Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE I

L’an 1428 D. Jacobe Casanova né à Saragosse capitale de l’Aragon, fils naturel de D. Francisco enleva du couvent D. Anna Palafox le lendemain du jour qu’elle avait fait ses vœux. Il était secrétaire du roi D. Alphonse2. Il se sauva avec elle à Rome où, après une année de prison, le pape Martin III3 donna à D. Anna la dispense de ses vœux, et la bénédiction nuptiale à la recommandation de D. Jouan Casanova maître du sacré palais4 oncle de D. Jacobe. Tous les issus de ce mariage moururent en bas âge excepté D. Jouan qui épousa en 1475 Éléonore Albini dont il eut un fils nommé Marc-Antoine5.

L’an 1481 D. Jouan dut quitter Rome pour avoir tué un officier du roi de Naples. Il se sauva à Como avec sa femme, et son fils ; puis il alla chercher fortune. Il mourut en voyage avec Christophe Colombo l’an 1493.

Marc-Antoine devint bon poète dans le goût de Martial, et fut secrétaire du cardinal Pompée Colonna6. La satire contre Jules de Médicis7, que nous lisons dans ses poésies, l’ayant obligé de quitter Rome, il retourna à Como, où il épousa Abondia Rezzonica.

Le même Jules de Médicis devenu pape Clément VII lui pardonna, et le fit retourner à Rome avec sa femme, où après qu’elle fut prise, et pillée par les impériaux8 l’an 1526, il mourut de la peste. Sans cela il serait mort de misère, car les [13v] soldats de Charles V lui avaient pris tout ce qu’il possédait. Pierre Valérien9 parle assez de lui dans son livre de inf. litt.

Trois mois après sa mort, sa veuve accoucha de Jacques Casanova qui mourut fort vieux en France Colonel dans l’armée que commandait Farnèse10 contre Henri roi de Navarre, puis de France11. Il avait laissé un fils à Parme qui épousa Thérèse Conti, de laquelle il eut Jacques qui épousa Anne Roli l’an 1680. Jacques eut deux fils, dont J. Baptiste aîné sortit de Parme l’an 1712, et on ne sait pas ce qu’il est devenu. Le cadet Gaëtan Joseph Jacques quitta aussi sa famille l’an 1715 âgé de dix-neuf ans.

C’est tout ce que j’ai trouvé dans un capitulaire de mon père. J’ai su de la bouche de ma mère ce qui suit.

Gaëtan Joseph Jacques quitta sa famille épris des charmes d’une actrice nommée Fragoletta12 qui jouait les rôles de soubrette. Amoureux, et n’ayant pas de quoi vivre, il se détermina à gagner sa vie tirant parti de sa propre personne. Il s’adonna à la danse, et, cinq ans après, il joua la comédie se distinguant par ses mœurs plus encore que par son talent.

Soit par inconstance, ou par des motifs de jalousie, il quitta la Fragoletta, et il entra à Venise dans une troupe de comédiens qui jouait sur le théâtre de S. Samuel13. Vis-à-vis de la maison où il logeait demeurait un cordonnier nommé Jérôme Farussi14 avec Marzia sa femme, et Zanetta leur unique fille beauté parfaite à l’âge de seize ans15. Le jeune comédien devint amoureux de cette fille, sut la rendre sensible, et la disposer à se laisser enlever. Étant comédien, il ne pouvait pas espérer de l’obtenir du consentement de Marzia sa mère, et encore moins de Jérôme son père, auquel un comédien paraissait un personnage abominable. Les jeunes amants pourvus de leurs certificats nécessaires, et accompagnés de deux témoins allèrent se présenter au patriarche de Venise16 qui les unit en mariage. Marzia la mère de la fille fit les hauts cris ; et le père mourut de chagrin17. Je suis né de ce mariage au bout de neuf mois, le 2 du moisb d’avril de l’an 172518.

[14r] L’année suivante, ma mère me laissa entre les mains de la sienne19 qui lui avait pardonné d’abord qu’elle sut que mon père lui avait promis de ne jamais la forcer à monter sur le théâtre. C’est une promesse que tous les comédiens font aux filles des bourgeois qu’ils épousent, et qu’ils ne tiennent jamais parce qu’elles ne se soucient pas de les sommer de leur parole. Ma mère d’ailleurs fut fort heureuse d’avoir appris à jouer la comédie, car étant restée veuve neuf ans après avec six enfants, elle n’aurait pas eu le moyen de les élever.

J’avais donc un an quand mon père me laissa à Venise pour aller jouer la comédie à Londres. Ce fut dans cette grande ville que ma mère monta sur le théâtre pour la première fois, et ce fut là qu’elle accoucha l’année 1727 de mon frère François20, célèbre peintre de batailles qui vit à Vienne depuis l’an 1783, y exerçant son métier.

Ma mère retourna à Venise avec son mari vers la fin de l’an 1728, et puisqu’elle était devenue comédienne elle poursuivit à l’être. L’an 1730 elle accoucha de mon frère Jean21,c qui mourut à Dresde vers la fin de l’an 1795 au service de l’Électeur22 en qualité de directeur de l’académie de peinture. Dans les trois années suivantes, elle accoucha de deux filles, dont l’une mourut en bas âge, et l’autre23 fut mariée à Dresde, où dans cette année 1798d elle vit encore. J’eus un autre frère né posthume24, qui se fit prêtre, et mourut à Rome il y a quinze ans.

Venons actuellement au commencement de mon existence en qualité d’être pensant. Au commencement d’Août de l’année 1733, l’organe de ma mémoire se développa. J’avais donc huit ans, et quatre mois. Je ne me souviens de rien qui puisse m’être arrivé avant cette époque. Voici le fait.

J’étais debout au coin d’une chambre, courbé vers le mur, soutenant ma tête, et tenant les yeux fixés sur le sang, qui ruisselait par terre sortant copieusement de mon nez. [14v] Marzia ma grand-mèree, dont j’étais le bien-aimé, vint à moi, me lava le visage avec de l’eau fraîche, et à l’insu de toute la maison me fit monter avec elle dans une gondole, et me mena à Muran25. C’est une île très peuplée distante de Venise une demi-heure.

Descendant de gondole, nous entrons dans un taudis, où nous trouvons une vieille femme assise sur un grabat, tenant entre ses bras un chat noir, et en ayant cinq ou six autresf autour d’elle. C’était une sorcière. Les deux vieilles femmes tinrent entr’elles un long discours, dont j’ai dû être le sujet. À la fin de leur dialogue en langue fourlane26 la sorcière,g après avoir reçu de ma grand-mère un ducat d’argent27,h ouvrit une caisse, me prit entre ses bras, m’y mit dedans, et m’y enferma, me disant de n’avoir pas peur. C’était le moyen de me la faire avoir, si j’avais eu un peu d’esprit ; mais j’étais hébété. Je me tenais tranquille, tenant mon mouchoir au nez parce que je saignais, très indifférent au vacarme que j’entendais faire au-dehors. J’entendais rire, pleurer tour à tour, crier, chanter, et frapper sur la caisse. Tout cela m’était égal.

On me tire enfin dehors, mon sang s’étanche. Cette femme extraordinaire, après m’avoir fait cent caresses, me déshabille, me met sur le lit, brûle des drogues, en ramasse la fumée dans un drap, m’y emmaillote, me récite des conjurations, me démaillote après, et me donne à manger cinq dragées très agréables au goût. Elle me frotte tout de suite les tempes, et la nuque avec un onguent qui exhalait une odeur suave, et elle me rhabille. Elle me dit que mon hémorragie irait toujours en décadence, pourvu que je ne rendisse compte à personne de ce qu’elle m’avait fait pour me guérir, et elle m’intime28 au contraire toute la perte de mon sang, et la mort si j’osais révéler à quelqu’un ses mystères. Après m’avoir ainsi instruit, elle m’annonce une charmante dame qui viendrait me faire une visite dans la nuit suivante, dont mon bonheur dépendait, si je pouvais avoir la force de ne dire à personne d’avoir reçu cette visite. Nous partîmes, et nous retournâmes chez nous.

À peine couché, je me suis endormi sans même me souvenir de la belle visite que je devais recevoir ; mais m’étant réveillé quelques heures après, j’ai vu, ou cru voir, descendre de la cheminée une femme éblouissante en grand panier29, et vêtue d’une étoffe superbe, [15r] portant sur sa tête une couronne parsemée de pierreries qui me semblaient étincelantes de feu. Elle vint à pas lents d’un air majestueux, et doux s’asseoir sur mon lit. Elle tira de sa poche des petites boîtes, qu’ellei vida sur ma tête murmurant des mots. Après m’avoir tenu un long discours, auquel je n’ai rien compris, et m’avoir baisé, elle partit par où elle était venue ; et je me suis rendormi.

Le lendemain, ma grand-mère, d’abord qu’elle s’approcha de mon lit pour m’habiller, m’imposa silence. Elle m’intima la mort si j’osais redire ce qui devait m’être arrivé dans la nuit. Cette sentence lancée par la seule femme qui avait sur moi un ascendant absolu, et qui m’avait accoutumé à obéir aveuglément à tous ses ordres, fut la cause que je me suis souvenu de la vision, et qu’en y apposant le sceau, je l’ai placée dans le plus secret recoin de ma mémoire naissante. D’ailleurs je ne me sentais pas tenté de conter ce fait à quelqu’un. Je ne savais ni qu’on pourrait le trouver intéressant, ni à qui en faire la narration. Ma maladie me rendait morne, et point du tout amusant ; tout le monde me plaignant me laissait tranquille ; on croyait mon existence passagère30. Mon père, et ma mère ne me parlaient jamais.

Après le voyage à Muran, et la visite nocturne de la fée, je saignais encore ; mais toujours moins ; et ma mémoire peu à peu se développait. En moins d’un mois j’ai appris à lire. Il serait ridicule d’attribuer ma guérison à ces deux extravagances ; mais on aurait aussi tort de dire qu’elles ne purent pas y contribuer. Pour ce qui regarde l’apparition de la belle reine, je l’ai toujours crue un songe, à moins qu’on ne m’eût fait cette mascarade exprès ; mais les remèdes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie. Tous les jours quelque phénomène nous démontre notre ignorance. Je crois que c’est par cette raison que rien n’est si rare qu’un savant qui ait un esprit entièrement exempt de superstition. Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux [15v] auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels.

Somnia, nocturnos lemures, portentaque Thessala rides ? [Te ris-tu des songes, des fantômes nocturnes et des sortilèges thessaliens ?]31 Plusieurs choses deviennent réelles qui n’existaient auparavant que dans l’imagination, et par conséquent plusieurs effets qu’on attribue à la foi peuvent n’être pas toujours miraculeux. Ils le sont pour ceux qui donnent à la foi une puissance sans bornes.

Le second fait dont je me souviens, et qui me regarde, m’est arrivé trois mois après mon voyage à Muran, six semaines avant la mort de mon père. Je le communique au lecteur pour lui donner une idée de la façon dont mon caractère se développait.

Un jour vers la moitié de novembre, je me suis trouvé avec mon frère François, plus jeune que moi de deux ans, dans la chambre de mon père, attentif à le regarder travaillant en optique32.

Ayant observé sur une table un gros cristal rond brillanté en facettes, je fus enchanté le mettant devant mes yeux de voir tous les objets multipliés. Me voyant inobservé j’ai saisi le moment de le mettre dans ma poche.

Trois ou quatre minutes après, mon père se leva pour aller prendre le cristal, et ne le trouvant pas il nous dit que l’un de nous deux devait l’avoir pris. Mon frère l’assura qu’il n’en savait rien, et quoique coupable, je lui ai dit la même chose. Il nous menaça de nous fouiller, et il promit les étrivières33 au menteur.j Après avoir fait semblant de le chercher dans tous les coins de la chambrek, j’ai mis adroitement le cristal dans la poche de l’habit de mon frère. J’en fus d’abord34 fâché, car j’aurais pu faire semblant de le trouver quelque part ; mais la mauvaise action était déjà faite. Mon père, impatienté de nos vaines recherches, nous fouille, trouve le cristal dans la poche de l’innocent, et lui inflige la punition promise. Trois ou quatre ans après, j’eus la bêtise de me vanter à lui-même de lui avoir joué ce tour. Il ne me l’a jamais pardonné, et il a saisi toutes les occasions de se venger.

[16r] Dans une confession générale, ayant déclaré au confesseur ce crime avec toutes ses circonstances, j’ai gagnél une érudition qui me fit plaisir. C’était un jésuite. Il me dit, que m’appelant Jacques, j’avais vérifié par cette action la signification de mon nom ; car Jacob voulait dire en langue hébraïque supplanteur. Par cette raison DIEU avait changé le nom de l’ancien patriarche Jacob en celui d’Israël, qui veut dire voyant35. Il avait trompé son frère Ésaü36.

Six semaines après cette aventure, mon père fut attaqué d’un abcès dans l’intérieur de la tête à l’oreille qui le conduisit au tombeau dans huit jours. Le médecin Zambelli, après avoir donné au patient des remèdes opilatifs37, crut de réparer sa faute par le Castoreum38, qui le fit mourir en convulsion. L’apostème39 creva par l’oreille une minute après sa mort :m il partit après l’avoir tué, comme s’il n’eût eu plus rien à faire chez lui. Il avait le bel âge de trente-six ans. Il mourut regretté du public, et de la noblesse principalement, qui le reconnaissait pour supérieur à son état tant à l’égard de sa conduite, que de ses connaissances en mécanique. Deux jours avant son trépas, il voulut nous voir tous à son lit en présence de sa femme, et de messieurs Grimani40 nobles vénitiens pour les engager à devenir nos protecteurs.

Après nous avoir donnén sa bénédiction, il obligea notre mère qui fondait en larmes à lui jurer qu’elle n’élèverait aucun de ses enfants pour le théâtre, où il ne serait jamais monté, si une malheureuse passion ne l’y eût forcé. Elle lui en fit le serment, et les trois patriciens lui en garantirent l’inviolabilité. Les combinaisons41 l’aidèrent à lui tenir sa promesse.

Ma mère se trouvant grosse en six mois42 fut dispensée de jouer la comédie jusqu’après Pâques. Belle, et jeune comme elle était, elle refusa sa main à tous ceux qui se présentèrent. Ne perdant pas le courage, elle se crut suffisante à nous élever.

Elle crut devoir s’occuper d’abord de moi, non pas tant par prédilection qu’à cause de ma maladie, qui me rendait tel [16v] qu’on ne savait que faire de moi. J’étais très faible, sans appétit, incapable de m’appliquer à rien, ayant l’air insensé. Les physiciens43 disputaient entr’eux sur la cause de mon mal. Il perd, disaient-ils, deux livres de sang par semaine, et il ne peut en avoir que seize à dix-huit. D’où peut donc dériver une sanguification si abondante ? L’un disait que tout mon chyle44 devenait sang : un autre soutenait que l’air que je respirais devait à chaque respiration en augmenter une portion dans mes poumons, et que c’était par cette raison que je tenais la bouche toujours ouverte. C’est ce que j’ai su six ans après de Monsieur Baffo45 grand ami de mon père.

Ce fut lui qui consulta à Padoue le fameux médecin Macop46, qui lui donna son avis par écrit. Cet écrit, que je conserve, dit que notre sang est un fluide élastique, qui peut diminuer, et augmenter en épaisseur, jamais en quantité, et que mon hémorragie ne pouvait dériver que de l’épaisseur de la masse. Elle se soulageait naturellement pour se faciliter la circulation. Il disait que je serais déjà mort, si la nature, qui veut vivre, ne s’était aidée par elle-même47. Il concluait que la cause de cette épaisseur ne pouvant se trouver que dans l’air que je respirais, on devait m’en faire changer, ou se disposer à me perdre. Selon lui l’épaisseur de mon sang était la cause de la stupidité qui se laissait voir sur ma physionomie.

Monsieur Baffo donc, sublime génie, poète dans le plus lubrique de tous les genres, mais grand, et unique, fut la cause qu’on se détermina à me mettre en pension à Padoue, et auquel par conséquent, je dois la vie. Il est mort vingt ans après, le dernier de son ancienne famille patricienne ; mais ses poèmes quoique sales ne laisseront jamais mourir son nom. Les inquisiteurs d’état48 vénitiens par esprit de piété auront contribué à sa célébrité. Persécutant ses ouvrages manuscrits, ils les firent devenir précieux : ils devaient savoir que spreta exolescunt [les injures qu’on méprise s’effacent]49.

[17r] D’abord que l’oracle du professeur Macop fut approuvé, ce fut M. l’abbé Grimani, qui se chargea de me trouver une bonne pension à Padoue par le moyen d’un chimiste de sa connaissance qui demeurait dans la même ville. Il s’appelait Ottaviani, et il était aussi antiquaire. En peu de jours la pension fut trouvée, et le 2 d’Avril 1734, jour dans lequel j’accomplissais ma neuvième année, on m’a conduit à Padoue dans un Burchiello50 par la Brente. Nous nous sommes embarqués deux heures avant minuit après avoir soupé.

Le Burchiello peut être regardé comme une petite maison flottante. Il a une salle qui a un cabinet à chacun de ses deux bouts, et gîte pour les domestiques à proue, et à poupe : c’est un carré long à impériale, il est bordé de fenêtres vitrées, avec des volets : on fait le petit voyage en huit heures. Ceux qui m’accompagnèrent furent, outre ma mère, M. l’abbé Grimani, et M. Baffo. Elle me prit à coucher avec elle dans la salle ; et les deux amis couchèrent dans le camerino51.

D’abord qu’il fit jour, elle se leva ; et ayant ouvert une fenêtre, qui était vis-à-vis du lit, les rayons du Soleil naissant me frappant au visage, me firent ouvrir les yeux. Le lit était bas. Je ne voyais pas la terre. Je ne voyais par la même fenêtre que le sommet des arbres dont les bords de la rivière sont continuellement garnis. La barque allait ; mais d’un mouvement si égal que je ne pouvais pas le deviner : les arbres donc qui rapidement se dérobaient à ma vue causèrent ma surprise. Ah ! Ma chère mère ! m’écriai-je ; qu’est-ce que cela ? Les arbres marchent.

Dans ce moment-là les deux seigneurs entrèrent, et me voyant stupéfait me demandent de quoi j’étais occupé. D’où vient, leur répondis-je, que les arbres marchent ?

Ils rirent ; mais ma mère, après avoir fait un soupir, me dit d’un ton pitoyable : [17v] C’est la barque qui marche, et non pas les arbres. Habille-toi.

J’ai dans l’instant conçu la raison du phénomène allant en avant avec ma raison naissante, et point du tout préoccupée52. Il se peut donc, lui dis-je, que le Soleil ne marche pas non plus, et que ce soit nous qui roulons d’Occident en Orient. Ma bonne mère s’écrie à la bêtise, monsieur Grimani déplore mon imbécillité, et je reste consterné, affligé, et prêt à pleurer. Celui qui vient me rendre l’âme est M. Baffo. Il se jette sur moi, il m’embrasse tendrement me disant : Tu as raison mon enfant. Le Soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire53.

Ma mère lui demanda s’il était fou me donnant des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans pas seulement lui répondre, poursuivit à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure, et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai goûté dans ma vie. Sans M. Baffo, ce moment-là eût été suffisant pour avilir mon entendement : la lâcheté de la crédulité s’y serait introduite. La bêtise des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté par laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à elle seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même.

Nous arrivâmes de bonne heure à Padoue chez Ottaviani, dont la femme me fit beaucoup de caresses. J’ai vu cinq à six enfants, entre lesquels une fille de huit ans qui s’appelait Marie, et une autre de sept qui s’appelait Rose jolie comme un ange. Marie dix ans après devint [18r] femme du courtier Colonda ; et Rose quelques années après le devint du patricien Pierre Marcello qui eut d’elle un fils, et deux filles, dont l’une fut épousée par M. Pierre Mocenigo54, et l’autre paro un noble de la famille Corraro, dont dans la suite le mariage fut déclaré nul. Il m’arrivera de devoir parler de toutes ces personnes. Ottaviani nous mena d’abord à la maison où je devais rester en pension.

C’était à cinquante pas de chez lui à S.te Marie d’Avance, paroisse de S.t Michel chez une vieille esclavonne qui louait son premier étage à madame Mida femme d’un colonel esclavon55. On lui ouvrit ma petite malle, lui donnant l’inventaire de tout ce qu’elle contenait. Après cela on lui compta six sequins56 pour six mois d’avance de ma pension. Elle devait pour cette petite somme me nourrir, me tenir propre, et me faire instruire à l’école. On la laissa dire que ce n’était pas assez. On m’embrassa ; on m’ordonna d’être toujours obéissant à ses ordres, et on me laissa là. Ce fut ainsi qu’on se débarrassa de moi.

a. Cette devise en remplace une autre : « Volentem ducit, nolentem trahit » (voir ici note 2), biffée ici mais mise en épigraphe et glosée dans la préface de 1791.

b. Mois est restitué : le mot illisible, la page étant déchirée.

c. Qui vit à Dresde au.

d. Dans cette année 1798 est ajouté dans l’interligne supérieur, le 8 corrigeant un autre chiffre, sans doute un 6.

e. Orth. grande mère.

f. Avec biffé.

g. Reçut biffé.

h. Elle biffé.

i. Ouvrit, et biffé.

j. Nous nous mîmes alors à biffé.

k. Et prevoyant les étrivières biffé.

l. Orth. gagnée.

m. Elle biffé.

n. Orth. donnée.

o. d’ biffé.

CHAPITRE II

[21r] Ma grand-mère vient me mettre en pension chez le docteur Gozzi. Ma première tendre connaissance.

L’esclavonne me fit d’abord monter au grenier avec elle, où elle me montra mon lit au bout de quatre autres, dont trois appartenaient à trois garçons de mon âge, qui dans ce moment-là étaient à l’école, et le quatrième à la servante, qui avait ordre de nous faire prier Dieu, et de nous surveiller pour nous empêcher toutes les polissonneries habituelles des écoliers. Après cela elle me fit descendre au jardin, où elle me dit que je pouvais me promener jusqu’à l’heure du dîner1.

Je ne me trouvais ni heureux ni malheureux ; je ne disais rien ; je n’avais ni crainte, ni espoir, ni aucune espèce de curiosité ; je n’étais ni gai, ni triste. La seule chose qui me choquait était la personne de la maîtresse. Malgré que je n’eusse aucune idée décidée de beauté ni de laideur, sa figure, son air, son ton, et son langage me rebutaient : ses traits hommasses me démontaient toutes les fois que j’élevais les yeux à sa physionomie pour écouter ce qu’elle me disait. Elle était grande, et grosse comme un soldat, à teint jaune, à cheveux noirs, aux sourcils longs, et épais. Elle avait plusieurs longs poils de barbe au menton, un sein2 hideux à moitié découvert, qui sillonnant lui descendait jusqu’à la moitié de sa grande taille, et son âge paraissait de cinquante ans. La servante était une paysanne qui faisait tout. L’endroit nommé jardin était un carré de trente à quarante pas, qui n’avait de délectable que la couleur verte.

[21v] Vers midi j’ai vu venir à moi trois enfants, qui comme si nous avions été vieilles connaissances me dirent beaucoup de choses me supposant des prénotions3 que je n’avais pas. Je ne leur répondaisa rien ; mais cela ne les déconcertait pas : ils m’obligèrent à partager leurs innocents plaisirs. Il s’agissait de courir, de se porter sur les épaules, et de faire des culbutes. Je me suis laissé initier à tout cela d’assez bonne grâce jusqu’au moment qu’on nous appela à dîner. Je m’assieds à table ; et voyant devant moi une cuiller de bois, je la rejette, demandant mon couvert d’argent que je chérissais en qualité de présent de ma bonne grand-mère. La servante me dit que la maîtresse voulant l’égalité, je devais me conformer à l’usage. Cela m’a déplu ; mais je m’y suis soumis. Ayant appris que tout devait être égal, j’ai mangé comme les autres la soupe dans le plat, sans me plaindre de la vitesse avec laquelle mes camarades mangeaient, fort étonné qu’elle fût permise. Après la fort mauvaise soupe, on nous donna une petite portion de morue sèche, puis une pomme, et le dîner finit là. Nous étions en carême. Nous n’avions ni verres, ni gobelets ; nous bûmes tous dans le même bocal de terre d’une infâme boisson nommée graspia. C’était de l’eau dans laquelle on avait fait bouillir des grappes dépouillées de raisin.b Dans les jours suivants, je n’ai bu que de l’eau simple. Cette table m’a surpris, parce que je ne savais pas s’il m’était permis de la trouver mauvaise.

Après dîner, la servante me conduisit à l’école chez un jeune prêtre appelé le docteur Gozzi4. L’esclavonne avait fait un accord de lui payer quarante sous5 par mois. C’est l’onzième partie d’un sequin. Il s’agissait de commencer par m’apprendre à écrire. Par cette raison on m’a mis avec les enfants de cinq ans qui d’abord6 se moquèrent de moi.

[22r] Le souper fut, comme de raison, plus mauvais que le dîner. J’étais étonné qu’il ne me fût pas permis de m’en plaindre. On m’a couché dans un lit, où les trois insectes assez connus7 ne me laissèrent pas fermer les yeux. Outre cela des rats qui couraient par tout le grenier, et qui sautaient sur mon lit me faisaient une peur qui me glaçait le sang8. Voilà par où j’ai commencé à devenir sensible au malheur apprenant à le souffrir en patience. Les insectes cependant qui me dévoraient diminuaient la frayeur que les rats me causaient, et cette même frayeur à son tour me rendait moins sensible aux morsures. Mon âme profitait du combat de mes maux. La servante fut toujours sourde à mes cris.

À la première clarté du jour je suis sorti de ce nid de vermines. Après m’être un peu plaint de toutes les peines que j’avais endurées, je lui ai demandé une chemise, les taches de punaises rendant celle que j’avais sur mon corps hideuse. Elle me répondit qu’on n’en changeait que le dimanche, et elle rit quand je l’ai menacée de me plaindre à la maîtresse. J’ai pleuré de chagrin pour la première fois, et de colère entendant mes camarades qui me bafouaient. Ils étaient à ma même condition ; mais ils y étaient accoutumés. C’est tout dire.

Accablé de tristesse, j’ai passé toute la matinée à l’école toujours endormi. Un de mes camarades en dit la raison au docteur, mais à dessein de me rendre ridicule. Ce bon prêtre, que la providence éternelle m’avait ménagé, me fit entrer avec lui dans un cabinet, où après m’avoir entendu, et avoir vu tout, fut ému voyant les ampoules dont ma peau innocente était couverte. Il mit vite son manteau, il me conduisit à ma pension, et il fit voir à la lestrygone9 l’état dans lequel j’étais. Se montrant étonnée, elle rejeta la faute sur la servante. Elle dut consentir à [22v] la curiosité que le prêtre eut de voir mon lit, et je ne fus pas moins étonné que lui voyant la saleté de draps entre lesquels j’avais passéc la cruelle nuit. La maudite femme, rejetant toujours la faute sur la servante, l’assura qu’elle la chasserait ; mais la servante rentrant dans le moment, et ne pouvant pas souffrir la réprimande, lui dit en face que la faute était d’elle, découvrant les lits de mes trois camarades, dont la malpropreté était égale à celle du mien. La maîtresse alors lui donna un soufflet auquel l’autre répondit par un plus fort prenant d’abord la fuite. Le docteur alors partit me laissant là, et lui disant qu’il ne m’admettrait à son école que quand elle m’y enverrait aussi propre que les autres écoliers. J’ai dû alors souffrir une très forte réprimanded qu’elle termina me disant qu’à une autre tracasserie pareille elle me mettrait à la porte.

Je n’y comprenais rien ; je ne faisais que de naître, je n’avais idée que de la maison où j’étais né, et élevé, où régnaiente la propreté, et une honnête abondance : je me voyais maltraité, et grondé : il me semblait impossible d’être coupable. Elle me jeta au nez une chemise ; et une heure après j’ai vu une nouvelle servante, qui changea les draps, et nous dînâmes.

Mon maître d’école prit un soin particulier de m’instruire. Il me fit asseoir à sa propre table, où pour le convaincre que je méritais cette distinction je me suis appliqué à l’étude de toutes mes forces. Au bout d’un mois j’écrivais si bien qu’il me mit à la grammaire.

La nouvelle vie que je menais, la faim qu’on me faisait souffrir, et plus que tout cela l’air de Padoue m’ont procuré une santé, dont je n’avais pas eu d’idée auparavant ; mais cette même santé me rendait encore plus dure la faim : elle était devenue canine. Je grandissais à vue d’œil : je dormais neuf heures du sommeil le plus profond que nul rêve troublait, sinon celui qu’il me [23r] paraissait toujours d’être assis à une grande table occupé à assouvir mon cruel appétit. Les rêves flatteurs sont plus mauvais que les désagréables.

Cette faim enragée m’aurait à la fin entièrement exténué, si je n’avais pris le parti de voler, et d’engloutir tout ce que je trouvais de mangeable partout, quand j’étais sûr de n’être pas vu. J’ai mangé en peu de jours une cinquantaine de harengs saurets10, qui étaient dans une armoire de la cuisine, où je descendais la nuit à l’obscur, et toutes les saucisses qui étaient attachées au toit de la cheminée toutes crues défiant les indigestions ; et tous les œufs que je pouvais surprendre11 dans la basse-cour à peine pondus étaient ainsi toutf chauds ma nourriture exquise. J’allais voler des mangeailles jusque dans la cuisine du docteur mon maître. L’esclavonne désespérée de ne pas pouvoir découvrir les voleurs, ne faisait que mettre à la porte des servantes. Malgré cela, l’occasion de voler ne se présentant pas toujours, j’étais maigre comme un squelette, véritable carcasse.

En quatre ou cinq mois mes progrès furent si rapides, que le docteur me créa décurion12 de l’école. Mon inspection était celle d’examiner les leçons de mes trente camarades, de corriger leurs fautes, et de les dénoncer au maître avec les épithètes de blâme, ou d’approbation qu’ils méritaient ; mais ma rigueur ne dura pas longtemps. Les paresseux trouvèrent facilement le secret de me fléchir. Quand leur latin était rempli de fautes, ils me gagnaient moyennant des côtelettes rôties, des poulets, et souvent me donnant de l’argent : mais je ne me suis pas contenté de mettre en contribution les ignorants : j’ai poussé l’avidité au point de devenir tyran. Je refusais mon approbation à ceux aussi qui la méritaient quand ils prétendaient de s’exempter à la contribution que j’exigeais. Ne pouvant plus souffrir mon injustice ils m’accusèrent au maître, qui [23v] me voyant convaincu d’extorsion me démit de ma charge. Mais ma destinée allait déjà mettre fin à mon cruel noviciat.

Le docteur, me prenant un jour tête à tête dans son cabinet, me demanda si je voulais me prêter aux démarches qu’il me suggérerait pour sortir de la pension de l’esclavonne, et entrer chez lui ; et me trouvant enchanté de cette proposition, il me fit copier trois lettres que j’ai envoyées une à l’abbé Grimani, une autre à mon ami M. Baffo, et la troisième à ma bonne grand-mère. Ma mère n’était pas dans ce moment-là à Venise ; et mon semestre allant finir il n’y avait pas de temps à perdre. Dans ces lettres je faisais la description de toutes mes souffrances, et j’annonçais ma mort, si on ne me tirait pas des mains de l’esclavonne me mettant chez mon maître d’école qui était prêt à me prendre ; mais qui voulait deux sequins par mois13.

M. Grimani, au lieu de me répondre, ordonna à son ami Ottaviani de me réprimander de ce que je m’étais laissé séduire14 ; mais M. Baffo alla parler à ma grand-mère qui ne savait pas écrire, et m’écrivit que dans peu de jours je me trouverais plus heureux.

Huit jours après, j’ai vu cette excellente femme, qui m’a constamment aimé jusqu’à sa mort, paraître devant moi précisément dans le moment que je m’étais assis à table pour dîner. Elle entra avec la maîtresse. À son apparition je me suis jeté à son cou ne pouvant pas retenir mes pleurs qu’elle accompagna d’abord des siens. Elle s’assit me prenant entre ses genoux. Devenu alors courageux, je lui ai détaillé toutes mes peines en présence de l’esclavonne ; et après lui avoir fait observer la table de gueux à laquelle je devais me nourrir, je l’ai menée voir mon lit. J’ai fini par la prier de me conduire dîner avec elle après six mois que la faim me faisait languir. L’esclavonne intrépide ne dit autre chose sinon qu’elle ne pouvait pas faire davantage pour l’argent qu’on lui donnait. Elle disait vrai ; mais qui l’obligeait à tenir une pension pour devenir le bourreau des jeunes gens que l’avarice lui consignait, et qui avaient besoin d’être nourris ?

[24r] Ma grand-mère fort paisiblement lui dit de mettre dans ma malle toutes mes hardes parce qu’elle allait m’emmener. Charmé de revoir mon couvert d’argent, je l’ai vite mis dans ma poche. Ma joie était inexprimable. J’ai pour la première fois senti la force du contentement, qui oblige le cœur de celui qui le ressent à pardonner, et l’esprit à oublier tous les désagréments qui l’ont amené.

Ma grand-mère me conduisit à l’auberge où elle logeait, et où elle ne mangea presque rien dans l’étonnement que lui causait la voracité avec laquelle je mangeais. Le docteur Gozzi qu’elle fit avertir parut, et sa présence la prévint15 en sa faveur. C’était un beau prêtre de vingt-six ans, rebondi, modeste, et révérencieux. Dans un quart d’heure ils convinrent de tout, et lui comptant vingt-quatre sequins, elle reçut quittance d’une année payée d’avance ; mais elle me garda trois jours pour m’habiller en abbé16, et pour me faire faire une perruque, la malpropreté l’obligeant à me faire couper les cheveux.

Après ces trois jours, ce fut elle-même qui voulut m’installer dans la maison du docteur17 pour me recommander à sa mère qui lui dit d’abord de m’envoyer, ou de m’acheter un lit ; mais le docteur lui ayant dit que je pourrais coucher avec lui dans le sien qui était fort large, elle se montra très reconnaissante à la bonté qu’il voulait avoir. Elle partit, et nous l’accompagnâmes au burchiello où elle retourna à Venise.

La famille du docteur Gozzi consistait en sa mère qui avait beaucoup de respect pour lui, parce qu’étant née paysanne elle ne se croyait pas digne d’avoir un fils prêtre, et qui plus est docteur. Elle était laide, vieille, et acariâtre. Le père était cordonnier, qui travaillait toute la journée, ne parlant jamais à personne, pas même à table. Il ne devenait sociable que les jours de fête qu’il passait au cabaret avec ses amis, rentrant à minuit ivre à ne pouvoir pas se tenir debout, et chantant le Tasso18 : dans cet état il ne pouvait pas se résoudre à [24v] se coucher, et il devenait brutal quand on voulait le forcer. Il n’avait ni autre esprit, ni autre raison que celle que le vin lui donnait, au point qu’à jeun il se trouvait hors d’état de traiter de la moindre affaire de famille. Sa femme disait qu’il ne l’aurait jamais épousée, si on n’eût pas eu soin de le faire bien déjeuner avant d’aller à l’église.

Le docteur Gozzi avait aussi une sœur âgée de treize ans nommée Bettine19, jolie, gaie, et grande liseuse de romans. Le père, et la mère la grondaient toujours parce qu’elle se montrait trop à la fenêtre, et le docteur à cause de son penchant à la lecture. Cette fille me plut d’abord sans que je susse pourquoi. Ce fut elle qui peu à peu jeta dans mon cœur les premières étincelles d’une passion qui dans la suite devint ma dominante.

Six mois après mon entrée dans cette maison le docteur n’eut plus d’écoliers. Ils désertèrent tous parce que j’étais le seul objet de ses attentions : et par cette raison il se détermina à instituer un petit collège prenant en pension des jeunes écoliers ; mais deux ans s’écoulèrent avant que cela pût se faire. Dans ces deux ans il me communiqua tout ce qu’il savait, qui à la vérité était peu de chose ; mais assez pour m’initier dans toutes les sciences. Il m’enseigna aussi à jouer du violon, chose dont il m’arriva de devoir tirer parti dans une circonstance que le lecteur apprendra à sa place20. Cet homme n’étant philosophe en rien me fit apprendre la logique des péripatéticiens21, et la cosmographie dans l’ancien système de Tolomée22, dont je me moquais continuellement l’impatientant par des théorèmes, auxquels il ne savait que répondre. Ses mœurs d’ailleurs [25r] étaient irréprochables, et en matière de religion, malgré qu’il ne fût pas bigot, il était très sévère : tout étant pour lui article de foi, rien ne devenait difficile à sa conception23. Le déluge avait été universel, les hommes avant ce malheur vivaient mille ans, Dieu conversait avec eux, Noé avait fabriqué l’arche en cent ans, et la terre suspendue en l’air se tenait ferme au centre de l’univers que Dieu avait créé le tirant du rien. Quand je lui disais, et lui prouvais que l’existence du rien était absurde, il coupait court me disant que j’étais un sot. Il aimait le bon lit, la chopine de vin, et la gaieté en famille. Il n’aimait ni les beaux esprits, ni les bons mots, ni la critique parce qu’elle devenait facilement médisance, et il riait de la bêtise de ceux qui s’occupaient à lire des gazettes, qui selon lui mentaient toujours, et disaient toujours la même chose. Il disait que rien n’incommodait tant que l’incertitude, et par cette raison il condamnait la pensée parce qu’elle engendrait le doute.

Sa grande passion était la prédication ayant en sa faveur la figure, et la voix : aussi son auditoire n’était composé que de femmes, dont cependant il était ennemi juré. Il ne les regardait pas en face quand il était obligé à leur parler. Le péché de la chair était selon lui le plus grand de tous les autres, et il se fâchait quand je lui disais qu’il ne pouvait être que le plus petit. Ses sermons étant pétris de passages tirés d’auteurs grecs qu’il citait en latin, je lui ai dit un jour qu’il devait les citer en italien, car le latin n’était pas entendu plus que le grec par les femmes qui l’écoutaient disant leur chapelet. Ma remontrance le fâcha, et dans la suite je n’ai plus osé lui en parler. Il me célébrait avec ses amis comme un prodige parce que j’avais appris à lire le grec tout seul sans autre secours que celui de la grammaire.

[25v] Dans le carême de l’année 1736, ma mère lui écrivit qu’il lui ferait plaisir me conduisant à Venise pour trois ou quatre jours parce que devant aller à Pétersbourg, elle désirait de me voir avant son départ24. Cette invitation le mit en devoir de penser, car il n’avait jamais vu Venise, ni bonne compagnie, et il ne voulait paraître nouveau en rien. Nous partîmes donc de Padoue accompagnés au burchiello par toute la famille.

Ma mère le reçut avec la plus noble aisance, mais étant belle comme le jour, mon pauvre maître se trouva fort embarrassé se trouvant obligé à dialoguer avec elle sans oser la regarder en face. S’en étant aperçue, elle pensa à s’en divertir. Ce fut moi qui attira l’attention de toute la coterie, qui m’ayant connu presqu’imbécile était étonnée de me voir dégourdi25 dans le court espace de deux ans. Le docteur jouissait voyant qu’on lui en attribuait tout le mérite. La première chose qui choqua ma mère fut ma perruque blonde qui criait sur mon visage brun, et qui faisait le plus cruel désaccord avec mes sourcils, et mes yeux noirs. Le docteur, interrogé par elle pourquoi il ne me faisait pas coiffer en cheveux, répondit que moyennant la perruque sa sœur pouvait beaucoup plus facilement me tenir propre. Après en avoir ri, on lui demanda si sa sœur était mariée, et les risées redoublèrent lorsque répondant pour lui j’ai dit que Bettine était la plus jolie fille de notre rue à l’âge de quatorze ans. Ma mère dit au docteur qu’elle voulait faire à sa sœur un fort joli présent ; mais sous condition qu’elle me coifferait en cheveux, et il le lui promit. Elle fit d’abord appeler un perruquier qui me porta une perruque de ma couleur.

Tout le monde s’étant mis à jouer, et le docteur étant resté spectateur, je suis allé voir mes frères dans la chambre de ma grand-mère. François me fit voir des dessins d’architectureg [27r] que j’ai fait semblant de trouver passables, et Jean ne me fit rien voir : il me parut bête. Les autres étaient encore en jaquette26.

À souper, le docteur assis près de ma mère fut fort gauche. Il n’aurait jamais prononcé un seul mot si un Anglais homme de lettres ne lui eût adressé la parole en latin. Il lui répondit modestement qu’il n’entendait pas la langue anglaise, et voilà un grand éclat de rire. M. Baffo nous tira d’embarras nous informant que les Anglais lisaient le latinh suivant les lois qu’il faut observer pour lire de l’anglais. J’ai osé dire qu’ils avaient tort autant que nous l’aurions lisant l’anglais comme si nous lisions du latin. L’Anglais ayant trouvé ma raison sublime écrivit ce vieux distique, et me le donna à lire :

Discite grammaticii cur mascula nomina cunnus,

Et cur femineum mentula nomen habet.

[Grammairiens, dites-nous pourquoi le con est du genre masculin,

Tandis que la verge est du genre féminin.]27

Après l’avoir lu tout haut, j’ai dit que pour le coup c’était du latin. Nous le savons, me dit ma mère, mais il faut l’expliquer. Je lui ai dit qu’au lieu de l’expliquer, c’était une question à laquelle je voulais répondre ; et après y avoir un peu pensé j’ai écrit ce pentamètre28 :

Disce quod a domino nomina servus habet.

[Apprends que l’esclave a le nom de son maître.]

Ce fut mon premier exploit littéraire, et je peux dire que ce fut dans ce moment-là qu’on sema dans mon âme l’amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent au faîtej du bonheur. L’Anglais étonné, après avoir dit que jamaisk garçon à l’âge de onze ans en avait fait autant, me fit présent de sa montre après m’avoir embrassé à reprises. Ma mère curieuse demanda à M. Grimani ce que ces vers signifiaient ; mais n’y comprenant pas plus qu’elle ce fut M. Baffo qui lui dit tout à l’oreille : surprise alors de ma science elle ne put s’empêcher d’aller prendre une montre d’or, et de la présenter à mon maître [27v] qui ne sachant comment faire à lui marquer sa grande reconnaissance, fit devenir la scène très comique. Ma mère pour le dispenser de tout compliment lui présenta sa figure : il s’agissait de deux baisers, dont rien n’est plusl simple en bonne compagnie, ni moins significatif ; mais le pauvre homme se trouva décontenancé à un point qu’il aurait voulu plutôt mourir que les lui donner. Il se retira baissant la tête, et on le laissa en repos jusqu’au moment que nous allâmes nous coucher.

Il attendit à épancher son cœur quand nous fûmes seuls dans notre chambre. Il me dit que c’était un dommage qu’il ne pût pas publier à Padoue ni le distique, ni ma réponse.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une turpitude29 ; mais elle est sublime. Allons nous coucher, et n’en parlons plus. Ta réponse est prodigieuse parce que tu ne peux ni connaître la matière, ni savoir faire des vers.

Pour ce qui regarde la matière je la connaissais par théorie ayant déjà lu Meursius30 en cachette précisément parce qu’il me l’avait défendu ; mais il avait raison de s’étonner que j’eusse su faire un vers, car lui-même qui m’avait enseigné la prosodie n’avait jamais su en faire un. Nemo dat quod non habet [Nul ne peut donner ce qu’il ne possède pas]31 est un axiome faux en morale.

Quatre jours après au moment de notre départ ma mère me donna un paquet, dans lequel il y avait un présent pour Bettine, et l’abbé Grimani me donna quatre sequins pour m’acheter des livres. Huit jours après, ma mère partit pour Pétersbourg.

À Padoue mon bon maître ne fit que parler de ma mère tous les jours, et à tout propos pour trois ou quatre mois de suite ; mais Bettine s’affectionna singulièrement à ma personne quand elle trouva dans le paquet cinq aunes32 de cendal noir qu’on appelle lustrin33, et douze paires de gants. Elle prit soin de mes cheveux de façon qu’en moins de six mois j’ai quitté ma perruque. Elle venait me [28r] peigner tous les jours, et souvent lorsque j’étais encore au lit me disant qu’elle n’avait pas le temps d’attendre que je m’habillasse. Elle me lavait le visage, le cou, et la poitrine, et elle me faisait des caresses enfantines qu’en devoir de juger innocentes, je me voulais du mal de ce qu’elles m’altéraient34. Ayant trois ans moins qu’elle35, il me semblait qu’elle ne pût pas m’aimer avec malice36, et cela me mettait de mauvaise humeur contre la mienne. Quand assise sur mon lit elle me disait que j’engraissais, et que pour m’en convaincre elle s’en rendait sûre par ses propres mains, elle me causait la plus grande émotion. Je la laissais faire de peur qu’elle ne s’aperçût de ma sensibilité. Quand elle me disait que j’avais la peau douce le chatouillement m’obligeait à me retirer, et j’étais fâché contre moi-même de ce que je n’osais pas lui en faire autant ; mais enchanté qu’elle ne pût pas deviner que j’en avais envie. Après m’avoir débarbouillé, elle me donnait les plus doux baisers m’appelant son cher enfant ; mais malgré l’envie que j’en avais je n’osais pas les lui rendre. Quand enfin elle commença à mettre en ridicule ma timidité, je commençais aussi à les lui rendre, même mieux appliqués ; mais je finissais d’abord que je me sentais excité à aller plus loin : je tournais alors ma tête de l’autre côté faisant semblant de chercher quelque chose, et elle partait. Après son départ j’étais au désespoir de n’avoir pas suivi le penchant de ma nature, et étonné que Bettine pût faire de moi sans conséquence tout ce qu’elle faisait tandis que je ne pouvais m’abstenir d’aller plus en avant qu’avec la plus grande peine. Je me promettais toujours de changer de conduite.

Au commencement de l’automne le docteur reçut trois pensionnaires, et un d’eux âgé de quinze ans nommé Candiani me parut en moins d’un mois très bien avec Bettine. [28v] Cette observation me causa un sentiment, dont jusqu’à ce moment-là je n’avais jamais eu aucune idée ; et dont je n’ai fait l’analyse que quelques années après. Ce ne fut ni jalousie, ni indignation, mais un noble dédain qui ne me parut pas fait pour être rejeté, car Candiani ignorant, grossier, sans esprit, sans éducation civile37, fils d’un fermier, et hors d’état de me tenir tête en rien, n’ayant sur moi autre avantage que l’âge de la pubertém ne me paraissait pas fait pour m’être préféré : mon amour-propre naissant me disait que je valais mieux que luin. J’ai conçu un sentiment de mépris mêlé d’orgueil qui se déclara contre Bettine que j’aimais sans le savoir. Elle s’en aperçut à la façon dont je recevais ses caresses quand elle venait à mon lit pour me peigner : je repoussais ses mains, je ne répondais pas à ses baisers ; et piquée un jour de ce que me demandant la raison de mon changement, je ne lui en ai allégué aucune, elle me dit, avec l’air de me plaindre que j’étais jaloux de Candiani. Ce reproche me parut une calomnie avilissante : je lui ai dit que je croyais Candiani digne d’elle, comme elle de lui : elle s’en alla en souriant ; mais enfantant le projet unique qui pouvait la venger. Elle se trouva engagée à me rendre jaloux, mais pour l’exécuter ayant besoin de me rendre amoureux, ce fut ainsi qu’elle s’y prit.

Elle vint un matin à mon lit me portant des bas blancs tricotés par elle ; et après m’avoir coiffé, elle me dit qu’elle avait besoin de me les chausser pour voir leurs défauts, et se régler pour m’en faire d’autres. Le docteur était allé dire sa messe. Me mettant les bas, elle me dit que j’avais les cuisses malpropres, et tout de suite elle se mit en devoir de me les laver sans m’en demander la permission.o [29r] Je fus honteux de pouvoir lui paraître honteux, ne m’imaginant pas d’ailleurs que ce qui est arrivé arriverait. Bettine assise sur mon lit poussa trop loin son zèle pour la propreté ;p et sa curiosité38 me causa une volupté qui ne cessa que quandq elle se trouva dans l’impossibilité de devenir plus grande. Me trouvant calme, je me suis avisé de me reconnaître pour coupable, et je me suis cru en devoir de lui demander pardon. Bettine qui ne s’y attendait pas, après y avoir un peu pensé, me dit d’un ton d’indulgence que toute la faute était d’elle ; mais que cela ne lui arriverait plus. Elle me quitta ainsi m’abandonnant à mes réflexions.

Elles furent cruelles. Il me semblait de l’avoir déshonorée ; d’avoir trahi la confiance de sa famille, d’avoir violé la loi de l’hospitalité, et d’avoir commis le plus grand des crimes, crime que je ne pouvais réparer que l’épousant, si cependant elle pourrait se résoudre à prendre pour mari un impudent comme moi indigne d’elle.

À la suite de ces réflexions vint la plus sombre tristesse, qui devenait tous les jours plus forte, Bettine ayant tout à fait cessé de venir à mon lit. Dans les premiers huit jours ce parti qu’elle prit me parut juste, et ma tristesse en peu de jours encore serait devenue amour parfait, si les procédés de cette fille vis-à-vis de Candiani n’eussent mis dans mon âme [29v] le poison de la jalousie,r étant cependant très éloigné de la croire coupable du même crime qu’elle avait commis avec moi.

Convaincu dans quelques-unes de mes réflexions, que ce qu’elle avait fait avec moi avait été volontaire, je m’imaginais qu’un fort repentir l’empêchait de retourner à mon lit ; et cette idée me flattait, car elles me la faisait conjecturer amoureuse. Dans cette détresse de raisonnement je me suis déterminé à l’encourager par écrit. Je lui ai écrit une courte lettre faite pour lui mettre l’esprit en paix soit qu’elle se crût coupable, soit qu’elle pût me soupçonner des sentiments contraires à ceux que son amour-propre exigeait. Ma lettre me parut un chef-d’œuvre, et plus que suffisante pour me faire adorer, et pour obtenir la préférence sur Candiani qui me semblait un vrai animal indigne de la faire balancer entre lui et moi un seul moment. Elle me répondit de bouche39 une demi-heuret après qu’elle viendrait à mon lit le lendemain, et elle ne vint pas. J’en fus outré ; mais elle m’étonna à midi à table me demandant si je voulais qu’elle m’habillât en fille pour aller avec elle à un bal du médecin Olivo notre voisin qu’on devait donner cinq ou six jours après. Toute la table applaudit, et j’y ai consenti. Je voyais le moment dans lequel une justification réciproque allait nous rendre amis intimes, et à l’abri de toute surprise dépendante de la faiblesse des sens. Mais voilà ce qui estu [31r] arrivé de fatal pour mettre un obstacle à cette partie, et pour faire naître une véritable tragicomédie40.

Un parrain du docteur Gozzi vieux, et à son aise, qui demeurait à la campagne, croyant au bout d’une longue maladie sa mort imminente, lui envoya une voiture le priant d’aller d’abord avec son père pour assister à sa mort, et recommander à DIEU son âme. Le vieux cordonnier vida d’abord une bouteille, s’habilla, et partit avec son fils.

D’abord que j’ai vu cela, impatient d’attendre jusqu’à la nuit du bal, j’ai trouvé le moment de dire à Bettine que je laisserais ouverte la porte de ma chambre qui donnait sur le corridor, et que je l’attendrais41 d’abord que tout le monde serait couché. Elle me dit qu’elle n’y manquerait pas. Elle dormait dans un cabinet rez-de-chaussée qu’une cloison séparait de celui où couchait son père :v le docteur étant absent, je dormais seul dansw la grande chambre. Les trois pensionnaires demeuraient dans une salle près de la cave. Je n’avais aucun contretemps à craindre. J’étais très content de me voir parvenu au moment désiré.

À peine retiré dans ma chambre, j’ai fermé ma porte au verrou, et j’ai ouvert celle qui donnait sur le corridor de façon que Bettine n’avait qu’à la pousser pour entrer. Après cela j’ai éteint ma chandelle sans me déshabiller.

On croit que dans les romans que nous lisons ces situations sont exagérées, et ce n’est pas vrai. Ce que l’Arioste dit de Roger qui attendait Alcine42 est un beau portrait tiré d’après nature.

J’ai attendu jusqu’à minuit sans grande inquiétude ; mais lorsque j’ai vu passer deux, trois, et quatre heures sans la voir paraître je devins furieux. La neige tombait à gros flocons ; mais je mourais plus encore de rage que de froid. Une heure avant jour, je me suis déterminé à descendre sans souliers craignant de réveiller le chien pour aller me mettre au bas de l’escalier à quatre pas de la [31v] porte qui aurait dû être ouverte, si Bettine en fûtx sortie. Je l’ai trouvée fermée. On ne pouvait la fermer que par dedans : j’ai pensé qu’elle pouvait s’être endormie ; mais pour l’éveiller j’aurais dû frapper fort, et le chien aurait aboyé. De cette porte à celle de son cabinet il y avait encore dix à douze pas. Accablé par le chagrin, et ne pouvant me déterminer à rien, je me suis assis sur le dernier degré. Vers la pointe du jour, transi, engourdi, grelottant, je me détermine à retourner dans ma chambre, car la servante me trouvant là m’aurait cru devenu fou.

Je me lève donc ; mais dans le moment j’entends du bruit au-dedans. Sûr que Bettine allait paraître, je vais à la porte, elle s’ouvre ; mais au lieu de Bettine, je vois Candiani, qui me lâche un si fort coup de pied au ventre que je me trouve étendu, et enfoncé dans la neige. Après cela il va s’enfermer dans la salle, où il avait son lit près de ceux des Feltrins43 ses camarades.

Je me lève vite pour aller étrangler Bettine que dans ce moment-là rien n’aurait pu garantir de ma fureur ; mais voilà la porte fermée. J’y donne un grand coup de pied, le chien jappe, je remonte chez moi, je m’enferme, et je me couche pour recouvrer mon âme, et mon corps, car j’étais pire que mort.

Trompé, humilié, maltraité, devenu un objet de mépris devant Candiani heureux, et triomphant, j’ai passé trois heures à ruminer les plus noirs projets de vengeance. Les empoisonner tous les deux me paraissait peu de chose dans ce malheureux moment. J’ai formé le lâche projet d’aller d’abord à la [32r] campagne pour informer le docteur de tout le fait. N’ayant que l’âge de douze ans, mon esprit n’avait pas encore gagné la froide faculté de bâtir des projets de vengeance héroïque enfantés par les sentiments factices de l’honneur. Je ne faisais que m’initier dans les affaires de cette espèce.

Me trouvant dans cette situation d’esprit, j’entends à la porte intérieure de ma chambre la voix rauque de la mère de Bettine qui me prie de descendre parce que sa fille se mourait44.

Fâché qu’elle meure avant que je la tue, je me lève, je descends, et je la vois dans le lit de son père en convulsions effroyables entourée de toute la famille, pas tout à fait vêtue, se tournant à droite, et à gauche. Elle s’arquait, elle se cambrait donnant des coups de poing, et de pied au hasard, et échappant par des violentes secousses tantôt à l’un, et tantôt à l’autre de ceux qui voulaient la tenir ferme.

Voyant ce tableau, et plein de l’histoire de la nuit je ne savais que penser. Je ne connaissais ni la nature ni les ruses, et je m’étonnais de me voir froid spectateur, et capable de me posséder45 voyant devant moi deux objets, dont j’avais intention de tuer l’un, et de déshonorer l’autre. Au bout d’une heure Bettine s’endormit.

Une sage-femme, et le docteur Olivo arrivèrent dans le même instant. La première dit que c’étaient des effets hystériques46 ; et le docteur dit qu’il n’y avait pas question de matrice. Il ordonna qu’on la laissât tranquille, et des bains froids. Je me moquais d’eux sans rien dire, car je savais que la maladie de cette fille ne pouvait dériver que de ses travaux nocturnes, ou de la peur que ma rencontre avec Candiani devait lui avoir faite. Je me suis déterminé à différer ma vengeance jusqu’à l’arrivée du docteur. J’étais fort loin de croire la maladie de Bettine feinte, car il me paraissait impossible qu’elle pût avoir tant de force.

[32v] Passant par le cabinet de Bettine pour retourner dans ma chambre, et voyant sur son lit ses poches, l’envie me vint d’y mettre la main. Je trouve un billet, je vois l’écriture de Candiani, je vais le lire dans ma chambre étonné de l’imprudence de cette fille, car sa mère même aurait pu le trouver, et ne sachant pas lire le donner au docteur son fils. J’ai cru alors qu’elle avait perdu la tête. Mais que devins-je quand j’ai lu ces paroles. Puisque votre père est parti, il est inutile que vous laissiez votre porte ouverte comme les autres fois. Sortant de table j’irai me mettre dans votre cabinet : vous m’y trouverez.

Après une courte réflexion, l’envie de rire me prit, et me trouvant dupe parfaite j’ai cru d’être guéri de l’amour. Candiani me parut digne de pardon, et Bettine méprisable. Je me suis félicité d’avoir reçu une excellente leçon pour ma vie à venir. Je trouvais même que Bettine avait eu raison de me préférer Candiani qui avait quinze ans tandis que j’étais encore enfant. Me souvenant cependant du coup de pied qu’il m’avait donné je n’ai pas cessé de lui en vouloir.

À midiy, nous étions à table dans la cuisine à cause du froid lorsque Bettine retomba en convulsions. Tout le monde accourut moi excepté. J’ai fini de dîner tranquillement, puis je suis allé à mes études. À l’heure de souper j’ai vu le lit de Bettine dans la cuisine à côté de celui de sa mère, et j’y fus indifférent comme au bruit qu’on fit toute la nuit, et à la confusion du lendemain quand ses convulsions lui reprirent.

Vers le soir le docteur retourna avec son père. Candiani qui craignait ma vengeance vint me demander quelle était mon intention, mais il se sauva vite quand il me vit lui aller devant le canif47 à la main. Je n’ai pas pensé un seul moment à conter au docteur la vilaine histoire : un projet de cette espèce ne pouvait exister dans mon caractère que dans un instant de colère. Irasci celerem tamen ut placabilis essem [Prompt à me mettre en colère, de manière pourtant à m’apaiser sans peine]48.

Le lendemain, la mère du docteur vint interrompre [33r] notre leçon pourz dire à son fils après un long préambule qu’elle croyait la maladie de Bettine effet d’un sort qu’une sorcière qu’elle connaissait devait lui avoir jeté.

— Cela peut être, ma chère mère ; mais il ne faut pas se tromper. Quelle est cette sorcière ?

— C’est notre vieille servante ; et je viens de m’en assurer.

— De quelle façon ?

— J’ai barré la porte de ma chambre avec deux manches à balai croisés qu’il lui fallait décroiser voulant y entrer ; mais quand elle les vit, elle recula, et y entra par l’autre porte. C’est évident que n’étant pas sorcière elle les aurait décroisés.

— Ce n’est pas si évident, ma chère mère. Faites venir ici cette femme.

Pourquoi, lui dit-il, n’es-tu pas entrée ce matin dans la chambre par la porte ordinaire ?

— Je ne sais pas ce que vous me demandez.

— N’as-tu pas vu sur la porte la croix de S. André49 ?

— Qu’est-ce que cette croix ?

— Tu fais en vain l’ignorante, lui dit la mère. Où as-tu couché jeudi passé ?

— Chez ma nièce qui est accouchée.

— Point du tout. Tu es allée au sabbat, car tu es sorcière ; et tu as ensorcelé ma fille.

À ces mots la pauvre femme lui cracha au nez, et le docteur courut tenir sa mère qui avait pris sa canne pour la rosser. Mais il dut courir après la servante qui descendait l’escalier en criant pour soulever les voisins. Il l’apaisa lui donnant de l’argent, et il prit l’accoutrement de prêtre pour exorciser sa sœur, et voir si elle avait réellement le diable au corps50. La nouveauté de ces mystères attirait toute mon attention. Ils me semblaient tous fous ou imbéciles. Je ne pouvais me figurer des diables dans le corps de Bettine sans rire. Lorsque nous approchâmes de son lit la respiration paraissait lui manquer, et les conjurations51 que lui fit son frère ne la lui rendirent pas. Le médecin Olivo survint lui demandant s’il était de trop, et le docteur lui dit que non s’il avait de la foi. Le médecin alors s’en alla lui répondant qu’il n’en avait que pour les miracles de l’évangile. Le docteur rentra dans sa chambre, etaa étant resté seul avec Bettine je lui ai dit à l’oreille ces paroles : Prenez courage, guérissez, [33v] et soyez sûre de ma discrétion. Elle tourna la tête de l’autre côté sans me répondre, et elle passa le reste de la journée sans convulsions.

J’ai cru de l’avoir guérie, mais dans le jour suivant les convulsions lui allèrent au cerveau. Elle prononçait dans son délire des mots latins et grecs, et pour lors on ne douta plus de la qualité de sa maladie. Sa mère sortit, et revint une heure après avec le plus fameux exorciste de Padoue. C’était un capucin52 fort laid qui s’appelait le Frère Prospero da Bovolenta.

Bettine à son apparition lui dit en éclatant de rire des injures sanglantes, qui plurent à tous les assistants, puisqu’il n’y avait que le diable d’assez hardi pour traiter ainsi un capucin ; mais celui-ci à son tour s’entendant appeler ignorant, imposteur, et puant commença à donner des coups à Bettine avec un gros crucifix disant qu’il battait le diable. Il ne s’arrêta que lorsqu’il la vit en position de lui jeter un pot de chambre à la tête, chose que j’aurais bien voulu voir. Si celui qui t’a choqué, lui dit-elle, par des paroles est le diable frappe-le avec les tiennes âne que tu es ; et si c’est moi apprends butor que tu dois me respecter ; et va-t-en. J’ai vu alors le docteur Gozzi rougir.

Mais le capucin, armé de pied en cap, après avoir lu un terrible exorcisme, somma l’esprit malin de lui dire son nom.

— Je m’appelle Bettine.

— Non, car c’est le nom d’une fille baptisée.

— Tu crois donc qu’un diable doit avoir un nom masculin ? Sache, capucin ignorant, qu’un diable est un ange qui n’a aucun sexe. Mais puisque tu crois que celui qui te parle par ma bouche est un diable promets-moi de me répondre la vérité, et je te promets de me rendre à tes exorcismes.

— Oui : je te promets de te répondre la vérité.

— Te crois-tu plus savant que moi ?

— Non ; mais je me crois plus puissant au nom de la très sainte Trinité, et en force de mon sacré caractère53.

— Si tu es donc plus puissant empêche-moi de te dire tes vérités. Tu es vain de ta barbe : tu la peignes dix fois par jour, et tu ne voudrais pas en couper la moitié pour me faire sortir de ce corps. Coupe-la, et je te jure d’en sortir.

— Père du mensonge, je redoublerai tes peines.

— Je t’en défie.

[34r] Bettine alors donna dans un tel éclat de rire que j’ai pouffé ; mais le capucin qui me vit dit au docteur que je n’avais pas de foi, et de me faire sortir. Je suis parti lui disant qu’il avait deviné ; mais je n’ai pas moins vu Bettine lui cracher sur la main quand il la lui présenta lui ordonnant de la lui baiser.

Inconcevable fille remplie de talent, qui confondit le capucin, et qui n’étonna personne, puisqu’on attribua toutes ses paroles au diable. Je ne concevais pas quel pouvait être son but.

Le capucin après avoir dîné avec nous, et avoir dit cent bêtises, rentra dans la chambre pour donner sa bénédiction à la possédée, qui lui jeta à la tête un verre rempli d’une liqueur noire que l’apothicaire lui avait envoyée, et Candiani qui était à côté du moine en reçut sa part, ce qui me fit le plus grand plaisir. Bettine avait raison de saisir l’occasion qu’on attribuait tout au diable. Le père Prospero en partant dit au docteur, que la fille était sans doute possédée ; mais qu’il devait chercher un autre exorciste, puisque ce n’était pas à lui que Dieu voulait accorder la grâce de la délivrer.

Après son départ Bettine passa six heures fort tranquillement, et nous surprit tous venant se mettre à table avec nous pour souper. Après avoir assuré son père, sa mère, et son frère qu’elle se portait bien, elle me dit qu’on donnait le bal le lendemain, et qu’elle viendrait leab matin pour me coiffer en fille. Je l’ai remerciée lui disant qu’elle avait été fort malade, et qu’elle devait se ménager. Elle alla se coucher, et nous restâmes à table ne parlant que d’elle.

En allant me coucher j’ai trouvé dans mon bonnet de nuit ce billet auquel j’ai répondu quand j’ai vu le docteur endormi. Ou venez au bal avec moi habillé en fille, ou [34v] je vous ferai voir un spectacle qui vous fera pleurer.

Voici ma réponse. Je n’irai pas au bal, car je suis bien déterminé à éviter toutes les occasions de me trouver seul avec vous. Pour ce qui regarde le triste spectacle que vous me menacez je vous crois assez d’esprit pour me tenir parole ; mais je vous prie d’épargner mon cœur, car je vous aime comme si vous étiez ma sœur. Je vous ai pardonné, chère Bettine, et je veux tout oublier. Voici un billet que vous devez être enchantée de revoir entre vos mains. Vous voyez ce que vous avez risqué le laissant dans votre poche sur votre lit. Cette restitution doit vous convaincre deac mon amitié.

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