais pas suivie parce que j’avais eu peur d’être connu. Par là je l’engageais toujours plus à me garder inviolablement le secret.

Il n’est pas possible d’aimer deux objets à la fois, et il n’est pas possible de maintenir l’amour en vigueur ni lui donnant trop de nourriture ni ne lui en donnant aucune. Ce qui faisait que ma passion pour M. M. se maintenait toujours dans la même force était que je ne pouvais jamais l’avoir qu’avec la plus grande crainte de la perdre. Je lui disais qu’il était impossible qu’une fois ou l’autre quelque religieuse n’eût besoin de lui parler dans un moment qu’elle n’était ni dans sa chambre ni dans le couvent. Elle me soutenait que cela ne pouvait pas arriver, puisque rien n’était plus respecté dans le couvent que la liberté qu’une religieuse devait avoir de s’enfermer dans sa chambre, et de se rendre inaccessible même à l’abbesse. Elle ne pouvait craindre que le funeste événement d’un incendie, car pour lors tout étant en confusion et n’étant pas naturel qu’une religieuse pût se tenir tranquille, et indifférente, on [244r] se serait invinciblement aperçu de l’évasion. Elle se félicitait d’être parvenue à gagner la converse, le jardinier, et une autre religieuse qu’elle ne voulut jamais me nommer255. L’adresse, et l’or de son amant avaient fait tout cela ; et il lui répondait de la fidélité du cuisinier, et de sa femme qui étaient à la garde du casin. Il était aussi sûr de ses gondoliers, malgréfq qu’un d’eux dût être infailliblement espion des inquisiteurs d’état.

La veille de Noël elle me dit que son amant allait arriver, que le jour de S.t Étienne256 elle devait aller avec lui à l’opéra ; fret souper avec lui au casin la troisième fête. Après m’avoir dit qu’elle m’attendrait à souper le dernier jour de l’an, elle me donna une lettre me priant de ne la lire que chez moi.

Une heure avant jour j’ai fait mon paquet, et je suis allé au palais Bragadin, où impatient de lire la lettre qu’elle m’avait donnée, je me suis d’abord enfermé. En voici la teneur :

« Tu m’as un peu piquée, mon cher ami, quand tu m’as dit avant-hier à propos du mystère que je dois te faire sur ce qui concerne mon amant, que content de posséder mon cœur, tu me laisses maîtresse de mon esprit. Cette distinction de cœur, et d’esprit fait une division sophistique257, et si elle ne te semble pas telle, tu dois convenir que tu ne m’aimes pas toute entière, car il est impossible que j’existe sans esprit, et que tu puisses chérir mon cœur s’il n’est pas d’accord avec lui. Si ton amour peut se contenter du contraire, il n’excède pas en délicatesse.

[244v] « Mais comme il pourrait arriver le cas dans lequel tu pourrais me convaincre de n’avoir pas agifs vis-à-vis de toi avec toute la sincérité qu’un véritable amour exige, je me suis déterminée à te découvrir un secret qui regarde mon ami, malgré que je sache qu’il est sûr que je ne le révélerai jamais, car c’est une trahison. Tu ne m’aimeras cependant pas moins. Réduite à devoir opter entre vous deux, et dans le devoir de tromper l’un ou l’autre, l’amour a vaincu ; mais non pas aveuglément. Tu pèseras les motifs qui eurent la force de faire pencher la balance de ton côté.

« Lorsque je n’ai plus pu résister à l’envie de te connaître de près, je n’ai pu me satisfaire sans me confier à mon ami. Je n’ai pas douté de sa complaisance. Il conçut une idée très avantageuse de ton caractère lorsqu’il a lu ta première lettre dans laquelle tu choisissais le parloir, et il te trouva honnête quand après nous avoir connus, tu as choisi le casin de Muran de préférence au tien. Mais d’abord qu’il le sut, il me demanda aussi d’avoir la complaisance de lui permettre de se trouver présent à notre première entrevue dans un endroit qui est une véritable cachette, d’où il devait non seulement voir sans être vu tout ce que nous ferions, mais entendre aussi tous nos propos. C’est un cabinet indevinable. Tu ne l’as pas vu dans les dix jours que tu as passés au casin ; mais je te le ferai voir le dernier jour de l’an. Dis-moi si je pouvais lui refuser ce plaisir. J’y ai consenti ; et rien ne fut plus naturel que de t’en faire un mystère. Tu sais donc actuellement que mon ami fut témoin de tout ce que nous avons dit et fait la première fois que nous [245r] fûmes ensemble. Mais que cela ne te déplaise, mon très cher ami ; tu lui as plu ; non seulement dans tous tes procédés, mais aussi dans toutes les jolies choses pour rire que tu m’as dites. J’eus bien peur quand le discours tomba sur le caractère que mon amant devait avoir pour être tolérant à cet excès ; mais heureusement tout ce que tu as dit ne put que le flatter. C’est toute la confession de ma trahison qu’en sage amoureux tu dois me pardonner d’autant plus qu’elle ne t’a fait aucun tort. Je peux t’assurer que mon ami a la plus grande curiosité de savoir qui tu es. Dans cette nuit-là tu fus naturel, et fort aimable : si tu avais su d’avoir un témoin, Dieu sait ce que tu aurais été. Si je t’avais confié la chose, il se peut même que tu n’y aurais pas consenti, et tu aurais eu peut-être raison.

« C’est actuellement que je dois risquer le tout pour le tout, et me mettre en état de tranquillité, me reconnaissant exempte de reproche. Sache, mon cher ami, que le dernier jour de l’an, mon ami sera au casin, et qu’il n’en partira que le lendemain. Tu ne le verras pas, et il verra tout. Ne devant pas le savoir, tu comprends combien tu dois être naturel en tout, car si tu ne l’étais pas, mon ami qui a beaucoup d’esprit, pourrait soupçonner que j’ai trahi le secret. La principale chose sur laquelle tu dois te tenir sur tes gardes sont les propos. Il a toutes les vertus excepté la théologale qu’on appelle foi, et sur cette matière tu auras le champ libre. Tu pourrais parler littérature, voyages, politique, et conter tant d’anecdotes que tu voudras, étant sûr d’avoir toute son approbation.

[245v] « C’est à savoir si tu es d’humeur à te laisser voir d’un homme dans les moments que tu te livres aux fureurs amoureuses. Cette incertitude fait maintenant mon tourment. Oui, ou non : il n’y a pas de milieu. Comprends-tu la cruauté de ma crainte ? Sens-tu la difficulté que je dois avoir eue à me déterminer à cette démarche ? Je ne dormirai pas la nuit prochaine. Je n’aurai du repos qu’après avoir lu ta réponse. Je prendrai alors un parti dans le cas que tu me répondes qu’il ne t’est pas possible d’être tendre en présence de quelqu’un, et principalement si ce quelqu’un t’est inconnu. J’espère cependant que tu viendras tout de même, et que si tu ne pourras pas jouer le rôle d’amoureux comme la première fois cela ne tirera à aucune mauvaise conséquence. Il croira, et je laisserai qu’il le croie, que ton amour s’est refroidi. »

Cette lettre m’a fort surpris ; ftpuis toute réflexion faite, j’en ai ri. Mais elle ne m’aurait pas fait rire si je n’avais su de quelle espèce était l’homme qui serait témoin de mes exploits amoureux. Étant certain que M. M. devait être fort inquiète jusqu’à la réception de ma réponse, je lui ai répondu d’abord en ces termes :

« Je veux, mon divin ange, que tu reçoives la réponse à ta lettre avant midi. Tu dîneras sans la moindre inquiétudefu.

« Je passerai la nuit du dernier jour de l’an avec toi, et je t’assure que l’ami, dont nous serons le spectacle, ne verra et n’entendra rien qui puisse lui faire conjecturer que tu m’as révélé son secret. Sois certaine que je jouerai mon rôle à la perfection. Si le devoir de l’homme est d’être toujours [246r] esclave de sa raison ; si tant qu’il dépend de lui, il ne doit se rien permettre sans la prendre pour guide, je ne pourrai jamais comprendre qu’un homme puisse être honteux qu’un ami le voie dans un moment où il donnerait les plus grandes marques de son amour à une très belle femme. C’est mon cas. Je veux bien cependant te dire que m’avertissant de la chose la première fois tu aurais mal fait. Je m’y serais absolument refusé. J’aurais cru d’y remettre de mon honneur258 : j’aurais cru que m’invitant à souper tu n’étais que la complaisante d’un ami, homme singulier, dont ce goût aurait pu être le dominant, et j’aurais conçufv de toi une idée si désavantageuse qu’elle m’aurait peut-être guéri de l’amour, qui dans ce moment-là ne faisait que de naître. Tel est ma charmante amie le cœur humain ; mais actuellement le cas est différent. Tout ce que tu m’as dit de ton digne ami m’a fait connaître son caractère, je le crois mon ami aussi, et je l’aime. Si un sentiment de honte ne t’empêche pas de te laisser voir de lui-même tendre, et amoureuse avec moi, comment, bien loin d’en être honteux, pourrais-je n’en être pas glorieux ? L’homme peut-il rougir de sa propre gloire ? Je ne peux, ma chère amie, ni rougir d’avoir fait ta conquête, ni de me laisser voir dans des moments, où je me flatte de pouvoir ne pas en paraître indigne. Je sais cependant que par un sentiment de nature, que la raison ne peut pas désapprouver, la plus grande partie des hommes répugne à se laisser [246v] voir dans ces moments-là. Ceux qui ne sauraient alléguerfw des bonnes raisons de cette répugnance doivent participer de la nature du chat ; mais ils peuvent enfx avoir des bonnes, sans même se croire obligés d’en rendre compte à personne. La principale serait qu’un tiers spectateur, qu’ils verraient, devrait les distraire, et que toute distraction ne peut que diminuer le plaisir de l’accouplement. Une autre grande raison pourrait aussi passer pour légitime, et ce serait si les acteurs sussent en conscience que leurs moyens de jouir feraient pitié à ceux qui en seraient témoins. Ces malheureux ont raison de ne pas vouloir exciter des sentiments de pitié dans une action qui semble plutôt faite pour faire des jaloux. Mais nous savons, ma chère amie que certainement nous n’excitons pas des sentiments de pitié. Tout ce que tu m’as dit me rend sûr que l’âme angélique de ton ami doit, en nous voyant, partager nos plaisirs. Mais sais-tu ce qui arrivera ? et dont je suis bien fâché, car ton amant ne peut être qu’un très aimable homme. Il arrivera qu’à force de nous voir il enragera, ou il se sauvera, ou il se verra obligé de sortir de sa niche, et de se jeter à genoux devant moi pour me prier de te céder à la violence de ses désirs dans la nécessité où il se trouvera de calmer le feu que nos ébats auront allumé dans son âme. Si cela arrive je rirai, et je te céderai ; mais je m’en irai, car je sens que je ne pourrais pas me tenir tranquille spectateur de ce qu’un autre pourrait te faire. Adieu donc, mon ange : tout ira bien. Je cachette vite cette lettre, et je vais dans l’instant la porter à ton casin. »

J’ai passé ces six jours de vacance avec mes amis, etfy à la redoute259 qu’on ouvrait dans ce temps-là le jour de S.t Étienne. Ne pouvant pas y tailler, car il n’était permis [247r] de faire la banque qu’aux patriciens vêtus en robe, j’y ai joué matin, et soir, et j’ai continuellement perdu. Qui ponte doit perdre. La perte de quatre à cinq mille sequins260 qui faisaient toute ma richesse fit devenir mon amour plus fort.

À la fin de l’an 1774, une loi du grand conseil a défendu tous les jeux de hasard, et a fait fermer ce qu’on appelait il ridotto. Le grand conseil fut étonné lorsqu’il vit en comptant les suffrages qu’il avait fait une loi qu’il n’avait pas pu faire, car pour le moins trois quarts des ballottants ne l’avaient pas voulue, et malgré cela trois quarts des ballottes démontraient qu’ils l’avaient voulue261. Les votants s’entre-regardaient tout saisis d’étonnement. Ce fut un miracle visible du glorieux évangéliste S.t Marc, invoqué par M. Flangini alors premier des correcteurs262, et actuellement cardinal, et par les trois inquisiteurs d’état.

Le jour fixé, à l’heure ordinaire je me suis trouvé au casin devant la belle M. M. vêtue en dame du monde, se tenant debout, le dos tourné à la cheminée. L’ami, me dit-elle, n’est pas encore arrivé ; mais d’abord qu’il sera là-dedans je te clignerai l’œil.

— Où est cet endroit ?

— Le voilà. Observe le dossier de ce canapé qui tient aux parois. Toutes ces fleurs de relief que tu vois ont des trous dans le centre qui percent au cabinet qui est derrière. Il y a lit, table, et tout ce qu’il faut à un homme qui veut y demeurer tout seul sept à huit heures s’amusant à regarder ce qu’on fait ici. Tu le verras quand tu voudras.

— Est-ce lui-même qui l’a fait faire ?

— Pour cela non ; car il ne pouvait pas deviner qu’il pourrait en tirer parti.

— Je comprends que ce spectacle peut lui faire un grand plaisir ; mais ne pouvant [247v] pas t’avoir lorsque la nature fera qu’il en ait le plus grand besoin, que fera-t-il ?

— Ce sont ses affaires. Il est d’ailleurs le maître de partir, s’il s’ennuie, et il peut aussi dormir ; mais si tu es naturel il s’y plaira.

— Je le serai, excepté que je serai plus poli.

— Point de politesse, mon cher, car tu vas d’abord sortir de nature. Où as-tu trouvé que deux amoureux livrés aux fureurs de l’amour s’avisent d’être polis ?

— Tu as raison mon cœur ; mais j’aurai de la délicatesse.

— Passe263. Celle que tu as toujours. Ta lettre m’a fait plaisir. Tu as traité la matière à fond.

M. M. était coiffée en cheveux ; mais négligemment. Une robe piquée bleu céleste faisait toute sa parure. Elle avait aux oreilles des boutons de brillants : son cou était tout nu. Un fichu de gaze de soie, et fil d’argent placé à la hâte laissait entrevoir toute la beauté de sa gorge, et en montrait la blancheur à la séparation du devant de sa robe. Elle était chaussée en pantoufles. Sa figure timide, et modestement riante paraissait me dire : voilà la personne que tu aimes. Ce que j’ai trouvé extraordinaire, et qui me plut à l’excès fut du rouge mis à la façon que les dames de la cour le mettent à Versailles. L’agrément de cette peinture consiste dans la négligence avec laquelle elle est placée sur les joues. On ne veut pas que ce rouge paraisse naturel, on le met pour faire plaisir aux yeux qui voient les marques d’une ivresse, qui leur promet des égarements, et des fureurs amoureuses. Elle me dit qu’elle avait mis du rouge pour faire plaisir à son ami qui l’aimait. Je lui ai répondu qu’à ce goût je serais tenté de le croire français. À ces paroles elle me cligna l’œil. L’ami était arrivé. C’était donc dans ce moment-là que la comédie devait commencer.

— Plus je regarde ta figure, plus j’en veux à ton époux.

— On dit qu’il était laid.

— On l’a dit : aussi mérite-t-il d’être fait cocu ; et nous [248r] y travaillerons toute la nuit. Je vis dans le célibat depuis huit jours, mais j’ai besoin de manger, car je n’ai dans mon estomac qu’une tasse de chocolat, et le blanc de six œufs frais que j’ai mangés en salade accommodée à l’huile de Luques264, et au vinaigre des quatre voleurs265.

— Tu dois être malade.

— Oui : mais je me porterai bien quand je les aurai distillés un à la fois dans ton âme amoureuse.

— Je ne croyais pas que tu eusses besoin de frustratoires266.

— Qui pourrait en avoir besoin avec toi ; mais j’ai une peur raisonnée, car s’il m’arrive de te rater, je me brûle la cervelle.

— Qu’est-ce que rater ?

— Rater, au figuré, veut dire manquer son coup. Au propre c’est lorsque voulant tirer contre mon ennemi mon coup de pistolet l’amorce ne prend pas. Je le rate.

— Maintenant je t’entends. Effectivement, mon cher brunet, ce serait un malheur, mais il n’y aurait pas de quoi te brûler la cervelle.

— Que fais-tu ?

— Je t’ôte ce manteau. Donne-moi aussi ton manchon267.

— Ce sera difficile, car il est cloué.

— Comment cloué ?

— Mets-y une main dedans. Essaye.

— Ah le polisson ! Est-ce les blancs d’œufs qui te fournissent ce clou ?

— Non, mon ange, c’est toute ta charmante personne.

Je l’ai alors soulevée, elle m’embrassa aux épaules pour me peser moins, et ayant laissé tomber le manchon, je l’ai saisie aux cuisses, et elle se fortifia sur le clou ; mais après avoir fait un petit tour de promenade dans la chambre, craignant des suites, je l’ai posée sur le tapis, puis m’étant [248v] assis, et l’ayant fait asseoir sur moi, elle eut la complaisance de finir de sa belle main l’ouvrage cueillant dans le creux le blanc du premier œuf. Reste cinq, me dit-elle : et après avoir purifié sa belle main avec un pot pourri d’herbes balsamiques elle me la livra pour que je la lui baisasse cent fois. Devenu calme j’ai passé une heure lui faisant des contes à rire ; puis nous nous mîmes à table.

Elle mangea pour deux ; mais moi pour quatre. Le service était de porcelaine, mais au dessert de vermeil comme les deux flambeaux dont chacun portait quatre bougies. Voyant que j’en admirais la beauté, elle me dit que c’était un cadeau que son ami lui avait fait.

— T’a-t-il donné les mouchettes268 aussi ?

— Non.

— Je juge donc que ton amant doit être un grand seigneur, car les grands seigneurs ne savent pas qu’on mouche269.

— Les mèches de nos bougies n’ont pas besoin d’être mouchées.

— Dis-moi qui t’a appris le français, car tu parles trop bien pour que je n’en sois pas curieux.

— Le vieux La Forêt, qui est mort l’année passée. J’ai été six ans son écolière : il m’a appris à faire aussi des vers ; mais j’ai appris de toi des mots que je n’ai jamais entendus sortir de sa bouche : à gogo270, frustratoire, dorloter271. Qui te les a appris ?

— La bonne compagnie de Paris, Madame de Boufflers, par exemple, femme d’un esprit profond qui me demanda un jour pourquoi on avait mis dans l’alphabet italien con rond. J’en ai ri, et je n’ai su que lui répondre.

— Ce sont je crois des abréviations usitées dans le vieux temps272.

Après avoir fait du punch nous nous amusâmes à manger des huîtres les troquant lorsque nous les avions déjà dans la bouche. [249r] Elle me présentait sur sa langue la sienne en même temps que je lui embouchais la mienne273 : il n’y a point de jeu plus lascif, plus voluptueux entre deux amoureux, il est même comique, et le comique n’y gâte rien, car les ris ne sont faits que pour les heureux. Quelle sauce que celle d’une huître que je hume de la bouche de l’objet que j’adore ! C’est sa salive. Il est impossible que la force de l’amour ne s’augmente quand je l’écrase quand je l’avale.

Elle me dit qu’elle allait changer de robe, et revenir en coiffe de nuit. Ne sachant alors que faire, je me suis amusé à examiner ce qu’elle avait dans son secrétaire qui était ouvert. Je n’ai point touché aux lettres, mais ouvrant une boîte, et voyant des condons274, je les ai mis dans ma poche, et j’ai écrit à la hâte ces vers que j’ai mis à la place du vol :

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