Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE III

Bettine crue folle. Le père Mancia. La petite vérole. Mon départ de Padoue.

Bettine devait être au désespoir ne sachant pas entre quelles mains son billet était tombéa, ainsi je ne pouvais lui donner une marque plus certaine de mon amitié que la tirant d’inquiétude ; mais ma générosité qui la délivra d’un chagrin dut lui en causer un autre plus fort. Elle se voyait découverte. Le billet de Candiani démontrait qu’elle le recevait toutes les nuits : ainsi la fable, qu’elle avait peut-être inventée pour m’en imposer, devenait alors inefficace. J’ai voulu la soulager de cet embarras. Je suis allé le matin à son lit ;b et je le lui ai remis avec ma réponse.

L’esprit de cette fille lui avait gagné monc estime ; je ne pouvais plus la mépriser. Je la regardais comme une créature séduite par son propre tempérament. Elle aimait l’homme ; et elle n’était à plaindre qu’à cause des conséquences. Croyant de voir la chose dans son vrai aspect, j’avais pris mon parti en garçon qui raisonnait et non pas en amoureux. C’était à elle à rougir, et non pas à moi. Il ne me restait autre curiosité que celle de savoir, si les Feltrins avaient aussi couché avec elle. C’étaient les deux camarades de Candiani.

Bettine affecta toute la journée une humeur fort enjouée. Le soir elle s’habilla pour aller au bal ; mais tout d’un coup une indisposition vraie, ou feinte l’obligea d’aller se mettre au lit. Toute la maison en fut alarmée. Quant à moi, sachant tout, je m’attendais [37v] à des nouvelles scènes toujours plus tristes. J’avais pris sur elle un dessus que son amour-propre ne pouvait pas souffrir. Malgré cependant une si belle école qui a précédé mon adolescence, j’ai poursuivi à être la dupe des femmes jusqu’à l’âge de soixante ans. Il y ad douze ans que sans l’assistance de mon Génie tutélaire j’aurais épousé à Vienne une jeune étourdie1 qui m’avait rendu amoureux. Actuellemente je me crois à l’abri de toutes les folies de cette espèce ; mais hélas ! j’en suis fâché !

Le lendemain toute la maison fut désolée, parce que le démon qui possédait Bettine s’était emparé de sa raison. Le docteur me dit que dans ses déraisonnements il y avait des blasphèmes, et qu’elle devait donc être possédée, car il n’y avait pas d’apparence qu’en qualité de folle elle eût tant maltraité le père Prospero. Il se détermina à la mettre entre les mains du père Mancia. C’était un fameux exorciste Jacobin, c’est-à-dire Dominicain2, qui avait la réputation de n’avoir jamais manqué aucune fille ensorcelée3.

C’était un Dimanche. Bettine avait bien dîné, et avait été folle toute la journée. Vers minuit son père arriva à la maison chantant le Tasso, ivre à ne pas pouvoir se tenir debout. Il alla au lit de sa fille, et après l’avoir tendrement embrassée il lui dit qu’elle n’était pas folle. Elle lui répondit qu’il n’était pas saoul.

— Tu es possédée, ma chère fille.

— Oui mon père ; et vous êtes le seul qui peut me guérir.

— Eh bien ! je suis prêt.

Il parle alors en théologien ; il raisonne sur la force de la foi, et sur celle de la bénédiction paternelle ; il jette son manteau ; il prend un crucifix d’une main, il met l’autre sur la tête de sa fille, et il commence à parler au diable d’une façon que sa femme même toujours bête, triste, et [38r] acariâtre doit en rire à gorge déployée. Les seuls qui ne riaient pas étaient les deux acteurs, et c’était cela qui rendait la scène plaisante. J’admirais Bettine qui rieuse du premier ordre avait alors la force de se maintenir dans le plus grand sérieux. Le docteur Gozzi riait aussi, mais en désirant que la farce se terminât, car il lui semblait que les disparates de son pèref étaient autant de profanations à la sainteté des exorcismes. L’exorciste enfin alla se coucherg disant qu’il était sûr que le démon laisserait sa fille tranquille toute la nuit.

Le lendemain, dans le moment que nous nous levions de table voilà le père Mancia. Le docteur suivi de toute la famille le conduisit au lit de sa sœur. Tout occupé à regarder, et examiner ce moine, j’étais comme transporté hors de moi-même. Voici son portrait.

Sa taille était grande et majestueuse, son âge à peu près de trente ans, ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus, les traits de son visage étaient ceux d’Apollon de Belvédère4, avec la différence qu’ils n’indiquaient ni le triomphe ni la prétention. Blanc à éblouir, il était pâle, ce qui faisait briller davantage le carmin de ses lèvres, qui laissaient voir ses belles dents. Il n’était ni maigre, ni gras, et la tristesse de sa physionomie en augmentait la douceur. Sa démarche était lente, son air timide, ce qui faisait conjecturer la plus grande modestie dans son esprit.

Bettine lorsque nous entrâmes était, ou faisait semblant d’être endormie. Le père Mancia commença par empoigner un goupillon, et l’arroser d’eau lustrale : elle ouvrit les yeux, regarda le moine, et les referma dans l’instant : puis elle les réouvrit, le regarda un peu mieux, se mit sur son dos, laissa tomber ses bras, et avec sa tête joliment penchée se livra à un sommeil, dont rien n’avait la plus douce apparence. [38v] L’exorciste debout tira de sa poche son rituel5, et l’étole qu’il mit sur son cou, et un reliquaire qu’il plaça sur la poitrine de l’endormie. Puis avec l’air d’un saint il nous pria de nous mettre tous à genoux pour prier Dieu qu’il lui fasse connaître si la patiente était obsédée6, ou affectée de maladie naturelle. Il nous laissa là une demi-heure toujours lisant à voix basse. Bettineh ne bougeait pas.

Las, je crois, de jouer ce rôle, il pria le docteur de l’écouter à l’écart. Ils entrèrent dans la chambre, d’où ils sortirent un quart d’heure après, excités par un grand éclat de rire de la folle qui d’abord qu’elle les vît reparaître leur tourna le dos. Le père Mancia fit un sourire, plongea, et replongeai l’aspergès7 dans le bénitier, nous arrosa généreusement tous, et partit.

Le docteur nous dit qu’il reviendrait le lendemain, et qu’il s’était engagé de la délivrer en trois heures si elle était possédée ; mais qu’il ne promettait rien si elle était folle. La mère se dit sûre qu’il la délivrerait, et elle remercia Dieu de lui avoir fait la grâce de voir un saint avant de mourir. Rien n’était si joli que le désordre de Bettine le lendemain. Elle commença à tenir les propos les plus fous que poète pût inventer, et elle ne les interrompit pas à l’apparition du charmant exorciste, qui après en avoir joui un quart d’heure s’arma de toutes pièces, et nous pria de sortir. Il fut d’abord obéi. La porte resta ouverte ; mais c’est égal. Qui aurait osé y entrer ? Nous n’entendîmes durant l’espace de trois heures que le plus morne silence. À midi il appela, et nous entrâmes. Bettine était là triste, et fort tranquille, tandis que le moine pliait bagage. Il partitj disant qu’il espérait, et priant le docteur de lui en donner des nouvelles. Bettine dîna dans son lit, soupa à table, fut sage le lendemain, [39r] mais voilà ce qui arriva pour me rendre sûr qu’elle n’était ni folle ni possédée.

C’était l’avant-veille de la purification de Notre-Dame8. Le docteur était accoutumé de nous faire communier à la paroisse ; mais il nous conduisait à confesse à S.t Augustin, église desservie par les Jacobins de Padoue. Il nous dit à table de nous y disposer pour le surlendemain. La mère dit vous devriez tous aller vous confesser au père Mancia pour avoir l’absolution d’un si saint homme. Je compte d’y aller aussi. Candiani, et les Feltrinsk y consentirent ; je n’ai rien dit.

Ce projet m’a déplu ; mais j’ai dissimulé, bien déterminé à empêcher son exécution. Je croyais au sceau de la confession, et je n’étais pas capable d’en faire une fausse ; mais sachant que j’étais le maître de choisir mon confesseur, je n’aurais certainement jamais eu la bêtise d’aller dire au père Mancia ce qui m’était arrivé avec une fille qu’il aurait d’abord deviné que ce ne pouvait être que Bettine. J’étais sûr que Candiani lui dirait tout, et j’enl étais fort fâché.

Le lendemain de bonne heure elle vint à mon lit pour me porter un petit collet9, et elle me glissa cette lettre. « Haïssez ma vie ; mais respectez mon honneur, et une ombre de paix à laquelle j’aspire. Aucun de vous ne doit aller demain à confesse chez le père Mancia. Vous êtes le seul qui pouvez faire avorter ce dessein, et vous n’avez pas besoin que je vous en suggère le moyen. Je verrai s’il est vrai que vous ayez de l’amitié pour moi. »

Il est incroyable comme cette pauvre fille me fit pitié à la lecture de ce billet. Malgré cela je lui ai répondu ainsi : « Je conçois que malgré toutes les inviolables lois de la confession, le projet de votre mère doit vous inquiéter ; [39v] mais je ne conçois pas comment pour faire avorter ce projet vous puissiez compter sur moi plutôt que sur Candiani, qui s’en est déclaré approbateur. Tout ce que je peux vous promettre c’est que je ne serai pas de la partie ; mais je ne peuxm rien sur votre amant. C’est à vous à lui parler. »

Voici la réponse qu’elle me donna. « Je n’ai plus parlé à Candiani depuis la fatale nuit qui m’a rendue malheureuse ; et je ne lui parlerai plus quand même en lui parlant je pourrais redevenir heureuse. C’est à vous seul que je veux devoir ma vie, et mon honneur. »

Cette fille me paraissait plus étonnante que toutes celles, dont les romans que j’avais lus m’avaient représenté les merveilles. Il me semblait de me voir joué par elle avec une effronterie sans exemple. Je voyais qu’elle voulait me remettre dans ses chaînes ; et malgré que je ne m’en souciasse pas,n je me suis cependant déterminé à faire l’action généreuse, dont elle me croyait uniquement capable10. Elle se sentait sûre de réussir ; mais dans quelle école avait-elle appris à si bien connaître le cœur humain ? En lisant des romans. Il se peut que la lecture de plusieurs soit la cause de la perte d’une grande quantité de filles ; mais il est certain que la lecture des bons leur apprend la gentillesse11, et l’exercice des vertus sociales12.

Déterminé donc à avoir pour cette fille toute la complaisance dont elle me croyait capable, j’ai dit au docteur dans le moment que nous allions nous coucher, que ma conscience m’obligeait à le prier de me dispenser d’aller me confesser au père Mancia, et que je désirais de n’être pas en cela différent de mes camarades. Il me répondit qu’il pénétrait mes raisons, et qu’il nous conduirait tous à S.t Antoine. Je lui ai baisé la main. [40r] La chose fut faite ainsi, et j’ai vu Bettine à midi venir à table avec la satisfaction peinte sur sa figure.

Une engelure ouverte m’obligeant à rester au lit, et le docteur étant allé à l’église avec tous mes camarades, Bettine étant restée seule à la maison, elle vint s’asseoir sur mon lit. Je m’y attendais. J’ai alors vu le moment de la grande explication, qui dans le fond ne me déplaisait pas.

Elle débuta par me demander si j’étais fâché de l’occasion qu’elle saisissait de me parler. Non, lui répondis-je, car vous me procurez celle de vous dire que les sentiments que j’ai pour vous n’étant que ceux de l’amitié vous devez être sûre que pour l’avenir le cas que je puisse vous inquiéter n’arrivera jamais. Ainsi vous ferez tout ce que vous voudrez. Pour me régler autrement il faudrait que je fusse amoureux de vous ; et je ne le suis plus. Vous avez étouffé le germe d’une belle passion dans un instant. À peine rentré dans ma chambre après le coup de pied que Candiani m’a donné, je vous ai haïe, puis méprisée, puis vous m’êtes devenue indifférente, et enfino l’indifférence a disparu lorsque j’ai vu de quoi votre esprit est capable. Je suis devenu votre ami, je pardonne à vos faiblesses, et m’étant accoutumé à vous considérer telle que vous êtes, j’ai conçu pour vous l’estime la plus singulière par rapport à votre esprit. J’en ai été la dupe, mais n’importe : il existe, il est surprenant, divin, je l’admire, je l’aime, et il me semble que l’hommage que je lui dois est celui de nourrir pour l’objet qui le possède l’amitié la plus pure. Payez-moi de la même monnaie13. Vérité, sincérité, et point de détours. Finissez donc toutes les niaiseries, car vous avez déjà gagné sur moi tout ce que vous pouviez prétendre. La seule pensée d’amour me rebute, car je ne peux aimer que sûr d’être [40v] aimé uniquement14. Vous êtes la maîtresse d’attribuer ma sotte délicatesse à mon âge ; mais la chose ne peut pas être autrement. Vous m’avez écrit que vous ne parlez plus à Candiani, et si je suis la cause de cette rupture croyez que j’en suis fâché. Votre honneur exige que vous tâchiez de vous raccommoder ; et je dois me garder à l’avenir de lui causer le moindre ombrage. Songez aussi que si vous l’avez rendu amoureux le séduisant de la même façon, dont vous vous êtes servie vis-à-vis de moi, vous avez doublement tort, car il se peut que s’il vous aime vous l’ayez rendu malheureux.

Tout ce que vous m’avez dit, me répondit Bettine, est fondé sur le faux. Je n’aime pas Candiani, et je ne l’ai jamais aimé. Je l’ai haï, et je le hais, parce qu’il a mérité ma haine, et je vous en convaincrai, malgré que l’apparence me condamne. Pour ce qui regarde la séduction, je vous prie de m’épargner ce vil reproche. Songez vous aussi que si vous ne m’aviez pas séduite d’avance, je n’aurais jamais fait ce dont je me suis bien repentie par des raisons que vous ignorez, et que je vais vous apprendre. La faute que j’ai commise n’est grande que parce que je n’ai pas prévu le tort qu’elle pouvait me faire dans la tête sans expérience d’un ingrat comme vous capable de me la reprocher.

Bettine pleurait. Ce qu’elle venait de me dire était vraisemblable, et flatteur ; mais j’avais trop vu. Outre cela, ce dont elle m’avait fait voir son esprit capable me rendait sûr qu’elle allait m’en imposer15, et que sa démarche n’était que l’effet de son amour-propre qui ne la laissait pas souffrir en paix une victoire de ma part qui l’humiliait trop.

Inébranlable dans mon idée, je lui ai répondu que je croyais tout ce qu’elle venait de me dire sur l’état de son cœur avant le badinage qui m’avait fait devenir amoureux d’elle, et par conséquent je lui ai promis de lui épargner pour l’avenir le titre de séductrice. Mais convenez, lui dis-je, que la [41r] violence de votre feu ne fut que momentanée, et qu’il n’a fallu qu’un léger souffle pour l’éteindre. Votre vertu qui ne s’est écartée de son devoir qu’une seule heure, et qui a repris tout d’un coup l’empire sur vos sens qui s’étaient égarés mérite quelqu’éloge. Vous qui m’adoriez devîntes dans un moment insensible à toutes mes peines que je ne manquais pas de vous faire connaître. Il me reste à savoir comment cette vertu pouvait vous être si chère, tandis que Candiani ne cessait de lui faire faire naufrage toutes les nuits entre ses bras.

Voici, me dit-elle alors (en me regardant de cet air qu’on a quand on est certain de la victoire) où je vous voulais. Voici ce que je ne pouvais pas vous faire savoir, et ce que je n’ai jamais pu vous dire, car vous vous êtes refusé au rendez-vous que je ne vous ai demandé qu’au seul dessein de vous faire connaître la vérité.

Candiani, poursuivit-elle à me dire, m’a fait une déclaration d’amour huit jours après qu’il est entré chez nous. Il me demanda mon consentement pour me faire demander en mariage par son propre père d’abord qu’il aurait achevé ses études. Je lui ai répondu que je ne le connaissais pas encore bien, que je n’avais pas de volonté là-dessus ; et je l’ai prié de ne me parler plus de cela. Il fit semblant d’être devenu tranquille ; mais je me suis aperçue,p peu de temps après, qu’il ne l’était pas un jour qu’il me pria d’aller quelquefois le peigner. Quand je lui ai répondu que je n’en avais pas le temps il me dit que vous étiez plus heureux que lui. Je me suis moquée de ce reproche, et de ses soupçons, car toute la maison savait que j’avais soin de vous.

Ce fut quinze jours après que je lui ai refusé le plaisir d’aller le peigner qu’il m’est arrivé de passer avec vous une heure dans ce badinage que vous savez, et qui, comme de raison, fit naître [41v] un feu qui vous donna des idées que vous ne connaissiez pas auparavant. Quant à moi, je me trouvais fort contente ; je vous aimais, et m’étant abandonnée à des désirs naturels à ma passion, nul remords ne pouvait m’inquiéter. Il me tardait de me voir avec vous le lendemain ; mais le même jour après souper le premier moment de mes peines arriva. Candiani glissa entre mes mains ce billet, et cette lettre, que dans la suite j’ai cachés dans un trou de mur avec intention de vous les faire voir à temps et lieu.

Bettine alors me remit la lettre, et le billet. Voici le billet : « Ou recevez-moi pas plus tard que cette nuit dans votre cabinet, en laissant entrebâillée la porte qui donne dans la cour, ou pensez à vous tirer d’affaires demain vis-à-vis du docteur auquel je remettrai la lettre dont vous voyez la copie ci-jointe. »

La lettre contenait le récit d’un délateur infâme et enragé, qui effectivement pouvait avoir des suites très fâcheuses. Il disait au docteur que sa sœur passait avec moi les matinées dans un commerce criminel, lorsqu’il allait dire la messe, et il lui promettait de lui donner là-dessus des tels éclaircissements qu’il ne pourrait pas en douter.

Après avoir fait la réflexion, poursuivit Bettine, que le cas exigeait, je me suis déterminée à écouter ce monstre. J’ai laissé la porte entrouverte, et je l’ai attendu ayant mis dans ma poche un stylet16 de mon père. Je l’ai attendu à la porte pour qu’il me parle là, mon cabinet n’étant séparé de celui où couche mon père que d’une cloison. Le moindre bruit aurait pu l’éveiller.

À ma première question sur la calomnie que contenait la lettre qu’il me menaçait de donner à mon frère, il me répondit que ce n’était pas une calomnie, car il avait vu lui-même tout l’entretien que nous avions eu le matin par un trou qu’il avait faitq dans le plancher du grenier perpendiculaire à votre lit, où il allait se mettre d’abord que j’entrais chez vous. Il conclut qu’il allait découvrir tout à mon frère, et à ma mère si je m’obstinais à lui refuser les mêmes complaisances qu’il était sûr que j’avais pour vous. Après lui avoir dit dans ma juste colère les injures les plus atroces, et l’avoir appelé lâche espion, et calomniateur, car il ne pouvait avoir vu que des enfantillages, j’ai fini par lui jurer qu’il se flattait en vain de me réduire par [42r] des menaces à avoir pour lui les mêmes complaisances. Il se mit alors à me demander mille pardons, et à me représenter que je ne devais attribuer qu’à ma rigueur sa démarche, à laquelle il ne serait jamais déterminé sans la passion que je lui avais inspirée, et qui le rendait malheureux. Il convint que sa lettre pouvait être calomnieuse, et qu’il en avait agi en traître, et il m’assura qu’il n’emploierait jamais la force pour obtenir des faveurs qu’il ne voulait devoir qu’à la constance de son amour. Je me suis crue obligée à lui dire que je pourrais l’aimer dans la suite, et à lui promettre que je n’irais plus à votre lit lorsque le docteur n’y serait pas ; et je l’ai renvoyé17 content sans qu’il osât me demander un seul baiser lorsque je lui ai promis que nous pourrions nous parler quelqu’autre fois dans le même endroit.

Je suis allée me coucher au désespoir songeant que je ne pourrais plus ni vous voir lorsque mon frère n’y serait pas, ni vous en faire savoir la raison par rapport aux conséquences.r Trois semaines s’écoulèrent ainsi, et ce que j’ai souffert est incroyable, car vous ne manquiez pas de me presser, et je me voyais toujours obligée à vous manquer. Je craignais même le moment dans lequel je me serais trouvée seule avec vous, car j’étais sûre que je n’aurais pas pu m’empêcher de vous découvrir la raison de la différence de mes procédés. Ajoutez que je me voyais obligée au moins une fois par semaine à me rendre à la porte de l’allée pour parler au coquin, et modérer par des paroles son impatience.

Je me suis enfin déterminée à finir mon martyre quand je me suis vue menacée par vous aussi. Je vous ai proposé d’aller au bal habillé en fille ; j’allais vous découvrir toute l’intrigue, et vous laisser le soin d’y remédier. Cette partie de bal devait déplaire à Candiani ; mais mon parti était pris. Vous savez de quelle espèce fut le contretemps. Le départ de mon frère avec mon père vous inspira à tous les deux la même pensée. Je vous ai promis d’aller dans votre chambre avant de recevoir le billet de Candiani qui ne me demandait pas le rendez-vous ; mais qui m’avertissait qu’il allait se mettre dans mon cabinet. Je n’ai eu ni le temps de lui dire que j’avais des raisons pour lui défendre d’y aller, ni celui de vous avertir que je n’irais chez vous qu’après minuit [42v] comme j’avais pensé de faire, car après une heure de bavardage j’étais sûre de renvoyer ce malheureux dans sa chambre ; mais le projet qu’il avait enfanté, et qu’il se crut en devoir de me communiquer demandait un temps beaucoup plus long. Il ne m’a pas été possible de le faire partir. J’ai dû l’écouter, et le souffrir toute la nuit. Ses plaintes, et ses exagérations sur son malheur ne finissaient jamais. Il se plaignait de ce que je ne voulais pas consentir à un projet, que, si je l’avais aimé, j’aurais dû approuver. Il s’agissait de m’enfuir avec lui la semaine sainte pour aller à Ferrare, où il a un oncle qui nous aurait accueillis, et aurait facilement fait entendre raison à son père pour être dans la suite heureux toute notre vie. Les objections de ma part, ses réponses, les détails, les explications pour l’aplanissement des difficultés eurent besoin de toute la nuit. Mon cœur saignait pensant à vous ; mais je n’ai rien à me reprocher ; et il n’est rien arrivé qui puisse me rendre indigne de votre estime. Le seul moyen que vous puissiez avoir pour me la refuser est celui de croire que tout ce que je viens de vous dire est un conte18 ; mais vous vous tromperez, et vous serez injuste. Si j’avais pu me résoudre à des sacrifices qui ne sont dus qu’à l’amour, j’aurais pu faire sortir de mon cabinet ce traître une heure après qu’il y était entré ; mais j’aurais préféré la mort à cet affreux expédient. Pouvais-je deviner que vous étiez dehors exposé au vent, et à la neige ? Nous étions tous les deux à plaindre ; mais moi plus que vous. Tout cela était écrit dans le ciel pour me faire perdre la santé, et la raison que je ne possède plus que par intervalles sans être jamais sûre que mes convulsions ne me reprennent. On prétend que jes sois ensorcelée, et que des démons se soient emparés de moi. Je ne sais rien de tout cela ; mais si c’est vrai, me voilà la plus misérable de toutes les filles.

À ce point elle se tut en laissant un libre cours à ses larmes, et à ses gémissements. L’histoire qu’elle m’avait débitée était possible, [43r] mais elle n’était pas croyable.

Forse era vero, ma non però credibile

A chi del senso suo fosse signore

[C’était peut-être vrai, mais difficile à croire

Par qui de sa raison eût encore été maître]19

et je possédais mon bon sens. Ce qui causait alors mon émotion étaient ses pleurs, dont la réalité ne me laissait pas lieu de douter. Je les attribuais à la force de son amour-propre. J’avais besoin de conviction pour céder ; et pour convaincre il ne faut pas le vraisemblable mais l’évident. Je ne pouvais ajouter foi ni à la modération de Candiani, ni à la patience de Bettine, ni à l’emploi de sept heures dans un seul propos. Malgré cela je ressentais une espèce de plaisir à prendre pour bon argent comptant toute la fausse monnaie qu’elle m’avait débitéet.

Après avoir essuyé ses larmes, elle fixa ses beaux yeux dans les miens, croyant d’y discerner les marques visibles de sa victoire ; mais je l’ai étonnéeu lui touchant un article que par un artifice elle avait négligév dans son apologie. La rhétorique n’emploie les secrets de la nature que comme les peintres qui veulent l’imiter. Tout ce qu’ils donnent de plus beau est faux.

L’esprit délié20 de cette fille, qui ne s’était pas raffiné par l’étude, prétendait à l’avantage d’être supposé pur et sans art : il le savait, et il se servait de cette connaissance pour en tirer parti ; mais cet esprit m’avait donné une trop grande idée de son habileté.

Eh quoi ? lui dis-je, ma chère Bettine ; tout votre récit m’a attendri ; mais comment voulez-vous que je croie naturellesw vos convulsions, la belle folie de votre raison égarée, et les symptômes d’énergumène21 que vous avez laissé voir trop à propos dans les exorcismes, malgré quex très sensément vous dites que sur cet article vous avez des doutes ?

À ces mots elle se tint muette cinq ou six minutes en me regardant fixement ; puis en baissant ses yeux elle se mit à pleurer ne disant de temps en temps autre chose que pauvre malheureuse ! Cette situation à la fin me devenant gênante, je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour elle. Elle me répondit d’un ton triste que si mon cœur ne me disait rien, elle ne savait pas ce qu’elle pouvait exiger de moi. Je croyais, me dit-elle, de pouvoir regagner sury [44r] votre cœur des droits que j’ai perdus. Je ne vous intéresse22 plus. Poursuivez à me traiter durement, et à supposer fictions des maux réels, dont vous êtes la cause, et que vous augmentez maintenant. Vous vous en repentirez trop tard, et dans votre repentir vous ne vous trouverez pas heureux.

Elle allait partir ; mais la croyant capable de tout elle me fit peur. Je l’ai rappelée pour lui dire que le seul moyen qu’elle pouvait avoir pour regagner ma tendresse était celui de passer un mois sans convulsions, et sans avoir besoin qu’on aille chercher le beau père Mancia. Tout cela, me répondit-elle, ne dépend pas de moi ; mais que voulez-vous dire par cette épithète de beau que vous donnez au Jacobin ? Supposeriez-vous ?….. – Point du tout, point du tout ; je ne suppose rien, car j’aurais besoin d’être jaloux pour supposer quelque chose ; mais je vous dirai que la préférence que vos diables donnent aux exorcismes de ce beau moine sur ceux du vilain capucin est sujette à des commentaires qui ne vous font pas d’honneur. Réglez-vous d’ailleurs comme il vous plaira.

Elle partit ; et un quart d’heure après tout le monde rentra. Après souper, la servante me dit sans que je l’interroge que Bettine s’était couchée avec des forts frissons après avoir fait transporter son lit dans la cuisine près de celui de sa mère. Cette fièvre pouvait être naturelle ; mais j’en doutais. J’étais sûr qu’elle ne se serait jamais déterminée à se bien porter, car elle m’aurait fourni par là un trop fort argument pour la croire fausse aussi dans la prétendue innocence de ses entretiens avec Candiani. Je regardais aussi comme un artifice celui d’avoir fait transporter son lit dans la cuisine.

Le lendemain, le médecin Olivo lui ayant trouvé une forte fièvre, dit au docteur qu’elle lui causerait des vaniloques23, mais qu’ils viendraient de la fièvre, et non pas des diables. Bettine effectivement délira toute la journée ; mais le [44v] docteur devenu de l’avis du médecin laissa dire sa mère, et n’envoya pas chercher lez jacobin. La fièvre fut encore plus forte le troisième jour, et des taches sur la peau firent soupçonner la petite vérole qui se déclara le quatrième. On a d’abord envoyé loger ailleurs Candiani, et les deux Feltrins qui ne l’avaient pas eue, et n’étant pas dans le cas de la craindre24, je suis resté seul. La pauvre Bettine fut tellement couverte de cette peste que le sixième jour on ne voyait plus sa peau sur tout son corps nulle part. Ses yeux se fermèrent, on dut lui couper tous les cheveux, et on désespéra de sa vie lorsqu’on vit qu’elle en avait la bouche, et le gosier si pleinsaa qu’on ne pouvait plus lui introduire dans l’œsophage que quelques gouttes de miel. On n’apercevait plus dans elle autre mouvement que celui de la respiration. Sa mère ne s’éloignait jamais de son lit, et on me trouva admirable lorsque j’ai porté près du même lit ma table avec mes cahiers. Cette fille était devenue quelque chose d’affreux : sa tête était d’un tiers plus grosse : on ne lui voyait plus de nez, et on craignit pour ses yeux quand même elle en échapperait. Ce qui m’incommodait extrêmement, et que j’ai voulu constamment souffrir25, fut sa puante transpiration.

Le neuvième jour le curé vint lui donner l’absolution, et les saintes huiles26, puis il dit qu’il la laissait entre les mains de Dieu. Dans une scène si triste les dialogues de la mère de Bettine avec le docteur me faisaient rire. Elle voulait savoir si le diable qui la possédait pouvait alors lui faire faire des folies, et ce que ce diable deviendrait si elle venait à mourir, car elle ne le croyait pas assez bête pour rester dans un corps si dégoûtant. Elle lui demandait s’il pouvait s’emparer de l’âme de la pauvre fille. Le pauvre docteur théologien ubiquiste27 répondait à toutes ces questions des choses qui n’avaient pas l’ombre du bon sens, et qui embarrassaient toujours plus la pauvre femme.

Le dixième, et onzième jours l’on craignait à tout moment de la perdre. Tous ses boutons pourris devenus noirs suppuraient, [45r] et infectaient l’air : personne n’y résistait excepté moi que l’état de cette pauvre créature désolait. Ce fut dans cet état épouvantable qu’elle m’inspira toute la tendresse que je lui ai témoignée après sa guérison.

Le treizième jour, lorsqu’elle n’eut plus de fièvre, elle commença à avoir un mouvement d’agitation à cause d’une démangeaison insoutenable, et qu’aucun remède n’aurait pu mieux calmer que ces puissantes paroles que je lui disais à tout moment : souvenez-vous Bettine que vous allez guérir ; mais que si vous osez vous gratter vous resterez si laide que personne ne vous aimera plus.

On peut défier tous les physiciens de l’univers de trouver un frein plus puissant que celui-ci contre la démangeaison d’une fille qui sait avoir été belle, et qui se voit dans le risque de devenir laide par sa faute si elle se gratte.

Elle ouvrit enfin ses beaux yeux, on la changea de lit, et on la transporta dans sa chambre. Un abcès qui lui vint au cou la retint au lit jusqu’à Pâques. Elle m’inocula de huit à dix boutons, dont trois m’ont laissé la marque ineffaçable sur la figure : ils me firent honneur près de Bettine qui reconnut alors que je méritais uniquement sa tendresse. Sa peau resta toute couverte de taches rouges qui ne disparurent qu’au bout d’un an. Elle m’a aimé dans la suite sans aucune fiction28, et je l’ai aimée sans jamais m’emparer d’une fleur que la destinée aidée par le préjugé avait réservée à l’Hyménée. Mais quel pitoyable Hyménée ! Ce fut deux ans après qu’elle devint épouse d’un cordonnier nommé Pigozzo infâme coquin qui la rendit pauvre et malheureuse. Le docteur son frère dut prendre soin d’elle. Quinze ans après il la conduisit avec lui à S. George de la Vallée29, dont il fut élu archiprêtre30. Étant allé le voir il y a dix-huit ans, j’ai trouvé Bettine vieille, malade, et mourante. Elle expira sous mes yeux l’an 1776 vingt-quatre heures après mon arrivée chez elle. Je parlerai de cette mort à sa place31.

Ma mère arriva dans ce temps-là de Pétersbourg, où l’impératrice Anna Iwanowna32 ne trouva pas la comédie italienne assez amusante. Toute la troupe était déjà de retour en Italie, [45v] et ma mère avait fait le voyage avec Carlin Bertinazzi Arlequin33, qui mourut à Paris l’année 1783. À peine arrivée à Padoue elle envoya avertir de son arrivée le docteur Gozzi qui me conduisit d’abord à l’auberge où elle logeait avec son compagnon de voyage. Nous y dinâmes, et avant de partir elle lui fit présent d’une fourrure, et elle me donna une peau de loup-cervier34 pour que j’en fisse présent à Bettine. Six mois après elle me fit aller à Venise pour me voir encore une fois avant de partir pour Dresde où elle avait été engagée pour toute la vie au service de l’électeur de Saxe Auguste III roi de Pologne35. Elle conduisit avec elle mon frère Jean qui avait alors huit ans, et qui en partant pleurait comme un désespéré, ce qui me fit conjecturer beaucoup deab sottise dans son caractère, car dans ce départ il n’y avait rien de tragique. Il fut le seul qui dut toute sa fortune à notre mère, dont cependant il n’était pas le bien-aimé.

Après cette époque j’ai passé encore un an à Padoue étudiant les droits, dont je suis devenu docteur à l’âge de seize ans36, ayant eu dans le civil le point de testamentis [De la forme des testaments], et dans le canon utrum hebrei possint construere novas Sinagogas [Les Hébreux peuvent-ils construire de nouvelles Synagogues ?]. Ma vocation était celle d’étudier la médecine pour en exercer le métier pour lequel je me sentais un grand penchant, mais on ne m’écouta pas : on voulut que je m’appliquasse à l’étude des lois pour lesquelles je me sentais une aversion invincible. On prétendait que je ne pouvais faire ma fortune que devenant avocat, et ce qui est pire, avocat ecclésiastique, parce qu’on trouvait que j’avais le don de la parole. Si on y avait bien pensé on m’aurait contenté en me laissant devenir médecin, où le charlatanisme fait encore plus d’effet que dans le métier d’avocat. Mais je n’ai fait ni l’un ni l’autre ; et cela ne pouvait pas être autrement. Il se peut que ce soit par cette raison que je n’ai jamais voulu ni me servir d’avocats quand il m’est arrivé d’avoir des prétentions légales au barreau, ni appeler des médecins quand j’ai [46r] eu des maladies. La chicane ruine beaucoup plus de familles qu’elle n’en soutient ; et ceux qui meurent tués par les médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent. Le résultat est que le monde serait beaucoupac moins malheureux sans ces deux engeances.

Le devoir d’aller à l’université qu’on appelle le Bo37 pour aller écouter les leçons des professeurs m’avait mis dans la nécessité de sortir tout seul, et j’en étais charmé, car avant ce moment-là je ne m’étais jamais reconnu pour homme libre. Voulant jouir en plein de la liberté, dont je me voyais en possession, j’ai fait toutes les mauvaises connaissances possibles avec les plus fameux écoliers. Les plus fameux devaient être les plus libertins, joueurs, coureurs de mauvais lieux, ivrognes, débauchés, bourreaux d’honnêtes filles, violents, faux, et incapables de nourrir le moindre sentiment de vertu. Ce fut en compagnie de gens de cette espèce que j’ai commencé à connaître le monde en l’étudiant sur le fier livre de l’expérience.

La théorie des mœurs n’est d’autre utilité à la vie de l’homme que de celle qui résulte à celui qui avant de lire un livre en parcourt l’index : quand il l’a lu il ne se trouve informé que de la matière. Telle est l’école de morale que nous donnent les sermons, les préceptes, et les histoires que nous content ceux qui nous élèvent. Nous écoutons tout avec attention ; mais lorsque le cas nous arrive de mettre à profit les avis qu’on nous a donnésad, il nous vient envie de voir si la chose sera comme elle nous a été prédite : nous nous y livrons, et nous nous trouvons punis par le repentir. Ce qui nous dédommage un peu c’est que dans ces moments-là nous nous reconnaissons pour savants, et pour possesseurs du droit d’instruire les autres. Ceux que nous endoctrinons ne font ni plus ni moins de ce que nous avons fait, d’où il résulte que le monde reste toujours là, ou va de mal en pire. [46v] Ætas parentum pejor avis tulit nos nequiores mox daturos progeniem vitiosiorem [La génération de nos pères, qui valaient moins que nos aïeux, a fait naître en nous des fils plus méchants, qui vont donner le jour à une postérité plus mauvaise encore]38ae.

Dans le privilège donc que le docteur Gozzi m’a accordé de sortir tout seul j’ai trouvé la connaissance de plusieurs vérités, qui avant ce moment non seulement m’étaient inconnues, mais dont je ne supposais pas l’existence. À mon apparition les plus aguerris s’emparèrent de moi, et me sondèrent. Me trouvant nouveau en tout ils me déterminèrent à m’instruire me faisant tomber dans tous les panneaux. Ils me firent jouer, et après m’avoir gagné le peu d’argent que j’avais, ils me firent perdre sur ma parole, et ils m’apprirent à faire des mauvaises affaires pour payer. J’ai commencé à apprendre ce que c’était que d’avoir des chagrins. J’ai appris à me méfier de tous ceux quiaf louent en face, et à ne point du tout compter sur les offres de ceux quiag flattent. J’ai appris à vivre avec les chercheurs de querelle, dont il faut fuir la société, ou être à tout moment sur les bords du précipice. Pour ce qui regarde les femmes libertines de métier je ne suis pas tombé dans leurs filets parce que je n’en voyais pas une seule si jolie que Bettine ; mais je n’ai pas pu me défendre du désir de cette espèce de gloire qui dérive d’un courage dépendant du mépris de la vie.

[47r] Les écoliers de Padoue jouissaient dans ce temps-là de grands privilèges. C’étaient des abus que l’ancienneté avait rendus légaux : c’est le caractère primitif de presque tous les privilèges. Ils diffèrent des prérogatives39. Le fait est que les écoliers pour tenir leurs privilèges en force commettaient des crimes. On ne punissait pas à la rigueur40 les coupables, parce que la raison d’état ne voulait pas qu’on diminuât par laah sévérité l’affluence des écoliers qui accouraient de toute l’Europe à cette célèbre université. La maxime du gouvernement vénitien41 était de payer à très cher prix des professeurs d’un grand nom, et de laisser vivre ceux qui venaient écouter leurs leçons dans la plus grande liberté. Les écoliers ne dépendaient que d’un chef écolier qu’on appelait Syndic42. C’était un gentilhomme étranger qui devait tenir un état43, et répondre au gouvernement de la conduite des écoliers. Il devait les livrer à la justice lorsqu’ils violaient les lois, et les écoliers se soumettaient à ses sentences, parce que quand ils avaient une apparence de raison il les défendait aussi. Ils ne voulaient par exemple pas souffrir que les commis aux fermes44 visitassent leurs malles, et les sbires ordinaires45 n’auraient jamais osé arrêter un écolier : ils portaient toutes les armes défendues qu’ils voulaient ; ils trompaient impunément des filles de famille que leurs parents ne savaient pas tenir en réserve : ils inquiétaient souvent le repos public par des impertinences nocturnes : c’était une jeunesse effrénée qui ne demandait qu’à [47v] satisfaire ses caprices, s’amuser, et rire.

Il est arrivé dans ces temps-là qu’un sbire entra dans un café où il y avait deux écoliers46. Un de ceux-ci lui ordonna de sortir, le sbire le méprisa, l’écolier lui lâcha un coup de pistolet, et le manqua, mais le sbire riposta, et blessa l’écolier, puis se sauva. Les écoliers s’assemblèrent au Bo, et allèrent divisés en plusieurs pelotons chercher des sbires pour venger l’affront reçu en les massacrant ; mais dans une rencontre deux écoliers restèrent morts. Tout le corps des écoliers s’unit alors, et jurèrent de ne jamais mettre bas les armes que lorsqu’il n’y aurait plus de sbires à Padoue. Le gouvernement s’en mêla, et le syndic s’engagea de faire mettre bas les armes aux écoliers moyennant une satisfaction, puisque les sbires avaient tort. Le sbire qui avait blessé l’écolier fut pendu, et la paix fut faite ; mais dans les huit jours avant qu’on fasse cette paix tous les écoliers allant par Padoue divisés en patrouilles je n’ai pas voulu être moins brave que les autres, et j’ai laissé que le docteur dise. Armé de pistolets, et de carabine je suis allé tous les jours avec mes compagnons chercher l’ennemi. Je fus très mortifié que la compagnie dont j’étais membre ne rencontrât jamais aucun sbire. Le docteur à la fin de cette guerre se moqua de moi ; mais Bettine admira mon courageai.

Dans ce nouveau train de vie, ne voulant pas [48r] paraître moins riche que mes nouveaux amis, je me suis laissé aller à des dépenses que je ne pouvais pas soutenir. J’ai vendu, ou engagé tout ce que j’avais, et j’ai fait des dettes que je ne pouvais pas payer. Ce furent mes premiers chagrins, et les plus cuisants qu’un jeune homme puisse ressentir.

J’ai écrit à ma bonne grand-mère pour lui demander du secours ; mais au lieu de me l’envoyer, elle vint elle-même à Padoue remercier le docteur Gozzi, et Bettine, et me conduisit à Venise le 1 d’octobreaj 1739.

Le docteur au moment de mon départ me fit présent en versant des larmes de ce qu’il avait de plus cher. Il me mit au cou une relique je ne me souviens plus de quel saint que j’aurais peut-être encore si elle n’avait pas été liée en or. Le miracle qu’elle fit fut de me servir dans un urgent besoin. Toutes les fois que je suis retourné à Padoue pour achever mon droit j’ai logé chez lui ; mais toujours affligé de voir près de Bettine le coquin qui devait l’épouser, et pour lequel elle neak me paraissait pas faite. J’étais fâché de la lui avoir épargnée. C’était un préjugé que j’avais ; mais duquel je n’ai pas tardé à me défaireal.

a. Ses billets étaient tombés corrigé par Casanova pour supprimer les marques du pluriel.

b. Et je lui ai remis les trois lettres avec ma réponse.

c. Amitié biffé.

d. Dix ans puis onze biffés.

e. Quelques mots biffés, illisibles.

f. Fussent biffé.

g. En biffé.

h. Était immobile biffé.

i. Le goupillon biffé.

j. En biffé.

k. Dirent d’y aller biffé.

l. Aurais été biffé.

m. Pas empêcher biffé.

n. Mais j’étais sûr qu’elle ne réussirait pas. Je biffé.

o. Votre biffé.

p. Cinq ou six semaines biffé.

q. Lui-même biffé.

r. Six biffé.

s. Soye biffé.

t. Orth. débitée, le e final étant biffé.

u. En biffé.

v. Orth. négligée.

w. Les biffé.

x. Fort judicieusement biffé.

y. Une page (fº 43v) est laissée vierge.

z. Médecin biffé.

aa. Orth. plein.

ab. Bêtise biffé.

ac. Plus biffé.

ad. Orth. donné.

ae. Dix lignes biffées à la suite : Pour faire devenir sage le monde tout entier, il faudrait que pour cinquante ans de suite le genre humain cessât de mourir et de naître. Vers la fin de ce demi-siècle la folie ne régnerait plus sur la terre. Mais quelle tristesse ! On ne trouverait autre ressource que dans la bonne chère, dans les voyages, dans la littérature, et dans la froide amitié ! Les plus sains [?] feraient encore [?] un peu l’amour avec des femmes de quarante ans, mais [?] insipidement. Ce qui anime notre monde est la jeunesse, et malgré qu’elle soit inséparable de la folie, elle fait tous ses agréments.

af. Me louaient biffé.

ag. Me flattaient biffé.

ah. Rigueur biffé.

ai. Un paragraphe de quatre lignes est biffé à la suite : Cette démêlée entre sbires, et écoliers me donna une idée de la guerre, et me rendit convaincu que si j’en avais embrassé le métier je n’aurais pas été moins brave qu’un autre ; mais je n’ai pas eu le temps d’y penser. Au sein de ce passage, été moins brave qu’un autre corrige, dans l’interligne, manqué de courage, biffé.

aj. Graphie 8bre.

ak. Devait pas avoir été faite biffé.

al. Le bas de la page est déchiré mais on voit que le texte se poursuivait.

[51r] CHAPITRE IV

Le patriarche de Venise me donne les ordres mineurs. Ma connaissance avec le sénateur Malipiero, avec Thérèse Imer, avec la nièce du curé, avec Madame Orio, avec Nanette, et Marton, avec la Cavamacchie. Je deviens prédicateur. Mon aventure à Pasean avec Lucie. Rendez-vous au troisième étage.

Il vient de Padoue, où il a fait ses études était la formule avec laquelle on m’annonçait partout, et qui à peine prononcée m’attirait la taciturne observation de mes égaux en condition, et en âge, les compliments des pères de famille, et les caresses des vieilles femmes, dont plusieurs qui n’étaient pas vieilles voulaient passer pour telles pour pouvoir décemment m’embrasser. Le curé de S.t Samuel1 nommé Tosello après m’avoir installé à son église me présenta à monseigneur Correr2 patriarche de Venise, qui m’a tonsuré, et quatre mois après par grâce spéciale il m’a conféré les quatre ordres mineurs3. La consolation4 de ma grand-mère était extrême. On me trouva d’abord des bons maîtres pour poursuivre mes études, et M. Baffo a choisi l’abbé Schiavo5 pour m’apprendre à écrire purement en italien, et surtout la langue de la poésie pour laquelle j’avais un penchant décidé. Je me suis trouvé parfaitement bien logé avec mon frère François qu’on avait mis à étudier l’architecture théâtrale. Ma sœur, et mon frère le posthume demeuraient avec ma grand-mère dans une autre maison à elle appartenante, et dans laquelle elle voulait mourir parce que son mari y était mort. Celle que j’habitais était la même où j’avais perdu mon père, dont ma mère poursuivait à payer le loyer : elle était grande, [51v] et très bien meublée.

Quoique l’abbé de Grimani dût être mon principal protecteur, je ne le voyais cependant que très rarement. Celui auquel je me suis attaché fut M. de Malipiero6 auquel le curé Tosello m’a d’abord présenté. C’était un sénateur7 qui à l’âge de soixante et dix ans, ne voulant plus se mêler d’affaires d’état, menait une vie heureuse dans son palais, mangeant bien, et ayant tous les soirs une assemblée très choisie de dames qui avaient toutes rôti le balai8, et d’hommes d’esprit qui savaient tout ce qui arrivait de nouveau dans la ville. Ce vieux seigneur était garçon, et riche,a mais trois ou quatre fois par an sujet à des attaques de goutte très douloureuses qui à chaque assaut le laissaient perclus tantôt dans un membre, tantôt dans un autre, de sorte qu’il était estropié dans toute sa personne. Sa seule tête, ses poumons, et son estomac avaient été respectés. Il était beau, gourmet, friand ; il avait l’esprit fin ; il possédait la grande science du monde, l’éloquence des Vénitiens, et cette sagacité qui reste à un sénateur qui ne s’est retiré qu’après avoir passé quarante ans à gouverner la république, et qui n’a cessé de faire la cour au beau sexe qu’après avoir eu vingt maîtresses, et s’être reconnu déçu de la prétention de plus plaire à aucune. Cet homme presque perclus ne paraissait pas l’être quand il était assis, quand il parlait, et quand il était à table. Il ne mangeait qu’une fois par jour, et tout seul parce que n’ayant plus de dents il employait le double de temps qu’un autre aurait employé en mangeant comme lui, et il ne voulait ni se hâter par complaisance vers ses convives, ni les voir employés à attendre qu’il mâche avec ses bonnes gencives ce qu’il voulait avaler. Par cette seule raison il souffrait le désagrément de manger tout seul, ce qui déplaisait beaucoup à son excellent cuisinier.

La première fois que le curé me fit l’honneur de me présenter à Son Excellence, je me suis très respectueusement [52r] opposé à cette raison que tout le monde trouvait sans réplique. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à inviter à sa table ceux qui par nature mangeaient comme deux.

— Où sont-ils ?

— L’affaire est délicate. V. E.9 doit essayer des convives, et après les avoir trouvés tels que vous les désirez, savoir aussi vous les conserver sans leur en dire la raison ; car il n’y a au monde personne de bien élevé qui voulût qu’on dise qu’il n’a l’honneur de manger avec V. E. que parce qu’il mange le doubleb d’un autre.

Comprenant toute la force de mes paroles S. E. dit au curé de me conduire à dîner le lendemain. Ayant trouvé que si je donnais le précepte bien, je donnais l’exemple encore mieux, il me fit son commensal quotidien.

Ce sénateur qui avait renoncé à tout excepté qu’à lui-même, nourrissait malgré son âge et sa goutte un penchant amoureux. Il aimait Thérèse fille du comédien Imer10 qui demeurait dans une maison voisine de son palais, dont les fenêtres étaient vis-à-vis de l’appartement où il couchait. Cette fille âgée alors de dix-sept ans, jolie, bizarre, coquette, qui apprenaitc la musique pour aller l’exercer sur les théâtres, qui se laissait continuellement voir à ses fenêtres, et dont les charmes avaient déjà enivré le vieillard, lui était cruelle. Elle venait presque tous les jours lui faire une belle visite, mais toujours accompagnée de sa mère, vieille actrice qui s’était retirée du théâtre pour faire le salut de son âme, et qui avait, comme de raison, formé le projet d’allier DIEU avec le diable. Elle conduisait sa fille à la messe tous les jours, elle voulait qu’elle allât à confesse tous les dimanches ; mais l’après-dîner elle la menait chez le vieillard amoureux, dont la fureur dans laquelle il tombait m’épouvantait quand elle lui refusait un baiser, lui alléguant en raison qu’ayant fait ses dévotions le matin, elle ne pouvait pas condescendre à offenser ce même DIEU qu’elle avait mangé, et qu’elle avait peut-[52v] être encore dans son estomac. Quel tableau pour moi âgé alors de quinze ans, que le vieillard admettait uniquement à être témoin silencieux de ces scènesd ! La scélérate mère applaudissait la résistance de sa fille, et osait sermonner le voluptueux, qui à son tour n’osait pas réfuter ses maximes trop ou point du tout chrétiennes, et qui devaite résister à la tentation de lui jeter à la figure ce qui lui serait tombé entre les mainsf. Il ne savait que lui dire. La colère prenait la place de la concupiscence ; et après qu’elles étaient parties, il se soulageait avec moi par des réflexions philosophiques. Obligé à lui répondre, et ne sachant que lui dire, je lui ai un jour suggéré le mariage. Il m’a étonné me répondant qu’elle ne voulait pas devenir sa femme.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle ne veut pas encourir la haine deg ma famille.

— Offrez-lui une grosse somme ; un état.

— Elle ne voudrait pas, à ce qu’elle dit, commettre un péché mortel pour devenir reine du monde.

— Il faut la violer, ou la chasser, la bannir de chez vous.

— Je ne peux l’un ; et je ne peux pas me déterminer à l’autre.

— Tuez-la.

— Cela arrivera, si je neh meurs pas auparavant.

— Votre Excellence est à plaindre.

— Vas-tu jamais chez elle ?

— Non, car je pourrais en devenir amoureux ; et si elle était vis-à-vis de moi telle que je la vois ici, je deviendrais malheureux.

— Tu as raison.

Après avoir étéi témoin de ces scènes, et honoré de ces dialogues je suis devenu le favori de ce seigneur. Il m’admit à l’assemblée du soir, composée, comme j’en ai déjà rendu compte, de femmes surannées, et d’hommes d’esprit. Il me dit que c’était là que j’apprendrais une science beaucoup plus grande que la philosophie de Gassendi11 que j’étudiais alors par son ordre à la place de la péripatéticienne dont il se moquait. Il me donna des préceptes, dont il me démontra l’observance [53r] nécessaire pour intervenir à son assemblée qui s’étonnerait d’y voir admis un garçon de mon âge. Il m’ordonna de ne jamais parler que pour répondre à des interrogations de fait, et surtout de ne dire jamais mon avis sur aucune matière, car à l’âge de quinze ans il ne m’était pas permis d’en avoir un. Fidèlement soumis à ses ordres, je me suis gagné son estime, et en peu de jours je suis devenu l’enfant de la maison de toutes les dames qui allaient chez lui. En qualité de jeune abbé sans conséquence, elles voulaient que je les accompagnasse lorsqu’elles allaient voir leurs filles, ou leurs nièces aux parloirs des couvents où elles étaient en pension : j’allais chez elles à toutes les heures, on ne m’annonçait pas ; on me grondait quand je laissais passer une semaine sans me laisser voir ; et quand j’allais dans l’appartement des filles, je les entendais se sauver ; mais elles s’appelaient follesj d’abord qu’elles voyaient que ce n’était que moi. Je trouvaisk leur confiance charmante.

M. de Malipiero s’amusait avant dîner à m’interroger sur les avantages que me procurait l’accueil que me faisaient les respectables dames que j’avais connues chez lui, me disant avant que je lui répondisse qu’elles étaient la sagesse même, et que tout le monde me jugerait un coquin12 si je disais d’elles quelque chose de contraire à la bonne réputation dont elles jouissaient dans le monde. Il m’insinuait par là le sage précepte de la discrétion. Ce fut chez lui que j’ai connu madame Manzoni13 femme d’un notaire public dont j’aurai occasion de parler. Cette digne dame m’inspira le plus grand attachement. Elle me donna des leçons, et des conseils très sages que si j’avais suivis, ma vie n’aurait pas été orageuse, et par conséquent je ne l’aurais pas aujourd’hui trouvée digne d’être écrite.

Tant de belles connaissances avec des femmes qu’on appelle comme il faut me donnèrent l’envie de plaire par la figure, et par l’élégance de me mettre ; mais mon curé y trouva à redire, d’accord en cela avec ma bonne grand-mère. Un jour me prenant à [53v] part il me dit avec des paroles mielleuses que dans l’état que j’avais embrassé je devais penser à plaire à DIEU par l’esprit, et non pas aux hommes par la figure : il condamna ma frisure trop étudiée, et l’odeur délicate de ma pommade : il me dit que le diable m’avait pris par les cheveux, que j’étais excommunié si je poursuivais à les cultiver me citant les paroles d’un concile œcuménique14 Clericus qui nutrit comam anathema sit [Anathème à l’ecclésiastique qui laisse pousser ses cheveux]. Je lui ai répondu lui citant l’exemple de cent abbés qu’on ne regardait pas comme excommuniés, et qu’on laissait tranquilles, qui mettaient de la poudre trois fois plus que moi qui n’en mettais qu’une ombre, et qui se servaient d’une pommade ambrée15 qui faisait mourir les femmes en couchesl, tandis que la mienne qui sentait le jasmin m’attirait les compliments de toutes les compagnies où j’allais. J’ai fini par lui dire que si j’avais voulu puer je me serais fait capucin ; et qu’en cela j’étais fort fâché de ne pas pouvoir lui obéir.

Trois ou quatre jours après, il persuada ma grand-mère de le laisser entrer dans ma chambre de si grand matin que je dormais encore. Elle m’a juré après que si elle avait su ce qu’il allait faire elle ne lui aurait pas ouvert la porte. Ce fier prêtre qui m’aimait s’approcha doucement de moi, et avec des bons ciseaux il me coupa impitoyablement tous mes cheveux de devant d’une oreille à l’autre. Mon frère François qui était dans l’autre chambre l’a vu, et l’a laissé faire. Il en fut même charmé,m car portant perruque, il était jaloux de la beauté de mes cheveux. Il a été toute sa vie envieux, combinant cependant je ne sais pas comment l’envie avec l’amitié : son vice doit être aujourd’hui mort de vieillesse, comme tous les miens.

Je me suis réveillé que l’ouvrage était déjà fini. Après le fait le curé partit comme si de rien n’était. Mes deux mains furent celles qui me firent connaître toute l’horreur de cette exécution inouïe.

Quelle colère ! Quelle indignation ! Quels projets de vengeance d’abord qu’un miroir à la main j’ai vu l’état dans lequel m’avait mis ce prêtre audacieux ! Ma grand-mère accourut à mes cris ; mon frère riait. La vieille femme me calma un peu convenant que le curé avait outrepassé les bornes de la correction permise.

[54r] Déterminé à me venger je me suis habillé en ruminant cent noirs projets. Il me semblait d’avoir droit de me venger au sang à l’abri de toutes les lois. Les théâtres étant ouverts, je suis sorti en masque16, et je suis allé chez l’avocat Carrara17 que j’avais connu chez M. Malipiero pour savoir si je pouvais attaquer le curé en justice. Il me dit qu’on avait il n’y avait pas longtemps ruiné une famille à cause que le chef avait coupé la moustache d’un marchand esclavon, ce qui est beaucoup moins qu’un toupet tout entier ; et qu’ainsi je n’avais qu’à ordonner si je voulais intimer d’abord au curé une extrajudiciaire18 qui le ferait trembler. Je lui ai dit de la faire, et de dire le soir à M. Malipiero par quelle raison il nen m’avait pas vu à dîner. Il était évident que je ne pouvais plus sortir sans masque tant que mes cheveux ne seraient pas revenus.

Je suis allé dîner fort mal avec mon frère. L’obligation dans laquelle ce malheur me mettait de devoir me priver de la table délicate à laquelle M. Malipiero m’avait accoutumé n’était pas la moindre peine que je devais endurer à cause de l’action de ce violent curé dont j’étais le filleul19. La rage qui m’obsédait était telle que je versais des larmes. J’étais au désespoir que cet affront avait en soi un caractère comique qui me donnait un ridicule, que je regardais comme plus déshonorant qu’un crime. M’étant mis au lit de bonne heure, un bon sommeil de dix heures me rendit moins ardent ; mais non pas moins décidé à me venger par la force compétenteo.

Je m’habillais donc pour aller lire l’extrajudiciaire chez M. Carrara, lorsque j’ai vu devant moi un habile friseur20 que j’avais connu chez Madame Contarini21. Il me dit que M. Malipiero l’envoyait pour qu’il me raccommodât les cheveux de façon que je pusse sortir, car il désirait que j’allasse dîner avec lui dans le même jour. Après avoir considéré le dégât, il me dit, se mettant à rire, que je n’avais qu’à le laisser faire,p en m’assurant qu’il me mettra en état de sortir frisé avec encore plus d’élégance qu’auparavant. Cet habile garçon me rendit tous les cheveux du devant égaux aux coupés, et m’accommoda en vergette22 si bien que je me suis trouvé content, satisfait, et vengé.

[54v] J’ai dans l’instant oublié l’injure, je suis allé dire à l’avocat que je ne voulais plus me venger, et j’ai volé chez M. Malipiero où le hasard fit que je trouvasse le curé, auquel malgré ma joie j’ai lancé un coup d’œil foudroyant. On ne parla pas de l’affaire, M. Malipiero observa tout, et le curé partit certainement repenti de ce qu’il avait fait, car ma frisure était si recherchée qu’elle méritait tout de bon l’excommunication.

Après le départq de mon cruel parrain, je n’ai pas dissimulé avec M. Malipiero : je lui ai dit en clairs termes que je me chercherais une autre église, car je ne voulais absolument plus être membre de celle d’un homme capable de pareils excès. Le sage vieillard me dit que j’avais raison. C’était le moyen de me faire faire tout ce qu’on voulait. Le soir toute l’assemblée, qui avait déjà su l’histoire, me fit compliment m’assurant que rien n’était plus joli que ma frisure. J’étais le plus content de tous les garçons, et encore plus content de ce qu’il y avait déjà quinze jours que l’affaire était arrivée, et que M. Malipiero ne me parlait jamais de retourner à l’église. Ma seule grand-mère m’ennuyait me disant toujours que je devais y retourner.

Mais lorsque je croyais que ce seigneur ne m’en parlerait plus, je fus très surpris de l’entendre me dire que le cas se présentait que je pourrais retourner à l’église ayant du curé même une très ample satisfaction. En qualité, poursuivit-il à me dire, de président de la confraternité du S.t Sacrement23 c’est à moi à choisir l’orateur qui en fasse le panégyrique le quatrième Dimanche de ce mois qui tombe précisément le lendemain du jour de Noël. Or c’est toi que je vais lui proposer, et je suis sûr qu’il n’osera pas te refuser. Que dis-tu de ce triomphe ? Te semble-t-il beau ?

À cette proposition ma surprise fut extrême ; car il ne m’était jamais passé par la tête ni de devenir prédicateur, ni d’être capable de composer un sermon, et de le débiter. Je lui ai dit que j’étais sûr qu’il badinait ; mais d’abord qu’il m’assura qu’il parlait tout de bon, il n’eut besoin que d’une minute pour me persuader, et me rendre certain que j’étais né pour devenir le plus célèbre prédicateur du siècle, d’abord que je serais devenu gras, car dans ce temps-là j’étaisr fort maigre. Je ne doutais ni de ma voix, ni de mon action24, et pour ce [55r] qui regardait la composition je me suis facilement senti assez de force pour produire un chef-d’œuvre.

Je lui ai dit que j’étais prêt, et qu’il me tardait d’être chez moi pour commencer à écrire le panégyrique. Sans être théologien, lui dis-je, je connais la matière. Je dirai des choses surprenantes, et toutes neuves. Le lendemain il me dit que le curé avait été enchanté de son choix, et plus encore de ma bonne volonté à accepter cette sainte commission, mais qu’il exigeait que je lui montrasse ma composition d’abord que je l’aurais achevée, car la matière étant du ressort de la plus sublime théologie il ne pouvait me permettre de monter en chaire qu’étant sûr que je n’aurais pas dit des hérésies. J’y ai consenti, et dans le courant de la semaine j’ai composé, et mis en net mon panégyrique. Je le conserve25, et qui plus est je le trouve excellent.

Ma pauvre grand-mère ne faisait que pleurer de consolation voyant son petit-fils devenu apôtre. Elle voulut que je le luis lusse, elle l’écouta en disant son chapelet, et elle le trouva fort beau. M. Malipiero, qui n’écoutait pas disant le chapelet, me dit qu’il ne plairait pas au curé. J’avais pris mon thème d’Horace Ploravere suis non respondere favorem speratum meritis [Se plaindre que la faveur espérée ne répondît pas aux services rendus]26. Je déplorais la méchanceté et l’ingratitude du genre humain qui avaientt fait manquer le projet que la divine sagesse avait enfanté pour le rédimer27. Il n’aurait pas voulu que j’eusse pris mon thème d’un ethnique28 ; mais il était enchanté que mon sermon ne fût pas entrelardé de citations latines.

Je suis allé chez le curé pour le lui lire : il n’y était pas ; et devant l’attendre je suis devenu amoureux d’Angéla29 sa nièce, qui brodait au tambour, qui me dit qu’elle avait envie de me connaître, et qui ayant envie de rire, voulut que je lui contasse l’histoire de mon toupet que son sacré30 oncle m’avait coupé. Cet amour me fut fatal ; il fut cause de deux autres, qui furent causes de plusieurs autres causes qui aboutirent à la fin à me faire renoncer à l’état d’ecclésiastique. Mais allons tout doucement.

Le curé en arrivant ne me parut pas fâché de me voir entretenu par sa nièce qui avait mon même âge. Après avoir lu mon sermon [55v] il me dit que c’était une fort jolie diatribe31 académique ; mais qu’elle ne pouvait pas convenir à la chaire.

— Je vous en donnerai un, me dit-il, de ma façon, que personne ne connaît. Vous l’apprendrez par cœur, et je vous permets de dire qu’il est de vous.

— Je vous remercie très révérend. Je veux donner du mien ou rien.

— Mais vous ne débiterez pas celui-ci dans mon église.

— Vous parlerez de cela à M. Malipiero. En attendant je vais porter ma composition à la censure ; puis à Monseigneur patriarche, et si on n’en veut pas je la ferai imprimer.

— Venez ici jeune homme. Le patriarche sera de mon avis.

Le soir j’ai conté en pleine assemblée à M. Malipiero mon altercation avec le curé. On m’a fait lire mon panégyrique, qui a obtenu tous les suffrages. On loua ma modestie en ce que je ne citais aucun saint père qu’étant jeune je ne pouvais pas connaître, et les femmes me trouvèrent admirable en ceci qu’il n’y avait autre passage latin que le texte d’Horace qui quoique grand libertin disait cependant de très bonnes choses. Une nièce du patriarche qui était là me promit de prévenir son oncle auquel j’étais déterminé à réclamer. M. Malipiero me dit d’aller conférer avec lui le lendemain matin avant toute autre démarche.

J’ai obéi ; et il envoya chercher le curé qui vint d’abord. Après l’avoir laissé parler tant qu’il voulut, je l’ai convaincu lui disant qu’ou le patriarche approuvera mon sermon, et je le réciterai sans qu’il risque rien ; ou il le désapprouvera, et je fléchirai.

— N’y allez pas, me dit-il, et je l’approuve : je vous demande seulement de changer le texte, car Horace était un scélérat.

— Pourquoi citez-vous Sénèque, Origène, Tertullien, Boèce qui étant tous hérétiques doivent vous paraître plus abominables qu’Horace, qui enfin ne pouvait pas être chrétien ?

Mais enfin j’ai cédé pour faire plaisir à M. Malipiero, et j’y ai mis le texte que le curé a voulu malgré qu’il ne cadrât pas avec mon sermon. Je le lui ai donné pour avoir un [56r] prétexte allant le prendre le lendemain de parler à sa nièce.

Mais ce qui me divertit fut le docteur Gozzi. Je lui ai envoyé mon sermon par vanité. Il me le renvoya le désapprouvant, et me demandant si j’étais devenu fou. Il me disait que si on me permettait de le réciter en chaire je me déshonorerais avec lui qui m’avait élevé.

J’ai récité mon sermon dans l’église de S.t Samuel ayant un auditoire des plus choisis. Après m’avoir beaucoup applaudi la prédiction qu’on me fit fut générale. J’étais destiné à devenir le premier prédicateur du siècle, puisqu’à l’âge de quinze ans personne n’avait jamais si bien joué ce rôle.

Dans la bourse, où la coutume est de donner l’aumône au prédicateur, le sacristain qui la vida trouva à peu près cinquante sequins32, et des billets amoureux qui scandalisèrent les bigots. Un billet anonyme, dont j’ai cru de connaître la personne qui me l’avait écrit, me fit faire un faux pas, dont je crois de devoir faire grâce au lecteur. Cette riche moisson dans le grand besoin d’argent que j’avais, me fit tout de bon penser à devenir prédicateur, et j’ai expliqué ma vocation au curé lui demandant son secours. Par ce moyen je me suis mis en possession d’aller tous les jours chez lui, où je devenais toujours plus amoureux d’Angéla qui voulait bien que je l’aimasse, mais qui exerçant la vertu d’un dragon était obstinée à ne m’accorder la moindre faveur. Elle voulait que je quittasse l’état d’ecclésiastique, et devenir ma femme. Je ne pouvais pas m’y résoudre ; mais espérant de la faire changer d’avis je poursuivais. Son oncle m’avait donné la commission de composer un panégyrique à S. Joseph pour que je le récitasse le 19 de Mars 1741. Je l’ai fait, et le curé même en parlait avec enthousiasme ; maisu c’était décidé que je ne dusse avoir prêché sur la terre qu’une seule fois. Voici cette histoire misérable ; mais trop vraie33 qu’on a la barbarie de trouver comique.

[56v] J’ai cru de n’avoir pas besoin de me donner beaucoup de peine pour apprendre mon sermon par cœur. J’en étais l’auteur, je savais de le savoir ; et le malheur de l’oublier ne me semblait pas dans l’ordre des choses possibles. Je pouvais oublier une phrase ; mais je devais être le maître d’en substituer une autre, et tout comme je ne restais jamais court quand je parlais à une compagnie d’honnêtes gens, je ne trouvais pas vraisemblable qu’il pût m’arriver de rester muet vis-à-vis d’un auditoire, où je ne connaissais personne qui pût me rendre timide, et me faire perdre la faculté de raisonner. Je me divertissais donc à mon ordinaire me contentant de relire soir, et matin ma composition pour la bien imprimer dans ma mémoire, dont je n’avais jamais eu raison de me plaindre.

Le jour donc du 19 de mars dans lequel je devais quatre heures après midi monter en chaire pour réciter mon sermon, je n’ai pas eu le courage de me priver du plaisir de dîner avec le comte de Mont-Réal34 qui logeait chez moi, et qui avait invité le patricien Barozzi qui après Pâques devait épouser la comtesse Lucie sa fille.

J’étais encore à table avec toute la belle compagnie, lorsqu’un clerc vint m’avertir qu’on m’attendait à la sacristie. Avec l’estomac plein et la tête altérée35, je pars, je cours à l’église, je monte en chaire.

Je dis très bien l’exorde36, et je prends haleine. Mais à peine prononcées les cent premières paroles37 de la narration, je ne sais plus ni ce que je dis, ni ce que je dois dire, et voulant poursuivre à force je bats la campagne38, et ce qui achève de me perdre est un bruit sourd de l’auditoire inquiet qui s’était trop aperçu de ma déroute. Je vois plusieurs sortir de l’église, il me semble d’entendre rire, je perds la tête, et l’espoir de me tirer d’affairev. Je peux assurer mon lecteur que je n’ai jamais su si j’ai fait semblant de tomber en défaillance, ou si j’y suis tombé tout de bon. Tout ce que je sais est que je me suis laissé tomber sur le plancher de la chaire en donnant un grand coup de tête contre le mur désirant qu’il me l’eût fendue. Deux clercs sont venus me prendre pour me reconduire à la sacristie, où sans dire le mot à personne j’ai pris mon manteau et mon chapeau, et je suis allé chez moi. Enfermé dans ma chambre je me suis mis en habit court tel que les abbés [57r] le portent à la campagne, et après avoir mis dans un portemanteau39 mon nécessaire je suis alléw demander de l’argent à ma grand-mère, et je suis allé à Padoue prendre mes terzènes40. J’y suis arrivé à minuit, où je me suis d’abord couché avec mon bon docteur Gozzi, auquel je ne me suis pas soucié de faire la narration de mon désastre. Après avoir fait tout ce que je devais pour mon doctorat pour l’année suivante je suis retourné à Venise après Pâques41, où j’ai trouvé mon malheur oublié ; mais il n’y a plus eu question de me faire prêcher. On a eu beau m’encourager. J’ai entièrement renoncé à ce métier.

La veille de l’Ascension le mari de Madame Manzoni me présenta à une jeune courtisane qui faisait alors à Venise le plus grand bruitx. On l’appelait la Cavamacchie42, ce qui veut dire dégraisseuse, parce que son père avait fait le métier de dégraisseur. Elle aurait voulu se faire appeler Preati, parce que tel était son nom de famille ; mais ses amis l’appelaient Juliette ; c’était son nom de baptême, et assez joli pour prétendre d’aller sur l’histoire43.

La renommée de cette fille venait de ce que le marquis Sanvitali44 parmesan lui avaity déboursé cent mille écus45 pourz prix de ses faveurs. On ne parlait à Venise que de sa beauté. Ceux qui pouvaient parvenir à lui parler se croyaient heureux, et très heureux ceux qui étaient admis à sa coterie. Comme je devrai plusieurs fois parler d’elle dans ces mémoires, le lecteur aura pour agréableaa d’apprendre en peu de mots son histoire.

Dans l’année 1735, Juliette âgée de quatorze ans porta un habit dégraissé à un noble vénitien nommé Marco Muazzo. Ce noble l’ayant trouvée charmante malgré ses guenilles, alla la voir chez son père même avec un célèbre avocat nommé Bastien Uccelli46. Cet Uccelli étonné plus encore de l’esprit romanesque, et folâtre de cette fille que de sa beauté, et de sa belle taille, la mit dans un appartement bien meublé, lui donna un maître de musique, et en fit sa maîtresse. Dans le temps de la foire47 il la conduisit avec lui sur le liston48, où elle étonna tous les amateurs. En six mois de temps elle se crut devenue assez musicienne pour s’engager avec un entrepreneur, qui la prit pour la conduire à Vienne jouer un rôle de castrato dans un opéra de Metastasio49.

[57v] L’avocat alors crut de devoir la quitter la cédant à un riche Juif, qui après lui avoir donné des diamants la quitta aussi. À Vienne, ses charmes lui procurèrent l’applaudissement qu’elle ne pouvait pas espérer de son talent trop au-dessous du médiocre. La foule d’adorateurs qui allaient sacrifier à l’idole, et qui se renouvelait de semaine en semaine, fit déterminer l’auguste Marie-Thérèse50 à détruire ce nouveau culte. Elle fit ordonner à la nouvelle divinité de sortir d’abord de la capitale de l’Autriche. Ce fut le comte Bonifazio Spada51 qui la reconduisit à Venise, d’où elle partit pour aller chanter à Parme. Ce fut là qu’elle fit devenir amoureux le comte Jacques Sanvitali ; mais sans conséquence, puisque la marquise qui n’entendait pas raillerie lui donna un soufflet dans sa propre loge à un certain propos dans lequel la virtuoseab lui parut insolente. Cet affront dégoûta Juliette du théâtre au point qu’elle y renonça pour toujours. Elle retourna à sa patrie. Riche de la réputation d’avoir été sfratata52 de Vienne elle ne pouvait pas manquer de faire fortune. C’était devenu un titre. Quand on voulait dire du mal d’une chanteuse, ou danseuse, on disait qu’elle avait été à Vienneac où on l’avait méprisée au point que l’impératrice n’avait pas cru qu’elle valût la peine d’être chassée.

Monsieur Steffano Querini des Papozzes53 devint d’abord son amant en titre, et trois mois après greluchon54, d’abord que le marquis de Sanvitali se déclara son amant dans le printemps de l’année 1740ad. Il débuta par lui donner cent mille ducats courants55. Pourae empêcher le monde d’attribuer à faiblesse le don d’une somme si exorbitante, il dit qu’elle était à peine suffisante pour venger la virtuose d’un soufflet que sa femme lui avait donné. Juliette cependant n’a jamais voulu l’avouer, et elle eut raison ; rendant hommage à l’héroïsme du marquis elle se serait trouvée déshonorée. Le soufflet aurait flétri des charmes qu’elle était glorieuse de voir le monde convaincu de leur valeur intrinsèque.

afDans l’année suivante 1741ag, M. Manzoni me présenta [58r] à cette Frine56 comme un jeune abbé qui commençait à se faire un nom.

Elle logeait à S. Paternian57 aux pieds du pont dans une maison qui appartenait à M. Piaï. Je l’ai vue en compagnie de six ou sept courtisans aguerris. Elle était négligemment assise sur un sofa près de M. Querini. Sa personne m’a surpris ; elle me dit d’un ton de princesse, me regardant comme si j’avais été à vendre qu’elle n’était pas fâchée d’avoir fait ma connaissance. D’abord qu’elle me fit asseoir, j’ai commencé aussi à l’examiner tout à mon aise. La chambre n’était pas grande ; mais il n’y avait pas moins de vingt bougies.

Juliette était une belle personne de la grande taille âgée de dix-huit ans, dont la blancheur éblouissante, l’incarnat des joues, le vermillon des lèvres, le noir, et la ligne courbe, et très étroite de ses sourcils me parurent artificiels. Deux beaux râteliers58 de dents faisaient qu’on ne remarquât pas que sa bouche fût trop grande. Aussi avait-elle soin de la tenir toujours riante. Sa gorge n’était qu’une belle, et ample table sur laquelle un fichu placé avec art voulait faire imaginer que les mets qu’on y désire se trouvaient ; mais je n’y ai pas consenti. Malgré les bagues, et les bracelets je me suis aperçu que ses mains étaient trop larges, et trop charnues ; et en dépit du soin qu’elle avait de ne pas montrer ses pieds, une pantoufle qui gisait au bas de sa robe m’instruisit qu’ils étaient aussi grands qu’elle : proportion désagréable qui déplaît non seulement aux Chinois, et aux Espagnols ; mais à tous les connaisseurs. On veut qu’une grande femme ait les pieds petits : c’était le goût de Monsieur d’Holopherne59 qui sans cela n’aurait pas trouvé charmante madame Judith. Et sandalia eius, dit le saint Esprit, rapuerunt oculos ejus [Et ses pantoufles captivèrent ses regards]60. Dans mon examen réfléchi, la comparant aux cent mille ducats que le Parmesan lui avait donnésah, je m’étonnais de moi-même qui n’aurais pas donné un sequin pour parcourir toutes ses autres beautés quas insternebat stola [que couvrait le vêtement].

Un quart d’heure après mon arrivée, le murmure de l’eau frappée par les rames d’une gondole qui abordait, annonça le prodigue marquis. Nous nous levâmes, et M. Querini quitta vite sa place rougissant un peu. M. de Sanvitali plus vieux que jeune, [58v] et qui avait voyagé, prit place près d’elle mais non pas sur le sofa, ce qui obligea la belle à se tourner. Ce fut alors que j’ai pu la voir en face. Je l’ai trouvée plus belle qu’en profil. En quatre ou cinq fois que je lui ai fait ma cour, je me suis trouvé en état de dire à l’assemblée de M. de Malipiero qu’elle ne pouvait plaire qu’à des gourmands usés, car elle ne possédait ni les beautés de la simple nature, ni l’esprit de la société, ni un talent marqué, ni les manières aisées. Ma décision plut à toute l’assemblée ; mais M. Malipiero me dit à l’oreille en riant que Juliette serait certainement informée du portrait que je venais de faire, et qu’elle deviendrait mon ennemie. Il devina.

Je trouvais cette célèbre fille singulière en ce qu’elle ne m’adressait que très rarement la parole, et en ce qu’elle ne me regardait jamais qu’approchant à sa vue myope une lentille concave, ou en rétrécissant ses paupières, comme si elle n’eût pas voulu me rendre digne de voir entièrement ses yeux, dont la beauté était incontestable. Ils étaient bleus, fendus à merveille, à fleur de tête61, et enluminés par un iris inconcevable que la nature ne donne quelquefois qu’à la jeunesse ; et qui disparaît ordinairement vers les quarante ans après avoir fait des miracles. Le défunt roi de Prusse62 l’a conservé jusqu’à sa mort.

Juliette sut le portrait que j’avais fait d’elle chez M. Malipiero. L’indiscret avait été le rationnaire Xavier Cortantini63. Elle dit à ma présence à M. Manzoni qu’un grand connaisseur lui avait trouvé des défauts qui la déclaraient maussade ; mais elle ne les spécifia pas. Je me suis aperçu qu’elle tirait sur moi de bricole64, et je m’attendais à l’ostracisme. Elle me le fit cependant attendre une bonne heure. On vint sur le propos d’un concert que le comédien Imer avait donné, où sa fille Thérèse avait brillé. Elle me demanda d’emblée ce que M. Malipiero faisait d’elle : je lui ai répondu qu’il lui donnait de l’éducation.

— Il en est capable, me répondit-elle, car il a beaucoup d’esprit ; mais je voudrais savoir ce qu’il fait de vous.

— Tout ce qu’il peut.

— On m’a dit, qu’il vous trouve un peu bête.

Les rieurs, comme de raison, furent pour elle. Ne sachant que répondre, j’ai manqué de rougir, et je suis parti un quart d’heure après sûr de ne plus remettre les pieds chez elle. La narration de cette rupture amusa beaucoup mon vieux sénateur le lendemain à dîner.

[59r] J’ai passé l’été en allant filer le parfait amour avec Angéla à l’école, où elle allait apprendre à broder. Son avarice à m’accorder des faveurs m’irritait ; et mon amour m’était déjà devenu un tourment. Avec un grand instinct j’avais besoin d’une fille dans le goût de Bettine qui aimât à assouvir le feu de l’amour sans l’éteindre. Mais je me suis bien vite défait de ce goût frivole. Ayant moi-même une espèce deai virginité j’avais la plus grande vénération pouraj celle d’une fille. Jeak la regardais comme le Palladium de Cécrops65. Je ne voulais pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’étais assez dupe pour être jaloux de leurs maris. Angéla était négative66 au suprême degré sans cependant être coquette. Elle me séchait : je maigrissais. Les discours pathétiques, et plaintifs que je lui tenais au tambour où elle brodait avec deux de ses camarades qui étaient sœurs faisaient plus d’effet sur elles que sur son cœur trop esclave de la maxime qui m’empoisonnait. Si je n’avais eu d’yeux que pour elle je me serais aperçu que ces deux sœurs avaient plus de charmes qu’elle ; mais elle m’avait obstiné67. Elle me disait qu’elle était prête à devenir ma femme, et elle croyait que je ne pouvais pas désirer davantage. Elle m’assommait quand à titre d’extrême faveur elle me disait que l’abstinence la faisait souffrir autant que moi.

Au commencement de l’automne68, une lettre de la comtesse de Mont-Réal m’appela à sa campagne dans le Frioul à une terre qui lui appartenait appelée Paséan. Elle devait avoir brillante compagnie avec celle de sa fille devenue dame vénitienne, qui avait esprit, et beauté, et un œil si beau qu’il la dédommageait de l’autre qu’une taie69 rendait affreux.

Ayant trouvé à Paséan la gaieté il ne me fut pas difficile de l’augmenter oubliant pour quelque temps la cruelle Angéla. On m’a donné une chambre rez-de-chaussée attenanteal au jardin, où je me suis trouvé bien logé sans me soucier de savoir de qui j’étais voisin. Le lendemain à mon réveil mes yeux furent agréablement surpris par le charmant objet qui s’approcha de mon lit pour me servir du café. C’était une fille toute jeune, mais formée comme le sont les filles de ville qui ont dix-sept ans : elle n’en avait que quatorze. Blanche de peau, noiream d’yeux, et de cheveux, échevelée, et couverte de sa seule [59v] chemise et d’un jupon lacé de travers, qui laissait voir nue la moitié de sa jambe elle me regardait d’un air libre, et serein comme si j’avais été sa vieille connaissance. Elle me demanda si j’avais été content de mon lit.

— Oui. Je suis sûr que c’est vous qui l’avez fait. Qui êtes-vous ?

— Je suis Lucie, fille du concierge, je n’ai ni frères, ni sœurs, et j’ai quatorze ans. Je suis bien aise que vous n’ayez pas un valet, car je vous servirai moi-même, et je suis sûre que vous serez content.

Enchanté de ce début, je me mets sur mon séant, elle me passe ma robe de chambre me disant cent choses que je ne comprenais pas. Je prends mon café interdit autant qu’elle était à son aise ; et étonné d’une beauté à laquelle il était impossible d’être indifférent. Elle s’était assise sur le pied de mon lit, ne justifiant la liberté qu’elle prenait que par un rire qui disait tout. Son père et sa mère entrèrent que j’avais encore la tasse à la bouche. Lucie ne bouge pas : elle les regarde ayant un air de se pavaner du poste dont elle avait pris possession. Ils la grondent avec douceur, me demandant excuse pour elle.

Ces bonnes gens me disent cent honnêtetés ; et Lucie part pour ses affaires. Ils m’en font l’éloge : c’est leur enfant unique, chéri, la consolation de leur vieillesse. Lucie leur est obéissante ; elle craint DIEU, elle est saine comme un poisson70 ; elle n’a qu’un défaut.

— Quel est-il ?

— Elle est trop jeune.

— Charmant défaut.

Dans moins d’une heure je me trouve convaincu que je parlais à la probité, à la vérité, aux vertus sociales, et au vrai honneur.

Voilà Lucie qui rentre toute riante, débarbouillée, coiffée à sa guise, chaussée, vêtue, et qui après m’avoir fait une révérence de village vaan donner des baisers à sa mère, puis va s’asseoir sur les genoux de son père ; je lui dis de s’asseoir sur le lit ; mais elle me dit que tant d’honneur ne lui convient pas quand elle est vêtue.

L’idée simple, innocente, et enchanteresse que je trouve dans cette réponse, me fait rire. J’examine si elle était alors plus jolie qu’une heureao auparavant, et je décide pour l’auparavant. [60r] Je la mets au-dessus, non seulement d’Angéla ; mais de Bettine aussi.

Le friseur vient, l’honnête famille s’en va, je m’habille, je monte, et je passe la journée très gaiement comme on la passe à la campagne en compagnie choisie. Le lendemain à peine réveillé je sonne, et voilà Lucie qui reparaît devant moi la même que la veille surprenante dans ses raisonnements, et dans ses manières. Tout dans elle brillait sous le charmant vernis de la candeur, et de l’innocence. Je ne pouvais pas concevoir comment étant sage, et honnête, et point du tout bête, elleap ignorait qu’elle ne pouvait s’exposer ainsi à mes yeux sans crainte de m’enflammer. Il faut, me disais-je, que n’attachant aucune importance à certains badinages, elle ne soit pas scrupuleuse. Dans cette idée, je me décide à la convaincre que je lui rendais justice. Je ne me sens pas coupable vis-à-vis de ses parents, car je les suppose aussi insoucieux qu’elle. Je ne crains pas non plus d’être le premier à alarmer sa belle innocence, et à introduire dans son âme la ténébreuse lumière de la malice. Ne voulant enfin ni être la dupe du sentiment, ni en agir contre, j’ai voulu m’éclaircir. J’allonge sans façon une main libertine sur elle, et par un mouvement qui semble involontaire, elle recule, elle rougit, sa gaieté disparaît, et elle se tourne faisant semblant de chercher, elle ne savait pas quoi, jusqu’à ce qu’elle se trouve délivrée de son trouble. Cela s’est fait dans une minute. Elle s’approche de nouveau, ne lui restant que la honte de s’être laissée connaître malicieuse, et la peur d’avoir mal interprétéaq une action, qui de ma part aurait pu ou être innocente ou du bel usage. Elle riait déjà. J’ai vu dans son âme tout ce que je viens d’écrire, et je me suis hâté de la rassurer. Voyant que je risquais trop par l’action, je me suis proposé d’employer la matinée du lendemain à la faire parler.

Après avoir pris mon café je l’interromps sur un propos qu’elle me tenait pour lui dire qu’il faisait froid, et qu’elle ne le sentirait pas se mettant près de moi sous la couverture.

— Vous incommoderai-je ?

[60v] — Non ; mais je pense que ta mère pourrait entrer.

— Elle ne pensera pas à malice.

— Viens. Mais tu sais quel risque nous courons.

— Certainement, car je ne suis pas bête ; mais vous êtes sage, et qui plus est prêtre.

— Viens donc ; mais ferme auparavant la porte.

— Non non ; car on penserait que sais-je.

Elle vint donc à la place que je lui ai faitear me faisant un long conte auquel je n’ai rien compris, car dans cette position, ne voulant pas me rendre aux mouvements de la nature, j’étais le plus engourdi de tous les hommes. L’intrépidité de Lucie, qui certainement n’était pas feinte, m’en imposait au point que j’avais honte à lui faire voir clair. Elle me dit enfin que quinze heures71 venaient de sonner, et que si le vieux comte Antonio descendait, et nous voyait là comme nous étions il dirait des plaisanteries qui l’ennuieraient. C’est un homme, me dit-elle, que quand je le vois je me sauve. Je m’en vais parce que je ne suis pas curieuse de vous voir sortir du lit.

Je suis resté là plus d’un quart d’heure immobile, et à faire pitié, car j’étais vraiment en état de violence. Les raisonnements dans lesquels je l’ai engagée le lendemain, sans la faire entrer dans mon lit, finirent de me convaincre qu’elle était à juste titre l’idole de ses parents, et que la liberté de son esprit, et sa conduite sans gêne ne venaient que de son innocence, et de la pureté de son âme. Sa naïveté, sa vivacité, sa curiosité, son fréquent rougir72 lorsqu’elle me disait des choses qui m’excitaient à rire, et dans lesquelles elle n’entendait pas finesse, tout me faisait connaître que c’était un ange incarné qui ne pouvait manquer de devenir la victime du premier libertin qui l’entreprendrait. Je me sentais bien sûr que ce ne serait pas moi. La seule pensée me faisait frémir. Mon amour-propre même garantissait l’honneur de Lucie à ses parents honnêtes qui me l’abandonnaient ainsi, fondés sur la bonne opinion qu’ils avaient de mes mœurs. Il me semblait que je deviendrais le plus malheureux des hommes en trahissant la confiance qu’ils avaient en moi. J’ai donc pris le parti de souffrir, et [61r] sûr d’obtenir toujours la victoire je me suis déterminé à combattre, content que sa présence fût la seule récompense de mes désirs. Je n’avais pas encore appris l’axiome que tant que le combat dure, la victoire est toujours incertaine.

Je lui ai dit qu’elle me ferait plaisir à venir de meilleure heure, et à me réveiller même si je dormais, car moins je dormaisas mieux je me portais. Ainsi les deux heures de discours devinrent trois qui passaient comme un éclair. Lorsque sa mère qui la cherchait la trouvait assise sur mon lit, elle n’avait plus rien à lui dire, admirant73 la bonté que j’avais de la souffrir. Lucie lui donnait cent baisers. Cette trop bonne femme me priait de lui donner des leçons de sagesse, et de lui cultiver l’esprit. Après son départ Lucie ne croyait pas d’être plus libre. La compagnie de cet ange me faisait souffrir les peines de l’enfer. Dans la tentation continuelle où j’étais d’inonder de baisers sa physionomie, lorsqu’en riant elle la mettait à deux doigts de la mienne me disant qu’elle désirait d’être ma sœur, je me gardais bien de prendre ses mains entre les miennes ; un seul baiser que je lui aurais donné aurait fait sauter en l’air l’édifice, car je me sentais devenu une vraie paille. Je m’étonnais toujours quand elle partait, d’avoir obtenu la victoire ; mais insatiable de lauriers il me tardait de voir le retour du lendemain pour renouveler le doux, et dangereux combat. Ce sont les petits désirs qui rendent un jeune homme hardi : les grands l’hébètent.

Au bout de dix à douze jours, me trouvant dans la nécessité de finir, ou de devenir scélérat, j’ai choisi de finir parce que rien ne m’assurait d’obtenir le salaire dû à ma scélératesse dans le consentement de l’objet qui me l’aurait fait commettre. Lucie devenue dragon lorsque je l’aurais mise dans le cas de devoir se défendre, la porte de la chambre étant ouverte, m’aurait exposé à la honte, et au triste repentir. Cette idée m’effrayait. Il fallait finir, et je ne savais comment m’y prendre. Je ne pouvais plus résister à une fille, qui à la pointe du jour n’ayant au-dessus de sa chemise qu’un jupon, courait avec la gaieté dans l’âme sur moi me demandant comment j’avais dormi, et me mettant les paroles sur les lèvres74. Je retirais ma tête, et en riant elle me reprochait ma peur tandis qu’elle n’en avait pas. Je lui répondais [61v] très ridiculement qu’elle se trompait, si elle croyait que j’eusse peur d’elle qui n’était qu’une enfant. Elle me répondait que la différenceat de deux ans n’était rien.

N’en pouvant donc plus, et devenant tous les jours plus amoureux, précisément à cause du spécifique des écoliers75 qui désarme en épuisant dans le moment la puissance ; mais qui irritant la nature l’excite à la vengeance qu’elle exerce en redoublant les désirs du tyran qui l’a domptée, j’ai passé toute la nuit avec le fantôme de Lucie devant mon esprit triste d’avoir décidé de la voir le matin pour la dernière fois. Le parti de la prier elle-même de ne plus venir me parut superbe, héroïque, unique, immanquableau. J’ai cru que Lucie non seulement se prêterait à l’exécution de mon projet ; mais qu’elle concevrait de moi la plus haute estime pour tout le reste de sa vie.

La voilà à la première clarté du jour flamboyante, radieuse, riante, échevelée courant à moi à bras ouverts ; mais devenant tout d’un coup triste parce qu’elle m’aperçoit pâle, défait, et affligé.

— Qu’avez-vous donc me dit-elle.

— Je n’ai pas pu dormir.

— Pourquoi ?

— Parce que je me suis déterminé à vous communiquer un projet triste pour moi ; mais qui me gagnera toute votre estime.

— S’il doit vous concilier mon estime, il doit, au contraire, vous rendre gai. Dites-moi pourquoi m’ayant tutoyée hier, vous me parlez aujourd’hui comme à une demoiselle. Que vous ai-je fait ? monsieur l’abbé. Je m’en vais chercher votre café, et vous me direz tout après l’avoir pris. Il me tarde de vous entendre.

Elle va, elle revient, je le prends, je suis sérieux, elle me dit des naïvetés qui me font rire, elle s’en réjouit ; elle remet tout à sa place, elle va fermer la porte parce qu’il faisait du vent, et ne voulant pas perdre un seul mot de ce que j’allais lui dire, elle me dit de lui faire un peu de place. Je la lui fais sans rien craindre, parce que je me croyais égal à un mort.

Après lui avoir fait une fidèle narration de l’état dans lequel ses charmes m’avaient mis, et des peines que j’avais soutenues pour avoir voulu résister au penchant de lui donner des marques évidentes de ma tendresse, je lui représente que ne pouvant plus endurer les tourments que sa présence causait à mon âme amoureuse, je me voyais réduit à [62r] devoir la prier de ne plus se montrer à mes yeux. L’ample matière, la vérité de ma passion, le désir qu’elle conçût que l’expédient que j’avais choisi était le plus grand effort d’un amour parfait me fournirent une éloquence sublime. Je lui ai peint les conséquences affreuses qui pourraient nous rendre malheureux, si nous allions agir autrement de ce que sa vertu, et la mienne m’avaient contraint à lui proposer.

À la fin de mon sermon, elle essuya mes larmes avec le devant de sa chemise, sans songer que par cet acte charitable elle étalait à mes yeux deux rochers faits pour faire faire naufrage au pilote le plus expert.

Après un moment de scène muette, elle me dit d’un ton triste que mes pleurs l’affligeaient ; et qu’elle n’aurait jamais pu deviner de pouvoir me donner motif d’en verser. Tout votre discours, me dit-elle, m’a fait voir que vous m’aimez beaucoup ; mais je ne sais pas pourquoi vous puissiez en être tant alarmé, tandis que votre amour me fait un plaisir infini. Vous me bannissez de votre présence parce que votre amour vous fait peur. Que feriez-vous, si vous me haïssiez ? Suis-je coupable parce que je vous ai rendu amoureux ? Si c’est un crime je vous assure que, n’ayant pas eu intention de le commettre, vous ne pouvez pas en conscience m’en punir. Il est cependant vrai que j’en suis un peu bien aise. Pour ce qui regarde les risques qu’on court quand on s’aime, et que je connais très bien, nous sommes les maîtres de les défier. Je m’étonne que quoiqu’ignorante cela ne me paraisse pas difficile, tandis que vous, qui, à ce que tout le monde dit, avez tant d’esprit, craignez. Ce qui me surprend est que l’amour, n’étant pas une maladie, il ait pu vous rendre malade, tandis que l’effet qu’il fait sur moi est tout à fait le contraire. Serait-il possible que je me trompasse, et que ce que je sens pour vous ne fût pas de l’amour ? Vous m’avez vue si gaie en arrivant parce que j’ai rêvé à vous toute la sainte nuit ; mais cela ne m’a pas empêchéeav de dormir, excepté que je me suis réveillée cinq à six fois pour savoir si c’était vraiment vous que j’avais entre mes bras. D’abord que je voyais que ce n’était pas vous, je me rendormais pour rattraper mon rêve, et j’y réussissais76. N’avais-je pas raison ce matin d’être gaie ? Mon cher abbé, si l’amour est un tourment pour vous, j’en suis fâchée. Serait-il possible que vous fussiez né pour ne pas aimer ? Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, excepté que, quand même votre guérison en dépendrait, je ne [62v] pourrai jamais cesser de vous aimer. Si cependant pour guérir vous avez besoin de ne m’aimer plus, dans ce cas faites tout ce que vous pouvez, car je vous aime mieux vivant sans amour que mort par amour. Voyez seulement si vous pouvez trouver un autre expédient, car celui que vous m’avez communiqué m’afflige. Pensez. Il se peut qu’il ne soit pas si unique qu’il vous semble. Suggérez-m’en un autre. Fiez-vous à Lucie.

Ce discours vrai, naïf, naturel me fit voir combien l’éloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique. J’ai serré pour la première fois entre mes bras cette fille céleste, lui disant : Oui, ma chère Lucie ; tu peux porter au mal qui me dévore le plus puissant lénitif 77 ; laisse-moi baiser mille fois ta langue, et ta bouche divine qui m’a dit que je suis heureux.

Nous passâmes alors une bonne heure dans le plus éloquent silence, excepté que Lucie s’écriait de temps en temps : Ah ! mon Dieu ! Est-il vrai que je ne rêve pas ? Je l’ai malgré cela respectée dans l’essentiel, et précisément parce qu’elle ne m’opposait la moindre résistance. C’était mon vice.

Je suis inquiète, me dit-elle tout d’un coup : mon cœur commence à me parler. Elle saute du lit, elle le raccommode vite, et elle va s’asseoir sur le pied. Un instant après, sa mère entre, et referme la porte disant que j’avais raison car le vent était fort. Elle me fait compliment sur mes belles couleurs disant à sa fille d’aller s’habiller pour aller à la messe. Elle revint une heure après me dire que le prodige qu’elle avait fait la rendait glorieuse, car la santé qu’on me voyait la rendait mille fois plus certaine de mon amour que l’état pitoyable dans lequel elle m’avait trouvé le matin. Si ton parfait bonheur, me dit-elle, ne dépend que de moi, fais-le. Je n’ai rien à te refuser.

Elle me laissa alors ; et malgré que mes sens flottassent encore dans l’ivresse, je n’ai pas manqué de réfléchir que je me trouvais au bord du précipice ; et que j’avais besoin d’une grande force pour m’empêcher d’y tomber.

Ayant passé tout le mois de Septembre à cette campagne je me suis trouvé onze nuits de suite en possession de Lucie qui sûre du bon sommeil de sa mère vint les passeraw entre mes bras. Ce qui nous rendait insatiables était une abstinence, à laquelle elle fit tout ce qu’elle put pour me faire renoncer. Elle ne pouvait goûter la douceur du fruit défendu qu’en me le laissant dévorer. Elle tenta cent fois de me tromper me disant que je l’avais déjà cueilli, mais Bettine m’avait trop bien instruit pour qu’on pût [63r] m’en imposer. Je suis parti de Paséan en l’assurant d’y retourner au printemps ; mais en la laissant dans une situation d’esprit qui dut être la cause de son malheur. Malheur que je me suis bien reproché en Hollande vingt ans après, et que je me reprocherai jusqu’à la mort78.

Trois ou quatre jours après mon retour à Venise, j’ai repris toutes mes habitudes redevenant amoureux d’Angéla, espérant de parvenir au moins à ce où j’étais parvenu avec Lucie. Une crainte que je ne trouve pas aujourd’hui dans ma nature, une terreur panique des conséquences fatales à ma vie à venir m’empêchait de jouir. Je ne sais pas si j’ai jamais été parfaitement honnête homme ; mais je sais que les sentiments que je chérissais dans ma première jeunesse étaient beaucoup plus délicats que ceux auxquels je me suis habitué à force de vivre. Une méchante philosophie diminue trop le nombre de ce qu’on appelle préjugés.

Les deux sœurs qui travaillaient au tambour avec Angéla étaient ses amies intimes, et à part de tous ses secrets79. Je n’ai su qu’après avoir fait connaissance avec elles qu’elles condamnaient la sévérité excessive de leur amie. N’étant pas assez fat pour croire que ces filles en écoutant mes plaintes pussent devenir amoureuses de moi, non seulement je ne me gardais pas d’elles ; mais je leur confiais mes peines lorsque Angéla n’y était pas. Je leur parlais souvent avec un feu de beaucoup supérieur à celui qui m’animait lorsque je parlais à la cruelle qui l’abîmait80. Le véritable amant a toujours peur que l’objet qu’il aime le croie exagérateur ; et la crainte de dire trop le fait dire moins de ce qui en est.

La maîtresse de cette école vieille, et dévote qui dans le commencement se montrait indifférente à l’amitié que je montrais d’avoir pour Angéla, prit enfin en mauvaise part la fréquence de mes visites, et en avertit le curé Tosello son oncle, qui me dit un jour avec douceur que je devais fréquenter un peu moins cette maison, car mon assiduité pouvait être mal interprétée, et préjudiciable à l’honneur de sa nièce. Ce fut pour moi un coup de foudre ; mais recevant son avis de sang-froid, je lui ai dit que j’irais passer ailleurs le temps que je passais chez la brodeuse.

Trois ou quatre jours après je lui ai fait une visite de politesse sans m’arrêter un seul moment au tambour ; mais j’ai tout de [63v] même glissé entre les mains de l’aînée des deux sœurs qui s’appelait Nanette une lettre dans laquelle il y en avait une pour ma chère Angéla, où je lui rendais compte de la raison qui m’avait obligé à suspendre mes visites. Je la priais de penser au moyen qui pourrait me procurer la satisfaction de l’entretenir de ma passion. J’écrivais à Nanette que j’irais le surlendemain prendre la réponse qu’elle trouverait facilement le moyen de me remettre.

Cette fille fit très bien ma commission, et deux jours après elle me remit la réponse dans le moment que je sortais de la salle sans que personne pût l’observer.

Angéla dans un court billet, car elle n’aimait pas à écrire, me promettait une constance éternelle,ax me disant de tâcher de faire tout ce que je trouverais dans la lettre que Nanette m’écrivait. Voici la traduction de la lettre de Nanette que j’ai conservée81 comme toutes les autres qu’on trouve dans ces mémoires.

« Il n’y a rien au monde, monsieur l’abbé, que je ne sois prête à faire pour ma chère amie. Elle vient chez nous tous les jours de fête, elle y soupe, et y couche. Je vous suggère un moyen de faire connaissance avec madame Orio82 notre tante ; mais si vous réussissez à vous introduire je vous avertis de ne pas montrer d’avoir du goût pour Angéla, car notre tante trouverait mauvais que vous vinssiez dans sa maison pour vous faciliter le moyen deay parler à quelqu’un qui ne lui appartient pas. Voici donc le moyen que je vous indique, et auquel je prêterai la main tant que je pourrai. Madame Orio quoique femme de condition n’est pas riche, et par conséquent elle désire être inscrite dans la liste des veuves nobles qui aspirent aux grâces de la confraternité du S. Sacrement, dont M. Malipiero est président. Dimanche passé Angéla lui dit que vous possédez l’affection de ce seigneur, et que le vrai moyen de parvenir à obtenir son suffrage,az serait celui de vous engager à le lui demander. Elle lui dit follement que vous [64r] êtes amoureux de moi, que vous n’alliez chez la brodeuse que pour pouvoir me parler, et que par conséquent je pourrais vous engager à vous intéresser pour elle. Ma tante répondit que vous étant prêtre il n’y avait rien à craindre, et que je pourrais vous écrire de passer chez elle ; mais je n’y ai pas consenti. Le procureur Rosa83, qui est l’âme de ma tante dit que j’avais raison, et qu’il ne me convenait pas de vous écrire ; mais que c’était elle-même qui devait vous prier d’aller lui parler pour une affaire de conséquence. Il dit que s’il était vrai que vous eussiez du goût pour moi vous ne manqueriez pas d’y aller, et il la persuada à vous écrire le billet que vous trouverez chez vous. Si vous voulez trouver chez nous Angéla différez à venir jusqu’après-demain dimanche. Si vous pouvez obtenir de M. Malipiero la grâce que ma tante désire, vous deviendrez l’enfant de la maison. Vous pardonnerez, si je vous traiterai mal, car j’ai dit que je ne vous aimais pas. Vous ferez bien à conter fleurette à ma tante même qui a soixante ans. M. Rosa n’en sera pas jaloux, et vous vous rendrez cher à toute la maison. Je vous ménagerai l’occasion de parler à Angéla tête à tête. Je ferai tout pour vous convaincre de mon amitié. Adieu. »

J’ai trouvé ce projet parfaitement bien filé. J’ai reçu le soir le billet de Madame Orio, je suis allé chez elle comme Nanette m’avait instruit ; elle me pria de m’intéresser pour elle84, et elle me remit tous les certificats qui pouvaient m’être nécessaires. Je m’y suis engagé. Je n’ai presque pas parlé à Angéla : j’ai enjôlé Nanette qui m’a traité fort mal, et je me suis gagné l’amitié du vieux procureur Rosa qui dans la suite me fut utile.

Pensant au moyen d’obtenir de M. Malipiero cette grâce j’ai vu que je devais recourir à Thérèse Imer, qui tirait parti de tout à la satisfaction du vieillard toujours amoureux d’elle. Je lui ai donc fait une visite inattendue entrant même dans sa chambre sans me faire annoncer. Je l’ai trouvée seule avec le médecin Doro, qui fit d’abord semblant de n’être chez elleba qu’en conséquence de [64v] son métier. Il écrivit alors un recipe85, lui toucha le pouls, et il s’en alla.

Ce médecin Doro passait pour être amoureux d’elle, et M. Malipiero qui en était jaloux lui avait défendu de le recevoir, et elle le lui avait promis. Thérèse savait que je n’ignorais pas cela, et elle dut être fâchée que j’eusse découvert qu’elle se moquait de la parole qu’elle avait donnéebb au vieillard. Elle devait aussi craindre mon indiscrétion. C’était le moment dans lequel je pouvais espérer d’obtenir d’elle tout ce que je désirerais.

Je lui ai dit en peu de mots quelle était l’affaire qui me conduisait chez elle, et en même temps je l’ai assurée qu’elle ne devait jamais me croire capable d’une noirceur. Thérèse après m’avoir assuré qu’elle ne demandait pas mieux que de saisir l’occasion de me convaincre du désir qu’elle avait de m’obliger, elle me demanda tous les certificats de la dame pour laquelle elle devait s’intéresser. En même temps elle me montra ceux d’une autre dame pour laquelle elle avait promis de parler ; mais elle me promit de me la sacrifier, et elle tint parole. Le surlendemain, pas plus tard, j’ai eu le décret signé par Son Excellence en qualité de Président de la Fraterne86 des pauvres. Madame Orio fut d’abord inscrite pour les grâces qu’on tirait au sort deux fois par an.

Nanette, et sa sœur Marton étaient orphelines filles d’une sœur de Madame Orio, qui pour tout bien n’avait que la maison où elle habitait, dont elle louait le premier étage, et une pension de son frère qui était secrétaire du conseil des dix87. Elle n’avait chez elle que ses deux charmantes nièces, dont l’une avait seize ans, l’autre quinze. À la place de domestique elle avait une porteuse d’eau qui pour quatre livres88 par mois allait tous les jours lui faire le service de toute sa maison. Le seul ami qu’elle avait était le procureur Rosa qui avait comme elle l’âge de soixante ans, et qui n’attendait que la mort de sa femme pour l’épouser. Nanette, et Marton dormaient ensemble au troisième étage dans un large lit, où Angéla couchait aussi avec [65r] elles tous les jours de fête. Les jours ouvriers89 elles allaient toutes à l’école chez la brodeuse.

D’abord que je me suis vu possesseur du décret que Madame Orio désirait, j’ai fait une courte visite à la brodeuse pour donner à Nanette un billet dans lequel je lui donnais la belle nouvelle que j’avais obtenu la grâce, et que j’irais porter le décret à sa tante le surlendemain qui était un jour de fête. Je lui faisais les plus grandes instances pour qu’elle me ménageât un entretien tête à tête avec Angéla.

Nanette, attentive à mon arrivée le surlendemain, me donna un billet me disant de bouche de trouver le moyen de le lire avant de sortir de la maison. J’entre, et je vois Angéla avec madame Orio, le vieux procureur, et Marton. Comme il me tardait de lire le billet, je refuse une chaise, et je présente à la veuve ses certificats, et le décret d’admission aux grâces : je ne lui demande autre récompense que l’honneur de lui baiser la main. — Ah ! Abbé de mon cœur vous m’embrasserez, et on n’y trouvera rien à redire puisque j’ai trente ans plus que vous. Elle devait dire quarante-cinq. Je lui donne les deux baisers, et elle me dit d’aller embrasser ses nièces aussi qui se sauvèrent dans l’instant. La seule Angéla resta défiant mon audace. La veuve me prie de m’asseoir.

— Madame je ne peux pas.

— Pourquoi donc ? Quel procédé90 !

— Madame je reviendrai.

— Point du tout.

— J’ai un pressant besoin.

— J’entends. Nanette va là-haut avec l’abbé, et montre-lui.

— Ma tante, vous me dispenserez.

— Ah ! la bégueule. Marton vas-y toi-même.

— Ma tante, faites-vous obéir de Nanette.

— Hélas ! madame, ces demoiselles ont raison. Je m’en vais.

— Point du tout ; mes nièces sont des bêtes à quatre pattes. M. Rosa vous conduira.

Il me prend par la main, et il me mène au troisième où il fallait, et il me laisse là. Voici le billet de Nanette :

« Ma tante vous priera à souper, mais vous vous dispenserez. [65v] Vous partirez lorsque nous nous mettrons à table et Marton ira vous éclairer jusqu’à la porte de la rue qu’elle ouvrira ; mais vous ne sortirez pas. Elle la fermera, et remontera. Tout le monde croira que vous êtes parti. Vous remonterez à l’obscur91 l’escalier, et puis les deux autres jusqu’au troisième étage. Les escaliers sont bons. Vous nous attendrez là toutes les trois. Nous viendrons après le départ de M. Rosa, et après que nous aurons mis notre tante au lit. Il ne tiendra qu’à Angéla de vous accorder, même toute la nuit, le tête-à-tête que vous désirez, et que je vous souhaite très heureux. »

Quelle joie ! Quelle reconnaissance au hasard qui me faisait lire ce billet précisément dans l’endroit où je devais attendre à l’obscur l’objet de ma flamme ! Sûr que je m’y trouverais sans la moindre difficulté, et ne prévoyant aucun contretemps, je descends chez madame Orio plein de mon bonheur.

a. Et biffé.

b. De vous biffé.

c. Alors biffé.

d. L’encre change ici, plus claire.

e. Se tenir biffé.

f. ; ou de la faire jeter par la fenêtre biffé.

g. La biffé.

h. Mœurs biffé.

i. Honoré biffé.

j. Lorsque biffé.

k. Ce mépris biffé.

l. Orth. couche.

m. Car il portait perruque, et il.

n. Me verrait pas à l’assemblée biffé.

o. Orth. compétant.

p. Et il m’assurait biffé.

q. Du cruel prêtre biffé.

r. Maigre comme une allumette.

s. Lise biffé.

t. Orth. avait.

u. Il était biffé.

v. Orth. affaires.

w. Me faire donner de l’argent chez ma grand-mère.

x. Une date en marge est biffée, peu lisible (1742 ?).

y. Donné biffé.

z. Coucher avec elle biffé.

aa. De lire biffé.

ab. Orth. virtueuse. Plus bas, Casanova écrit virtuosa.

ac. b. Sans biffé.

ad. Une autre date est biffée, illisible.

ae. Que biffé.

af. Quelques mois après cet aventure biffé.

ag. Le 1 semble corriger un 2 par surcharge.

ah. Orth. donné.

ai. Pucelage biffé.

aj. elui biffé.

ak. Le corrigé par surcharge.

al. Orth. atenante.

am. b. Des biffé.

an. S’assoir biffé.

ao. b. Demie biffé.

ap. Pouvait biffé et ignorer corrigé en ignorait.

aq. Orth. interprétée.

ar. Orth. fait.

as. Me portant toujours mieux biffé. Un que est également biffé avant le je.

at. D’un an biffé.

au. Pour m’assurer que j’en aurais la force, j’ai passé la nuit en jouissant d’elle en imagination. Je ne pouvais plus avoir dans mon individu autre agent que la raison biffé.

av. Orth. empêché.

aw. Avec moi biffé.

ax. Et elle me disait biffé.

ay. Lui biffé.

az. Est biffé.

ba. À cause biffé.

bb. À M. Malipiero biffé.

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