Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE X

Benoît XIV. Partie de Tivoli. Départ de D. Lucrezia. La marquise G.. Barbaruccia. Mon malheur. Mon départ de Rome.

Ce fut Barbaruccia qui me la fit, car son père était fort malade. À mon départ elle me mit dans la poche une lettre ; et elle se sauva d’abord pour ne pas me laisser le temps de la refuser. Elle avait raison, car elle n’était pas faite pour l’être. Elle était adressée à moi-même dictée par les sentiments de la plus vive reconnaissance. Elle me priait de faire savoir à son amant que son père lui parlait, et qu’elle espérait qu’à sa guérison il prendrait une autre servante. Elle finissait par m’assurer, et me jurer qu’elle ne me compromettrait jamais.

La maladie ayant obligé son père à garder le lit douze jours de suite, ce fut elle qui me donna leçon. Elle m’intéressa par un chemin pour moi tout nouveau à l’égard d’une jolie fille. C’était un pur sentiment de pitié, et je me sentais flatté voyant clairement qu’elle y comptait dessus. Jamais ses yeux ne s’arrêtaient sur les miens ; jamais sa main ne rencontrait la mienne, je ne voyais jamais dans sa parure la moindre marque d’une étude faite pour me la rendre agréable. Elle était jolie, et je savais qu’elle était tendre ; mais ces notionsa ne diminuaient en rien ce qu’il me semblait de devoir à l’honneur, et à la bonne foi, et j’étais bien aise qu’elle ne me crût pas capable de profiter de la connaissance que j’avais de sa faiblesse. D’abord que son père regagna sa santé, il chassa sa servante, et il en prit une autre. Elle me pria d’en donner la nouvelle à son amant, et lui dire qu’elle espérait de la mettre dans leurs intérêts pour avoir du moins le plaisir de s’écrire. Quand je lui ai promis de lui en donner la nouvelle, elle me prit la main pour me la baiser. L’ayant retirée montrant de vouloir de lui donner un baiser, elle se détourna en rougissant. Cela m’a plu. J’en ai donné la nouvelle à son amant, il trouva le moyen de lui parler, il la mit dans ses intérêts, et j’ai fini de me mêler de cette intrigue, dont je voyais très bien les mauvaises conséquences qui pouvaient en résulter ; mais le mal était déjà fait.

J’allais rarement chez D. Gaspar, car l’étude de la langue française me l’empêchait ; mais j’allais tous les soirs chez le père Georgi, où quoique je ne figurasse qu’en qualité de cher au même moine, cela cependant me faisait une réputation. Je n’y parlais jamais ; [145v] mais je ne m’y ennuyais pas. On critiquait sans médire, on parlait politique, et littérature ; je m’instruisais. En sortant du couvent de ce sage moine, j’allais à la grande assemblée du cardinal mon maître par la raison que je devais y aller.

Presqu’à chaqu’assemblée, la marquise G., quand elle me voyait à la table où elle jouait me disait une parole ou deux en français auxquelles je répondais en italien, parce qu’il me paraissait de ne devoir pas la faire rire en public. Singulier sentiment que j’abandonne à la perspicacité de mon lecteur. Je la trouvais charmante, et je la fuyais, non pas par crainte de devenir amoureux d’elle, car aimant D. Lucrezia, cela me paraissait impossible ; mais par peur qu’elle pût devenir amoureuse, ou curieuse de moi. Était-ce fatuité, ou modestie ? Vice, ou vertu ? Solvat Apollo [Qu’Apollon en décide]. Elle me fit encore appeler par l’abbé Gama, étant debout, et ayant près d’elle mon maître, et le cardinal S. C.. Je me présente, et elle me surprend par une interrogation en italien à laquelle je ne me serais jamais attendu.

— Vi ha piacciuto molto, me dit-elle, Frascati ? [Frascati vous a-t-elle bien plu ?]

— Beaucoup madame. Je n’ai jamais de ma vie rien vu de si beau.

— Ma la compagnia con la quale eravate, era ancora più bella, ed assai galante era il vostro vis à vis [Mais la compagnie avec laquelle vous étiez était encore plus belle, et votre vis-à-vis était tout à fait galant].

Je ne réponds que par une révérence. Une minute après le cardinal Acquaviva me dit avec bonté :

— Êtes-vous étonné qu’on le sache ?

— Non monseigneur ; mais je suis surpris qu’on en parle. Je ne croyais pas Rome si petite.

— Et plus vous y resterez, me dit S. C., plus vous la trouverez petite. N’êtes-vous pas encore allé baiser le pied du saint père ?

— Pas encore, Monseigneur.

— Vous devez y aller, me dit le cardinal Acquaviva.

Je lui ai répondu par une révérence.

L’abbé Gama me dit en sortant de l’assemblée que je devais y aller sans faute le lendemain.

— Vous vous montrez, me dit-il, je n’en doute pas, chez la marquise G..

— Doutez-en ; car je n’y ai jamais été.

— Vous m’étonnez. Elle vous fait appeler ; elle vous parle !

— J’y irai avec vous.

— Je n’y vais jamais.

— Mais elle vous parle aussi.

— Oui ; mais… Vous ne connaissez pas Rome. Allez-y tout seul. Vous devez y aller.

— Elle me recevra donc ?

— Vous badinez je crois. Il ne s’agit pas de vous faire annoncer. Vous irez la voir, quand les deux battants de la chambre où elle sera seront ouverts. Vous verrez là tous ceux qui lui font hommage.

— Me verra-t-elle ?

— N’en doutez pas.

Je vais le lendemain à Monte-Cavallo1, et je vais tout droit dans la chambre où était le pape d’abord qu’on me dit que je pouvais y entrer, et qu’il était seul. [146r] Je lui baise la sainte croix sur la très sainte mule2, il me demande qui je suis, je le lui dis, il me répond qu’il me connaissait ; et il me fait compliment sur le bonheur que j’avais d’appartenir à un cardinal d’une si grande importance. Il me demande comment j’avais fait pour entrer à son service, et je lui conte tout avec la plus grande vérité commençant par mon arrivée à Martorano. Après avoir bien ri de ce que je lui ai dit de l’évêque il me dit que sans me gêner à lui parler Toscan, je devais lui parler Vénitien, comme il me parlait Bolognais3. Je lui ai dit tant de choses qu’il me dit que je lui ferais plaisir toutes les fois que j’irais le voir. Je lui ai demandé la permission de lire tous les livres défendus, et il me la donna par une bénédiction, me disant qu’il me la ferait expédier par écrit, gratis ; mais il l’a oublié.

Benoît XIV était savant, homme à bons mots, et fort aimable. La seconde fois que je lui ai parlé ce fut à villab Medicis. Il m’appela à lui, et tout en marchant, il me parla de bagatelles. Il était accompagné du cardinal Annibal Albani4, et de l’ambassadeur de Venise. Un homme à l’air modeste s’approche, le pontife lui demande ce qu’il veut, l’homme lui parle bas, et le pape après l’avoir écouté lui dit : Vous avez raison, recommandez-vous à Dieu. Il lui donne la bénédiction, l’homme part tristement, et le pape poursuit sa promenade.

— Cet homme, dis-je au saint père, n’a pas été content de la réponse de votre Sainteté.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a apparence qu’il s’était déjà recommandé à Dieu avant de vous parler, et vous entendant l’y renvoyer de nouveau, il se trouve envoyé, comme dit le proverbe, d’Hérode à Pilate5.

Le pape pouffa, et les deux qui l’accompagnaient aussi, et je suis resté dans mon sérieux.

— Je ne peux, dit le pape, faire rien qui vaille sans l’aide de Dieu.

— C’est vrai ; mais cet homme sait aussi que V. S.6 est son premier ministre : ainsi on peut s’imaginer l’embarras dans lequel il se trouve actuellement qu’il se voit renvoyé au maître. Il ne lui reste autre ressource que celle d’aller donner de l’argent aux gueux de Rome. Pour un baïoque qu’il leur donnera ils prieront tous Dieu pour lui. Ils vantent leur crédit. Je ne crois qu’à celui de V. S., aussi je vous supplie de me délivrer de cette chaleur qui m’enflamme les yeux, me dispensant de manger maigre.

— Mangez gras.

— Très saint père : Votre bénédiction.

Il me la donna me disant qu’il ne me dispensait pas du jeûnec.

Le même soir j’ai trouvé à l’assemblée du cardinal la nouvelle de tout le dialogue entre le pape, et moi. Tout le monde alors commença à vouloir me parler. Ce qui me flattait était le plaisir que le cardinal Acquaviva avait, et qu’il dissimulait en vain.

Je n’ai pas négligé l’avis de l’abbé Gama. Je suis allé chez Madame G. à l’heure que tout le monde pouvait y aller. Je l’ai vue : j’ai vu son Cardinal, [146v] et beaucoup d’autres abbés ; mais j’ai cru d’être invisible, car madame ne m’ayant pas honoré d’un regard, personne ne m’a dit le mot. Une demi-heure après je suis parti. Ce ne fut que cinq à six jours après qu’elle me dit d’un air noble et gracieux qu’elle m’avait vu dans sa salle de compagnie.

— Je ne croyais pas d’avoir eu l’honneur d’être observé de madame.

— Oh ! Je vois tout le monde. On m’a dit que vous avez de l’esprit.

— Si ceux qui vous l’ont dit madame s’y connaissent, vous me donnez là une bonne nouvelle.

— Oui : ils s’y connaissent.

— S’ils ne m’avaient jamais parlé, ils ne l’auraient jamais su.

— C’est certain. Laissez-vous voir chez moi.

Nous avions cercle. Le cardinal S. C. me dit que quand madame me parlait français, bien ou mal je devais répondre dans la même langue. Le politique Gama me dit à part que mon style était trop tranchant, et qu’à la longue je déplairais.

Ayant assez appris de français, je ne prenais plus leçon. Le seul exercice devait me donner l’usage de la langue. Je n’allais chez D. Lucrezia que quelquefois le matin ; et j’allais chez le père Georgi le soir. Il avait su ma partie de Frascati, et il n’y avait pas trouvé à redire.

Deux jours après l’espèce d’ordre que la marquise m’avait donné de lui faire ma cour, je suis entré dans sa salle. M’ayant d’abord vu, elle fit un sourire que j’ai cru devoir relever avec une profonde révérence ; mais voilà tout. Un quart d’heure après elle se mit à jouer, et je suis allé dîner. Elle était jolie, et puissante à Rome ; mais je ne pouvais pas me déterminer à ramper7. Les façons romaines m’excédaient.

Vers la fin de novembre le prétendu8 de D. Angelica vint chez moi avec l’avocat pour me prier d’aller passer un jour, et une nuit chez lui à Tivoli avec la même compagnie que j’avais traitée9 à Frascati : j’ai accepté avec plaisir, car depuis le jour de S.te Ursule je ne m’étais jamais trouvé un seul moment seul avec D. Lucrezia. Je lui ai promis d’être chez D. Cicilia dans ma voiture à la pointe du jour indiqué. Il fallait partir de très bonne heure parce que Tivolid est à seize milles10 de Rome, et parce que la quantité de belles choses qu’il y avait à voir demandaite beaucoup de temps. Devant rester dehors une nuit j’en ai demandé la permission au cardinal même, qui ayant entendu avec qui j’y allais, me répondit que je faisais fort bien à saisir l’occasion de voir les merveilles de ce fameux endroit11 en belle compagnie.

À l’heure convenue, je me suis trouvé à la porte de D. Cicilia dans le même vis-à-vis à quatre chevaux, et elle fut comme toujours mon partage. Cette aimable veuve, malgré la pureté de ses mœurs était fort aise que j’aimasse sa fille. Toute la famille était dans un Phaéton à six places que D. Francescof avait loué. À sept heures et demie nous fîmes halte à une petite maison, où Don Francesco nous fit trouver un élégant déjeuner12, qui devant nous tenir lieu de dîner fut très suffisant. À Tivoli nousg ne pouvions avoir le temps que de souper. Après avoir donc bien déjeuné, nous remontâmes dans nos voitures, et nous fûmes chez lui à dix heures. J’avais à mon doigt la bague que D. Lucrezia m’avait donnéeh, l’ayant faiti remonter pour l’adapter à mon doigt. J’y avais fait faire une autre face derrière, où on ne voyait qu’un champ d’émail avec un caducée13 entouré d’un seul serpent.

[147r] On le voyait entre les deux lettres grecques Alpha, et Oméga. Cette bague fut le sujet du discours dans tout le temps du déjeuner, d’abord qu’on s’aperçut que dans le revers il y avait les mêmes pierres qui composaient la baguej de D. Lucrezia. L’avocat, et D. Francesco s’évertuèrent pour expliquer l’hiéroglyphe14 ce qui divertit beaucoup D. Lucrezia qui savait tout.

Après avoir passé une demi-heure à voir la maison de Don Francesco qui était un vrai bijou, nous allâmes tous ensemble passer six heures pour voir les antiquités de Tivoli. Pendant que D. Lucrezia disait quelque chose à D. Francesco, j’ai tout bas dit à D. Angelica que quand elle serait maîtresse de cette maison j’iraisk dans les belles saisons passer quelques jours avec elle.

— D’abord, monsieur, que je serai maîtresse ici, la première personne à laquelle je ferai fermer ma porte ce sera vous.

— Je vous remercie, mademoiselle, de m’avoir averti.

Le plaisant est que je n’ai pris cette incartade15 que pour une très belle, et très nette déclaration d’amour. Je suis resté comme pétrifié. D. Lucrezia me demanda me secouant ce que sa sœur m’avait dit. Quand elle le sut, elle me dit tout de bon qu’après son départ, je devais l’entreprendre16 pour la réduire à devoir confesser son tort. Elle me plaint, me dit-elle, c’est à toi à me venger.

Don Francesco, m’entendant louer une petite chambre qui donnait sur l’orangerie, me dit que j’y dormirais. D. Lucrezia fit semblant de ne l’avoir pas entendu. Devant aller voir les beautés de Tivoli tous ensemble, nous ne pouvions pas espérer de nous trouver tête à tête dans le jour. Nous passâmes six heures à voir, et à admirer, mais je n’ai vu que très peu. Si le lecteur est curieux de savoir quelque chose de Tivoli sans y aller, il n’a qu’à lire Campugnani17. Je n’ai bien connu Tivoli que vingt-huit ans après18.

Vers le soir nous retournâmes à la maison rendus, et mourants de faim. Une heure de repos avant de nous mettre à table, deux heures de table, les mets exquis, et l’excellent vin de Tivoli nous remirent si bien que nous n’avions besoin que du lit, soit pour y dormir, soit pour y fêter l’amour.

Personne ne voulant coucher seul, Lucrèce dit qu’elle coucherait avec Angélique dans la chambre qui donnait sur l’orangerie, que son mari coucherait avec l’abbé, et sa jeune sœur avec sa mère. La disposition fut trouvée excellente. D. Francesco alors, prit une bougie, me conduisit dans le cabinet que j’avais loué, et me montra comme je pouvais m’enfermer, puis il me souhaita la bonne nuit. Ce cabinet était contigu à la chambre oùl devaient coucher les deux sœurs. Angélique ignorait tout à fait que je fusse son voisin.

Cinq minutes après je les ai vues par le trou de la serrure entrer accompagnées de D. Francesco, qui après leur avoir allumé une lampe de nuit les laissa. Après s’être enfermées, elles s’assirent sur le canapé, où je les voyais se déshabiller. Lucrèce, sachant que je l’entendais, dit à sa sœur d’aller se coucher du côté de la fenêtre. Voilà la vierge, qui ne sachant pas d’être vue ôte jusqu’à sa chemise ; et passe dans cette imposante figure de l’autre côté de la chambre. Lucrèce étouffe la lampe de nuit, éteint les flambeaux, et va se coucher aussi.

[147v] Moments heureux que je n’espère plus ; mais dont la seule mort peut m’en faire perdre le cher souvenir. Je crois que je ne me suis jamais déshabillé plus rapidement. J’ai ouvert la porte, et je suis tombé entre les bras ouverts de Lucrèce, qui dit à sa sœur c’est mon ange : tais-toi, et dors.

Elle ne pouvait pas dire davantage, car nos bouches collées n’étaient plus ni l’organe de la parole, nim le canal de la respiration. Devenus un seul être dans le même instant, nous n’eûmes pas la force den réfréner plus qu’une minute notre premier désir ; il parvint à sa période19 sans aucun bruit de baisers, et sans le moindre mouvement de notre part. Le feu violent qui nous animait nous embrasait : il nous aurait brûléso si nous nous fussions avisés de le contraindre.

Après un court répit, taciturnes, sérieux, et tranquilles, ingénieux ministres de notre amour, et jaloux du feu qu’il devait rallumer dans nos veines, nous desséchions nos champs de l’inondation trop copieuse survenue à la première éruption. Nous nous acquittâmes de ce sacré service avec des fins linges réciproquement, dévotement, et observant un religieux silence. Après cette expiation, nous fîmes hommage avec nos baisers à toutes les parties que nous venions de monder20.

Ce fut alors à moi à inviter ma belle guerrière à commencer un conflit, dont la tactique ne pouvait être connue qu’à l’amour, combat qui charmant tous nos sens ne pouvait avoir autre défaut que celui de finir trop tôt ; mais j’excellais dans l’art de l’allonger. À sa fin, Morphée s’emparant de nos sens nous tint dans une douce mort jusqu’au moment que la lumière de l’aube nous fit apercevoir dans nos yeux à peine ouverts une source intarissable de désirs tout nouveaux. Nous nous y livrâmes ; mais pour les détruire. Charmante destruction que nous ne pouvions opérer qu’en les rassasiant.

— Prends garde à ta sœur, lui dis-je, elle pourrait se tourner, et nous voir.

— Non : ma sœur est charmante ; elle m’aime ; et elle me plaint. N’est-ce pas, chère Angélique ? Tourne-toi, embrasse ta sœur que Vénus possède. Tourne-toi, et contemple ce qui t’attend quand l’amour te fera son esclave.

Angélique, fille de dix-sept ans, qui devait avoir passé une nuit infernale, ne demanda pas mieux que de saisir une raison de se tourner pour donner à sa sœur une marque qu’elle lui avait pardonné. En lui donnant cent baisers, elle lui avoua qu’elle n’avait jamais dormi.

— Pardonne, lui dit Lucrèce, à l’objet qui m’aime, et que j’adore ; tiens : regarde-le, et regarde-moi. Nous sommes comme nous étions il y a sept heures. Pouvoir de l’amour !

— Haï par Angélique, lui dis-je, je n’ose pas…..

— Non ; me dit Angélique. Je ne vous hais pas21.

Lucrèce, me priant alors de l’embrasser, me saute, et jouit de voir sa sœur entre mes bras languissante, et n’ayant le moindre air de penser à résister. Mais le sentiment plus encore que l’amour me défend de frustrer Lucrèce de la marque de reconnaissance que je lui devais. Je m’empare d’elle avec fureur, jouissant de l’espèce d’extase dans laquelle je voyais Angélique [148r] qui pour la première fois se trouvait présente à une si belle lutte. Lucrèce mourante me prie de finir ; mais me trouvant inexorable, me jette sur sa sœur, qui bien loin de me repousser, me serre contre son sein de façon qu’elle se rend heureuse sans presqu’avoir eu besoin que j’y consente. Ce fut ainsi qu’au temps du séjour des Dieux sur la terre la voluptueuse Anaidia22 amoureuse du souffle doux, et gracieux du vent d’Occident lui ouvrit un jour ses bras, et devint féconde. C’était le divin Zéphire23. Le feu de la nature rendit Angélique sourde à toute douleur : elle ne sentit que la joie de satisfaire à son ardent désir.

Lucrèce étonnée, et ravie d’aise, nous distribuant des baisers, fut enchantée de la voir mourir, autant que charmée de voir que je poursuivais. Elle essuyait les gouttes de sueur que je distillais de mon front. Angélique à la fin expira pour la troisième fois si tendrement qu’elle m’arracha l’âme.

Les rayons du Soleil entrant par les fentes de nos fenêtres, je les ai quittées. Après m’être enfermé, je me suis mis au lit ; mais peu de minutes après j’ai entendu la voix de l’avocat, qui reprochait à sa femme, et à sa belle-sœur leur paresse. Ayant, après, frappé à ma porte, et m’ayant vu en chemise il me menaça de faire entrer mes voisines. Il me laissa pour aller m’envoyer un friseur. Je m’enferme de nouveau, je me lave beaucoup le visage avec l’eau froide, et je me rends par la figure comme à l’ordinaire. Une heure après j’entre dans la salle de compagnie ; et il n’y paraît rien. Je me réjouis voyant le teint de mes belles conquêtes frais, et fleuri ; D. Lucrezia toute libre, et Angélique gaie plus que de coutume, et radieuse ; mais tournante à droite, et à gauche, inquiète, et remuante, je ne peux jamais la voir que de profil. La voyant rire de ce que je cherchais en vain ses yeux qu’elle était sûre de ne me laisser jamais trouver, je dis à D. Cicilia que sa fille avait tort de mettre du blanc. Pour lors dupe de ma calomnie, elle m’oblige à lui passer sur le visage un mouchoir, et elle me regarde. Je me rétracte lui demandant excuse, et D. Francesco est enchanté que la blancheur de sa future ait donné lieu à cette question.

Après avoir pris du chocolat nous allons voir son beau jardin, et me trouvant avec D. Lucrezia, je lui reproche sa scélératesse. Me regardant en déesse elle me reproche mon ingratitude.

— J’ai porté la lumière, me dit-elle, dans l’esprit de ma sœur. Au lieu de me plaindre, elle doit actuellement m’approuver, elle doit t’aimer, et étant sur mon départ, je te la laisse.

— Mais comment l’aimerai-je ?

— N’est-elle pas charmante ?

— C’est vrai ; mais charmé par toi, je suis à l’abri [148v] de tout autre charme, et d’ailleurs le seul D. Francesco doit actuellement l’occuper toute entière, et je dois me garder de troubler la paix des ménages. Je peux encore te dire que ta sœur a un esprit différent du tien. Dans cette nuit ta sœur également que moi nous fûmes les victimes de nos sens. C’est si vrai qu’il ne me semble pas de t’avoir manqué. Mais Angélique, vois-tu ? Angélique doit être déjà fâchée de s’être laissé séduire par la naturep.

— Tout cela peut être vrai ; mais ce qui me désole est que nous partirons le dernier de ce mois. Mon mari est sûr d’obtenir la sentence dans cette semaine. Voilà nos jouissances finies.

Cette nouvelle m’a rendu triste. À table je ne me suis plus occupé que du généreux D. Francesco, auquel j’ai promis un épithalame24 pour le jour de ses noces qu’on devait faire en Janvier.

Nous retournâmes à Rome, et D. Lucrezia en trois heures que nous passâmes l’un vis-à-vis de l’autre, ne put jamais me convaincreq que je fusse moins amoureux d’elle que je ne l’étais avant qu’elle m’eût mis en possession de toutes ses richesses. Nous nous arrêtâmes à la petite maison où nous avions déjeuné la veille pour prendre des glaces que D. Francesco nous avait fait faire. Nous arrivâmes à Rome à huit heures. Ayant grand besoin de me reposer, je suis d’abord allé à l’hôtel d’Espagne.

Trois, ou quatre jours après, l’avocat vint prendre congé de moi avec des paroles très obligeantes. Il retournait à Naples après avoir gagné son procès. Comme il partait le surlendemain, j’ai passé chez D. Cicilia les deux dernières soirées de son séjour à Rome. Ayant su l’heure à laquelle il devait partir, je suis allé deux heures auparavant pour m’arrêter là où je croyais qu’il devait coucher pour avoir le plaisir de souper avec lui pour la dernière fois ; mais un contretemps l’ayant forcé à différer son départ de quatre heures, je n’ai eu autre plaisir que celui de dîner.

Après le départ de cette rare femme, je me suis trouvé avec l’ennui que cause au jeune homme le cœur vide. Je passais toute la journée dans ma chambre faisant des sommaires de lettres françaises25 du cardinal même, qui eut la bonté de me dire qu’il trouvait mes extraits très judicieux ; mais que je devais absolument travailler moins. Mme G. était présente à ce compliment très flatteur. Après la seconde fois que j’avais été lui faire ma cour, elle ne m’avait plus vu. Elle me boudait. Entendant le reproche de travailler trop que le cardinal me fit, elle lui dit que je devais travailler pour dissiper mon ennui après le départ de D. Lucrezia.

— C’est vrai, madame, j’y ai été très sensible. Elle était bonne ; et elle me pardonnait, si je ne pouvais pas aller souvent chez elle. Mon amitié d’ailleurs était innocente.

— Je n’en doute pas ; malgré qu’on trouve dans votre ode le [149r] poète amoureux.

— Il n’est pas possible, dit mon adorable cardinal, qu’un poète écrive sans faire semblant d’être amoureux.

— Mais, s’il l’est, répliqua la marquise, il n’a pas besoin d’en faire semblant.

En disant ces paroles, elle tire de sa poche mon ode, et elle la donne à S. É., lui disant qu’elle me faisait honneur, que c’était un petit chef-d’œuvre avoué26 de tous les beaux esprits de Rome, que D. Lucrezia savait par cœur. Le cardinal la lui rendit, souriant, et lui disant qu’il ne goûtait pas la poésie italienne, et que la trouvant jolie, elle pourrait se donner le plaisir de la traduire en français. Elle lui répond qu’elle n’écrivait français qu’en prose, et que toute traduction en prose d’une pièce de vers devait être mauvaise.

— Je ne me mêle, ajouta-t-elle, me regardant, que de faire quelque fois des vers italiens sans prétention.

— Je me croirais heureux, madame, si je pouvais me procurer le bonheur d’en admirer quelques-uns.

— Voici, me dit son cardinal, un sonnet de madame.

Je le prends respectueusement, me mettant en position de le lire, lorsque madame me dit de le mettre dans ma poche, et de le rendre le lendemain à S. É. quoique son sonnet fût très peu de chose.

— Si vous sortez le matin, me dit le cardinal, vous pourrez me le rendre venant dîner chez moi.

— Dans ce cas, repartit d’abord le cardinal Acquaviva, il sortira exprès.

Après une profonde révérence qui disait tout, je m’éloigne peu à peu, et je monte à ma chambre impatient de lire le sonnet. Mais avant de le lire, je jette un coup d’œil sur moi, sur ma situation actuelle, et sur le grand voyage qu’il me semblait d’avoir fait à l’assemblée ce soir-là. La marquise G., qui me fait la plus claire de toutes les déclarations qu’elle s’intéressait à moi. Qui se donnant un air de grandeur, ne craint pas de se compromettre me faisant des avances en public. Qui aurait osé y trouver à redire ? Un jeune abbé comme moi, très sans conséquence, ne pouvait aspirer qu’à sa protection, et elle était faite pour l’accorder principalement à ceux qui ne montraient pas, s’en croyant très dignes, de la prétendre. Ma modestie, sur cet article-là, sautait aux yeux de tout le monde. La marquise m’aurait insulté, si elle m’eût cru capable de m’imaginer qu’elle se sentait un goût pour moi. Non sûrement. Une pareille fatuité n’est pas en nature. C’était si vrai que son cardinal même m’invite à dîner. Aurait-il fait cela, s’il eût pu croire que jer plusse à sa marquise ? Au contraire. Il ne m’a dit d’aller dîner avec lui qu’après avoir relevé des paroles de la marquise même que j’étais la personne qu’il leur fallait pour passer quelqu’heure à causer sans rien risquer, mais rien, du grand rien. À d’autres.

Pourquoi faut-il que je me masque à mon cher lecteur ?s Qu’il me croie fat, et je lui pardonne. Je me suis senti sûr d’avoir plu à la marquise : je me [149v] suis félicité sur ce qu’elle avait fait ce terrible premier pas, sans lequel je n’aurais jamais osé non seulement l’attaquer par les moyens convenables ; mais jeter un dévolu sur elle. Je ne l’ai connue enfin faite pour me rendre amoureux, et très digne de succéder à D. Lucrezia que ce soir-là. Elle était belle,t jeune, remplie d’esprit, très cultivée, lettrée, et puissante dans Rome. J’ai décidé de faire semblant d’ignorer son inclination, et de commencer le lendemain, à lui donner motif de croire que je l’aimais sans oser espérer. Je fus sûr de parvenir à tout. C’était une entreprise que le père Georgi même devait faire semblant d’applaudir. J’avais vu avec le plus grand plaisir que le cardinal Acquaviva avait été bien aise que le Cardinal S. C. m’eût invité, tandis que lui-même il ne m’avait jamais fait un pareil honneur.

Je lis son sonnet, je le trouve bon, coulant, facile, écrit en langue parfaite. La marquise faisait l’éloge du roi de Prusse qui s’était alors emparé de la Silésie par une espèce de coup de main27. Il me vint envie en le copiant de faire que la Silésie même réponde au sonnet se plaignant que l’amour auteur du même sonnet ose applaudir celui qui l’avait conquise, tandis que c’était un roi ennemi déclaré de l’amour28.

Il est impossible qu’un homme habitué à faire des vers s’en abstienne d’abord qu’une belle pensée se présente à son esprit. Ma pensée me parut superbe : c’est l’essentiel. J’ai répondu par les mêmes rimes au sonnet de la marquise, et je suis allé me coucher. Le matin je l’ai poli, mis au net, et mis dans ma poche.

L’abbé Gama vint déjeuner avec moi me faisant compliment sur l’honneur que S. C. m’accordait ; mais m’avertissant de me tenir sur mes gardes parce que Son Ém.u était très jaloux. Je l’assure, le remerciant, que je n’avais rien à craindre de ce côté-là, car je ne me sentais aucun goût pour la marquise.

Le cardinal S. C. me reçut avec un air de bonté, mêlé d’une dignité faite pour me faire sentir la grâce qu’il m’accordait.

— Avez-vous trouvé, me dit-il d’abord, le sonnet de la marquise bien fait ?

— Charmant, Monseigneur, le voilà.

— Elle a beaucoup de talent. Je veux vous faire voir dix stances de sa façon ; mais sous le plus grand secret.

— Votre Éminence peut en être sûre.

Il ouvre un secrétaire, et il me fait lire dix stances, dont il était le sujet. Je n’y trouve pas de feu ; mais des images bien couchées29 dans un style passionné. C’était de l’amour tout net. Le cardinal par cette démarche devenait très indiscret. Je lui demande s’il avait répondu ; il me dit que non ; et il me demande en riant, si je voulais lui prêter ma plume ; mais toujours sous le plus grand secret.

— Pour le secret, monseigneur, j’en réponds sur ma tête ; mais madame connaîtra la différence du style.

— Elle n’a rien de moi ; et d’ailleurs je ne pense pas qu’elle me croie bon poète. Par cette raison vos stances doivent être faites de façon qu’elle ne puisse pas les trouver au-dessus de ma capacité.

— Je les écrirai, Monseigneur, et V. É. en sera le juge. Si vous trouverez de ne pas [150r] pouvoir en faire autant V. É. ne les lui remettra pas.

— C’est bien dit. Voulez-vous les faire d’abord ?

— D’abord ? Ce n’est pas de la prose, monseigneur.

— Tâchez de me les donner demain.

Nous dînâmes à deux heures tête à tête, et mon appétit lui plut. Il me félicita de ce que je mangeais autant que lui. Je lui ai répondu qu’il me flattait trop, et que je lui cédais. Je riais en moi-même de ce caractère original, voyant le bon parti que je pouvais en tirer ; mais voilà la marquise, qui, comme de raison, entre sans qu’on l’ait annoncée. Ce fut le premier moment dans lequel elle me parut beauté achevée. La voyant paraître, le cardinal rit qu’allant vite s’asseoir près de lui, elle ne lui donne pas le temps de se lever. Pour moi, on me laisse debout : c’était en règle. Elle parle avec esprit de différentes choses ; on porte du café, et elle me dit enfin de m’asseoir ; mais comme si elle m’avait fait l’aumône.

— À propos ! l’abbé. Avez-vous lu mon sonnet ?

— Je l’ai même remis à monseigneur. Je l’ai admiré madame. Je l’ai trouvé si heureux, que je suis sûr qu’il vous a coûté du temps.

— Du temps ? dit le cardinal. Vous ne la connaissez pas.

— Sans peine, monseigneur, on ne fait rien qui vaille. Par cette raison je n’ai pas osé donner à V. Ém. une réponse que j’y ai fait dans une demi-heure.

— Voyons-la, voyons-la, dit la marquise. Je veux la lire.

Réponse de la Silésie à l’Amour. Ce titre la fait rougir. Elle devient toute sérieuse. Le cardinal dit qu’il n’y a pas question d’Amour. — Attendez, dit madame. Il faut respecter les pensées des poètes.

Elle le lit très bien ; elle le relit. Elle trouve justes les reproches que la Silésie lui fait ; et elle explique au cardinal la raison que la Silésie doit trouver mauvais que ce soit le roi de Prusse qui ait fait sa conquête. Ah ! oui oui, dit le cardinal. C’est que la Silésie est une femme… C’est que le roi de Prusse… Oh ! Pour le coup, la pensée est divine.

Il a fallu alors attendre un demi-quart d’heure jusqu’à ce que le rire de S. Ém. cessât.

— Je veux copierv ce sonnet, dit-il, absolument.

— L’abbé, dit la marquise souriant, vous en épargnera la peine.

— Je vais le lui dicter. Que vois-je ! c’est admirable. Il l’a fait par vos mêmes rimes. Vous en êtes-vous aperçue ? Marquise.

Un coup d’œil qu’elle m’a donné alors a fini de me rendre amoureux. J’ai vu qu’elle voulait que je connusse le cardinal comme elle le connaissait, et que je fusse de moitié avec elle. Je me sentais tout prêt. Après avoir copié le sonnet, je les ai laissés. Le cardinal me dit qu’il m’attendait à dîner le lendemain.

Je suis allé m’enfermer dans ma chambre, car les dix stances que je devais faire étaient de l’espèce la plus singulière. J’avais besoin de me tenir à cheval du fossé avec une adresse extrême, car dans le même moment que la marquise aurait dû faire semblant de croire que l’auteur des stances était le cardinal, elle devait être sûre qu’elles étaient de moi, et elle devait savoir que je savais qu’elle le savait. Je devais ménager sa gloire, et en même temps faire que dans mes vers elle aperçût un feu, qui ne pouvait émaner que de mon propre amour, et non pas d’une imagination poétique.

[150v] Je devais aussi penser à faire de mon mieux par rapport au cardinal, qui plus il trouverait les stances jolies plus il les aurait crues faites pour se les approprier. Il ne s’agissait que de clarté ; et c’est précisément ce qu’il y a de plus difficile dans la poésie. L’obscur, qui est le plus facile, aurait paru du sublime30 à cet homme, dont je devais tâcher de gagner les bonnes grâces. Si la marquise dans ses dix stances faisait la description de belles qualités du cardinal physiques, et morales, je devais lui rendre la pareille. Je les ai donc faites avec tous ces caractères. J’ai peint ses beautés visibles, et je me suis dispensé de peindre les secrètes, finissant la dernière stance avec les deux beaux vers de l’Arioste

Le angeliche bellezze nate in cielo

Non si ponno celar sotto alcun velo.

[Les beautés angéliques et qui sont nées du ciel

Ne peuvent sous aucun voile être cachées.]31

Assez content de mon petit ouvrage, je suis allé chez le cardinal, et je le lui ai donné, lui disant que je doutais qu’il voulût se dire auteur d’une production qui sentait trop l’écolier. Après les avoir lues, et relues fort mal, il me dit qu’effectivement elles étaient peu de chose ; mais que c’était ce qui lui fallait ; et il me remercia d’y avoir mis les deux vers de l’Arioste qui feraient voir à la marquise qu’il en avait eu besoin. Il me dit pour me consoler que, les copiant, il aurait soin de manquer des vers, ce qui ferait qu’elle ne douterait pas qu’il n’en fût auteur. Nous dînâmes de meilleure heure, et je suis parti pour lui laisser le temps de copier les stances avant l’arrivée de la dame.

Ce fut le lendemain la nuit, que l’ayant rencontrée à la porte de l’hôtel dans le moment qu’elle descendait de sa voiture, je lui ai donné le bras. Elle me dit de but en blanc qu’elle deviendrait mon ennemie, si on parvenait à Rome à connaître ses stances, et les miennes.

— Je ne sais pas, madame, de quoi vous me parlez.

— Je m’y attendais ; mais que cela vous suffise.

D’abord qu’elle fut dans la salle, je me suis retiré dans ma chambre au désespoir, parce que je l’ai crue réellement fâchée. Mes stances, me disais-je, ont un coloris trop vif ; elles compromettent sa gloire, et elle trouve mauvais que je sois trop à part de son intrigue. Elle craint, me dit-elle, mon indiscrétion ; mais je suis sûr qu’elle n’en fait que semblant : c’est un prétexte pour me disgracier. Qu’aurait-elle fait, si dans mes vers je l’eusse mise toute nue ? J’étais fâché de ne l’avoir pas fait. Je me déshabille ; je me couche, et une demi-heure après, l’abbé Gama frappe à ma porte : je tire le cordon. Il entre me disant que monseigneur désirait que je descendisse. La marquise G., le cardinal S. C., demandent de vous32. — J’en suis fâché. Allez leur dire la vérité. Dites aussi, si vous voulez, que je suis malade.

N’étant pas retourné33, j’ai vu qu’il devait avoir bien fait sa commission. Le lendemain matin j’ai reçu un billet du cardinal S. C., où il me disait qu’il m’attendait à dîner, qu’il s’était fait saigner, qu’il avait [151r] besoin de me parler, et d’y aller de bonne heure quand même je serais malade. C’était pressant. Je new pouvais deviner rien ; mais je ne m’attendais à rien de désagréable.

À peine habillé, je descends, et je vais entendre la messe, où j’étais sûr que monseigneur me verrait. Après la messe, il me demande à l’écart si j’étais vraiment malade.

— Non monseigneur. Je n’avais qu’envie de dormir.

— Vous avez tort, car on vous aime. Le cardinal S. C. se fait saigner.

— Je le sais. Il me le marque dans ce billet, dans lequel il m’ordonne d’aller lui faire ma cour si V. É. le trouve bon.

— Très bon. Mais c’est plaisant. Je ne croyais pas qu’il eût besoin d’un tiers.

— Y aura-t-il un tiers ?

— Je n’en sais rien ; et je n’en suis pas curieux.

On crut que le cardinal m’avait parlé d’affaires d’état. Je suis allé chez S. C. qui était au lit.

— Étant obligé, me dit-il, de faire diète, je dînerai tout seul ; mais vous n’y perdrez rien, car le cuisinier n’est pas averti. Ce que j’ai à vous dire est que j’ai peur que vos stances soient trop jolies, car la marquise en est folle. Si vous me les aviez lues comme elle les a lues, je ne les aurais pas adoptées.

— Elle les croit cependant de V. É. ?

— Elle n’en doute pas ; mais que ferai-je si elle s’avise de me faire des nouveaux vers ?

— Disposez de moi, monseigneur, jour et nuit, et soyez sûr que je mourrai plutôt que de trahir votre secret.

— Je vous prie d’accepter ce petit présent. C’est du Negrillo de la Havane que le cardinal Acquaviva m’a donné.

Le tabac était bon ; mais l’accessoire était meilleur. La tabatière était d’or émailléx. Je l’ai reçue avec respect, et tendre reconnaissance. Si son éminence ne savait pas faire des vers, il savait au moins donner ; et cette science dans un seigneur est beaucoup plus belle que la première.

Je fus surpris à midi de voir la marquise dans le déshabillé le plus galant.

— Si j’avais su, lui dit-elle, que vous aviezy bonne compagnie, je ne serais pas venue.

— Je suis sûr, lui répondit-il, que vous ne trouverez pas de trop notre abbé.

— Non, car je le crois honnête.

Je me tenais là sans rien dire ; mais je me tenais aussi prêt à partir avec ma belle tabatière au premier lardon34 qu’elle se serait avisée de me lâcher. Il lui demanda si elle dînait, [151v] lui disant en même temps qu’il avait ordre de faire diète.

— Je dînerai ; mais mal, car je n’aime pas à manger seule.

— L’abbé, si vous voulez lui accorder cet honneur, vous tiendra compagnie.

Elle ne répondit qu’en me regardant d’un air gracieux. C’était la première femme du grand ton à laquelle j’avais à faire. Je ne pouvais pas m’accoutumerz à un maudit air de protection, qui ne peut avoir rien de commun avec l’amour ; mais je voyais qu’en présence de son cardinal elle devait en agir ainsi. Je savais qu’elle devait savoir que l’air soutenu démonte.

On mit la table près du lit de S. É.. La marquise ne mangeant presque rien m’encourageaitaa applaudissant à mon heureux appétit.

— Je vous ai dit, lui dit le cardinal, que l’abbé ne me cède pas.

— Je crois, lui répondit-elle, qu’il ne s’en faut pas de beaucoup ; mais vous êtes plus friand.

Je la prie alors de me dire quel fondement elle avait de me croire gourmand.

— Je n’aime, madame, que le morceau fin, et exquis en tout.

— Explication de l’en tout, dit le cardinal.

Me permettant alors de rire, j’ai commencé à dire en vers faits sur-le-champ tout ce qu’en tout genre était digne d’être appelé morceau choisi. La marquise m’applaudissant me dit qu’elle admirait mon courage.

— Mon courage, madame, est votre ouvrage, car je suis timide comme un lapin35 quand on ne m’en donne pas. C’est vous qui êtes l’auteur de mon impromptu. Cum dico quae placent dictat auditor [Si ce que je dis a l’heur de plaire c’est l’auditeur qui me l’a dicté]36.

— Je vous admire. Pour moi, quand même celui qui m’encouragerait serait Apollon, je ne saurais pas prononcer quatre vers sans les écrire.

— Osez, madame, vous abandonner à votre Génie, et vous direz des choses divines.

— Je le crois aussi dit le cardinal. Permettez, de grâce, que je montre à l’abbé vos dix stances.

— Elles sont négligées ; mais je le veux bien pourvu que cela reste entre nous.

Le cardinal alors me donna les dix stances de la marquise, que j’ai lues, leur donnant tout l’esprit que la lecture peut donner à une bonne pièce de poésie.

Comme vous avez lu cela ! dit la marquise. Il ne me semble [152r] plus d’en être l’auteur. Je vous remercie. Mais ayez aussi la complaisance de lire dans le même ton les dix de son Éminence en réponse des miennes. Elles les surpassent de beaucoup.

— Ne croyez pas cela, me dit-il ; les voilà cependant. Mais tâchez aussi de ne leur faire rien perdre à la lecture.

Le cardinal n’avait pas besoin de me faire cette prière, car c’étant du mien, je n’étais pas le maître de lire mal, d’autant plus que Bacchus augmentait le feu que la marquise devant mes yeux allumait dans mon âme.

Je les ai lues d’une façon que le cardinal en fut ravi ;ab et qui fit rougir la marquise là où je faisais la description de certaines beautés qu’on permet à la poésie de louer ; mais que je ne pouvais pas avoir vues. Elle m’arracha les stances d’un air dépiteux37 me disant que j’y avais changé des vers. C’était vrai ; mais j’ai fait semblant de ne pas en convenir. J’étais tout en flammes, et elle n’était pas moins ardente. Le cardinal s’étant endormi, elle se leva pour aller s’asseoir sur le Bel-vedere38 ; et je l’ai suivie.

À peine assise sur la hauteur d’appui, je me mets devant elle debout. Un de ses genoux donnait contre le gousset39 où j’avais ma montre. Prenant avec une respectueuse douceur une de ses mains, je lui dis qu’elle m’avait embrasé.

— Je vous adore, madame, et si vous ne me permettez pas d’espérer du retour, je suis décidé à vous éviter pour toujours. Prononcez ma sentence.

— Je vous crois libertin, et inconstant.

— Je ne suis ni l’un, ni l’autre.

Lui disant cela, je l’ai serrée contre mon sein, mettant sur ses lèvres un baiser d’amour qu’elle reçut sans avoir la bassesse deac souffrir que je lui fisse la moindre violence. Mes mains affamées tentèrent alors de s’ouvrir le chemin à tout ; mais elle changea vite de posture, me priant de la respecter avec tant de douceur que je me suis cru en devoir, non seulement de modérer tout transport ; mais de lui demander pardon. Elle me parla alors de D. Lucrezia, et elle dut être enchantée de me trouver un monstre de discrétion. Elle me parla après du cardinal, [152v] dont elle voulut que je crusse qu’elle n’était que bonne amie. Ensuite nous nous récitâmes des beaux morceaux de poésie, elle se tenant assise me laissant voir la moitié d’une jambe faite au tour40, et moi toujours debout, et faisant semblant de ne pas la voir, décidé de ne pas me procurer dans ce jour-là une faveur plus grande que celle que j’avais obtenue.

Le Cardinal vint en bonnet de nuit nous surprendre, nous demandant de bonne foi si nous nous étions impatientés à l’attendre. Je ne les ai laissés que sur la brune, très content de mon sort, et déterminé à tenir mon amour naissant en bride jusqu’au moment qu’une heureuse occasion se présenterait dans laquelle je me trouverais sûr de le voir couronné par la victoire. Depuis ce jour-là la charmante marquise ne cessa jamais de me donner des marques d’une estime toute particulière sans affecter le moindre mystère. Il me semblait de pouvoir compter sur le carnaval prochain, étant sûr que plus je ménagerais sa délicatesse, plus elle penserait à mead présenter elle-même une occasion dans laquelle elle récompenserait entièrement ma tendresse, ma fidélité, et ma constance. Mais ma fortune devait prendre une différente tournure précisément lorsque je m’y attendais le moins, et lorsque le cardinal Acquaviva, et le pape même pensaient à la rendre solide. Cet illustre pontife m’avait fait des compliments très flatteurs sur la belle tabatière que le cardinal S. C. m’avait donnée, sans jamais me parler de la marquise G. ; et le cardinal Acquaviva ne me dissimula pas le plaisir qu’il ressentit lorsqu’il vit la belle tabatière dans laquelle son généreux confrère m’avait donné à goûter son Negrillo. L’abbé Gama, qui me voyait sur un si beau chemin, me félicitait ; et n’osait plus me donner des conseils ; et le père Georgi, qui devinait tout, me disait que je devais me contenter de la grâce de la marquise G., et prendre bien garde à ne pas quitter sa connaissance pour en faire une autre. Telle était ma situation.

Ce fut dans le jour de Noël que j’ai vu l’amant de Barbaruccia entrer dans ma chambre, fermer la porte, puis se jeter sur un canapé me disant que je le voyais pour la dernière fois.

— Je ne viens vous demander qu’un bon conseil.

— Quel conseil puis-je vous donner ?

— Tenez. Lisez. Vous saurez tout.

[153r] C’était une lettre de Barbaruccia qui parlait ainsi : « Je suis grosse, mon cher ami, et je ne puis plus en douter. Je vous avertis que je suis déterminée à partir de Rome toute seule, et à aller mourir où Dieu voudra, si vous n’avez pas soin de moi. Je souffrirai tout plutôt que de découvrir à mon père l’état malheureux dans lequelae nous nous sommes mis. »

En caractère d’honnête homme, lui dis-je, vous ne pouvez pas l’abandonner. Épousez-la, malgré votre père, et malgré le sien, et après vivez avec elle. La providence éternelle aura soin de vous. Il pense, il me semble plus calme, et il s’en va.

a. 1744af

Au commencement de Janvier je le vois paraître devant moi ayant l’air très content.

— J’ai loué, me dit-il, le haut étage de la maison contiguë à celle de Barbaruccia. Elle le sait ; et cette nuit j’en sortirai par la lucarne du grenier, et j’entrerai par la lucarne du sien dans sa maison. Je fixerai avec elle l’heure à laquelle je l’enlèverai. Mon parti est pris. J’ai décidé de la conduire à Naples, et comme sa servante, qui couche au grenier, ne pourrait pas ignorer son évasion, je la conduirai avec nous aussi.

— Dieu vous bénisse.

Huit jours après, je le vois dans ma chambre une heure avant minuit accompagné d’un abbé.

— Que voulez-vous de moi à cette heure ?

— Je vous présente ce bel abbé.

Je reconnais Barbaruccia, et je m’alarme.

— Vous a-t-on vu entrer ?

— Non. Et quand même ? C’est un abbé ! Nous passons ensemble toutes les nuits.

— Je vous félicite.

— La servante a déjà consenti ; elle viendra avec nous. Nous partirons dans peu ; et nous serons à Naples en vingt-quatre heures. Nous aurons une voiture qui nous mettra à la première poste, où je suis sûr qu’on nous donnera des chevaux.

— Adieu donc. Je vous souhaite du bonheur. Je vous prie de vous en aller.

— Adieu.

Peu de jours après, me promenant à villa Medici avec l’abbé Gama, je l’entends dire que dans la nuit il y aurait une exécution41 dans la place d’Espagne.

— En quoi consiste cette exécution ?

— Le Bargello42, ou son lieutenant viendra exécuter quelqu’ordine santissimo, ou visitant quelque maison suspecte, ou enlevant quelqu’un qui ne s’y attend pas.

— Comment sait-on cela ?

— S. É. doit le savoir, car le [153v] pape n’oserait empiéter sur sa juridiction43 sans lui en demander la permission.

— Il la lui a donc demandée ?

— Oui. Un auditor santissimo44 est venu la lui demander ce matin.

— Mais notre cardinal aurait pu la lui refuser.

— C’est vrai ; mais il ne la refuse jamais.

— Et si laag personne inquise45 est sous sa protection ?

— Son Éminence pour lors la fait avertir.

Un quart d’heure après, ayant quitté l’abbé, je me suis trouvé inquiet. J’ai pensé que cet ordre pourrait regarder Barbaruccia ou son amant. La maison de Dalacqua était sous la juridiction d’Espagne. J’ai cherché en vain le jeune homme partout : allant chez lui, ou chez Barbaruccia, j’aurais eu peur de me compromettre. Il est cependant certain qu’étant sûr j’y serais allé ; mais mon soupçon n’avait pas d’assez forts fondements.

Vers minuit, voulant aller me coucher, j’ouvre ma porte pour en ôter la clef, lorsque je me trouve surpris par un abbé qui entre vite, et qui hors d’haleine se jette sur un fauteuil. Reconnaissant Barbaruccia, je ferme ma porte ; je devine tout, et prévoyant lesah conséquences, je me vois perdu. Troublé, confus, je ne l’interroge sur rien, je lui dis son fait, je la condamne de s’être sauvée chez moi, et je la prie de s’en aller.

Malheureux ! Il ne fallait pas la prier ; mais la forcer, et même appeler du monde si elle n’eût pas voulu partir. Je n’en ai pas eu la force.

Au mot de s’en aller, elle se jette à mes pieds pleurant, gémissant, et me demandant pitié. Je cède ; mais l’avertissant que nous étions perdus tous les deux.

— Personne ne m’a vueai ni entrer dans l’hôtel, ni monter ici, j’en suis sûre ; et je me crois heureuse d’être venue chez vous ici, il y a dix jours, car sans cela je n’aurais jamais pu deviner où était votre chambre.

— Hélas ! Il aurait mieux valu que vous l’eussiez ignoréaj. Qu’est devenu le docteur votre amant ?

— Les sbires l’ont enlevé avec la servante. Mais voici tout le fait.

Mon amant m’ayant dit la nuit passée que dans cette même nuit à onze heures une biroche46 se trouverait aux pieds de l’escalier de la Trinité dè Monti47, et qu’il y serait dedans pour m’y attendre, je suis sortie il y a une heure, de la lucarne de notre maison précédée par la servante. Je suis entrée dans la sienne, je me suis habillée comme vous voyez, je suis descendue, et je m’acheminais tout droit à la biroche. Ma servante me précédait avec ma pacotille48. En tournant le coin, sentant qu’une boucle de mon soulier s’était lâchée, je m’arrête, et m’incline pour la remettre. Ma servante qui croyait que je la suivais, allant toujours son chemin, arriva à la biroche, et y monta : je n’étais qu’à trente pas d’elle. Mais voici ce qui me rendit immobile. La servante à peine montée, je vois à la [154r] lueur d’une lanterne la voiture entourée de sbires, et en même temps le voiturier descendre de cheval pour laisser qu’un autre y monte qui à bride abattue enleva la biroche avec ma servante, et mon amant qui certainement y était pour m’attendre. Que pouvais-je faire dans ce terrible moment ? Ne pouvant plus retourner chez moi, j’ai suivi un mouvement de mon âme, que je peux appeler involontaire, et qui m’a conduite ici. M’y voilà. Vous me dites que par cette démarche, je vous ai perdu, et je me sens mourir. Cherchez un expédient : je suis prête à tout : même à me perdre, s’il le faut, pour vous sauver.

Mais en prononçant ces dernières paroles, elle commença à verser des larmes que je ne saurais comparer à rien. Comprenant tout ce que sa situation avait d’affreux, je la trouvais bien plus malheureuse que la mienne ; mais cela n’empêchait pas que je ne me visse à la veille de mon précipice tout innocent que j’étais. Laissez, lui dis-je, que je vous conduise aux pieds de votre père : je me sens assez fort pour le convaincre qu’il doit vous sauver de l’opprobre.

Mais à la proposition de cet expédient qui était l’unique, je vois la pauvre malheureuse désolée. Elle me répond pleurant à verse qu’elle aimait mieux que je la misse dans la rue, et que je l’y abandonnasse. Je devais en agir ainsi ; et j’y ai pensé ; mais je n’ai pas eu la force de m’y déterminer. Ce qui m’a empêché de l’avoir furent les larmes. Savez-vous, mon cher lecteur, ce que c’est que la force des larmes, qui sortent des beaux yeux d’une jeune, et jolie figure d’une fille honnête, et malheureuse ? C’est une force irrésistible. Credete a chi ne ha fatto esperimento [Croyez-en celui qui l’a expérimenté]49. Je me suis trouvé dans l’impuissance physique de la mettre à la porte. Quelles larmes ! Trois mouchoirs dans une demi-heure en furent imbibés. Je n’ai jamais vu des pleurs pareils jamais discontinués : s’ils furent nécessaires à la soulager de sa douleur, il n’y a jamais eu au monde une douleur égale à la sienne.

Après tous ces pleurs, je lui ai demandé ce qu’elle pensait de faire à l’apparition du nouveau jour. Minuit était déjà sonné. – Je sortirai de l’hôtel, me répondit-elle en sanglotant. Sous cet habit personne ne prendra garde à moi ; je sortirai de Rome ; je marcherai jusqu’à ce que l’haleine me manquera.

À ces mots elle tombe sur le parquet : j’ai cru qu’elle allait mourir. Elle mettait, elle-même, un doigt à son collet pour se faciliter la respiration, parce qu’elle étouffait. Je la voyais devenue bleue. Je me trouvais dans le plus cruel de tous les embarras.

Après avoir délacé son collet, et déboutonné ce qui la serrait tout partout, je l’ai rappelée à la vie à force d’eau dont je saupoudrais son visage.

[154v] La nuit étant des plus froides, et n’ayant pas de feu, je lui ai dit de se mettre au lit, et d’être sûre que je la respecterais. Elle me répondit qu’elle ne se croyait en état que de faire pitié, et que d’ailleurs elle était entre mes mains, et que j’étais son maître. Ayant besoin de gagner du courage, et de procurer à son sang un libre cours, je l’ai persuadée à se déshabiller pour se mettre sous les couvertures. Étant destituée de force j’ai dû la déshabiller moi-même, et la porter au lit. À cette occasion j’ai fait une nouvelle expérience sur moi-même. Ce fut une découverte. Sans nulle difficulté j’ai résisté à la vue de tous ses charmes. Elle s’endormit, et moi aussi à côté d’elle ; mais tout vêtu. Un quart d’heure avant jour, je l’ai réveillée, et se trouvant en force50, elle n’eut pas besoin que je l’aidasse à s’habiller.

À la première lueur du jour je suis sorti, lui disant d’être tranquille jusqu’à mon retour. Je sortais avec intention d’aller chez son père ; mais j’ai changé d’avis d’abord que j’ai vu des mouches51. Je suis allé au café de la rue Condotta me voyant suivi de loin. Après avoir pris une tasse de chocolat, j’ai mis des biscuits dans ma poche, et je suis retourné à l’hôtel, me remarquant toujours suivi par le même espion. J’ai alors connu que le bargello qui avait manqué sa capture devait bâtir sur des soupçons52. Le portier me dit sans que je l’interroge, que dans la nuit on avait voulu faire une exécution, mais qu’il croyait qu’on l’avait manquée. Dans le même moment un auditeur du cardinal Vicaire53 demanda au portier à quelle heure il aurait pu parler à l’abbé Gama. J’ai alors vu qu’il n’y avait plus temps, et je suis remonté à ma chambre pour prendre un parti.

Après avoir obligé Barbaruccia à manger deux biscuits trempés dans du vin de Canaries54, je l’ai conduite au plus haut du palais dans un endroit indécent ; mais où n’allait personne. Je lui ai dit d’attendre là mes avis, puisque mon laquais allait sûrement arriver. Il arriva quelques minutes après. Je suis alors descendu chez l’abbé Gamaak, lui ordonnant de me porter la clef de ma chambre d’abord qu’il en aurait fait tout le service.

J’ai trouvé l’abbé qui parlait à l’auditeur du cardinal vicaire. Après lui avoir parlé, il vint à moi, et il ordonna d’abord du chocolat. Pour me dire ensuite quelque chose de nouveau, il me rendit compte du message du cardinal vicaire. Il s’agissait de prier son Éminence de faire sortir de l’hôtel une personne qui devait s’y être réfugiée vers minuit. Il faut attendre, ajouta l’abbé, que le [155r] cardinal soit visible ; et il est certain que s’il y aura quelqu’un retiré dans le palais à son insu, il le fera sortir. Nous parlâmes alors du froid qu’il faisait jusqu’au moment que le domestique me porta ma clef. Voyant que j’avais au moins une heure devant moi, j’ai pensé à un expédient qui pouvait uniquement sauver Barbaruccia de l’opprobre.

Sûr de n’être observé de personne, je suis allé au lieu où Barbaruccia se tenait cachée, et je lui ai fait écrire avec du crayon un billet conçu en ces termes en bon français : « Je suis, monseigneur une honnête fille habillée en abbé. Je supplie Votre Éminence de me permettre de lui dire mon nom en personne. J’espère dans la grandeur de votre âme que vous sauverez mon honneur. »

Vous sortirez d’ici, lui dis-je, à neuf heures précises. Vous descendrez trois escaliers, et vous entrerez dans l’appartement à main droite, et irez jusqu’à la dernière antichambre, où vous verrez un gros gentilhomme assis devant une brasière55. Vous lui donnerez ce petit billet, le priant de le remettre d’abord entre les mains du cardinal. Ne craignez pas qu’il le lise, car il n’en aura pas le temps. D’abord qu’il le lui aura remis, soyez sûre que dans l’instant même il vous fera entrer, et qu’il vous écoutera sans témoinal. Mettez-vous à genoux, et contez-lui toute votre histoire, toute dans la plus pure vérité, la circonstance exceptée que vous avez passé la nuit dans ma chambre, et que vous m’avez parlé. Dites que voyant votre amant enlevé vous eûtes peur, vous entrâtes dans le palais, montant au plus haut, où après avoir passé une nuit douloureuse, vous vous sentîtes inspirée d’écrire le billet que vous lui avez fait passer. Je suis certain, ma pauvre Babiche56, que S. É. d’une façon ou de l’autre vous sauvera de l’opprobre. C’est par ce seul moyen que vous pouvez espérer que votre amant deviendra votre époux.

Après qu’elle m’eut assuré qu’elle exécuterait à la lettre toute mon instruction, je suis descendu, je me suis fait coiffer, je me suis habillé, et après avoir entendu la messe en présence du cardinal, je suis sorti pour ne plus rentrer qu’à l’heure de dîner.

À table, on ne parla que de cette aventure. Chacun la contait selon son idée. Le seul abbé Gama ne disait rien, et j’en faisais de même. Ce que je comprenais était que le cardinal avait pris sous sa protection la personne qu’on voulait avoir. C’était tout ce que je désirais, et me paraissant de n’avoir plus aucun sujet de crainte, je jouissais en silence de l’effet de mon manège, qui me semblait un petit chef-d’œuvre. Après dîner, j’ai demandé à l’abbé Gama ce que c’était que cette intrigue, et voilà ce qu’il m’a répondu.

— Un père de famille, dont je ne sais pas encore le nom, fit instance au cardinal vicaire pour qu’il empêche son fils d’enlever une fille, [155v] avecam laquelle il allait sortir de l’état. L’enlèvement devait se faire à minuit dans notre place. Le vicaire après avoir obtenu le consentement de S. É., comme je vous ai conté hier, ordonna au bargello d’apposter57 ses gens, et de capturer les coupables les prenant sur le fait. L’ordre fut exécuté ; mais les sbires se reconnurent pour attrapés quand en arrivant chez le bargello, et faisant descendre de voiture les détenus, ils trouvèrent au lieu de la fille une figure de femme qui ne peut faire venir à personne la tentation de l’enlever. Quelques minutes après, un espion arriva chez le bargello, et lui dit que dans le moment même que le biroche partit de la place, un abbé s’était recouvré58 en courant dans le palais d’Espagne. Le bargello alla d’abord rendre compte au cardinal vicaire de l’incident qui lui avait fait manquer la fille, et lui communiqua apparemment le soupçon qu’il avait qu’elle pût être le même abbé qui s’était sauvé dans l’hôtel. Le vicaire alors fit savoir à notre maître qu’il se pouvait qu’une fille habillée en abbé se trouvât cachée dans son palais. Il le pria de faire mettre dehors la personne, soit fille, soit abbé, à moins qu’elle ne soit connue de S. É. pour exempte de soupçon. Le cardinal Acquaviva sut cela ce matin avant neuf heures de l’auditeur du Vicaire que vous avez vu ce matin me parler. Il le renvoya l’assurant qu’il ferait faire toutes les perquisitions, et qu’il ferait mettre dehors toute personne inconnue qui pourrait se trouver chez lui.

Effectivement le cardinal donna d’abord cet ordre au maître d’hôtel, qui commença sur-le-champ à s’en acquitter ; mais un quart d’heure après le maître d’hôtel reçut ordre de suspendre toute recherche. La raison de cette suspension ne peut être que celle-ci.

M. le maître de chambre m’a dit, qu’à neuf heures précises, un abbé fort joli, quian réellement lui parut une fille déguisée, s’est présenté à lui le priant de remettre à S. É. un billet qu’il lui donna. Il le lui remit sur-le-champ, et S. É., après l’avoir lu, ne tarda pas un instant à lui ordonner de faire passer l’abbé, qui depuis ce moment-là n’est plus sorti de l’appartement. Comme l’ordre de suspendre la perquisition fut donné immédiatement après l’introduction de l’abbé, on a lieu de croire que cet abbé soit la fille que les sbires ont manquéeao, et qui s’est sauvée dans l’hôtel, où elle doit s’être tenue cachée toute la nuit jusqu’au moment, où elle fut inspirée de se présenter au cardinal.

— Son Ém. la remettra peut-être encore aujourd’hui entre les mains non pas des sbires, mais du vicaire.

— Pas même entre celles du pape. Vous ne sauriez pas avoir une juste idée de la force de la protection de notre cardinal ; et cette protection est déjà déclarée, puisque la personne est encore non seulement dans le palais ; mais dans l’appartement même du maître, sous sa garde.

L’histoire étant intéressante, l’attention avec laquelle je l’ai écoutée ne put donner aucun ombrage au spéculatif Gama, qui certainement ne [156r] m’aurait rien dit, s’il eût su combien j’y avais de part, et combien l’intérêt que je devais y prendre était grand. Je suis allé à l’opéra au théâtre Aliberti59.

Le lendemain matin,ap Gama entra dans ma chambre d’un air riant, me disant que le cardinal vicaire savait que le ravisseur était mon ami, et que je devais l’être aussi de la fille, puisque son père était mon même maître de langue.

— On est sûr, me dit-il, que vous saviez toute l’histoire ; et il est naturel qu’on croie que la pauvre petite a passé la nuit dans votre chambre. J’admire votre prudence dans votre maintien de hier vis-à-vis de moi. Vous vous tîntes si bien sur vos gardes, que j’aurais gagé que vous n’en saviez rien.

— Je n’en savais rien non plus, lui répondis-je d’un air sérieux, et tranquille, je ne le sais que dans ce moment de vous-même. Je connais la fille que cependant je n’ai plus vue depuis six semaines que j’ai fini de prendre leçon ; et je connais beaucoup plus le jeune docteur qui cependant ne m’a jamais communiqué son projet. Tout le monde cependant est le maître de croire ce qu’il veut. Il est naturel, dites-vous, que la fille ait passé la nuit dans ma chambre. Permettez-moi de rire de ceux qui prennent des conjectures pour des certitudes.

— C’est le vice des Romains, mon cher ami ; heureux ceux qui peuvent en rire ; mais cette calomnie, car je la crois calomnie, peut vous faire du tort même dans l’esprit de notre maître.

Le soir, n’y ayant point d’opéra, je fus à l’assemblée. Je n’ai trouvé le moindre changement ni dans le ton du cardinal, ni dans celui de personne. J’ai trouvé la marquise gracieuse envers moi même plus qu’à l’ordinaire. Ce fut le lendemain après table que Gama me dit que le cardinal avait fait passer la fille dans un couvent où elle était très bien traitée aux frais de S. É..

— Je suis sûr, me dit-il, qu’elle n’en sortira que pour devenir femme du garçon qui a voulu l’enlever.

— Je vous assure, lui répondis-je, que j’en serai très content, car elle est aussi bien que lui très honnête, et digne de l’estime de tout le monde.

Un jour ou deux après le père Georgi me dit que la nouvelle du jour à Rome était l’enlèvement manqué de la fille de l’avocat Dalacqua ; et qu’on me faisait directeur de toute cette intrigue ; ce qui lui déplaisait très fort. Je lui ai parlé comme j’avais parlé à Gama, et il montra de me croire ; mais il me dit que Rome n’aimait pas de savoir les choses comme elles étaient ; mais comme il lui paraissait qu’elles devaient être. On sait, me dit-il, que vous alliez tous les matins chez Dalacqua ; on sait que le jeune homme allait souvent chez vous, et cela suffit. On ne veut pas savoir ce qui détruirait la calomnie, car on l’aime dans cette sainte cité. Votre innocence n’empêchera pas que cette histoire ne soit mise [156v] sur votre compte dans quarante ans d’ici entre les cardinaux dans un conclave à l’occasion qu’on vous proposerait pour être élu pape.

Dans les jours suivants, cette maudite histoire commença à m’ennuyer tout de bon, car on m’en parlait partout, et je voyais avec évidence qu’on écoutait ce que je disais, et qu’on ne faisait semblant de me croire queaq parce qu’on ne pouvait pas faire autrement.

La marquise G. me dit d’un air fin que la demoiselle Dalacqua m’avait des obligations essentielles ; mais ce qui me faisait la plus grande peine était que le cardinal Acquaviva même dans les derniers jours de carnaval n’avait plus vis-à-vis de moi le ton libre qu’il avait toujours eu. Personne ne s’en apercevait ; mais je voyais cela à ne pas pouvoir en douter.

1744ar. Ce fut au commencement du carême, précisément lorsque personne ne parlait plus de l’histoire de l’enlèvement, que le cardinal me dit d’entrer avec lui dans son cabinet. Ce fut là qu’il me tint ce petit discours.

L’affaire de la Dalacqua est finie : on n’en parle même plus ; mais on a décidé, sans prétendre que ce soit de la médisance que ceux qui ont profité de la maladresse du jeune homme qui voulait l’enlever sont vous, et moi. Je laisse qu’on dise, car, si un cas pareil m’arrivait encore, je ne me réglerais pas autrement ; et je ne me soucie pas de savoir ce que personne ne peut vous obliger à dire, et même ce que vous ne devez pas dire en caractère d’homme d’honneur. Si vous n’en saviez rien d’avance, vous auriez commis en chassant la fille de chez vous, en supposant qu’elle y ait été, une action barbare, et même lâche, qui l’aurait rendue malheureuse pour tout le reste de ses jours, et qui vous aurait laissé tout de même suspect de complicité, et qui plus est de trahison.

Mais malgré tout cela vous pouvez vous figurer, que quoique je méprise tous les propos de cette espèce, je ne peux cependantas dans le fond leur être indifférent60. Cela étant je me vois forcé à devoir vous prier, non seulement de me quitter ; maisat de quitter Rome ; mais je vous fournirai un prétexte par lequel vous sauverez votre honneur, et qui plus est la considération que peuvent vous avoir procurée les marques d’estime que je vous ai données. Je vous permets de confier à l’oreille de qui vous voudrez, et même de dire à tout le monde que vous allez faire un voyage pour une commission que je vous ai donnée.

[157r] Pensez dans61 quel pays vous voulez aller : j’ai des amis partout : je vous recommanderai de façon, que je suis sûr que vous aurez de l’emploi. Je vous recommanderai de ma propre main : il ne tiendra qu’à vous de faire que personne ne sache où vous allez. Venez demain à Villa Negroni pour me savoir dire où vous voulez que je vous recommande. Vous vous disposerez à partir dans huit jours. Croyez que je suis fâché de vous perdre. C’est un sacrifice que je fais au plus grand de tous les préjugés. Je vous prie de ne pas me laisser voir votre affliction.

Il me dit ces dernières paroles voyant mes larmes ; et il ne me donna pas le temps de lui répondre pour ne pas en voir davantage. Malgré cela j’ai eu la force de me remettre, et de paraître gai à tous ceux qui me virent sortir du cabinet. On me trouva à table de la meilleure humeur du monde. L’abbé Gama, après m’avoir donné du café dans sa chambre me fit compliment sur mon air de satisfaction. Je suis sûr, me dit-il, que cela vient de la conversation que vous eûtes ce matin avec S. É.

— C’est vrai ; mais vous ignorez l’affliction que j’ai dans le cœur, et que je dissimule.

— Affliction ?

— Oui. J’ai peur d’échouer dans une commission difficile que le cardinal m’a donnéeau ce matin. Je dois cacher le peu de confiance que j’ai en moi-même pour ne pas diminuer celle que S. É. a dans mon peu de talent.

— Si mon conseil peut vous être bon à quelque chose, je vous l’offre. Vous faites cependant fort bien à vous montrer serein et tranquille. Est-ce une commission dans Rome ?

— Non. Il s’agit d’un voyage que je dois entreprendre dans huit à dix jours.

— De quel côté ?

— Au couchant.

— Je n’en suis pas curieux.

Je suis allé tout seul me promener à villa Borghese, où j’ai passé deux heures dans le désespoir ; car j’aimais Rome, et étant sur le grand chemin de la fortune, je me voyais précipité ne sachant où aller, et déchu de toutes mes belles espérances. En examinant ma conduite, je ne me trouvais pas coupable ; mais je voyais clairement que le père Georgi avait raison. J’aurais dû non seulement ne me mêler en rien dans l’affaire de Barbaruccia ; mais changer de maître de langue, d’abord que j’avais découvert son intrigue. Mais à l’âge que j’avais, et ne connaissant pas encore assez les malheurs, il m’était impossible d’avoir une prudence qui ne pouvait être que le fruit de la longue expérience. Je pensais où je devais aller, j’y ai pensé toute la nuit, et toute la matinée sans avoir jamais pu me déterminer à un endroit plus qu’à un autre. Je suis allé me retirer dans ma chambre sans me [157v] soucier de souper. L’abbé Gama vint me dire que S. É. me faisait avertir de ne m’engager à dîner nulle part pour le lendemain, car il avait à faire à moi.

Je l’ai trouvé à villa Negroni à tomar el Sol [prendre le soleil]. Il se promenait avec son secrétaire qu’il quitta quand il me vit. Étant seul avec lui, je lui ai fait toute la narration fidèle de l’intrigue de Barbaruccia sans lui cacher la moindre circonstance. Après cette fidèle narration, je lui ai peint la douleur que je ressentais à le quitter avec les plus vives couleurs. Je me voyais, lui disais-je, frustré de toute la fortune que je pouvais espérer dans ma vie, puisque je me sentais sûr de ne pouvoir la faire qu’à son service. J’ai passé une heure à lui parler ainsi presque toujours pleurant ; mais tout ce que j’ai su lui dire fut inutile. Il m’encouragea avec bonté ; et me pressant de lui dire dans quel lieu de l’Europe je voulais aller, le mot que le désespoir, et le dépit fit sortir de ma bouche fut Constantinopleav.

— Constantinople ? me dit-il, reculant de deux pas.

— Oui Monseigneur ; Constantinople, lui répétai-je en essuyant mes larmes.

Ce prélat, qui était rempli d’esprit,aw mais espagnol dans l’âme62, garda pour deux ou trois minutes un profond silence ; puis me regardant avec un sourire :

— Je vous remercie, me dit-il, de ne m’avoir pas nommé Hispaam63, car vous m’auriez embarrassé. Quand voulez-vous partir ?

— Aujourd’hui en huit, comme V. É. me l’a ordonné.

— Irez-vous vous embarquer à Naples, ou à Venise ?

— À Venise.

— Je vous donnerai un ample passeport, car vous trouverez dans la Romagne deux armées en quartiers d’hiver64. Il me semble que vous pouvez dire à tout le monde que je vous envoie à Constantinople, car personne ne vous croira.

Cette ruse politique me fit presque rire. Il me donna sa main que j’ai baiséeax, et il alla reprendre son secrétaire qui l’attendait dans une autre allée, me disant que je dînerais avec lui.

En retournant à l’hôtel d’Espagne, et réfléchissant au choix que j’avais fait de Constantinople, j’ai un moment cru, tout étonné, ou d’être devenu fou, ou de n’avoir prononcé ce mot que par la force occulte de mon Génie qui m’appelait là pour agir à seconde de65 ma destinée. Ce qui me surprenait était que le cardinal y avait d’abord consenti. Il me semblait que son orgueil lui avait empêché de me conseiller d’aller ailleurs. Il eut peur que je pusse penser qu’il s’était vanté en vain d’avoir des amis partout. À qui me recommanderait-il ? Que ferai-je à Constantinople ? Je n’en savais rien ; mais je devais y aller.

[158r] S. É. dîna tête à tête avec moi affectant d’avoir pour moi la plus grande bonté, et moi la plus grande satisfaction, car mon amour-propre plus fort que mon chagrin ne me permettait pas de donner aux observateurs le moindre motif de me croire disgracié. La principale cause de ma douleur était celle de devoir quitter la marquise G., dont j’étais amoureux, et de laquelle je n’avais obtenu rien d’essentiel.

Le surlendemain S. É. me donna un passeport pour Venise, et une lettre cachetée adressée à Osman Boneval Pacha de Caramanie66 à Constantinople. Je pouvais n’en rien dire à personne ; mais le cardinal ne me l’ayant pas défendu, j’ai montré l’adresse de la lettre à toutes mes connaissances. L’abbé Gama me disait en riant qu’il savait que je n’allais pas à Constantinople. Le chevalier da Lezze ambassadeur de Venise me donna une lettre adressée à un Turc riche, et aimable qui avait été son amiay. D. Gaspar me pria de lui écrire, et le père Georgi aussi. Quand j’ai pris congé de D. Cicilia, elle me lut une partie d’une lettre de sa fille qui lui donnait l’heureuse nouvelle qu’elle était grosse. J’ai fait aussi une visite à D. Angelica que D. Francesco avait épousée sans m’inviter à la noce.

Lorsque je fus prendre la bénédiction du S. Père je ne fus pas surpris de l’entendre me parler des connaissances qu’il avait à Constantinople. Il avait connu particulièrement M. de Bonneval. Il m’ordonna de lui faire ses compliments, et de lui dire qu’il était fâché de ne pas pouvoir lui envoyer sa bénédiction. En m’en donnant une très vigoureuse, il me fit présent d’un chapelet d’Agate lié en or légèrement qui pouvait valoir douze sequins67.

Lorsque j’ai pris congé du cardinal Acquaviva, il me donna une bourse dans laquelle j’ai trouvé cent médailles que les Castillans appellent doblones da ocho68. C’était la valeur deaz sept cents sequins69, et j’en avais trois cents. J’en ai gardé deux cents, et j’ai pris une lettre de change de seize cents écus romains sur un Raguséen qui avait maison à Ancône et s’appelait Giovanni Buchetti. J’ai pris place dans une berline70 avec une dame qui conduisait sa fille à Loretto en conséquence d’un vœu qu’elle avait fait dans le fort d’une maladie, qui sans ce vœu l’aurait peut-être conduite au tombeau. Cette fille était laide. Je me suis ennuyé pendant tout le voyage.ba

a. N’avaient pas la force de me causer la moindre sensation amoureuse. J’étais bien aise qu’elle ignorât que la connaissance de sa candeur vers son amant pouvait me rendre amoureux d’elle biffé.

b. Orth. ville.

c. Orth. jeun. Biffé à la suite : Je lui ai dit que n’ayant pas encore dix-huit ans, en conscience, je ne pouvais pas jeûner.

d. Était biffé.

e. Orth. demandaient.

f. Le manuscrit porte Francisco : c’est la seule occurrence de cette graphie, nous la corrigeons pour faciliter la lecture.

g. N’avions biffé.

h. Orth. donné.

i. Orth. faite.

j. Que D. Lucrezia m’avait donné.

k. Orth. irai.

l. Couchaient biffé.

m. Celui biffé.

n. Retenir biffé.

o. Orth. brulé.

p. La nature corrige le tempérament dans l’interligne, mais Casanova n’a pas biffé le mot corrigé.

q. D’être biffé.

r. Plaisais biffé.

s. Le manuscrit porte un point : nous corrigeons.

t. Âgée de ving-cinq, à trente ans biffé.

u. Quand Casanova abrège Éminence en Ém et pas en É, il fait suivre l’abréviation d’un deux-points que nous remplaçons par un point.

v. Le biffé.

w. Savais que conjecturer biffé.

x. Orth. émaillée.

y. Orth. avez.

z. Au biffé.

aa. Faisant biffé.

ab. Mais biffé.

ac. Faire la biffé.

ad. Récompenser biffé.

ae. Vous m’avez mise biffé.

af. Date (le a est mis pour anno ou année) donnée dans la marge gauche, 1743 étant corrigé par surcharge en 1744.

ag. Son ém biffé.

ah. Orth. le.

ai. Orth. vu.

aj. Orth. ignorée.

ak. Où je lui ai biffé.

al. Orth. témoins.

am. Le mot avec est répété à la fin du feuillet 155r et au début du feuillet 155v.

an. Le manuscrit semble porter que : nous corrigeons.

ao. Orth. manqué.

ap. Il biffé.

aq. Le que est omis, nous l’ajoutons.

ar. Date donnée dans la marge gauche, 1743 étant corrigé par surcharge en 1744.

as. M’empêcher biffé.

at. Orth. me.

au. Orth. donné.

av. Orth. Costantinople (italien : Costantinopoli).

aw. Le manuscrit porte un point-virgule. Nous lui substituons une virgule.

ax. Orth. baisé.

ay. Intime dans tout le temps des biffé.

az. Sepcen biffé.

ba. Fin du tome premier biffé au bas du feuillet.

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