Mémoires de Casanova partie 1

Mémoires, roman, autobiographie

On lira dans ce premier volume les trois premiers tomes de l’Histoire de ma vie. Ils couvrent une période qui s’étend de la naissance de Casanova à son arrivée à Paris en 1757. Le récit s’ouvre sur une généalogie, passage obligé des Mémoires. Chez le Vénitien, la liste des ancêtres est fantaisiste : il prétend l’avoir trouvée dans les papiers de son père, mais elle n’a rien de sérieux. Cette ouverture peut se lire comme une parodie de la pratique aristocratique des Mémoires. Le Vénitien n’a pas de nom, comme on l’entend sous l’Ancien Régime : un bien légué en héritage, valant inscription dans l’ordre social. Pour les mémorialistes aristocratiques, la généalogie apporte une légitimation à l’écriture de soi : l’évocation d’une grande lignée donne le droit d’écrire sa vie, sa partie publique en tout cas. Il peut s’agir pour un homme dont les actes ont été critiqués de rétablir ce qu’il estime être la vérité historique. Le genre se définit principalement par son articulation à l’Histoire, grand genre de la littérature.

Traditionnellement, ce privilège était réservé aux Grands et à ceux qui les avaient approchés d’assez près pour prétendre au statut de témoins. Les écrivains reconnus, en voie de devenir les nouveaux « grands hommes », sont à leur tour en train de conquérir une légitimité de mémorialistes. Casanova n’appartient à aucune de ces catégories. Dans sa situation, écrire sa vie n’est pas une évidence. Aussi choisit-il de substituer à l’exigence aristocratique une généalogie romanesque, caractérisée comme telle par l’enlèvement d’une religieuse, une fuite, un séjour en prison et un duel. Commence alors un dialogue ininterrompu avec les fictions, qu’elles soient d’inspiration libertine, picaresque ou sentimentale. Lue rétrospectivement, sa généalogie annonce aussi les morceaux de bravoure du récit. On trouve même dans la « lignée » un poète, condamné pour une satire : à l’orée des Mémoires, Casanova se donne pour ancêtre une figure d’écrivain.

À l’orée des Mémoires… Mais Casanova ne choisit pas ce titre. S’il emploie le mot pour désigner son entreprise, il a finalement retenu Histoire de ma vie. Le titre, au XVIIIe siècle, évoque de nombreux romans, par exemple ceux de Lesage (Histoire de Gil Blas de Santillane) et de Prévost (Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, Histoire de la jeunesse du Commandeur, Histoire d’une Grecque moderne). Les romans du siècle ne cessent de se faire passer pour des histoires véritables : exhiber leur prétendue « authenticité », notamment dans les préfaces, est devenu un marqueur de fiction à l’intention d’un lectorat qui n’est pas dupe. Les romans-Mémoires à la première personne ont inauguré le récit de vie d’un personnage-narrateur dépourvu de la légitimité du mémorialiste aristocratique : La Vie de Marianne se présente comme les Mémoires d’une orpheline anonyme, Le Paysan parvenu comme ceux d’un roturier. La vie ne tire plus ses garanties d’un « nom » connu, mais du pouvoir de la raconter et de l’écrire, donc de la compétence littéraire supposée du sujet écrivant17. Et l’Histoire de ma vie fait sans cesse entendre des échos fictionnels : plus que des coïncidences ou des adjuvants au « charme » du récit, ce sont des éléments constitutifs et signifiants de l’œuvre. Ce rapport consubstantiel au roman et à la fiction est bien plus déterminant pour l’Histoire de ma vie que le partage entre autobiographie et Mémoires tel que nous le percevons aujourd’hui.

On distingue généralement Mémoires et autobiographie par leur projet : la vie publique de l’auteur pour les premiers, sa vie individuelle et « l’histoire de sa personnalité » (Ph. Lejeune) pour la seconde, soit une saisie diachronique de la formation du moi. Il ne faut pas s’étonner que l’œuvre de Casanova ne trouve pas sa place dans ce partage. L’Histoire de ma vie se caractérise par un double écart : avec la pratique aristocratique des Mémoires, mais aussi avec l’émergence de l’autobiographie conçue comme la restitution d’un sujet en devenir, selon la méthode sensualiste réinterprétée par Rousseau. Casanova, lui, ne postule pas une approche généalogique de sa « personnalité », ce qui a pu conduire à juger durement l’Histoire de ma vie à l’aune des Confessions.

L’œuvre de Rousseau paraît en 1782 (Livres I à VI), puis en 1789 (Livres VII à XII), bouleversant les codes du genre mémoriel, également ébranlés par l’Histoire qui rebat les cartes de la légitimité. Qui a droit d’écrire sa vie ? L’écrit-on pour l’Histoire ? pour Dieu ? pour une postérité qui ne se réduit ni à l’une, ni à l’autre ? Devant quel juge se présente-t-on ? N’adresse-t-on pas plutôt un défi au jugement ? Écrit-on pour rectifier une image déformée, pour produire une nouvelle intelligence de soi ? Fait-on œuvre de morale ? d’histoire ? de connaissance anthropologique ? Qu’est-il légitime de raconter publiquement ? Où passe le partage entre véracité et impudeur ? entre courage et complaisance ? entre le significatif et l’insignifiant ? Que peut-on se permettre de dévoiler d’autrui ? Au temps de l’écriture de l’Histoire de ma vie, ces questions n’ont plus de réponse évidente : Casanova investit un espace d’incertitude, ouvert à l’invention. Le lire à partir de la future fortune littéraire du projet rousseauiste et de la consolidation théorique de l’autobiographie, bien ultérieure, interdit de comprendre son écriture et l’efficacité propre de son récit.

La relation entre l’Histoire de ma vie et le roman est anticipée par la façon dont le Vénitien « s’engage » à dire la vérité dans la préface de 1797. Celle-ci est rédigée au terme de l’écriture, alors que la révision du manuscrit a été entreprise de longue date. Casanova a eu besoin de temps pour ajuster sa relation à la véracité autobiographique. On le voit nettement en comparant la préface de 1797, celle de 1791 et l’épilogue de l’Histoire de ma fuite. Dans celui-ci, annonçant la suite de sa vie, l’auteur déclare qu’il refusera de s’« outrager » en se transformant en personnage de roman. Dans la préface de 1791, il garantit au lecteur la véracité des Mémoires par son amour-propre qui ne lui permettrait pas de supporter un « démenti ». C’est dans chaque cas mimer l’attitude des Grands qui tiennent le démenti pour « la plus atroce et la plus offensante de toutes les injures18 ». Il s’agit de compenser le défaut de nom par la mise en scène d’un ethos glorieux.

Rien de tel dans la préface de 1797 : Casanova sollicite l’« amitié » des lecteurs par la « franchise » avec laquelle il se livre « sans nul déguisement […] à leur jugement » (voir ici). En guise de garantie, l’amour-propre de 1791 est remplacé par un paradoxe : « Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes » (ibid.). La véracité autobiographique serait ainsi attestée par les mensonges du personnage. La phrase prête à sourire. C’est sa fonction première : la véracité n’est plus prise au sérieux. Le lecteur est invité à entretenir avec elle une relation distanciée, dégagée. La hantise du démenti se fondait sur une conséquence de la véracité : la possibilité que l’on demande à l’auteur de rendre compte. En affirmant que ce que l’on écrit est vrai, on s’expose à être contredit. La distance humoristique permet à Casanova de contrevenir à cette logique sérieuse de la véracité. Le Vénitien place discrètement son récit à l’écart du « démenti ». La fiction se fonde sur la capacité humaine à définir une aire de jeu dans laquelle la question de la vérité ne se pose plus avec pertinence : paradoxe ou conquête, l’Histoire de ma vie s’écrit comme autobiographie en déplaçant le récit de soi dans l’espace fictionnel.

Gardons-nous d’imputer une telle invention à une simple inconsistance morale. Elle se comprend à la lumière d’un épisode fondateur, l’arrestation de 1755 et l’enfermement sous les Plombs. L’écriture de Casanova cherche à éclipser « la scène judiciaire19 » de l’autobiographie, cet ensemble de rituels par lesquels l’autobiographe s’engage à dire la vérité et place son récit dans le sillage d’une « scène fondamentale », celle du procès. Pour le Vénitien, l’essentiel se joue ailleurs, dans la scène d’identification, celle-là même que représente une gravure de l’édition originale de l’Histoire de ma fuite (voir ici). Casanova est arrêté par Messer Grande, le chef des archers. Celui-ci ne l’a jamais vu : il le conduit devant un secrétaire des inquisiteurs d’État qui doit confirmer l’identité du prévenu. « C’est lui : mettez-le au dépôt », annonce le secrétaire, en toscan. Telle est la scène fondamentale de l’Histoire de ma vie : être identifié, c’est être condamné ; être reconduit à une identité antérieure, c’est perdre sa liberté. Tout au long du récit, être reconnu comme le même constituera un obstacle à surmonter par un subterfuge ou à éluder par la fuite. Parasiter l’identification apporte un comble de plaisir, c’est un acte de liberté illustré par le déguisement en Pierrot lors du carnaval, lorsque Casanova jouit de « la liberté de [son] corps, et de [son] âme, sûr de n’être connu de personne » (voir ici).

Casanova abandonne de bonne heure les vêtements d’abbé qui correspondaient à la carrière souhaitée par ses protecteurs. Après avoir perdu la faveur du cardinal Acquaviva, il sait qu’il n’y rencontrera plus le succès et décide, sans nul titre, de s’habiller en militaire. Il revêt un « uniforme de caprice » qui oppose un obstacle au regard identifiant et devient source de jouissance : « Sûr de n’être connu de personne, je jouissais des histoires qu’on forgerait sur mon compte à mon apparition au café le plus fréquenté de la ville » (voir ici). Le Vénitien croise une ancienne connaissance, le futur cardinal Cornaro, qui pense le reconnaître. Un imbroglio rapporté par les gazettes laisse croire faussement qu’il s’est battu en duel avec un officier. Casanova exulte : « Je jouissais d’un vrai plaisir, nourrissant, précisément par ma réserve, dans la tête de l’abbé Cornaro la croyance que je fusse le même Casanova dont la gazette de Pesaro parlait » (voir ici). En étant reconnu comme le même, il est en réalité pris pour un autre : subversion radicale et euphorique de l’identification. Chez Casanova, le problème fondamental de l’autobiographie est d’écrire sa vie sans la figer, sans s’offrir à un regard qui lui assignerait une identité définitive. « Il y a dans la vie, écrit-il, des situations auxquelles je n’ai jamais pu m’adapter. Dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure, et qui me lorgne, me démonte ; l’humeur me vient, et je suis bête. C’est un défaut » (voir ici). Être lorgné, c’est être observé fixement : l’écriture de Casanova est une façon de mettre en échec un tel regard.

L’autobiographie du Vénitien ne sera pas une entreprise généalogique qui mettrait en lumière la construction d’une personnalité. De ce dernier mot, ce sont les trois premières syllabes qui importent : persona, ou le masque de l’acteur, manifestation d’un rôle. L’Histoire de ma vie a beaucoup à dire de la part théâtrale de l’identité, cette disposition qui rend capable d’endosser des persona dissemblables. Pour Casanova, elle est indissociable d’un désir de disponibilité : il reconnaît dans une situation une distribution de rôles dont il est loisible de s’emparer provisoirement. La situation peut changer, la distribution évoluer, une autre pièce susciter un nouveau désir. Il faut alors être prêt à partir, à se réinventer. Ce dégagement n’est pas sans ambiguïté, en ce qu’il élude souvent le problème de la responsabilité. Rien ne sert d’en nier la part d’ombre, mais il faut savoir en reconnaître l’efficacité morale dans un monde qui pensait pouvoir fixer l’identité de Casanova, celle d’un petit abbé ou plus tard d’un fugitif, tout en lui en refusant la reconnaissance.

De l’enfance

La préface de 1797 déclare que l’existence commence avec la mémoire, parti pris sensualiste que la version de 1791 développait plus longuement. Les « premiers souvenirs » rapportés par l’Histoire de ma vie ont ainsi un relief particulier. La psychanalyse nous a appris que ces souvenirs inauguraux relèvent d’un travail de reconstruction mentale, redoublée ici par celui de l’écriture. Giacomo a huit ans et quatre mois. Il saigne abondamment du nez, courbé contre un mur. Tout a été dit des connotations sexuelles de ce saignement20. Casanova, lui, déplacera le même motif vers une figure de la dépense sexuelle heureuse, lorsqu’il éjaculera du sang au terme d’intenses nuits d’amour.

Le tableau s’anime, la scène devient récit. La grand-mère de Casanova le conduit à Murano où une sorcière le soumet à ses rituels de guérison. Elle annonce pour la nuit suivante la visite d’une mystérieuse « dame ». Et, pendant la nuit, l’enfant voit une femme éblouissante descendre par la cheminée. Rêve ou mascarade organisée par la grand-mère ? L’écrivain ne tranche pas, mais il relève que les prestiges du rêve ou de l’illusion ne restent pas inefficaces puisque ses saignements diminuent :

« Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux auxquels ils ont eu le talent de se faire croire tels. […]

Plusieurs choses deviennent réelles qui n’existaient auparavant que dans l’imagination » (voir ici).

La croyance est sans fondement, mais non sans effet. Le premier souvenir inscrit d’emblée dans le récit un rapport souple et complexe à la vérité. Quand il s’agit d’évoquer le contenu des superstitions et des dogmes religieux, Casanova se montre héritier indubitable de la tradition critique et de la libre-pensée. Mais il est aussi un écrivain de la croyance, représentée comme une disposition humaine fondamentale. S’il refuse la crédulité ou la soumission au dogme, la rationalité démystificatrice ne suffit pas pour autant. Croire est efficace et ne peut donc pas être évacué comme une simple erreur. Le premier souvenir représente une révélation de l’être à lui-même : elle inaugure une familiarité ludique et sérieuse avec les jeux de la croyance. La vie écrite et l’écriture de cette vie ont partie liée avec une puissance d’invention rendue possible par l’inadéquation entre la réalité et la simple factualité.

Casanova jouera lui-même souvent au sorcier et au devin, dès les premiers tomes : lors de la comédie du couteau de saint Pierre à Cesena puis après avoir sauvé la vie du sénateur Bragadin. Au début des années 1760, il empoche une fortune en faisant croire à la marquise d’Urfé qu’il peut la faire renaître dans un enfant mâle pour lui conférer l’immortalité. Le Vénitien n’ignore rien du caractère équivoque de la croyance, mais on ne peut comprendre ni son récit ni son écriture si on les aborde à partir du seul jugement moral sur l’imposture, sévère ou complaisant. Ces pratiques agressives font écho à un postulat anthropologique irréductible à la simple escroquerie. Les justifications de Casanova sont parfois des plaidoyers pro domo, plus proches de l’humour que de la mauvaise foi. Elles sont aussi des percées vers la reconnaissance d’une ambivalence fondatrice : l’imposture est l’art de tromper mais aussi de déployer son existence dans l’espace du possible.

L’écrivain cherche à inventer un récit de soi qui ne se produise pas sur la « scène judiciaire ». Écrire sa vie ne doit pas s’apparenter à une comparution devant un tribunal, qu’il soit celui de l’Histoire, des hommes ou de Dieu. La mise en scène du deuxième souvenir, représentation ludique d’un larcin enfantin et d’un mensonge, annonce une vie écrite non pour plaider une cause, mais dans le refus de la faute. Implicitement, Casanova situe son récit face aux Confessions. Le Vénitien vole un cristal et laisse punir son frère. L’épisode dialogue avec le vol du ruban de Mlle Pontal et le « crime » de Rousseau, qui accusa Marion et la fit renvoyer sans rien dire. Rousseau ne craint pas tant la punition que la honte d’avouer un mensonge proféré sans y penser. La culpabilité ainsi redoublée sera enfouie jusqu’à l’écriture des Confessions et suscitera une écriture de l’aveu. Casanova, de son côté, est content d’avoir échappé aux coups. Il tourne l’aveu en dérision en expliquant qu’il a eu tort d’avouer son manège à son frère et en faisant le récit d’une confession religieuse burlesque. Par son thème et son humour, l’épisode refuse la dramaturgie de la véracité entendue comme impératif catégorique de l’existence et du récit de vie.

L’éveil de l’intelligence est encore mis en scène comme une révélation, et non comme un développement continu. Après la mort de son père, Casanova est envoyé à Padoue. Sur la grande gondole qui l’y conduit, le burchiello, il s’étonne de voir les arbres se déplacer. On lui explique qu’ils sont fixes et que seule l’embarcation avance. Il en tire immédiatement une conclusion : malgré notre perception, ce n’est pas le Soleil qui est mobile, mais la Terre. Brusque épiphanie de la raison : la cosmographie ptoléméenne du docteur Gozzi est répudiée avant même d’être apprise. Après le merveilleux et les pouvoirs de la croyance, la distance à l’égard de la faute et de la véracité, c’est au tour d’une vision du monde nourrie par l’esprit scientifique moderne opposé aux préjugés d’apparaître comme un fondement de la vie qui se donne à lire. Dans le même temps, l’enfant découvre le risque qu’il court à énoncer certaines vérités devant ceux qui ne sont pas disposés à l’entendre, sa mère et son protecteur Grimani qui se moquent de lui. « prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire », lui conseille le philosophe et poète Baffo face à leur mépris (voir ici). Ce Sapere aude21 offre à Casanova son premier « vrai plaisir » : le Vénitien doit à Baffo le courage de raisonner par lui-même, sans craindre les préjugés.

L’intégration dans l’univers de la mère et des puissants sera rendue possible par un « exploit littéraire ». Le docteur Gozzi a conduit Casanova auprès de Zanetta : elle doit bientôt partir pour Saint-Pétersbourg. Afin d’évaluer l’éducation de l’enfant et d’amuser la belle compagnie, un Anglais demande à Casanova de traduire un distique latin de Jean Second : pourquoi, en latin, « verge » est-il masculin et « con » féminin ? Au lieu de traduire, l’enfant répond que le serviteur doit toujours son nom à son maître. Le mot d’esprit, la connaissance du latin, la curiosité du jeune garçon pour une littérature érotique qu’il consulte en cachette lui valent un beau succès. On l’applaudit, son protecteur le récompense. Casanova en conserve le goût de la « gloire qui dépend de la littérature » (voir ici). L’épisode complète la révélation du burchiello : l’exploit littéraire est un récit d’intégration dans la « bonne compagnie », première reconnaissance sociale obtenue par l’enfant. Casanova cherche à séduire par la pratique des lettres, car la littérature a pour lui deux faces : espace de communication et de plaisir réservé, elle est aussi la scène d’une lutte pour la reconnaissance.

De l’amour

Vient le temps du premier amour. À Padoue, Bettine met Casanova dans ses fers. Mais est-on bien sûr qu’elle soit vraiment son premier amour ? Par un jeu de disposition, l’autobiographe lui confère ce rôle. Bien plus tard au cours du récit, dans le huitième tome du manuscrit, le Vénitien évoquera un autre inamoramento enfantin, exactement contemporain. Le jeune Casanova est séduit par une petite danseuse, la Pantaloncine. Il emploie un sequin22 qui ne lui appartient pas pour lui faire un présent. Le lendemain, tout est découvert : on se moque de lui, il décrit la scène comme un petit « procès ». Larcin enfantin, scène judiciaire en miniature, honte associée à l’amour : il y a là un champ de valeur et un paradigme autobiographique avec lequel Casanova prend ses distances quand il refuse d’accorder à l’épisode la valeur d’un commencement.

Bettine, elle, trompe Casanova. Le Vénitien pensait avoir su lui plaire. La découverte de ses rendez-vous nocturnes avec un autre adolescent le met d’abord en colère mais, très vite, le rire l’emporte. L’épisode inaugure une relation au monde qui refuse la rupture : il ne suscite pas la haine des autres et de leurs mensonges, mais une distanciation relative, compatible avec le plaisir. Bettine est ensuite prise de convulsions, on la croit possédée, des exorcistes se relaient à son chevet. Casanova contemple cette comédie avec une fascination amusée. Il y décèle les jeux de l’imposture et du désir. Bettine était probablement malade, le narrateur en doute moins que le personnage : après les convulsions viendra le temps d’une variole avérée. Pour l’heure, tout cela est un spectacle. Casanova en retire bien plus qu’une leçon convenue sur les ruses féminines. Il en vient à admirer et à aimer Bettine pour son talent de comédienne et son esprit. Lorsqu’elle essaie de le séduire à nouveau, il ne s’offusque pas : « je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu’elle m’avait débitée » (voir ici). Qu’importe que la monnaie soit fausse, si le plaisir est vrai ? Un réel échange n’a-t-il pas lieu ? Sauf à n’être qu’une dupe, il faut comprendre que la monnaie est fausse ; mais on se tromperait en la refusant si l’on se privait ainsi de la jouissance. L’alternative entre la vérité et le mensonge est trop tranchée : il faut accepter cet espace moins déterminé où peuvent se déployer les jeux de rôle et la complicité amoureuse.

Cet art du dégagement n’est pas incompatible avec toute préoccupation des conséquences. À Pasean, l’« abbé » de seize ans plaît à la jolie Lucie qui en a quatorze. Il est encore inexpérimenté. Il a joui, honteusement, des caresses de Bettine, mais il n’a pas encore fait l’amour avec Nanette et Marton. Il croit au préjugé de la virginité et respecte la morale familiale : il constate le désir de Lucie, mais ne veut pas trahir la confiance de ses parents qui la laissent venir dans sa chambre. Aveuglé par cette morale, il ne sait pas reconnaître l’innocence des désirs que lui avoue l’adolescente. Lorsqu’il revient à Pasean quelques mois plus tard, il apprend que Lucie s’est laissé enlever par un mauvais garçon. Celui-ci l’abandonnera et le Vénitien la retrouvera bien des années plus tard, prématurément vieillie, dans un bordel d’Amsterdam. Il se sent responsable de ce destin malheureux : s’il n’avait pas exaspéré les désirs de Lucie par pur préjugé, elle aurait échappé à la déchéance. Il confesse sa culpabilité et ses remords. C’est en respectant une convention sociale qu’il s’est rendu coupable. Il a préféré la morale instituée à la voix de la nature : une jeune fille y a perdu son existence. L’épisode est essentiel pour comprendre l’éthique de Casanova : le Vénitien reconnaît l’ordre des conséquences quand elles touchent au bonheur ou au malheur des êtres, et non aux normes sociales et morales. Le respect que l’on doit à ces dernières valeurs est conditionnel. Il tient au plaisir que leur nature cultivée peut parfois offrir, aux accommodements nécessaires avec le pouvoir pour éviter le chaos, à un érotisme bien entendu : demander aux femmes de contredire ouvertement le personnage que la société leur demande de jouer est une violence, leur désir doit pouvoir s’épanouir sans exiger qu’elles le mettent à nu.

Il est, en revanche, toujours impardonnable de faire le malheur d’une femme qu’on aime, fût-ce par respect pour la vertu. Position instable sans doute, que l’on a parfois suspecté de couvrir une certaine mauvaise foi. Elle est aussi, dans l’Histoire de ma vie, le corollaire de la disponibilité aux désirs de l’autre et du sens de la délicatesse.

L’amour selon Casanova n’a que peu à voir avec les clichés véhiculés par son nom. Rien ne le montre mieux que ses amours avec Henriette, peut-être le plus beau personnage féminin de l’Histoire de ma vie. Au sein du long flux narratif constitué par le « fragment » qui conclut le deuxième tome, Casanova met en relief le cœur de l’épisode en l’encadrant par deux motifs entrelacés. Avant d’arriver à Parme, Henriette ordonne à l’officier hongrois qui l’accompagne de bien vouloir ne plus s’occuper d’elle et de l’oublier lorsqu’ils auront rejoint la ville. Le Vénitien veut savoir si cet ordre le concerne aussi : « Oubliez-moi est bientôt dit. Sachez, madame, qu’il se peut qu’un Français soit le maître d’oublier, mais qu’un Italien, si je le mesure par moi, n’a pas ce singulier pouvoir » (voir ici). Lorsque les amants seront contraints de se séparer, Casanova trouvera un mot d’Henriette gravé sur la vitre de leur chambre : « Tu oublieras aussi Henriette » (voir ici). Au début de l’épisode, troublé par le mystère de la jeune femme et inquiet à l’idée d’en devenir la dupe, le Vénitien rêve : Henriette lui apparaît et lui reproche ses soupçons. Le songe devient érotique, l’étreinte remplace la parole. D’ordinaire, note Casanova, de tels rêves ne se prolongent guère, car « la nature » n’accepte pas que l’homme soit assoupi « dans un instant dans lequel il peut donner à la vie un être » (voir ici). Cette fois l’ordre de la nature est transgressé : « Mais, ô prodige ! Je ne me suis pas réveillé, et j’ai passé toute la nuit avec Henriette entre mes bras. Mais quel long songe ! » (ibid.). L’intensité amoureuse rêvée laisse l’homme endormi s’affranchir de la fonction présumée conséquente du plaisir, sa finalité reproductrice. Après la séparation, le Vénitien lit une lettre d’Henriette qui essaie de le consoler : « Imaginons-nous que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas de notre destin, car jamais un songe si agréable ne fut si long » (voir ici). Entre l’oubli et le rêve, Casanova compose sa plus belle histoire d’amour.

Le retour du songe qui dure souligne le prodige de Parme. Celui-ci tient à l’approfondissement graduel des enjeux de la reconnaissance. Lorsque Casanova la rencontre, Henriette est déguisée en homme, ce qui fait écho au travestissement de Bellino-Thérèse : cette jeune fille était déguisée en castrat, personnage à l’ambiguïté sexuelle exacerbée. Le désir pour Bellino-Thérèse est résolument équivoque : le Vénitien pense désirer une jeune fille, mais il ne peut pas en être tout à fait sûr. Le doute ne sera levé qu’au terme de leur première étreinte : après un temps de trouble, le récit organise le retour à la claire division des sexes et à l’amour que nous appelons aujourd’hui hétérosexuel. Mais Bellino avait auparavant narré ce que ressentirait Casanova s’il faisait l’amour avec lui en tant qu’homme : les échos entre cette étreinte hypothétique et celle que le récit donne pour « réelle » sont nombreux. Une telle écriture du dédoublement inscrit dans l’Histoire de ma vie, en un mixte d’hypothétique et d’actuel, une scène d’amour entre hommes moins conventionnelle que celle rencontrée lors du voyage à Constantinople.

Rien de tel lorsque Casanova découvre Henriette : il ne doute pas un seul instant qu’elle soit une femme. Par un système de répétition et de variation, l’Histoire de ma vie suggère un point de départ comparable pour amorcer un récit différent. Henriette est instantanément reconnue pour femme et perçue comme un mystère : elle refuse de raconter son histoire, de dévoiler son identité. Elle restera toujours insaisissable. Casanova s’en inquiète d’abord, percevant l’identité fuyante de la jeune femme comme une menace. Puis, lorsqu’elle lui aura permis de l’accompagner à Parme, l’impossibilité de fixer son identité donnera tout son prix à l’amour. « Qui est donc Henriette ? » (voir ici). Au temps de leur amour, Casanova ignore la réponse, qu’il ne donnera jamais au lecteur.

Le récit fait de l’identification le tombeau de l’amour. Le lecteur ne connaît pas le passé d’Henriette, mais la règle du jeu est rapidement établie : si elle vient à être reconnue, les amants devront se séparer. Le long songe de Parme consiste à inventer une reconnaissance amoureuse qui parvienne à abolir un temps la logique sociale de l’identification. Car accepter d’ignorer l’histoire de l’autre et les déterminations antérieures de son identité, c’est aussi inventer un nouvel échange amoureux. Henriette, dans sa lettre d’adieu, en donne l’éblouissante formule : « Je ne sais pas qui tu es ; mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi » (voir ici). Parce que Casanova a accepté de n’être « maître » que d’un mystère qui lui échappe, il découvre la possibilité d’être reconnu sans être identifié. Avec Henriette, l’amour devient l’image d’une relation entre les êtres enrichie par ce que l’on ignore d’autrui, d’une connaissance de l’autre étrangère au fantasme de la transparence.

M. M., la belle religieuse de Murano, ressemble à Henriette, écrit Casanova. Cette similitude physique est le premier pas vers un jeu de duplications et de miroitements qui structure le récit. Celui-ci s’organise autour de deux femmes, désignées chacune par une lettre redoublée : C. C. et M. M. Casanova démasquera une « fausse M. M. », une femme déguisée que l’on cherche à faire passer pour elle. Plus tard dans l’Histoire de ma vie, une seconde M. M. apparaîtra. Le lieu central de l’épisode, le casin, symbole d’un art de vivre et de jouir, est lui aussi dédoublé, à travers les casins de Bernis et de Casanova. Celui de l’ambassadeur de France, amant en titre de la religieuse, est doté d’une cachette qui permet à un spectateur de jouir des ébats d’autrui, situation typique de la littérature érotique du temps23. Le casin loué par Casanova pour accueillir M. M. a le privilège de contenir un dispositif qui explicite l’archithème de la séquence amoureuse : « Une autre chambre était octogone toute tapissée de glaces, pavée et plafonnée de même : toutes ces glaces faisant contraste rendaient les mêmes objets sous mille différents points de vue » (voir ici). La description est dupliquée lorsque M. M. découvre la pièce :

« Elle était surprise du prestige qui lui faisait voir partout, et en même temps, malgré qu’elle se tînt immobile, sa personne en cent différents points de vue. Ses portraits multipliés que les miroirs lui offraient à la clarté de toutes les bougies placées exprès lui présentaient un spectacle nouveau qui la rendait amoureuse d’elle-même » (voir ici).

Le plaisir tient moins au vertige qu’au « prestige », c’est-à-dire aux jeux de l’illusion, à la sidération qu’ils provoquent. Tout l’épisode expose une culture des plaisirs raffinée et pensée : Casanova admire la parure de M. M. autant que sa nudité. Son amante est une lectrice, adepte de la libre-pensée et de la littérature clandestine : les ébats et les débats participent à un même art de jouir.

Le « roman » des amours avec M. M. entremêle ainsi la représentation d’un « savoir-vivre libertin24 » sophistiqué et une méditation narrative sur le plaisir des simulacres, entre illusion et représentation. Les premiers échanges de Casanova et M. M. sont ironiquement obsédés par la promesse de véracité et de sincérité. Ce sont autant de manœuvres d’approche de la part de deux grands illusionnistes qui cherchent à se mettre d’accord sur les règles du jeu. Le Vénitien écrit à M. M. au moment de convenir d’un rendez-vous :

« La seule raison qui m’empêche de m’arrêter aux deux autres moyens que vous m’offrez, et qui m’honorent infiniment est, permettez que je le répète, la crainte de l’attrape. Ces heureux rendez-vous pourront s’effectuer d’abord que vous m’aurez mieux connu, et que nul doute troublera mon âme, ennemie du mensonge » (voir ici).

M. M. lui répond : « J’abhorre, tout comme vous, le mensonge, lorsqu’il porte à conséquence ; mais je ne le regarde que comme un badinage, lorsqu’il ne fait du mal à personne » (voir ici). L’essentiel est dit : les futurs amants se promettent mutuellement que leurs intentions ne sont pas agressives pour situer leur relation dans la sphère d’un jeu où l’on peut faire comme si sans être vraiment menteur, ni devenir dupe. Cet accord initial se fait entendre chaque fois que Casanova et M. M. évoquent la haine du mensonge, ou lorsque la jeune femme justifie une nouvelle fois les mensonges « officieux », ceux qui ne nuisent à personne ou rendent service (voir ici). Cette riche séquence qui multiplie dédoublements et emboîtements représente toutes les ressources de plaisir offertes par cette disposition éthique, sans dissimuler le risque de la voir rattrapée par une tromperie réelle, et donc par l’agressivité. Ainsi de la figure de la fausse M. M., véritable leurre, mais aussi du stratagème mis en place par M. M. pour obliger Casanova à « offrir » C. C. à Bernis. L’ambassadeur de France ne se présente pas à un rendez-vous qui devait réunir les quatre amants, ce qui permet au Vénitien de faire l’amour avec les deux femmes. Mais celui-ci comprend bientôt que l’excuse avancée par Bernis est un prétexte : on attend désormais qu’il lui rende la politesse. Rien n’est dit, rien n’est imposé. M. M. sait pouvoir compter sur sa maîtrise des codes, sur sa lecture des apparences. Elle ne se trompe pas, mais Casanova se sent victime de l’« attrape » qu’il redoutait : il n’a pas la complaisance de Bernis et sait qu’en partageant sa propre maîtresse, il risque de voir son affection faiblir. Il n’a cependant guère le choix, pris au piège de son rôle et d’une hiérarchie sociale qui se rappelle brutalement à lui. La pièce ne deviendra pas tragique, ni même triste pour autant et le plaisir reprendra vite ses droits : la représentation comprise comme théâtralisation du comportement et de l’identité peut virer à l’illusion, au mensonge et à la manipulation, mais cela n’éclipse pas les ressources de cet art du dégagement et de la disponibilité à la diversité des rôles proposés par une existence.

L’Histoire de ma vie et la langue française

Pour Brockhaus, le français de Casanova, teinté d’italien, rendait son œuvre impubliable en l’état, au même titre que l’immoralité présumée de certaines scènes. Ce jugement initial a provoqué une succession de malentendus qui ne sont pas tous parfaitement dissipés. La récriture de Laforgue laissait imaginer un texte original sulfureux et mal écrit. Rappelons-le d’emblée : il n’en est rien. La découverte de l’écriture de Casanova, à partir de 1960, n’a pas vraiment conduit à réajuster la perception de sa langue. Le débat est longtemps resté prisonnier d’une alternative aveuglante liée à la légitimation de l’écrivain : les italianismes étant pensés comme des fautes de langue, on les relevait pour blâmer le Vénitien ou on en minorait l’importance et le nombre pour le défendre. Il semblait impensable de les reconnaître comme un fait de style, statut qui est pourtant réclamé par Casanova. Il n’est pas sûr que ce renversement de perspective soit encore accompli. La relation du Vénitien avec la langue en tant que norme paraît plus difficile à accepter et à comprendre que ses jeux avec les règles morales, politiques et religieuses. Son style ne se réduit pas à la question des italianismes, mais si celle-ci est mal posée, on ne peut espérer comprendre l’écriture de l’Histoire de ma vie.

Casanova est bon juge de son français : « Les puristes qui trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront auront raison, si elles les empêcheront de me trouver clair », écrit-il dans la préface de 1797 (voir ici). Les italianismes sont nombreux dans l’Histoire de ma vie, mais ils posent rarement un problème de compréhension. Pour le lecteur moderne, ils ne rendent pas le texte plus opaque que l’évolution de la langue française elle-même : il n’est pas impossible que le lecteur d’aujourd’hui soit arrêté ou trompé moins par les italianismes de Casanova que par des constructions parfaitement régulières au XVIIIe siècle et des mots dont le sens n’était pas le même qu’aujourd’hui. Les notes de la présente édition s’efforcent d’éclairer les deux réalités : le style de Casanova et la langue de son temps.

Le Vénitien évoque son français lorsqu’il narre les leçons de Crébillon père :

« Je suis allé chez Crébillon trois fois par semaine une année de suite, et j’ai appris chez lui tout le français que je sais, mais je n’ai jamais pu me défaire des tournures italiennes : je les connais quand je les trouve dans les autres ; mais lorsqu’elles sortent de ma plume je ne les connais pas, et je suis sûr que je n’apprendrai jamais à les connaître » (voir ici).

Les italianismes sont présentés comme involontaires, échappant à la conscience de l’écrivain. La deuxième version du séjour parisien est plus développée :

« [Crébillon] me dit que je me trompais beaucoup, si j’espérais de parvenir à écrire français dans un style tout à fait exempt de l’esprit italien : il aurait fallu pour cela, me disait-il, que j’eusse appris à penser en français. Il me porta l’exemple de Théophraste à Athènes, et de Tite-Live, dont la latinité enchanteresse, au jugement porté dans tous les siècles, sentit patavinitatem [sent sa patavinité] ; quoique cela n’empêchât qu’il ne fût le plus pur, et le plus judicieux écrivain de l’histoire de Rome. Crébillon eut raison : j’écris en français, et sans que je puisse les apercevoir les italianismes sortent de ma plume. Ce qui est singulier c’est que je les distingue dans les écrits des autres » (voir ici).

Les italianismes, toujours involontaires, sont ici dotés d’une valeur esthétique et littéraire. Les exemples de Théophraste et Tite-Live, originaire de Padoue, reviendront sous la plume du Vénitien : ils offrent une caution antique prestigieuse à l’idée d’une langue impure qui n’entre pas en contradiction avec la valeur de l’œuvre et le mérite de l’écrivain. L’impossibilité d’apercevoir ses propres italianismes est encore un trait significatif. Chez les autres, Casanova les perçoit : ce sont des faits de langue isolables, identifiables, corrigibles donc. Dans sa propre écriture, ils lui deviennent invisibles : ils sont incorporés à sa langue au point de ne plus pouvoir en être distingués.

La préface de 1797 mène une charge sans complaisance envers les puristes : leur influence est le principal grief de Casanova envers la langue française. Toutes les langues vivantes, écrit-il, s’enrichissent en empruntant des mots et des « manières » aux autres. Seul le français, sous l’influence conservatrice du purisme, s’interdit cette ressource. Il est donc condamné à la pauvreté, mais cela ne rebute pas ses censeurs qui jugent leur langue parvenue au dernier degré de perfection. Désormais, « le moindre trait étranger l’enlaidirait » (voir ici). Pour Casanova, « cette sentence peut avoir été prononcée par la prévention » (ibid.), c’est-à-dire le préjugé : la querelle musicale des lullistes et des ramistes rappelle que la volonté de conserver le style français dans toute sa pureté n’est pas un gage de qualité esthétique, mais un choix idéologique.

Le Vénitien, objectera-t-on, dit parfois le contraire, en particulier après les lignes citées du deuxième séjour parisien : « Ceux qui disent que la langue italienne farcie de gallicismes est plus jolie se trompent. Toutes les langues ont leurs lois, et les bons écrivains les suivent » (voir ici). Et dans la lettre À Léonard Snetlage : « Chaque langue d’ailleurs a une nature à elle, qui la rend insusceptible des expressions d’une autre25. » Dans un texte consacré à l’universalité du français, le Vénitien écrit que cette langue, grâce à son génie propre, « est la seule qui soit parlée de la même façon par tous ceux qui l’ont apprise » (voir Sur la langue française, p. 1343) : la nature du français lui permettrait de résister aux hybridations qui caractérisent toutes les autres langues parlées par des étrangers.

Ces affirmations contradictoires sont un nouvel exemple de la relation que Casanova entretient avec l’idée de norme. Le Vénitien serait un chrétien qui ne croit pas à l’immortalité de l’âme et qui ne prend pas la question au sérieux26. Il aime la vérité au point de mentir. Dans la préface de 1791, il se déclare « approbateur de tous les préjugés de la bonne compagnie », mais il revendique en même temps, et avec force, la singularité de ses goûts, même s’ils choquent :

« Si mon goût n’est pas le général, je ne saurais qu’y faire ; et d’ailleurs je ne me crois pas beaucoup à plaindre de ce que je n’ai jamais trouvé que ma maîtresse sente mauvais. […] J’aime le gibier qui touche aux confins de la corruption, et son agréable fumet qui me ragoûte, comme le gluant de l’odoriférante Morue. En grâce de ces cochonneries je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre » (voir ici).

Plus tard dans l’Histoire de ma vie, le lecteur apprendra que la prohibition de l’inceste doit être respectée comme une loi naturelle, alors qu’il faut la penser comme un préjugé et une institution sans rapport avec la nature. Inutile de multiplier les exemples : ils abondent. Les normes religieuses, discursives, morales, sexuelles, sociales, politiques, celles du bon goût et de la langue sont traitées exactement de la même façon. Casanova joue sans cesse le pour et le contre, pour des raisons variées : prudence, stratégie de séduction ou de dégagement, ironie ; conviction que les normes ont une fonction nécessaire de régulation collective, qu’il convient donc de se ménager une marge individuelle de jeu plutôt que de les contester frontalement ; plaisir aussi de la convention comme composante de l’art de jouir ; tout cela intervient de façon différenciée selon les sujets et les occasions. Mais la relation avec les normes est systématiquement travaillée par une écriture du renversement qui, au moment même où elle affirme la nécessité et la légitimité de la règle ou de l’autorité, en réfute le fondement ou en rejette les conséquences. La langue de l’Histoire de ma vie est la manifestation la plus intime, la plus incorporée, la plus concrète d’un travail d’individuation en œuvre au sein d’un système de contraintes collectives qu’il vise moins à briser qu’à subvertir. Le texte sur le français dans lequel Casanova rend le plus exactement compte de son écriture se trouve à la fin de la préface de 1791, plus directe que celle de 1797. L’attaque contre les puristes est plus franche. De façon frappante, le Vénitien anticipe les déconvenues que rencontrera son œuvre. La revendication d’une relation individuée à la langue y est aussi une déclaration d’amour. Souvenons-nous en lisant ces lignes que, dans l’Histoire de ma vie, savoir habiller une femme relève d’un art de l’attention et d’une morale de la délicatesse essentiels au savoir-vivre amoureux :

« La langue française est la sœur bien-aimée de la mienne ; je l’habille souvent à l’italienne ; je la regarde, elle me semble plus jolie, elle me plaît davantage, et je me trouve content. Sûr en grammaire et certain qu’aucun lecteur ne me trouvera obscur, j’ai défendu à mon éditeur d’adopter des corrections que quelque puriste constipé s’aviserait d’introduire dans mon manuscrit.

Si nous nous sentons flattés en Italie, lorsque nous trouvons dans les belles proses du docte comte Algarotti une grande quantité de gallicismes ; et s’il nous semble que cet ornement étranger nous rende plus agréable la matière qu’il traite, pourquoi jugerai-je la langue française insusceptible d’ornements italiens ? Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période parce qu’elle exige une plus longue haleine ? Ils la chériront lorsqu’ils se trouveront convaincus qu’elle dit davantage. Ils se déferont du préjugé qui leur fait croire que leur langue ne souffre pas des beautés étrangères » (voir ici).

Nous recensons dans les notes, pour ce premier volume, environ cent cinquante italianismes différents. Parmi eux, quelques-uns (ils sont rares) ont finalement été corrigés par Casanova. D’autres sont seulement probables, mais nous avons aussi choisi de ne pas signaler des cas douteux pour lesquels l’influence italienne a pu compter sans que l’on puisse l’établir avec certitude. D’autres cas ont pu nous échapper, et, si nous indiquons systématiquement le genre des noms chez Casanova lorsqu’il diffère du français, nous ne signalons pas chaque fois l’éventuelle explication italianisante qui peut en rendre compte. Surtout, nous ne relevons pas toutes les occurrences d’un même italianisme, pour éviter d’alourdir l’appareil critique : certaines expressions et constructions italianisantes reviennent une dizaine de fois, d’autres plus souvent encore. Ainsi, si l’on ne raisonne pas en termes de cas singulier, mais de nombre d’occurrences, on rencontre beaucoup plus de cent cinquante italianismes dans ce premier volume. Ils n’ont donc rien de rares ni d’hypothétiques, comme on le lit parfois. On en donnera simplement quelques exemples.

Les néologismes constituent les italianismes les plus spectaculaires sans être les plus nombreux (une dizaine non corrigés dans ce volume). Casanova introduit par exemple « vaniloque » (vaniloquio : radotage) ; des raisons sont chez lui « excogitables » (escogitare : imaginer, inventer) ; il a « lambi » la blessure de Mme F. (lambire : lécher) ; une jeune femme ne croit pas que « sa sage conduite [puisse] lui être ascrite à mérite » (ascrivere : attribuer). D’autres néologismes, souvent soulignés par Casanova, sont en réalité une transposition de mots italiens pour désigner des réalités locales : ainsi du « boleton » acheté à la poste de Rome (bollettone : billet payé à l’avance). Nous indiquons aussi en note les néologismes corrigés par le Vénitien (« amatoires », « micidielle » au sens de « meurtrière », « funester » au sens d’« attrister »…)

Les « faux amis », beaucoup plus discrets, sont aussi plus nombreux (au moins une trentaine dans ce volume) : le mot français existe, mais avec un sens différent de l’italien. « Parole » reçoit ainsi le sens de « mot » (parola en italien) dès la préface, lorsque Casanova note que les langues étrangères ont pillé le français « tant dans ses paroles, que dans ses manières » (voir ici). Cet emploi est fréquent dans l’Histoire de ma vie. Casanova reçoit des « notices », c’est-à-dire des nouvelles (notizie). Il s’inquiète avec des amis d’une « taille » qui les menace : c’est une mise à prix (taglia). Ailleurs, il craint de manquer de repartie car il est « surfait » (voir ici) : exemple intéressant, car le verbe « surfaire » est souvent employé dans l’Histoire de ma vie dans le sens qu’il a au XVIIIe siècle (faire payer trop cher), lui aussi difficile à percevoir pour le lecteur moderne, alors que le mot vient ici de l’italien soprafatto (écrasé [par l’émotion]). À la limite du faux ami et de l’italianisme de construction, on lira également que des jeunes filles « se donnèrent le change », non au sens de « se trompèrent », mais d’« échangèrent leur place » (dare il cambio a qualcuno : remplacer quelqu’un). Casanova a aussi corrigé certains faux amis : « escalier » au sens d’« échelle » (scala), « gronder » au sens de « ruisseler » (grondare), « soutane » au sens de « jupon » (sottana, mais ce mot est aussi maintenu ailleurs)…

Les néologismes et ces faux amis sont les seuls cas susceptibles de poser des problèmes de sens. D’autres faux amis, presque imperceptibles, sont directement lisibles en français : ainsi du « confident » de l’Inquisition qui est un espion (confidente). Ils participent discrètement à la texture linguistique de l’Histoire de ma vie. D’autres, peut-être les plus intéressants, produisent des effets de sens, notamment le très fréquent et très casanovien « combinaison » (combinazione au sens de « coïncidence »), surtout au pluriel, autour duquel se jouent les relations ambiguës entre le hasard et le destin. Lorsque Casanova évoque l’amitié « charnelle » d’un homme pour une jeune fille beaucoup plus jeune, le contexte invite à faire jouer l’un des sens de carnale en italien, connotant les liens du sang, et à comprendre qu’il s’agit des sentiments d’un père pour une fille qu’il n’a pas pu reconnaître (voir ici). Mais le mot produit une ambiguïté, en particulier lorsqu’on lit dans le Dictionnaire de l’Académie que le terme français « n’a guère d’usage que dans ces phrases : Plaisir charnel. Appétit charnel. Copulation charnelle » (Acad. 1762).

Casanova calque des expressions italiennes qui ne posent pas de vrai problème de sens, mais peuvent parfois surprendre, souvent agréablement. « En pointe de pieds » (in punta di piedi) remplace « sur la pointe des pieds », aux sens propre et figuré. Une jeune fille est « saine comme un poisson » (sana come un pesce) ; une autre doit « vivre en grâce de Dieu » (vivere in grazia di Dio : mener une vie sans péché) ; on parle « hors des dents » (fuori dai denti : franchement, sans ménagement) ; un homme descend des escaliers « à précipice au risque de se casser le cou » (a precipizio : à toute vitesse). L’infinitif substantivé est encore un procédé italianisant : le « rougir », par exemple, courant en italien et utilisé au XVIIIe siècle par l’Accademia della Crusca pour définir « le rougissement » (« Arrossimento : lo arrossire »). L’adjectif se substantive aussi plus fréquemment en italien qu’en français, et certains cas peuvent être décrits comme des italianismes, même si nous ne les signalons pas nécessairement puisque cette possibilité existe dans la langue française.

Des locutions sont transposées de l’italien au français : « Jusque de ce temps » pour marquer une origine (depuis ce temps : fino da en italien). « En ton » (in tono) remplace « sur un ton ». Certaines sont récurrentes : « en grâce de » (in grazia di : grâce à), « en force de » (in forza di : en vertu de), « à seconde de » (a seconda di : selon).

Les comparatifs et superlatifs sont souvent construits sur le modèle de l’italien. Casanova écrit par exemple « les moyens plus propres » pour « les plus propres », et on lira « pire de » (comparatif + di) et « aussi… comme » (cosí… come) ou « tant… comme », également italianisants. Dans le même ordre d’idées, on trouve « le même de » (lo stesso di) pour « le même que » et « beaucoup pire » pour « bien pire », ce qui est un calque de l’italien molto.

Les italianismes strictement orthographiques et les modifications de genre liées à l’italien sont signalés dans les notes : nous les corrigeons généralement dans un texte qu’il ne s’agit pas d’embaumer. Leur liste pourra être complétée par les lecteurs curieux qui pourront se reporter, dans ce volume, au Répertoire de l’orthographe casanovienne (voir p. LXX), qui n’est pas toujours seulement italianisante. On trouve par exemple « buffonerie », « cerimonial » (cerimoniale), « rafroidissement » (raffredamento), « à pieds » (a piedi), etc. Ces graphies indiquent parfois la prononciation de Casanova : les italianismes peuvent participer de l’écriture de l’oralité. De façon paradoxale, l’orthographe « encruster » pour « incruster » s’explique peut-être par la volonté d’éviter un calque de l’italien (incrostare). Pour le genre, Casanova écrit par exemple « un encre » (inchiostro), mais il accorde « orchestre » au féminin (orchestra). Une habitude italienne surgit à l’occasion, par exemple lorsqu’il écrit « un’chambre ».

Un grand nombre d’italianismes plus ou moins marqués sont enfin liés aux déterminants, aux prépositions et aux constructions verbales. Dans l’Histoire de ma vie, on perd parfois de l’argent aux cartes en jouant « sur la parole » (sulla parola) plutôt que « sur sa parole ». On trouve « traité avec moins d’orgueil de sa dame » qui calque l’italien da. Casanova emploie et construit souvent « retourner » comme l’italien ritornare pris au sens de « revenir » : il ressent par exemple « l’envie de [s]’en aller pour ne plus retourner ». La construction de « complaire » est un cas complexe qui renvoie parfois à la langue classique, et parfois à l’italien compiacere et compiacersi di au sens de « se réjouir de » : Casanova « se complaît » ainsi d’un honneur qui lui est fait. De même, l’emploi de « confier » peut être ambigu, mais il est souvent italianisant : « l’homme confie », au sens de « fait confiance », tient à la possible construction non pronominale de confidare en italien au XVIIIe siècle, rapportée par l’Accademia della Crusca. D’autres cas sont sans équivoque : « se grimper » renvoie à une construction pronominale italienne ; Casanova construit « persuader quelqu’un à faire quelque chose » (persuadere qualcuno a fare qualcosa) ; on trouve « à quoi sert penser » qui découle de servire + infinitif en italien ou encore « te reprocher » au sens de « te faire des reproches » (rimproverare : réprimander).

De nombreuses occurrences déconcertantes pour le lecteur moderne s’expliquent par l’histoire de la langue française autant que par les italianismes. Si l’emploi de si + futur est bien italianisant, celui du subjonctif dans des conjonctives où il ne se trouve plus aujourd’hui était encore en vigueur au XVIIIe siècle. Le fréquent « d’abord que » au sens d’« aussitôt que » ne se trouve plus guère dans les œuvres contemporaines de la rédaction de l’Histoire de ma vie, mais il s’emploie couramment dans la première moitié du siècle, par exemple dans la littérature romanesque (Tissot de Patot, Hamilton, Crébillon fils, Anne-Claude de Caylus, Jean-Baptiste Jourdan, très fréquemment chez Lesage, ce qui n’est pas indifférent pour l’Histoire de ma vie). L’expression de la date ou la désignation d’une période peuvent être franchement italianisantes, lorsque Casanova omet le mot « jour » dans une expression comme « le dernier de septembre », ou dans la locution « vers la fin de l’onzième siècle » ; en revanche, l’emploi de « de » dans des expressions comme « le 16 de septembre » peut aussi se trouver en français au XVIIIe siècle.

Il y a donc bien une réelle texture italianisante dans l’Histoire de ma vie qui relève à la fois de la langue d’un auteur qui n’est pas né francophone et d’un choix stylistique. Elle s’ajoute à d’autres faits linguistiques, comme les différences entre notre langue et celle du XVIIIe siècle et les archaïsmes. Certains cas restent problématiques, ce qui participe à la polysémie de l’Histoire de ma vie : lorsque le Vénitien écrit que les désirs deviennent « majeurs », est-ce un simple calque de l’italien maggiore au sens de « plus grand » ? Faut-il faire jouer les connotations qu’a le mot au XVIIIe siècle, employé dans les locutions « Force majeure, Une force à laquelle on ne peut résister. Causes majeures, Certaines causes d’une grande importance, concernant la Religion et l’État » (Acad. 1762) ?

Quelques étrangetés linguistiques ne s’expliquent ni par l’histoire de la langue ni par l’italien ; elles sont finalement assez peu nombreuses. Certaines peuvent provenir des hésitations de Casanova, qui cherche peut-être parfois à ne pas imiter l’italien dans des cas où les constructions sont pourtant identiques dans les deux langues. Ces occurrences appellent une étude grammaticale et stylistique qui dépasse les fonctions de cette préface. L’immense majorité des cas syntaxiques problématiques relève de l’emploi et parfois de l’enchaînement des subordonnées relatives. Certains sont italianisants, d’autres peuvent calquer l’emploi du che italien, mais bien des occurrences ne s’expliquent pas ainsi. L’analyse qui voudra les éclairer ne devra pas oublier la préface de 1791. Casanova y assume sa syntaxe et ses effets d’allongement : « Pourquoi bornerai-je l’intelligence du Français en lui refusant la faculté de comprendre la force d’une période parce qu’elle exige une plus longue haleine » (voir ici). Les relatives, en particulier enchaînées, produisent cet effet de longueur ou de souffle associé par le Vénitien aux italianismes. Risquons une hypothèse : l’emploi des propositions relatives qui allongent, voire brisent la phrase est assez comparable, chez Casanova, en français et en italien. Or il n’est pas évident que ces relatives italiennes tiennent à une « norme » grammaticale ou rhétorique. On avancerait volontiers, pour ouvrir un débat, que la syntaxe italienne de Casanova n’est pas moins problématique sur ce point que son français ; autrement dit, qu’il s’agit là d’un fait de style présent dans les deux langues, plutôt que de la transposition d’une langue vers l’autre.

De plus, l’écrivain n’ignore rien des vertus de la brièveté. L’analyse de certains méandres syntaxiques dans l’Histoire de ma vie doit s’en souvenir. En témoignent dans cette page le refus et l’indignation suscités par la sentence « c’était trop tard », exprimés en une phrase simple et énergique, puis le mouvement vers un espoir réinventé :

« [Madame Manzoni] me demanda quel état j’embrasserai après avoir renoncé au métier de la guerre, et je lui ai répondu que j’exercerai le métier d’avocat. Elle se mit à rire, et elle me dit que c’était trop tard. Je n’avais que vingt ans. […]

Le docteur Gozzi m’avait assez appris pour aller racler dans l’orchestre d’un théâtre. J’ai demandé cet emploi à M. Grimani qui m’installa d’abord dans l’orchestre de son théâtre de S. Samuel, où gagnant un écu par jour, je pouvais suffire à moi-même. Me rendant justice je me suis absenté moi-même de toutes les compagnies du bon ton, et de toutes les maisons que je fréquentais avant de me donner à ce vil métier. Je savais qu’on devait m’appeler garnement, et je m’en moquais. On devait me mépriser ; mais je me consolais sachant que je n’étais pas méprisable. Me voyant réduit à cela après tant de beaux titres, j’en étais honteux, mais sur cela je me gardais le secret. Je me sentais humilié ; mais pas avili. N’ayant pas renoncé à la fortune, je croyais de pouvoir encore compter sur elle. Je savais qu’elle exerce son pouvoir sur tous les mortels sans les consulter pourvu qu’ils soient jeunes ; et j’étais jeune » (voir ici ou ici).

Les échanges entre le français et l’italien ne sont pas le seul fait de Casanova : ils se jouent entre les langues mêmes. « Sbire » est déjà entré en français, mais il porte encore son origine italienne. Le familier « gonze » (nigaud, niais, dupe) n’est pas spécifiquement casanovien. Casanova emploie « costume » au sens italien de « coutumes », « mœurs » : ce sens est présent en français dans le lexique de la peinture. « Désinvolte » est emprunté à l’italien dans les années 1740-1750 : le Vénitien le donne encore en italien dans l’Histoire de ma vie (la disinvolta). Il francise en revanche l’italien cicerone (guide) en « Cicéron », alors que le mot a déjà été adopté par des écrivains français (Diderot, notamment). Il emploie « fonction » au sens de « cérémonie » (funzione), en particulier lorsqu’il est question de processions. Le mot n’est pas répertorié dans ce sens par les dictionnaires au XVIIIe siècle, mais Mérimée et Stendhal l’emploieront plus tard ainsi à propos de scènes espagnoles ou italiennes. Une occurrence du terme chez Casanova est rendue particulièrement intéressante par son contexte :

« Dans les fonctions de la semaine sainte, j’ai vu par les rues de Vienne l’empereur François premier en voiture découverte habillé à l’espagnole. Au lieu de cocher, un domestique à cheval habillé aussi à l’espagnole, conduisait à pas lents la voiture. Cet habillement venait de Charles V parce qu’il était roi d’Espagne ; mais ses successeurs n’étant pas Espagnols, et n’y ayant rien de commun entre l’Espagne et l’empire, ce train me parut une mascarade. La raison qui l’avait rendu durable était la belle décoration » (voir ici).

La langue française habillée à l’italienne procure du plaisir, mais l’empereur austro-hongrois « habillé à l’espagnole » est ridicule : la « mascarade » n’est pas libératoire, elle devient source d’illusions. Le spectacle du pouvoir échoue en se réduisant à un décor pompeux : les puissants aiment son prestige, mais les foules ne sont pas dupes. L’habillement espagnol est le leurre d’un pouvoir qui pense refonder sa légitimité par la célébration d’une origine prestigieuse. Le spectacle reste sans énergie, sans efficacité : ce n’est plus qu’une tradition fossilisée. Habiller le français à l’italienne, au contraire, n’est pas exhiber une origine qui vaudrait légitimation ; ce n’est pas donner en spectacle un principe de continuité dont l’écrivain tirerait sa force, mais s’affranchir des normes pour inventer sa propre voix dans une langue aux possibles renouvelés.

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