Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE V

Horrible malheur qui m’opprime. Refroidissementa de l’amour. Mon départ de Corfou. Mon retour à Venise. Je quitte le service. Je deviens joueur de violon.

Sa plaie se cicatrisait, et le temps approchait que sortant de son lit, elle devait retourner à ses anciennes habitudes.

Monsieur Renier1 commandant général des galères avait ordonné une revue à Gouÿn. M. F. y était allé la veille, et m’avait ordonné de partir de bonne heure dans la felouque. Soupant seul avec madame, je me plaignais de ce que je ne la verrais pas le lendemain. Vengeons-nous, me dit-elle, et passons la nuit à causer. Allez dans votre chambre, et revenez ici par la chambre de mon mari, dont voici les clefs. Venez-y d’abord que vous verrez de vos fenêtres que ma femme de chambre m’a laissée.

J’exécute son ordre à la lettre, et nous voilà l’un vis-à-vis de l’autre avec cinq heures devant nous. Nous étions dans le mois de Juin, la chaleur était brûlante ; elle était couchée ; je vais la serrer entre mes bras, elle me serre entre les siens ; mais exerçant sur elle-même la plus cruelle de toutes les tyrannies, elle croit que je ne peux pas me plaindre si je me trouve à sa même condition. Mes remontrances, mes prières, toutes les paroles que j’emploie sont vaines ; l’amour doit souffrir que nous le tenions en bride, et rire qu’en dépit de la dure loi que nous lui imposions nous ne parvenions pas moins à la douce crise qui le calme.

Après le ravissement, nos yeux, nos bouches s’ouvrent dans le même instant, et nos têtes s’éloignent l’une de l’autre pour jouir du caractère de la satisfaction qui devait briller sur nos physionomies. Nos désirs allaient renaître, et nous nous disposions à leur faire raison, lorsque je la vois jeter un coup d’œil sur mon état d’innocence entièrement exposé à sa vue : elle semble se fâcher ; et après avoir jeté loin d’elle tout ce qui ne pouvait que rendre plus incommode la chaleur, et diminuer mon plaisir, elle s’élance contre moi. J’ai cru de voir quelque chose de plus qu’une fureur : j’ai vu un acharnement. Je crois que c’est le moment, je partage sa fureur, il n’est pas possible que force humaine puisse la serrer davantage ; mais dans le moment décisif elle escrime2, elle m’esquive, et douce, et riante elle accourt avec une main qui me semble de glace assouvir mon feu, qui entravé dans l’explosion pouvait faire craindre des ravages.

[58v] — Ma chère amie ; tu es toute en nage.

— Essuie-moi.

— Dieu ! que de charmes ! Le plaisir suprême m’a causé une mort subite, dont tu n’as pas partagé les délices. Laisse donc, glorieux objet de mes vœux, que je te rende entièrement heureuse. L’amour ne me conserve en vie que pour me rendre maître de mourir encore ; mais pas ailleurs que dans ce paradis, où tu me défends toujours l’entrée.

— Ah ! mon cher ami ! Il y a là une fournaise. Comment peut ton doigt y tenir sans qu’un feu qui me dévore ne le brûle ? Ah ! Mon ami ! Cesse. Serre-moi de toute ta force. Mets-toi près du tombeau ; mais n’aie garde de t’y enterrer. Tu es le maître d’y substituer tout ce que j’ai, mon cœur, mon âme. Dieux ! Elle part. Prends-la dans tes lèvres, et donne-moi la tienne3.

Le temps du silence fut un peu plus long ; mais l’imperfection de cette jouissance me désolait.

— Comment peux-tu t’en plaindre, me disait-elle, tandis que cette abstinence rend notre amour immortel. Je t’aimais il y a un quart d’heure, et dans ce moment je t’aime encore davantage : je t’aimerais moins si tu avais épuisé toute ma joie mettant le comble à tous mes désirs.

— Tu t’abuses, ma chère amie, les désirs ne sont que des véritables peines : peines qui nous tueraient, si l’espérance ne mitigeait4 leur force meurtrière. Les peines de l’enfer, crois-moi, ne peuvent consister qu’en vains désirs.

— Mais les désirs vont toujours avec l’espérance.

— Non. À l’enfer il n’y a pas d’espérance5.

— Il n’y a pas donc des désirs, car il est impossible, quand on n’est pas fou, de désirer sans espérer.

— bRéponds-moi donc. Si tu désires d’être toute à moi, et si tu l’espères, comment peux-tu mettre un obstacle à ton propre espoir ? Tu dois finir, ma chère amie, de t’aveugler avec des sophismes. Rendons-nous entièrement heureux, et soyons sûrs qu’autant de fois nous comblerons nos désirs par la jouissance, autant de fois ils renaîtront.

— Ce que je vois me rend convaincue du contraire. Te voilà vivant. T’étant enterré dans le fatal tombeau, je sais par expérience que tu n’auraisc pas l’apparence de vie, ou que tu ne l’aurais qu’après des longs intervalles.

— Ah !, ma chère amie ! Cesse, cesse, je te prie, de croire à ton expérience. Tu n’as jamais connu l’amour. Ceci, que tu appelles son tombeau, est sa maison de délices : la seule dont le séjour peut le rendre immortel. C’est enfin son vrai paradis. Laisse que j’y entre, mon ange, et je te promets d’y mourir ; mais tu apprendras alors qu’il y a une grande différence de la mort de l’amour à celle de l’Hymen. Celui-ci meurt pour se [59r] débarrasser de la vie, tandis que l’amour ne se plaît à expirer que pour en jouir. Sors de l’abus, ma charmante amie, et sois certaine qu’après que nous aurons entièrement joui de nous-mêmes nous nous aimerons encore davantage.

— Fort bien. Je veux bien croire ce que tu dis ; mais différons. Livrons-nous en attendant à tous les badinages qui peuvent flatter nos sens ; lâchons la bride à toutes nos facultés. Dévore-moi ; mais laisse aussi que je fasse de toi tout ce que je veux ; et si cette nuit nous paraîtra trop courte nous le souffrirons en paix demain dans la certitude que notre amour saura nous en procurer une nouvelle.

— Et si notre mutuelle tendresse vient à se découvrir ?

— Est-ce que nous en faisons un mystère ? Tout le monde voit que nous nous aimons ; et ceux qui pensent que nous ne nous rendons pas heureux sont précisément ceux que nous devrions craindre s’ils pensaient le contraire. Tâchons seulement qu’ils ne parviennent jamais à nous surprendre dans l’actualité du crime6 ; mais le ciel, et la nature sont en devoir de nous protéger, quand on aime comme nous aimons on n’est pas coupable7.

Depuis que je me connais, je me suis trouvée toujours transportée par la volupté amoureuse. Quand je voyais un homme, j’étais enchantée de voir l’être qui était la moitié de mon espèce né pour moi, moi étant faite pour lui, me tardant d’y être jointe par le nœud du mariage. Je croyais que ce qu’on appelled amour venait après l’union ; et je fus surprise que mon mari me faisant devenir femme ne m’ait fait connaître la chose que par une douleur qui ne fut compensée par aucun plaisir. J’ai trouvé que mon imagination au couvent m’était d’une plus grande ressource. Il est arrivé de là que nous ne sommes devenus que bons amis, très froids, couchant rarement ensemble, et point curieux l’un de l’autre ; malgré cela assez d’accord, puisque quand il veut de moi je suis toujours à ses ordres ; mais comme la pitance n’est pas assaisonnée par l’amour, il la trouve insipide : aussi ne la demande-t-il que lorsqu’il croit en avoir besoin. D’abord que je me suis aperçue que tu m’aimais, j’en fus bien aise, et je t’ai fourni toutes les occasions de devenir toujours plus amoureux sûre de mon côté que je ne t’aimerais jamais ; mais quand j’ai vu que je m’étais trompée, et que je devenais amoureuse aussi j’ai commencé à te maltraiter, comme pour te punir de m’avoir renduee sensible. Ta patience, et ta résistance m’ont étonnée en même temps que fait reconnaître mon tort, et après le premier baiser je ne me suis plus trouvée maîtresse de moi-même. Je ne savais pas qu’un baiser pouvait être d’une si grande conséquence. Je fus convaincue que je ne pouvais me faire heureuse qu’enf te rendant heureux. Cela m’a flattée, et plu, et j’ai reconnu principalement dans cette nuit que je ne le suis qu’autant que je vois que tu l’es.

— C’est, ma chère amie, le plus délicat de tous les [59v] sentiments de l’amour ; mais tu ne me rendras jamais parfaitement heureux que lorsque tu te détermineras à me loger ici.

— Ici pas ; mais tu es le maître des avenues, et des pavillons. gQue n’en ai-je cent !

Nous avons passé le reste de la nuit en nous livrant à toutes les fureurs auxquelles nos désirs irrités nous excitaient ; et de ma part consentant à toutes celles auxquelles c’était elle qui m’incitait espérant toujours en vain de se trouver dédommagée de son abstinence.

À la première lueur du jour j’ai dû la quitter pour aller à Gouÿn ; et elle pleura de joie voyant que je la quittais en conquérant. Elle croyait que cela n’était pas en nature.

Après cette nuit si opulente en délices, dix à douze jours s’écoulèrent sans que nous pussions trouver le temps d’éteindre la moindre étincelle du feu qui nous brûlait, lorsqu’il arriva le fatal accident qui me précipita.

M. F. après souper, et après le départ de M. DR, dit à sa femme à ma présence qu’après avoir écrit deux petites lettres il irait coucher avec elle. À peine sorti, elle s’assied sur le pied du lit ; elle me regarde, je tombe entre ses bras brûlant d’amour, elle se livre, elle me laisse pénétrer dans le sanctuaire, et mon âme enfin nage dans le bonheur ; mais elle ne me garde qu’un seul instant. Elle ne me laisse pas un seul moment l’inexplicable plaisir de me reconnaître en possession du trésor : elle se retire soudain me repoussant, elle se relève, et elle va se jeter d’un air éperdu sur un fauteuil. Immobile, et étonné, je la regarde en tremblant pour comprendre d’où ce mouvement contre nature pouvait dériver, et je l’entends me dire, me regardant avec des yeux flamboyants d’amour :

— Mon cher ami, nous allions nous perdre.

— Quoi perdre ! Vous m’avez tué. Hélas ! Je sens que je me meurs. Vous ne me verrez, peut-être, plus.

Après ces paroles, je sors de sa chambre, puis de la maison, et je m’achemine à l’esplanade pour chercher l’air frais, me sentant positivement mourir. L’homme qui ne connaît pas par expérience la cruauté d’un moment pareil ne peut pas se le figurer ; et je ne saurais en faire la description.

[60r] Dans le trouble affreux où j’étais, je m’entends appeler d’une fenêtre ; je réponds, je m’approche, et au beau clair de Lune, je vois sur son balcon Melulla.

— Que faites-vous là, lui dis-je, à cette heure ?

— Je suis seule, et je n’ai pas envie d’aller me coucher. Montez donc un moment.

Cette Melulla était une courtisane Zantiote8, qui par sa beauté extraordinaire enchantait depuis quatre mois tout Corfou. Tous ceux qui l’avaient vue célébraient ses charmes : on ne parlait que d’elle. Je l’avais vue plusieurs fois, et quoique belle je l’aurais trouvée inférieure à Mad. F. quand même je n’en aurais pas été amoureux. Dans l’année 1790 à Dresde j’ai vu une femme, qui me parut le vrai portrait de Melulla. Elle s’appelait Magnus. Deux ou trois ans après, elle est morte.

Elle me conduit dans un cabinet voluptueux, où après m’avoir reproché que j’étais le seul qui n’était jamais allé la voir, le seul qui l’avait mépriséeh, et le seul qu’elle aurait voulu avoir pour ami, elle me dit qu’elle me tenait, que je ne lui échapperais pas, et qu’elle allait se venger. Ma froideur ne la démonte pas. Docte dans son métier, elle m’étale ses charmes, elle s’empare de moi, et comme un lâche je me laisse entraîner dans le précipice. Ses beautés étaient cent fois au-dessous de celles que possédait la divine femme que j’outrageais ; mais l’indigne que l’enfer avait placé là, pour accomplir à9 ma noire destinée me livra assaut dans un moment où ce qui venait de m’arriver ne me permettait plus d’être mon maître.

Ce ne fut ni amour, ni imagination, ni mérite de l’objet qui n’était certainement pas digne de me posséder qui me fit prévariquer10 ; mais indolence, faiblesse, et condescendance11 dans un moment où mon ange m’avait déplu par un caprice qui si je n’avais pas été un scélérat indigne d’elle aurait dû m’en rendre doublement amoureux. Melulla, sûre de m’avoir plu, me laissa partiri deux heures après, refusant absolument les monnaies d’or que j’ai voulu lui donner.

[60v] Je suis allé me coucher la détestant, et me haïssant. Après avoir passé quatre heures à mal dormir, je m’habille, et vais chez monsieur qui m’avait fait appeler. Je m’acquitte de sa commission, je retourne à la maison, j’entre chez madame, je la vois à sa toilette, et je lui donne le bonjour dans le miroir. Je vois sur sa figure la gaieté, et le calme de la candeur, et de l’innocence. Ses beaux yeux rencontrent les miens, et je vois tout d’un coup sa céleste physionomie obscurcie par un nuage de tristesse. Elle baisse ses paupières ; elle ne dit rien ; un moment après, elle les relève, et elle me fixe comme pour me reconnaître, et lire dans mon âme. Elle s’abandonne après au silence qu’elle ne rompt que d’abord qu’elle se trouve seule avec moi.

Point de fiction12, mon cher ami, ni de ma part, ni de la vôtre. Je suis restée affligée hier au soir quand vous êtes parti ; car j’ai compris que ce que j’avais fait pouvait opérer sur le tempérament d’un homme un bouleversementj dangereux. Aussi me suis-je déterminée pour l’avenir à ne rien faire que bien. Je me suis figuré que vous alliez prendre l’air, et je ne vous ai pas condamné. Pour m’en assurer, je suis allée à la fenêtre, et je m’y suis tenue une heure entière sans jamais voir de lumière dans votre chambre. Monsieur étant venu, j’ai dû aller me coucher avec le chagrin d’être certaine que vous n’étiez pas chez vous. Fâchée de ce que j’avais fait et toujours amoureuse je n’ai dormi que peu, et mal. Ce matin, monsieur ordonna à un bas officier de vous dire qu’il avait besoin de vous parler, et je l’ai entendu lui répondre que vous dormiez parce que vous étiez rentré tard. Je ne suis pas jalouse, car je sais que vous ne sauriez aimer que moi.

Ce matin, dans le moment que pensant à vous, je me disposais à vous faire connaître mon repentir, je vous entends entrer chez moi, je vous regarde, et en vérité, il me semble de voir un autre homme. Je vous examine encore, et mon âme malgré moi lit sur votre figure que vous êtes coupable pour m’avoir, je ne sais pas de quelle façon, offensée, outragée. Dites-moi actuellement, mon cher ami, si j’ai bien lu ; dites-moi au nom de l’amour la vérité ; et si vous m’avez trahie dites-le-moi sans détour. En devoir de me reconnaître pour cause de tout, c’est à moi que je ne pardonnerai pas ; mais pour vous ; vous êtes sûr de votre pardon.

[61r] Dans toute ma vie je me suis trouvé souvent dans la dure nécessité de dire quelque mensonge aux femmes que j’aimais ; mais pouvais-je après ce discours avoir une âme honnête, et mentir à cet ange ? J’ai pu si peu lui mentir que surpris par le sentiment je n’ai pu lui répondre qu’après avoir essuyé mes larmes.

— Mon cher ami, tu pleures. Dis-moi vite, si tu m’as rendue malheureuse. Quelle noire vengeance as-tu pu exécuter contre moi tout à fait incapable de t’offenser ? Je ne peux t’avoir causé du chagrin que dans l’innocence de mon cœur amoureux.

— Je n’ai pas pensé à me venger, car mon cœur n’a jamais cessé de vousk adorer. C’est contre moi que ma lâcheté m’a entraîné à commettre un crime qui me rend indigne de vos bontés pour tout le reste de ma vie.

— Tu t’es donné à quelque malheureuse.

— J’ai passé deux heures dans une débauche, où mon âme ne s’est trouvée que pour être témoin de ma tristesse, de mes remords, et de mon tort.

— Triste, et accablé de remords ! Je le crois. C’est ma faute, mon cher ami, c’est moi qui dois t’en demander pardon.

Voyant ses larmes, je n’ai pu plus retenir aux miennes le plus libre cours. Âme grande ! Âme divine faite pour rendre juste le plus scélérat de tous les hommes. Ayant la force de se trouver seule coupable, elle me mit en devoir d’employer tout mon esprit à la convaincre que cela ne serait jamais arrivé si elle eût trouvé en moi un homme réellement digne de sa tendresse. Et c’était vrai.

Nous passâmes la journée tranquillement renfermant dans nos cœurs toute notre tristesse. Elle voulut savoir toutes les circonstances de la pitoyable histoire ; et elle m’a assuré que nous devions tous les deux regarder cet accident comme fatal, car cela, disait-elle, serait arrivé de même à l’homme le plus sage. lNe me trouvant qu’à plaindre, elle ne devait pas pour cela m’aimer moins. Nous étions sûrs que nous saisirions le premier moment pour nous renouveler les marques de la même tendresse. Mais le ciel souvent juste ne l’a pas permis. Il m’avait condamné, et je devais en subir la punition.

Le troisième jour, sortant de mon lit, je sens quelque chose qui m’incommode ; une cuisson13. Je tremble, m’imaginant ce que cela pouvait être. Je veux m’éclaircir, et je reste pétrifié me voyant infecté du poison de Melulla. Les bras me tombent. Je me recouche pour me livrer à des réflexions désolantes. Mais quelle ne fut ma frayeur, lorsque j’ai réfléchi au malheur qui aurait pu m’arriver la veille ? Que seraism-je devenu, si Mad. F. pour me convaincre de sa constante tendresse [61v] m’eût entièrement accordé ses faveurs ? Qu’aurais-je fait après l’avoir renduen malheureuse pour tout le reste de ses jours ? Celui qui aurait su mon histoire aurait-il pu me condamner, si je m’étais délivré de mes remords par une mort volontaire ? Non, car un penseur ne m’aurait pas considéré comme un malheureux qui se tue par désespoir ; mais comme un juste exécuteur de la peine que mon crime aurait méritée. Il est certain que je me serais tué.

Plongé dans le chagrin, victime de cette peste pour la quatrième fois, je me disposais à un régime qui en six semaines m’aurait rendu ma santé sans que personne le sût ; mais je me trompais encore. Melulla m’avait communiqué tous les désastres de son enfer, et en huit jours j’en ai vu tous les pitoyables symptômes. J’eus pour lors besoin de me confier à un vieux docteur, qui plein d’expérience m’assura qu’il me guérirait en deux mois, et il me tint parole. Je me suis trouvé en très bonne santé au commencement de septembre, temps dans lequel je suis retourné à Venise.

La première chose, à laquelle je me suis déterminé, fut d’informer de mon malheur Mad. F.. Je ne devais pas attendre le moment, dans lequel ma confession lui aurait reproché imprudence et faiblesse. Je ne devais pas lui donner motif de réfléchir que la passion qu’elle avait conçue pour moi l’exposait à des dangers si atroces, et de quelle façon elle aurait pu lui devenir funeste. Sa tendresse m’était trop chère pour m’exposer au risque de la perdre faute de confiance en elle. Connaissant son esprit, la candeur de son âme, et la générosité avec laquelle elle ne m’avait trouvé qu’à plaindre, je devais au moins par ma sincérité lui faire voir que je méritais son estime.

Je lui ai donc fait la narration exacte de l’état où je me trouvais, lui peignant celui de mon âme quand je pensais aux affreuses conséquences que notre tendresse aurait eues, si nous nous fussions livrés à des transports amoureux depuis que je lui avais confessé mon crime. Je l’ai vue frissonner à cette réflexion, je l’ai vue pâlir, et frémir après lorsque je lui ai dit que je l’aurais vengée me donnant la mort. Durant ma narration elle ne faisait qu’appeler scélérate l’infâme Melulla. Tout Corfou savait que je lui avais fait une visite, et on s’étonnait de me voiro en apparence d’homme qui se portait bien, car le nombre de jeunes gens qu’elle avait traitésp comme moi n’était pas petit.

[62r] Mais outre ma maladie j’avais plusieurs autres chagrins. C’était décidé que je retournerais à Venise enseigne comme j’en étais parti. Le provéditeur général m’avait manqué de parole parce que l’on m’avait préféré à Venise même un bâtard d’un patricien. Je me suis alors déterminé à quitter le service. Un autre encore plus fort chagrin me venait d’un total abandon de la fortune. Pour tempérer mes ennuis14 je me suis donné au jeu, et je perdais tous les jours. Depuis le moment que j’ai eu la lâcheté de me donner à Melulla toutes les malédictions sont venues m’accabler. La dernière que cependant j’ai reçueq comme un coup de grâce15 fut que huit à dix jours avant le départ de toute l’armée M. DR me reprit avec lui. M. F. avait dû se pourvoir d’un nouvel adjudant. Mad. F. me dit avec un air d’affliction qu’à Venise nous ne pourrions pas nous voir par plusieurs raisons. Je l’ai priée de ne pas me les dire étant sûr de ne pouvoir les trouver que mortifiantes. Je lui ai vu l’âme un jour qu’elle me dit que je lui faisais pitié. Elle ne pouvait avoir ce sentiment que ne m’aimant plus : et d’ailleurs le mépris ne manque jamais de se trouver à la suiter du triste sentiment de la pitié. Depuis ce moment-là je ne me suis plus trouvé seul avec elle. L’aimant encore, je l’aurais facilement faits rougir lui reprochant la trop grande facilité avec laquelle elle était guérie de sa passion. À peine arrivée à Venise elle devint amoureuse de M. FR.16 ; et elle l’aima constamment jusqu’à ce qu’il mourût d’une ptise17. Elle devint aveugle vingt après, et je crois qu’elle vit encore.

Dans les deux derniers mois que j’ai vécu à Corfou j’ai vu quelque chose qui mérite d’être mis sous les yeux de l’âme de mes chers lecteurs. J’ai appris ce que c’était un homme en guignon18.

Avant d’avoir connu Melulle je me portais bien, j’étais riche, heureux au jeu, sage, aimé de tout le monde, et adoré de la plus jolie de toutes les dames de la ville. Quand je parlais tout le monde se rangeait de mon côté. Après avoirt connu cette fatale créature j’ai rapidement perdu, santé, argent, crédit, bonne humeur, considération, esprit, et faculté de m’expliquer, car je ne persuadais plus, outre cela l’ascendant que j’avais sur l’esprit de Mad. F., qui presque sans s’en apercevoir devint par rapport à tout ce qui me regardait la plus indifférente de toutes les femmes. Je suis parti sans argent, et après avoir vendu ou laissé [62v] en gage tout ce que j’avais. Outre cela j’ai fait des dettes que je n’ai jamais pensé à payer, non pas par mauvaise volonté, mais par insouciance. Ce que j’ai trouvé singulier fut que quand on m’a vu maigri, et sans argent on ne me donna plus aucune marque d’estime. On ne m’écoutait pas quand je parlais, ou on trouvait plat tout ce qu’on aurait trouvé spirituel, si j’avais été encore riche. Nam bene nummatum decorat Suadela, Venusque [Car Persuasion et Vénus parent quiconque a des écus]19. On m’évitait comme si le guignon qui m’accablait avait été épidémique ; et on avait peut-être raison.

Nous partîmes à la fin de Septembre cinq galères, deux galéasses, et plusieurs petits bâtiments sous le commandement de M. Renier, allant le long des côtes de la mer Adriatique au nord du golfe très riche en ports de ce côté-là, comme pauvre du côté opposé. Nous prenions port tous les soirs, et par conséquent je voyais tous les jours Mad. F., qui venait avec son mari souper sur la galéasse. Notre voyage fut très heureux. Nous jetâmes l’ancre au port de Venise le 14 d’octobre, et après avoir fait la quarantaine sur la galéasse nous en sortîmes le 25 de novembreu, et deux mois après les galéasses furent supprimées. C’était un bâtiment de très ancienne institution, dont l’entretien coûtait beaucoup, et dont on ne voyait plus l’utilité. La galéasse avait le corps d’une frégate20, et les bancs à guise de galère, où cinq cents galériens voguaient quand il n’y avait pas de vent.

Avant que cette sage suppression se fît, il y eut des grands débats au sénat. Ceux qui s’opposaient alléguaient plusieurs raisons dont la plus forte était qu’il fallait respecter, et conserver tout ce qui était vieux. Cette raison qui paraît ridicule est cependant celle qui a le plus de force dans toutes les républiques. Il n’y a point de république qui ne tremble au seul nom de nouveauté non seulement de ce qui est important, mais dans le frivole aussi. Miranturque nihil nisi quod Libitina sacravit [Et ils n’admirent rien que ce que Libitine a consacré]21. La superstition est toujours de la partie22.

Ce que la république de Venise ne réformera jamais sont les galères non seulement parce qu’elles lui servent beaucoup dans une mer étroite, et qu’elle a besoin de parcourir même env [65r] dépit du calme ; mais parce qu’elle ne saurait où mettre ni que faire des criminels qu’elle condamne à ramer.

Une singularité que j’ai observéew à Corfou, où il y a souvent trois mille galériens, c’est que ceux qui sont tels en conséquence de quelque crime qui leur a attiré cette condamnation sont en opprobre, tandis que les Buonavoglia23 sont d’une certaine façon respectés. Il me semblait que ç’aurait dû être tout le contraire. Les galériens d’ailleurs dans ce pays-là sont à tous égards à meilleurex condition des soldats, et jouissent de plusieurs privilèges ; d’où il s’ensuit qu’une grande quantité de soldats déserte pour aller se vendre à un sopracomito. Le capitaine de la compagnie que le soldat a désertéey doit avoir patience ; car il le réclamerait en vain. La république de Venise croyait alors d’avoir plus besoin de galériens que de soldats. Dans ce moment elle doit penser autrement. (J’écris ceci dans l’an 179724.)

Un galérien a entr’autres le privilège de pouvoir voler impunément. C’est, dit-on, le moindre des crimes qu’on doit lui pardonner. Tenez-vous sur vos gardes, dit le maître du galérien, et si vous le surprenez, battez-le, mais ne l’estropiez pas, car vous devrez me payer les cent ducats25 qu’il me coûte.

La justice même ne peut pas faire pendre un galérien criminel qu’en payant à son maître ce qu’il lui coûte.

À peine descendu à Venise, après avoir fini la quarantaine, je suis allé chez madame Orio ; mais j’ai trouvé la maison vide. Un voisin me dit que le procureur Rosa l’avait épousée, et qu’elle était allée demeurer avec lui. J’y suis allé sur-le-champ, [65v] et j’y fus très bien reçu. Elle me dit que Nanette était devenue comtesse R., et qu’elle était allée à Guastala avec son mari. Vingt-quatre ans après, j’ai vu son fils officier distingué au service de l’infant duc de Parme. Pour ce qui regardait Marton, elle s’était faite religieuse à Muran. Deux ans après elle m’écrivit une lettre, dans laquelle elle me conjurait au nom de J.C., et de la sainte vierge de ne pas aller me présenter à ses yeux. Elle m’y dit qu’elle devait me pardonner le crime que j’avais commis la séduisant, puisqu’en conséquence de ce même crime elle était sûre de faire son salut éternel passant toute sa vie à s’en repentir. Elle finit sa lettre par m’assurer qu’elle ne cessera jamais de prier Dieu pour ma conversion. Je ne l’ai plus vue ; mais elle m’a vu l’an 1754. Nous en parlerons quand nous serons là26.

J’ai trouvé madame Manzoni toujours la même. Elle m’avait prédit avant mon départ pour le Levant que je ne resteraisz pas non plus dans l’état militaire, et elle rit quand je lui ai dit que j’étais déjà déterminé à y renoncer ne pouvant pas souffrir l’injustice avec laquelle on m’avait préféré un autre contre la parole qu’on m’avait donnéeaa. Elle me demanda quel état j’embrasserai après avoir renoncé au métier de la guerre, et je lui ai répondu que j’exercerai le métier d’avocat. Elle se mit à rire, et elle me dit que c’était trop tard. Je n’avais que vingt ans.

Quand je me suis présenté à M. Grimani, je fus très bien reçu ; mais ma surprise fut grande quand lui ayant demandé où demeurait mon frère François, il me dit qu’il le tenait dans le Fort S. André là même où il m’avait fait mettre avant l’arrivée de l’évêque de Martorano.

— Dans ce Fort, me dit-il, il travaille pour le Major. Il copie des batailles de Simonetti27 que le Major lui paye : ainsi il vit, et il devient bon peintre.

— Mais il n’est pas aux arrêts ?

— C’est comme s’il y était, car il n’est pas le maître de sortir du Fort. Ce Major qui s’appelle Spiridion [66r] est un bon ami de Razzetta, qui n’a pas eu de difficulté à lui faire le plaisir d’avoir soin de votre frère.

Trouvant cela horrible, et fatal que ce Razzetta dût être le bourreau de toute ma famille, je lui demande, si ma sœur était toujours chez lui, et il me dit qu’elle était allée à Dresde pour demeurer avec sa mère.

Sortant de chez M. Grimani je vais à Fort S. André où je trouve mon frère le pinceau à la main en bonne santé ni content, ni mécontent de son sort.

— Quel crime as-tu commis, lui dis-je, pour être condamné à demeurer ici ?

— Demande cela au Major que voilà.

Le Major entre, mon frère lui dit qui je suis, je lui fais la révérence, et je lui demande de quelle autorité il tenait mon frère aux arrêts. Il me répond qu’il n’avait pas des comptes à me rendre. Je dis à mon frère de prendre son chapeau, et son manteau, et de venir dîner avec moi, et le Major se met à rire me disant que si la sentinelle le laissait passer il pourrait y aller. Je dissimule alors, et je pars tout seul déterminé à aller parler au Sage à l’écriture.

Ce fut le lendemain que je me suis présenté à son bureau, où j’ai trouvé mon cher Major Pelodoro, qui était passé au fort de Chiozza. Je l’ai informé de la plainte que je voulais porter au Sage pour ce qui regardait mon frère, et en même temps de ma résolution à me démettre de mon emploi au service. Il me répondit que d’abord que j’aurais obtenu l’agrément du Sage il me ferait vendre ma commission28 pour le même prix qu’elle m’avait coûté. Le Sage arriva, et dans une demi-heure tout fut fait. Il me promit son agrément à ma démission d’abord qu’il aurait reconnu pour capable la personne qui se présenterait, et le Major Spiridion s’étant laissé voir dans ce moment-là le Sage lui ordonna de laisser mon frère en liberté après lui avoir donné à ma présence une très forte réprimande. Je suis allé le tirer de là [66v] dans l’après dîner, et je l’ai conduit se loger avec moi à S. Luc en chambre garnie dans la rue du charbon29.

Peu de jours après je reçus ma démission, et cent sequins, et j’ai dû quitter mon uniforme.

Devant penser à entreprendre quelque métier pour gagner de quoi vivre j’ai pensé à devenir joueur de profession ; mais la fortune n’approuva pas mon projet. En moins de huit jours je me suis trouvé sans le sou ; et pour lors j’ai pris le parti de devenir joueur de violon. Le docteur Gozzi m’avait assez appris pour aller racler dans l’orchestre d’un théâtre. J’ai demandé cet emploi à M. Grimani qui m’installa d’abord dans l’orchestre de son théâtre de S. Samuel, où gagnant un écu30 par jour je pouvais suffire à moi-même. Me rendant justice je me suis absenté moi-même de toutes les compagnies du bon ton, et de toutes les maisons que je fréquentais avant de me donner à ce vil métier. Je savais qu’on devait m’appeler garnement31, et je m’en moquais. On devait me mépriser ; mais je me consolais sachant que je n’étais pas méprisable. Me voyant réduit à cela après tant de beaux titres, j’en étais honteux, mais sur cela je me gardais le secret. Je me sentais humilié ; mais pas avili. N’ayant pas renoncé à la fortune, je croyais de pouvoir encore compter sur elle. Je savais qu’elle exerce son pouvoir sur tous les mortels sans les consulter pourvu qu’ils soient jeunes : et j’étais jeune.

a. Orth. rafroidissement (italien : raffreddamento).

b. Dis-moi d’abord biffé.

c. Que biffé.

d. Union biffé.

e. Orth. rendu.

f. Me biffé.

g. Loge partout, et laisse que je me dédommage par là. biffé.

h. Orth. méprisé.

i. Une biffé.

j. Malhe[ureux ?] biffé.

k. Casanova a peut-être corrigé en t’, mais une tache d’encre rend la biffure douteuse. Comme la deuxième personne du pluriel n’est pas corrigée ensuite, nous maintenons vous.

l. Elle me trouvait à plaindre, et.

m. Orth. serai.

n. Orth. rendu.

o. Bien biffé.

p. Orth. traités, le s étant biffé.

q. Orth. reçu.

r. De la pitié biffé.

s. Orth. faite.

t. Vu biffé.

u. Orth. 9mbre. Casanova indique dans la marge gauche : 1745 (1744 biffé).

v. Les feuillets 63 et 64 sont déchirés, le texte se poursuit au feuillet 65.

w. Orth. observé.

x. Orth. meilleur.

y. Orth. déserté.

z. Orth. resterai.

aa. Orth. donné.

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