Mémoires de Casanova partie 1

CHAPITRE VI

Mort de ma grand-mère. Ses conséquences. Je perds la grâce de M. Malipiero. Je n’ai plus de maison. La Tintoretta. On me met dans un séminaire. On me chasse. On me met dans un Fort.

À souper on ne parla que de l’orage ; et le fermier qui connaissait la maladie de sa femme me dit qu’il était bien sûr que je ne voyagerais plus avec elle. Ni moi avec lui, repartit-elle, car c’est un impie qui conjurait la foudre par des bouffonneriesa.

Cette femme eut le talent de m’éviter si bien que je ne me suis plus trouvé tête à tête avec elle.

À mon retour de Venise j’ai dû suspendre mes habitudes à cause de la dernière maladie de ma bonne grand-mère que je n’ai quittée que lorsque je l’ai vue expirer1. Elle ne put me rien laisser, car elle m’avait donné de son vivant tout ce qu’elle avait. Cette mort eut des suites qui m’obligèrent à prendre un nouveau système de vie. Un mois après j’ai reçu une lettre de ma mère qui me disait que n’y ayant plus d’apparence qu’elleb puisse retourner à Venise, elle s’était déterminée à quitter la maison qu’elle y tenait. Elle me disait qu’elle avait communiqué ses intentions à l’abbé Grimani, dont je devais suivre les volontés. Ce devait être lui qui après avoir vendu tous les meubles aurait soin de me mettre dans une bonne pension, également que mes frères, et ma sœur. Je suis allé chez M. Grimani pour l’assurer qu’il me trouverait toujours soumis à ses ordres. Le loyer de la maison était payé jusqu’à la fin de l’année.

[85v] Quand j’ai su qu’à la fin de l’année je n’auraisc plus de maison, et qu’on vendrait tous les meubles, je ne me suis plus gêné dans mes besoins. J’avais déjà vendu du linge, des tapisseries, et des porcelaines : ce fut mon affaire de vendre des miroirs, et des lits. Je savais qu’on le trouverait mauvais, mais c’étant l’héritage de mon père sur lequel ma mère n’avait rien à prétendre je me regardais comme maître. Pour ce qui regardait mes frères, nous aurions toujours eu le temps de nous parler.

Quatre mois après j’ai reçu une lettre de ma mère datée de Varsovie qui en contenait une autre. Voici la traduction de celle de ma mère : « J’ai connu, mon cher fils, ici un savant moine Minime Calabrais2, dont les grandes qualités me faisaient penser à vous toutes les fois qu’il m’honorait d’une visite. Je lui ai dit, il y a un an, que j’avais un fils acheminé pour l’état d’ecclésiastique, que je n’avais pas la force d’entretenir. Il me répondit que ce fils deviendrait le sien, si je pouvais obtenir de la reine sa nomination à un évêché dans son pays. L’affaire, me dit-il, serait faite, si elle voulût avoir la bonté de le recommander à sa fille reine de Naples3.

« Pleine de confiance en DIEU je me suis jetée aux pieds de S. M.4, et j’ai trouvé grâce. Elle écrivit à sa fille, et elle l’a fait élire par notre seigneur le Pape5 à l’évêché de Martorano. En conséquence de sa parole il vous prendra avec lui à la moitié de l’année prochaine, car pour aller en Calabre il doit passer par Venise. Il vous l’écrit lui-même, répondez-lui d’abord, envoyez-moi votre réponse, et je la lui remettrai. Il vous acheminera aux plus grandes dignités de l’église. Imaginez-vous ma consolation quand je vous verrai dans vingt ou trente ans d’ici devenu au moins évêque. En attendant son arrivée l’abbé Grimani aura soin de vous. Je vous donne ma bénédiction, et je suis etc. »

La lettre de l’évêque, qui était en latin, me disait la même chose. Elle était pleine d’onction. Il m’avertissait qu’il ne s’arrêterait à Venise que trois jours. J’ai répondu en conséquence. [86r] Ces deux lettres me rendirent fanatique. Adieu Venise. Rempli de certituded que j’allais au-devant de la plus haute fortune qui devait m’attendre au bout de ma carrière, il me tardait d’y entrer ; et je me félicitais de ne me sentir dans mon cœur aucun regret de tout ce que j’allais quitter en m’éloignant de ma patrie. Les vanités6 sont finies, me disais-je, et ce qui m’intéressera à l’avenir ne sera que grand et solide. M. Grimani, après m’avoir fait les plus grands compliments sur mon sort m’assura qu’il me trouverait une pension où j’entreraise au commencement de l’année suivante,f en attendant l’évêque.

M. Malipiero qui dans son espèce était un sage, et qui me voyait à Venise engouffré dans les vains plaisirs fut charmé de me voir au moment d’aller accomplir ma destinée ailleurs, et de voir l’élancement de mon âme dans la vive promptitude avec laquelle je me soumettais à ce que la combinaison me présentait. Il me fit alors une leçon que je n’ai jamais oubliée. Il me dit que le fameux précepte des stoïciens sequere Deum [suis le dieu]7 ne voulait dire autre chose sinon abandonne-toi à ce que le sort te présente, lorsque tu ne te sens pas une forte répugnance à te livrer. C’était, me disait-il, le démon de Socrate saepe revocans raro impellens [souvent en retenant, rarement en poussant]8, et c’était de là que venait le fata viam inveniunt [les destins trouvent leur voie]9 des mêmes stoïciens. C’est en ceci que la science de M. Malipiero consistait, étant savant sans avoir jamais étudié autre livre que celui de la nature morale. Mais dans les maximes de cette même école il m’est arrivé un mois après une affaire qui m’a produit sa disgrâce, et qui ne m’a rien appris.

M. Malipiero croyait de connaître sur la physionomie des jeunes gens des signes qui indiquaient l’empire absolu que la fortune exercerait sur eux10. Lorsqu’il voyait cela il se les attachait pour les instruire à seconder la Fortune avec la sage conduite, car il disait avec un grand sens que la médecine entre les mains de l’imprudent était un poison, comme le poisong devenait une médecine entre les mains du sage.

[86v] Il avait donc trois favoris pour lesquels il faisait tout ce qui dépendait de lui en ce qui regardait leur éducation. C’était Thérèse Imer, dont les vicissitudes furent innombrables, et dont mes lecteurs en verront partie dans ces mémoires. J’étais le second, dont ils jugeront ce qu’ils voudront ; et le troisième était une fille du barcarol11 Gardela, qui avait trois ans moins que moi, et qui en joli portait sur la physionomie un caractère frappant. Pour la mettre sur le trottoir12 le spéculatif vieillardh lui faisait apprendre à danser ; car il est, disait-il, impossible que la bille entre dans la blouse tant que personne ne la pousse. Cette Gardela est celle quii sous le nom d’Agata brilla à Stuttgartj. Ce fut la première maîtresse titrée du duc de Wirtemberg l’an 1757. Elle était charmantek. Je l’ai laissée à Venise, où elle est morte il y a deux ou trois ans. Son mari Michel da l’Agata s’est empoisonné peu de temps après13.

Un jour, après nous avoir fait dîner avec lui tous les trois, il nous laissa comme il faisait toujours pour aller faire la sieste. La petite Gardela, devant aller prendre sa leçon, me laissa seul avec Thérèse, qui, malgré que je ne lui eusse jamais conté fleurette, ne laissait pas de me plaire. Étant assis l’un près de l’autre, devant une petite table, le dos tourné à la porte de la chambre, où nous supposions que notre patron dormît, il nous vint envie à un certain propos, dans l’innocente gaieté de notre nature, de confronter les différences qui passaient entre nos configurations14. Nous étions au plus intéressant de l’examen, lorsqu’un violent coup de canne tomba sur mon cou, suivi par un autre, qui aurait été suivi par d’autres, si très rapidement je ne me fusse soustrait à la grêle prenant d’abord la porte. Je suis allé chez moi sans manteau, et sans chapeau. Un quart d’heure après j’ai reçu le tout avec un billet de la vieille gouvernante du sénateur qui m’avertissait de ne plus oser mettre les pieds dans le palais de son excellence.

Ce fut à lui-même que dans la minute j’ai répondu en ces termes. Vous m’avez battu étant en colère, et par cette raison vous ne pouvez pas vous vanter de m’avoir donné une leçon. Je ne veux donc avoir rien appris. Je ne peux vous pardonner qu’oubliant que vous êtes un sage ; et je ne l’oublierai jamais.

[87r] Ce seigneur eut peut-être raison ; mais avec toute sa prudence il s’est mal réglé, car tous ses domestiques ont deviné par quelle raison il m’avait exilé, et par conséquent toute la ville a ri de l’histoire. Il n’a osé faire le moindre reproche à Thérèse, comme elle m’a dit quelque temps après ; mais, comme de raison, elle n’a pas osé demander ma grâce.

Le temps dans lequel notre maison devait se vider approchant, j’ai vu devant moi un beau matin un homme à peu près de quarante ans en perruque noire, et manteau d’écarlate, à teint rôti du soleil, qui me donna un billet de M. Grimani dans lequel il m’ordonnait de lui laisser en liberté tous les meubles de la maison après les lui avoir consignés selon l’inventaire qu’il portait, et dont je devais avoir le semblable. Étant donc d’abord allé prendre le mien, je lui ai fait voir tous les meubles que l’écriture indiquait lorsqu’ils y étaient, lui disant, quand ils n’y étaient pas, que je savais ce que j’en avais fait. Le butor, prenant un ton de maître, me dit qu’il voulait savoir ce que j’en avais fait, et pour lors je lui ai répondu que je n’avais pas des comptes à lui rendre, et entendant sa voix qui s’élevait je l’ai conseillé à s’en aller d’une façon qu’il a vu que je savais que chez moi j’étais le plus fort.

Me voyant obligé à informer M. Grimani de ce fait, j’y fus à son lever ; mais j’y ai trouvé mon homme qui l’avait déjà informé de tout. J’ai dû souffrir une forte réprimande. Il me demanda compte tout de suite des meubles qui manquaient. Je lui ai répondu que je les avais vendus pour ne pas faire des dettes. Après m’avoir dit que j’étais un coquin, que je n’en étais pas le maître, qu’il savait ce qu’il ferait, il m’ordonna de sortir de chez lui dans l’instant.

Outré de colère, je vais chercher un Juif pour lui vendre tous ceux qui restaient ; mais voulant rentrer chez moi, je trouve à ma porte un huissier qui me remet un commandement. Je le lis, et je le trouve fait à l’instance d’Antoine Razzetta. C’était l’homme à teint rôti. Le scellé était à [87v] toutes les portes. Je ne peux entrer pas même dans ma chambre. L’huissierl était parti, et il avait laissé un garde. Je pars, et je vais chez M. Rosa, qui après avoir lu l’ordre, me dit que le lendemain matin le scellé serait levé, et qu’en attendant il allait fairem citer Razzetta devant l’avogador15.

— Pour cette nuit, me dit-il, vous irez dormir chez quelqu’ami. C’est une violence16 ; mais il vous la paiera cher.

— Il agit ainsi par ordre de M. Grimani.

— Ce sont ses affaires.

Je suis allé dormir avec mes anges.

Le lendemain matin, le scellé fut levé, et je suis rentré chez moi, et Razzetta n’ayant point paru, Rosa en mon nom l’an cité sous la pénale pour le faire décréter de prise de corps17 le jour suivant s’il ne comparaissait pas. Un laquais de M. Grimani vint le troisième jour de très bonne heure me porter un billet de sa main dans lequel il m’ordonnait d’aller chez lui lui parler ; et j’y fus.

À mon apparition il me demanda d’un ton brusque ce que je prétendais faire.

— Me mettre à l’abri de la violence sous la protection des lois, me défendant d’un homme avec lequel je n’ai rien à faire, et qui m’a forcé à aller passer la nuit dans un mauvais lieu.

— Dans un mauvais lieu ?

— Certainement. Pourquoi m’a-t-on empêché d’aller chez moi ?

— Vous y êtes à présent. Mais allez d’abord dire à votre procureur de suspendre toute procédure. Razzetta n’a rien fait que par mon ordre. Vous alliez peut-être vendre tout le reste des meubles. On a remédié à tout. Vous avez une chambre à S. J. Grisostome18 dans une maison qui m’appartient, dont le premier étage est occupé par la Tintoretta19 notre première danseuse. Faites-y porter vos hardes20 et vos livres ; et venez dîner tous les jours avec moi. J’ai mis votre frère dans une bonne maison, et votre sœur dans une autre, ainsi tout est fini.

Monsieur Rosa, auquel je suis d’abord allé rendre compte de tout, me conseilla de faire tout ce que l’abbé Grimani voulait ; et j’ai suivi son conseil. C’était une satisfaction, et l’admission à sa table m’honorait. Outre cela j’étais curieux de mon nouveau logement chez la Tintoretta dont on parlait beaucoup à cause d’un prince de Waldeck qui dépensait beaucoup pour elle. L’évêque devait arriver dans l’été, [88r] je n’avais qu’encore six mois à attendre à Venise ce prélat qui devait m’acheminer peut-être au pontificat. Tels étaient mes châteaux en Espagne. Après avoir dîné le même jour chez M. Grimani sans jamais dire le mot à Razzetta qui était à mon côté je suis allé pour la dernière fois à ma belle maison à S. Samuel d’où j’ai fait transporter dans un bateau à mon nouveau logement tout ce que j’ai jugé m’apparteniro.

Mademoiselle Tintoretta que je ne connaissais pas, mais dont je connaissais les allures, et le caractère était médiocre danseuse ; mais fille d’esprit qui n’était ni jolie, ni laide. Le prince de Waldeck, qui dépensait beaucoup pour elle, ne l’empêchait pas de conserver son ancien protecteur. C’était un noble vénitien de la famille Lin aujourd’hui éteinte, âgé de soixante ans, qui était chez elle dans toutes les heures du jour. Ce fut ce seigneur qui me connaissait, qui entra dans ma chambre rez-de-chaussée au commencement de la nuit pour me complimenter de la part de mademoiselle, et me dire qu’étant enchantée de m’avoir chez elle, je lui ferais un vrai plaisir d’intervenir à son assemblée. J’ai répondu à M. Lin que je ne savais pas d’être chez elle, que M. Grimani ne m’avait pas averti que la chambre que j’occupais lui appartenait, que sans cela je lui aurais rendu mes devoirs même avant de faire porter mon petit équipage. Après cette excuse nous montâmes au premier. Il me présenta, et la connaissance fut faite.

[88v] Elle me reçut en princesse ôtant son gant pour me donner sa main à baiser, et après avoir dit mon nom à cinq ou six étrangers qui étaient là, elle me les nomma un à un ; puis elle me fit asseoir à son côté. Elle était Vénitienne, et trouvant ridicule qu’elle me parlât français que je ne comprenais pas je l’ai priée de parler le langage de notre pays. S’étonnant beaucoup que je ne parlasse pas français, elle me dit d’un air mortifié, que je figurerais donc mal chez elle, où elle ne recevait que des étrangers. Je lui ai promis de l’apprendre. Le matador21 arriva une heure après. Ce généreux prince me parla très bien italien, et fut avec moi très gracieux dans tout le courant du carnaval. Vers la fin il me donna une tabatière d’or en récompense d’un très mauvais sonnet que j’ai fait imprimer à l’honneur de la Signora Margherita Grisellini detta la Tintoretta. Grisellini était son nom de famille. On l’appelait Tintoretta parce que son père avait été teinturier. Ce Grisellini, dont le comte Joseph Brigido fit la fortune était son frère22. S’il vit encore il passe une heureuse vieillesse dans la belle capitale de la Lombardie.

La Tintoretta avait des qualités pour rendre amoureux des hommes raisonnables beaucoup plus que Juliette. Elle aimait la poésie, et j’en serais devenu amoureux sans l’évêque que j’attendais. Elle était amoureuse d’un jeune médecin nommé Righelini rempli de mérite mort à la fleur de son âge que je regrette encore. Je parlerai de lui dansp douze ans d’ici23.

Vers la fin du carnaval ma mère ayant écrit à l’abbé Grimani qu’il était honteux que l’évêque me trouvât logé avec une danseuse il se détermina à me loger avec décence, et dignité. Il consulta avec le curé Tosello, et raisonnant avec lui sur l’endroit qui me serait le plus convenable, ilsq décidèrent que rien n’était plus beau que me mettre dans un séminaire. Ils firent tout à mon insu, et le curé fut chargé de m’en donner nouvelle, et de me persuader à y aller volontiers, et de bon cœur.

Je me suis mis à rire lorsque j’ai entendu le curé se servir d’un style fait pour calmer, et pour dorer la pilule. [89r] Je lui ai dit que j’étais prêt à aller partout où ils trouveraient bon que j’allasse. Leur idée était folle, car à l’âge de dix-sept ans, et tel que j’étais on ne devait jamais penser à me mettre dans un séminaire ; mais toujours Socratique ne me sentant aucune aversion non seulement j’y ai consenti ; mais la chose me paraissant plaisante il me tardait d’y être. J’ai dit à Monsieur Grimani que j’étais prêt à tout pourvu que Razzetta n’eût pas à s’en mêler. Il me le promit ; mais il ne me tint pas parole après le séminaire ; je n’ai jamais su décider si cet abbé Grimani était bon parce qu’il était bête, ou si la bêtise était un défaut de sa bonté. Mais tous ses frères étaient de la même pâte. Le plus mauvais tour que la fortune puisse jouer à un jeune homme qui a du génie est celui de le mettre dans la dépendance d’un sot. Après m’avoir fait habiller en séminariste le curé me conduisit à S.t Ciprien de Muran24 pour me présenter au recteur.

L’église patriarcale de Saint-Ciprien est desservie par des moines Somasques25. C’est un ordre institué par le bienheureux Jérôme Miani noble vénitien. Le recteur me reçut avec une tendre affabilité. Au discours plein d’onction qu’il me fit je me suis aperçu qu’il croyait qu’on me mettait au séminaire pour me punir, ou pour le moins pour m’empêcher de poursuivre à mener une vie scandaleuse.

— Je ne peux pasr croire, mon très révérend, qu’on prétende de me punir.

— Non non : mon cher fils. Je voulais vous dire que vous vous trouverez très content chez nous.

On me fit voir dans trois chambres au moins cent cinquante séminaristes, dix à douze écoles26, le réfectoire, le dortoir, les jardins pour la promenade aux heures de récréation, et on me fit envisager dans ce lieu la vie la plus heureuse que jeune homme pût désirer au point qu’à l’arrivée de l’évêque je la regretterais. Dans le même temps ils avaient l’air de m’encourager me disant que je ne resterais là que tout au plus cinq à six mois. Leur éloquence me fit rire. [89v] J’y suis entré au commencement de Mars. J’avais passé la nuit entre mes deux femmes, qui comme madame Orio, et M. Rosa ne pouvaient pas se persuader qu’un garçon de mon humeur pût avoir tant de docilité. Elles arrosèrent le lit de leurs larmes mêlées avec les miennes.

La veille de ce jour j’ai porté à Madame Manzoni en dépôt sacré tous mes papiers. C’était un gros paquet que j’ai retiré des mains de cette respectable femme quinze ans après. Elle vit encore âgée de quatre-vingt-dix ans27 et bien portante. Riant de tout son cœur de la bêtise qu’on avait de me mettre au collège, elle me soutint que je n’y resterais qu’un mois tout au plus.

— Vous vous trompez madame : j’y vais avec plaisir, et j’y attendrai l’évêque.

— Vous ne connaissez ni vous-même, ni l’évêque avec lequel vous ne resterez pas non plus.

Le curé m’accompagna au séminaire ; mais à la moitié du voyage, il fit arrêter la gondole à S. Michel28 à cause d’un vomissement qui me prit qui paraissait me suffoquer. Le frère apothicaire me rendit la santé avec l’eau de mélisse29. C’était l’effet des efforts amoureux que j’avais faitss toute la nuit avec mes deux anges, que je craignais d’avoir entre mes bras pour la dernière fois. Je ne sais pas si le lecteur sait ce que c’est qu’un amant qui prenant congé de l’objet qu’il aime craint de ne plus le revoir. Il fait le dernier compliment, et après l’avoir fait il ne veut pas que ç’ait été le dernier, et il le renouvelle jusqu’à ce qu’il voie son âme distillée en sangt.

Le curé m’a laissé entre les mains du recteur. On avait déjà porté ma malle et mon lit dans le dortoir, où je suis entré pour y laisser mon manteau, et mon chapeau. On ne me mit pas dans la classe des adultes parce que malgré ma taille je n’en avais pas l’âge. J’avais la vanité de conserver encore mon poil follet : c’était un duvet que je chérissais parce qu’il ne laissait pas douter de ma jeunesse. C’était un ridicule ; [90r] mais quel est l’âge dans lequel l’homme cesse d’en avoir ? On se défait plus facilement des vices. La tyrannie n’a pas exercé sur moi son empire jusqu’à m’obliger de me faire raser. Ce ne fut qu’en cela que je l’ai trouvée tolérante.

— Dans quelle école, me demanda le recteur, voulez-vous être mis ?

— Dans la dogmatique30, mon très révérend père ; je veux apprendre l’histoire de l’église.

— Je vais vous conduire chez le père examinateur.

— Je suis docteur, et je ne veux pas subir un examen.

— Il est nécessaire, mon cher fils. Venez.

Ceci me parut une insulte. Je me suis trouvé outré. Je me suis sur-le-champ déterminé à une singulière vengeance, dont l’idée me combla de joie. J’ai si mal répondu à toutes les questions que l’examinateur me fit en latin, disant tant de solécismes31 qu’il se vit obligé à m’envoyer à la classe inférieure de la grammaire, où à ma grande satisfaction je me suis vu camarade de dix-huit à vingt garçons de neuf à dix ans, qui quand ils surent que j’étais docteur, ne faisaient que dire accipiamus pecuniam et mittamus asinum in patriam suam [prenons l’argent et renvoyons l’âne dans sa patrie]32.

À l’heure de la récréation, mes camarades de dortoir qui étaient tous au moins à l’école de philosophie, me regardaient avec mépris, et comme ils parlaient entr’eux de leurs thèses sublimes, ils se moquaient de moi de ce que j’avais l’air d’écouter avec attention leurs disputes, qui devaient être pour moi des énigmes. J’étais bien loin de la pensée de me découvrir ; mais trois jours après un événement inévitable m’a démasqué.

Le père Barbarigo33 Somasque du couvent de la Salute de Venise, qui m’avait eu entre ses écoliers de Physique,u étant venu faire une visite au recteur, me vit au sortir de la messe, et me fit mille compliments. La première chose qu’il me demanda fut àv quelle science je m’occupais, et il crut que je badinais quand je lui ai répondu que j’étais à la grammaire. Le recteur arriva alors, et nous allâmes tous à nos classes. Une heure après voilà le recteur qui vient m’appeler dehors.

— Pourquoi, me dit-il, avez-vous fait l’ignorant à l’examen ?

— Pourquoi avez-vous eu l’injustice de m’y soumettre ?

[90v] Il me conduisit alors ayant l’air un peu fâché à l’école de dogmatique, où mes camarades de dortoir furent étonnés de me voir. L’après-dîner à la récréation ils devinrent tous mes amis, me firent cercle, et me mirent de bonne humeur.

Un beau séminariste âgé de quinze ans, qui aujourd’hui, à moins qu’il ne soit mort, est évêque, fut celui dont la figure, et le talent me frappèrent. Il m’inspira l’amitié la plus forte, et dans les heures de récréation, au lieu de jouer aux quilles, ce n’était qu’avec lui que je me promenais. Nous parlions poésie. Les plus belles odes d’Horace faisaient nos délices. Nous préférions l’Arioste au Tasse, et Pétrarque était l’objet de notre admiration, comme Tassoni, et Muratori34 qui l’avaient critiqué l’étaient de notre mépris. Nous devînmes en quatre jours si tendres amis que nous étions jaloux l’un de l’autre. Nous boudions lorsque l’un de nous quittait l’autre pour se promener avec un troisième.

Un moine laïque surveillait à35 notre dortoir. Son inspection était d’en conserver la police. Toute la chambre après souper précédée par ce moine qu’on appelle préfet allait au dortoir ; chacun s’approchait de son lit, et après avoir fait sa prière à voix basse, se déshabillait, et se couchait tranquillement. Lorsque le préfet nous voyait tous couchés, il se couchait aussi. Une grande lanterne éclairait ce lieu qui était un carré long de quatre-vingts pas, large de dix36. Les lits étaient placés à égales distances. À la hauteur de chaque lit il y avait un escabeau en prie-Dieu, un siège, et la malle du séminariste. À un bout du dortoir il y avait le lavoir d’un côté, et de l’autre le cabinet qu’on appelle la garde-robe37. À l’autre bout près de la porte il y avait le lit du préfet. Le lit de mon ami était de l’autre côté de la salle vis-à-vis du mien. La grande lanterne se trouvait entre nous deux.

La principale affaire qui appartenait à la surveillance du préfet était celle de bien voir qu’un séminariste n’allât se coucher avec [91r] un autre. On ne supposait jamais cette visite innocente : c’était un crime capital, car le lit d’un séminariste n’est fait que pour qu’il y dorme, et non pas pour qu’il converse avec un camarade. Deux camarades donc ne peuvent enfreindre cette loi que par des raisons illicites, les laissant d’ailleurs les maîtres de faire seuls tout ce qu’ils veulent ; et tant pis pour eux s’ils se maltraitent. Les communautés de garçons en Allemagne où les directeurs se donnent des soins pour empêcher les manustuprations38, sont celles où elles règnent davantage. Les auteurs de ces règlements furent des sots ignorants qui ne connaissaient ni la nature ni la morale ; car la nature exigew pour sa propre conservation ce soulagement dans l’homme sain qui n’a pas l’adiutorium [le secours] de la femme, et la morale se trouve attaquée par l’axiome nitimur in vetitum [nous recherchons l’interdit]39. La défense l’excite. Malheureuse la république dont le législateur ne fut pas philosophe. Ce que dit Tissot40 n’est en partie vrai que lorsque le jeune homme se manstupre sans que la nature l’appelle ; mais cela n’arrivera jamais à un écolier à moins qu’on ne s’avise de lui défendre la chose, car dans ce cas il l’exécute pour avoir le plaisir de désobéir, plaisir naturel à tous les hommes depuis Ève, et Adam, et qu’on embrasse toutes les fois que l’occasion se présente. Les supérieures des couvents de filles montrent dans cette matière beaucoup plus de sagesse que les hommes. Elles savent par expérience qu’il n’y a pas de filles qui ne commencent à se manstuprer à l’âge de sept ans, et elles ne s’avisent pas de leur défendre cette puérilité, quoiqu’elle puisse engendrer des maux dans elles aussi ; mais en moindre quantité à cause de la ténuité de l’excrétion.

Ce fut dans le huitième ou neuvième jour de mon séjour dans le séminaire que j’ai senti quelqu’un venir se coucher près de moi. Il me serre d’abord la main me disant son nom et il me fait rire. Je ne pouvais pas le voir car la lanterne était éteinte. C’était l’abbé mon ami qui ayant vu le dortoir obscur eut la lubie de me faire une visite. Après en avoir ri, je l’ai prié de s’en aller, car le préfet se réveillant, et voyant le dortoir obscur, se lèverait pour rallumer la lampe, et nous serions tous les deux accusés [91v] d’avoir consommé le plus ancien de tous les crimes, à ce que plusieurs prétendent. Dans le moment que je lui donnais ce bon conseil, nous entendons marcher ; et l’abbé s’échappe ; mais un moment après j’entends un grand coup suivi de la voix rauque du préfet qui dit scélérat à demain à demain. Après avoir rallumé la lanterne il retourne à son lit.

Le lendemain, avant le son de la cloche qui ordonne de se lever, voilà le recteur qui entre avec le préfet. Écoutez-moi tous, dit le recteur ; vous n’ignorez pas le désordre arrivé cette nuit. Deux de vous doivent être coupables, et je veux leur pardonner, et pour ménager leur honneur faire qu’ils ne soient pas connus. Vous viendrez tous vous confesser à moi aujourd’hui avant la récréation.

Il s’en alla. Nous nous habillâmes, et après dîner nous allâmes tous nous confesser à lui : nous fûmes ensuite au jardin, où l’abbé me dit qu’ayant eu le malheur de donner dans le préfet, il avait cru de devoir le pousser par terre. Moyennant cela il avait eu le temps de se coucher.

— Et actuellement, lui dis-je, vous êtes sûr de votre pardon, car très sagement vous avez confessé la vérité au recteur.

— Vous badinez. Je ne lui aurais rien dit quand même la visite innocente que je vous ai faite aurait été criminelle.

— Vous avez donc fait une confession subreptice41, car vous étiez coupable de désobéissance.

— Cela se peut ; mais tout doit aller sur son compte, car il nous a forcésx.

— Mon cher ami ; vous raisonnez fort juste, et actuellement le révérendissime doit avoir appris que notre chambrée est plus savante que lui.

Cette affaire n’aurait eu autre suite, si trois ou quatre nuits après il ne me fût venu le caprice de rendre à mon ami sa visite. Une heure après minuit, ayant eu besoin d’aller à la garde-robe, et entendant à mon retour le ronflement du préfet ; j’ai vite étouffé le lumignon de la lampe, et je suis entré dans le lit de mon ami. Il me reconnut d’abord, et nous rîmes, mais nous tenant tous les deux attentifs au ronflement de notre gardien. D’abord qu’il cessa de ronfler, voyant le danger, je sors de son lit, ne perdant pas un seul instant, et je n’emploie qu’un moment pour entrer dans le mien. Mais à peine y suis-je, que voilà deux fortes surprises. La première est que je me trouve près de quelqu’un ; la seconde que je vois le préfet debout en chemise, [92r] une bougie à la main allant lentement, et regardant à droite, et à gauche les lits des séminaristes. Je concevais que le préfet avec un briquet à poudre devait avoir allumé une bougie dans un instant ; mais comment concevoir le fait que je voyais ? Le séminariste couché dans mon lit, le dos tourné vers moi dormait. Je prends le parti irréfléchi de faire semblant de dormir aussi. À la seconde ou troisième secousse du préfet, je fais semblant de me réveiller ; l’autre se réveille tout de bon. Étonné de se voir dans mon lit, il fait des excuses.

— Je me suis trompé, me dit-il, venant de la garde-robe à l’obscur : mais le lit était vide.

— Cela se peut, lui dis-je, car j’ai été à la garde-robe aussi.

— Mais, dit le préfet, comment avez-vous pu vous coucher sans rien dire trouvant votre place occupée ? Et étant à l’obscur, comment avez-vous pu ne pas soupçonner de vous être au moins trompé de lit ?

— Je ne pouvais pas me tromper, car à tâtons, j’ai trouvé le piédestal du crucifix, que voilà ; et pour ce qui regarde l’écolier couché je ne m’en suis pas aperçu.

— Ce n’est pas vraisemblable.

Dans ce même moment il va à la lampe, et voyant le lumignon écrasé : Elle ne s’est pas éteinte, dit-il, naturellement. Le lumignon est noyé ; et ce ne peut être qu’un de vous deux, qui l’avait étouffé exprès allant à la garde-robe. Nous verrons cela demain. L’autre sot camarade est allé dans son lit qui était à mon côté ; et le préfet, après avoir rallumé la lampe retourna dans le sien. Après cette scène qui a réveillé toute la chambrée, j’ai dormi jusqu’à l’apparition du recteur, qui à la pointe du jour entra d’un air féroce avec le préfet.

Après avoir examiné le local, et avoir fait un long interrogatoire à l’écolier qu’on trouva dans mon lit, qui naturellement devait être jugé le plus coupable, et à moi qui ne pouvais jamais être convaincu du crime, il se retira nous ordonnant à tous de nous habiller pour aller à la messe. D’abord que nous fûmes prêts il rentra, et adressant la parole à l’écolier mon voisin, et à moi. Vous êtes, nous dit-il avec douceur, tous les deux convaincus d’un accord scandaleux, car vous ne pouvez avoir été que d’accord pour éteindre la lampe. Je veux croire la cause de tout ce désordre, sinon innocente, du moins non procédante que de légèreté ; mais la chambrée scandalisée, la discipline outragée, et la police de ce lieu exigent une réparation. Allez dehors.

[92v] Nous obéîmes ; mais à peine fûmes-nous entre les deux portes du dortoir que quatre domestiques se saisirent de nous, nous lièrent les bras par-derrière, nous reconduisirent dedans, et nous firent mettre à genoux devant le grand Crucifix. À la présence alors de tous nos camarades le recteur nous fit un petit sermon, après lequel il dit aux satellites42 qui étaient derrière nous d’exécuter son ordre.

J’ai alors senti pleuvoir sur mon dos sept à huit coups de corde ou de bâton, que j’ai pris, comme mon sot compagnon, sans prononcer le moindre mot de plainte. D’abord qu’on m’a délié, j’ai demandé au recteur, si je pouvais écrire deux lignes au pied du crucifix. Il me fit d’abord porter encre et papier, et voici ce que j’ai écrit :

Je jure par ce Dieu que je n’ai jamais parlé au séminariste qu’on a trouvé dans mon lit. Mon innocence par conséquent exige que je proteste, et que j’appelle de43 cette infâme violence à Monseigneur patriarche.

Le compagnon de mon supplice signa ma protestation ; et j’ai demandé à l’assemblée s’il y avait quelqu’un qui pût dire le contraire de ce que j’avais juré par écrit. Tous les séminaristes alors d’un cri général dirent qu’on ne nous avait jamais vus parler ensemble, et qu’on ne pouvait pas savoir qui avait éteint la lampe. Le recteur sortit sifflé, hué, interdit ; mais il ne nous envoya pas moins en prison au cinquième étage du couvent, séparés l’un de l’autre. Une heure après on m’a monté mon lit, et toutes mes hardes ; et à dîner, et à souper tous les jours. Le quatrième jour, j’ai vu devant moi le curé Tosello avec ordre de me conduire à Venise. Je lui ai demandé s’il était informé de mon affaire ; il me répondit qu’il venait de parler avec l’autre séminariste, qu’il savait tout, et qu’il nous croyait innocents ; mais qu’il ne savait qu’y faire. Le recteur, me dit-il, ne veut pas avoir tort.

J’ai alors jeté bas mon accoutrement de séminariste ; m’habillant comme l’on va par Venise, et nous montâmes dans la gondole de M. Grimani où il était venu, tandis qu’on chargeait sur un bateau mon lit, et ma malle. Le [93r] batelier eut ordre du curé de porter tout au palais Grimani.

Chemin faisant il me dit que M. Grimani lui avait ordonné, me descendant à Venise, de m’avertir que si j’osais aller au palais Grimani, les domestiques avaient ordre de me chasser.

Il m’a descendu aux jésuites44, où je suis resté sans le sou, et ne possédant autre chose que ce que j’avais sur moi.

Je suis allé dîner chez Madame Manzoni, qui rit de voir sa prophétie avérée. Je suis allé après dîner chez M. Rosa pour agir par les voies juridiques contre la tyrannie. Il me promit de me porter une extrajudiciaire chez madame Orio, où je suis allé d’abord pour l’attendre, et pour m’égayer voyant la surprise de mes deux anges. Elle fut au-dessus de l’expression. Ce qui m’était arrivé les étonna. M. Rosa vint, et me fit lire l’écriture qu’il n’avait pas eu le temps de faire mettre en actes de notaire. Il m’assura que je l’aurais le lendemain. Je suis allé souper avec mon frère François qui était en pension chez le peintre Guardi45. La tyrannie l’opprimait comme moi ; mais je l’ai assuré que je l’en délivrerais. Vers minuit je suis allé chez madame Orio au troisième étage, où mes petites femmes sûres que je ne leur manquerais pas, m’attendaient. Pour cette nuit-là, je l’avoue à ma honte, le chagrin fit du tort à l’amour, malgré les quinze jours que j’avais passés dans l’abstinence. Je me voyais dans ce cas de devoir penser, et le proverbe C….46 non vuol pensieri [La v… ne veut pas de soucis] esty incontestable. Le matin elles me plaignirent tout de bon ; mais je leur ai promis qu’elles me trouveraient tout différent dans la nuit suivante.

Ayant passé toute la matinée dans la bibliothèque de S. Marc pour n’avoir su où aller, et n’ayant pas le sou, j’en suis sorti à midi pour aller dîner chez madame Manzoni, lorsqu’un soldat m’approche pour me dire d’aller parler à quelqu’un qui m’attendait dans une gondole qu’il me montraz à une rive de la petite place47. Je lui ai répondu que la personne qui voulait me parler n’avait qu’à sortir ; mais m’ayant dit tout bas qu’il avait là un compagnon fait pour m’y faire [93v] aller par force, sans hésiter un seul moment j’y suis allé. J’abhorrais l’éclat, et la honte de la publicité48. J’aurais pu résister, et on ne m’aurait pas arrêté, car les soldats étaient désarmés, et une pareille façon d’arrêter quelqu’un n’est pas permise à Venise. Mais je n’y ai pas pensé. Le sequere Deum [suis le dieu] s’en mêla. Je ne me sentais aucune répugnance à y aller. Outre cela il y a des moments dans lesquels l’homme même brave, ou ne l’est pas ou ne veut pas l’être.

Je monte en gondole ; on tire le rideau, et je vois Razzetta avec un officier. Les deux soldats vont s’asseoir à la proue ; je reconnais la gondole de M. Grimani. Elle se détache du rivage, et elle s’achemine vers le lido. On ne me dit pas le mot, et je garde le même silence. Au bout d’une demi-heure la gondole arrive à la petite porte du Fort S. André49 qui est à l’embouchure de la mer Adriatique, là où le Bucentaure s’arrête quand le doge va le jour de l’Ascension épouser la mer50.

La sentinelle appelle le caporal, qui nous laisse descendre.

L’officier qui m’accompagnait me présente au Major, lui remettant une lettre. Après l’avoir lue, il ordonne à M. Zen son adjudant de me consigner au corps de garde, et de me laisser là. Un quart d’heure après je les ai vusaa partir, et j’ai revu l’adjudant Zen, qui me donna trois livres et demie51, me disant que j’en aurais autant tous les huit jours. Cela faisait dix sous par jour : c’était positivement la paye d’un soldat. Je ne me suis senti aucun mouvement de colère mais une grande indignation. Vers le soir je me suis fait acheter quelque chose à manger pour ne pas mourir d’inanition, puis étendu sur des planches j’ai passé la nuit sans dormir en compagnie de plusieurs soldats esclavons qui ne firent que chanter, manger de l’ail, fumer du tabac qui infectait l’air, et boire du vin qu’on appelle esclavon. C’est comme de l’encre ; les esclavons seuls peuvent le boire.

Le lendemain de très bonne heure, le major Pelodoro, c’était son nom, me fit monter chez lui, et me dit qu’en me [94r] faisant passer la nuit au corps de garde il n’avait fait qu’obéir à l’ordre qu’il avait reçu du Président de guerre qu’on appelle à Venise le Sage à l’Écriture52. Actuellement, M. l’abbé, je n’ai autre ordre que celui de vous tenir dans le Fort aux arrêts, et de répondre de votre personne. Je vous donne pour prison toute la Forteresse. Vous avez une bonne chambre, où on a mis hier votre lit, et votre malle. Promenez-vous où il vous plaira, et souvenez-vous, que si vous vous échappez, vous serez la cause de mon précipice. Je suis fâché qu’on m’ait ordonné de ne vous donner que dix sous par jour ; mais si vous avez des amis à Venise qui soient en état de vous donner de l’argent, écrivez, et fiez-vous à moi pour ce qui regarde la sûreté de vos lettres. Allez vous coucher si vous en avez besoin.

On m’a conduit dans ma chambre qui était belle, et au premier étage avec deux fenêtres qui me procuraient une vue superbe. J’ai vu mon lit fait, et ma malle, dont j’avais les clefs, et qu’on n’avait pas forcée. Le major avait eu l’attention de me faire mettre sur une table tout le nécessaire pour écrire. Un soldat esclavon vint me dire poliment qu’il me servirait, et que je le paierais quand je pourrais, car tout le monde savait que je n’avais que dix sous. Après avoir mangé une bonne soupe, je me suis enfermé, puis je me suis mis au lit, où j’ai dormi neuf heures. À mon réveil le major me fit inviter à souper. J’ai vu que cela n’allait pas si mal.

Je monte chez cet honnête homme que je trouve en grande compagnie. Après m’avoir présenté à son épouse, il me nomma toutes les autres personnes qui étaient là. Plusieurs officiers militaires excepté deux, dont l’un était l’aumônier du Fort, l’autre un musicien de l’église de S. Marc nommé Paolo Vida53, dont la femme était sœur du major, encore jeune, que le mariab faisait habiter dans le Fort à cause qu’il en était jaloux, car à Venise les jaloux se trouvent tous mal logés. Les autres femmes qui étaient là n’étaient ni belles ni laides, ni jeunes ni vieilles ; mais leur air de bonté me les rendit toutes intéressantes.

[94v] Gai comme j’étais par caractère, cette honnête compagnie à table me mit facilement de bonne humeur. Tout le monde s’étant démontré54 curieux de savoir l’histoire qui avait obligé M. Grimani à me faire mettre là-dedans, j’ai fait une narration détaillée et fidèle de tout ce qui m’était arrivé depuis la mort de ma bonne grand-mère. Cette narration m’a fait parler trois heures sans aigreur, et souvent plaisantant sur certaines circonstances qui autrement auraient déplu, de façon que toute la compagnie alla se coucher m’assurant de la plus tendre amitié, et m’offrant ses services.

C’est un bonheur constant que j’ai eu jusqu’à l’âge de cinquante ans quand je me suis trouvé dans l’oppression. D’abord que j’ai trouvé des honnêtes gens curieux de l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur contais, je leur ai toujours inspiré toute l’amitié qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles. L’artifice que j’ai employé pour cela fut celui de conter la chose avec vérité sans omettre certaines circonstances qu’on ne peut dire sans avoir du courage. Secret unique que tous les hommes ne savent pas mettre en usage ; parce que la plus grande partie du genre humain est composée de poltrons. Je sais par expérience que la vérité est un talisman, dont les charmes sont immanquables pourvu qu’on ne la prodigue pas à des coquins. Je crois qu’un coupable, qui ose la dire à un juge intègre, est absous plus facilement qu’un innocent qui tergiverse. Bien entendu que le narrateur doit être jeune, ou pour le moins non vieux, car l’homme vieux a pour ennemi toute la nature.

Le major badina beaucoup sur la visite faite, et rendue au lit au séminariste ; mais l’aumônier, et les femmes le grondèrent. Il me conseilla d’écrire au Sage à l’écriture toute mon histoire s’engageant de la lui remettre, et m’assurant qu’il deviendrait mon protecteur. Toutes les femmes m’encouragèrent à suivre le conseil du major.

a. Orth. italianisante buffonneries.

b. Pût biffé.

c. Orth. aurai et une date biffée dans la marge gauche.

d. Encre plus fine à partir de cet endroit.

e. Orth. entrerai.

f. Où j’attendrais biffé.

g. Était biffé.

h. La biffé.

i. Orth. que. Nous corrigeons.

j. Orth. Stutgard.

k. ; et elle vit encore à Venise avec Michel da l’Agata biffé.

l. Orth. le huissier.

m. Assigner biffé.

n. Assigné biffé.

o. À la suite, neuf lignes soigneusement biffées, illisibles.

p. Treize biffé.

q. En biffé.

r. Quelques mots illisibles corrigés.

s. Orth. fait.

t. À la suite, une ligne soigneusement biffée, illisible.

u. Était biffé.

v. Quel art biffé.

w. Par biffé.

x. Orth. forcé.

y. Évangélique biffé.

z. À la biffé.

aa. Orth. vu.

ab. Jaloux biffé.

[97r] CHAPITRE VII

Mon court arrêt dans le Fort S. André. Ma première maladie galante. Plaisir d’une vengeance. Belle preuve d’un alibi. Arrêt du comte Bonafede. Mon élargissement. Arrivée de l’évêque. Je quitte Venise.

Ce Fort, où la République ne tenait ordinairement qu’une garnison de cent esclavons invalides, était alors peuplé de deux mille Albanais. On les nommait Cimariotes1. Le président de la guerre, qu’on appelle à Venise le Sage à l’écriture les avait fait venir du Levant à l’occasion d’une promotion. On voulut que les officiers se trouvassent à portée de faire valoir leur mérite, et de le voir récompensé. Ils étaient tous natifs de cette partie de l’Épire qu’on nomme Albanie, et qui appartient à la République. Il y avait alors vingt-cinq ans qu’ils s’étaient distingués à la dernière guerre que la république eut contre les Turcs2. Ce fut pour moi un spectacle aussi nouveau que surprenant de voir dix-huit à vingt officiers tous vieux, et tous bien portants couverts de cicatrices la figure, et la poitrine que par luxe ils portaient découverte. Le lieutenant-colonel avait positivement un quart de tête de moins. On ne lui voyait ni une oreille, ni un œil, ni la mâchoire. Il parlait cependant, et il mangeait très bien : il était fort gai, et il avait avec lui toute [97v] sa famille composée de deux jolies filles que leur costume rendait encore plus intéressantes, et de sept garçons tous soldats. Cet homme qui avait une taille de six pieds3, et qui était beau, était si laid dans sa figure à cause de son horrible cicatrice, qu’il faisait peur. Malgré cela je l’ai d’abord aimé, et j’aurais beaucoup conversé avec lui s’il eût pu s’empêcher de manger de l’ail en aussi grande quantité que je mangeais du pain. Il en portait toujours au moins vingt gousses dans sa poche, comme un de nous porterait des dragées. Peut-on douter que l’ail ne soit un poison ? La seule qualité médicinale qu’il a c’est qu’il donne de l’appétit aux animaux dégoûtés.

Cet homme ne savait pas écrire ; mais il n’en était pas honteux, car à l’exception du prêtre, et d’un chirurgien, personne dans le régiment ne possédait ce talent. Tous, officiers, et soldats avaient la bourse pleine d’or, et au moins la moitié étaient mariés. Aussi ai-je vu cinq à six cents femmes, et une grande quantité d’enfants. Ce spectacle qui se présentait à ma vue pour la première fois m’a occupé, et intéressé. Heureuse jeunesse ! Je ne la regrette que parce qu’elle me donnait du nouveau : par cette même raison je déteste ma vieillesse, où je ne trouve du nouveau que dans la gazette4, dont dans ce temps-là je méprisais avec plaisir l’existence, et dans des faits épouvantables qui m’obligent à prévoir.

La première chose que j’ai faitea fut de tirer hors de ma malle tout ce que j’avais d’habits ecclésiastiques. J’ai impitoyablement tout vendu à un Juif. Ma seconde opération fut celle d’envoyer à M. Rosa tous les billets que j’avais des effets que j’avais mis en gage : je lui ai ordonné de [98r] les faire vendre tous, et de m’envoyer le surplus. Moyennant ces deux opérations je me suis trouvé en état de céder à mon soldat les maudits dix sous par jour qu’on me donnait. Un autre soldat, qui avait été perruquier, avait soin de ma chevelure que la discipline du séminaire m’avait obligé à négliger. Je me promenais par les casernes cherchant quelqu’objet fait pour me plaire. La maison du Major pour le sentiment, et la caserne du balafré pour un peu d’amour à l’albanaise étaient mes seuls refuges.b Étant sûr que son colonel serait nommé brigadier, il demandait le régiment de préférence à un concurrent qui lui faisait craindre d’échouer. Je lui ai fait un court placet5 ; mais si vigoureux, que le Sage, après lui avoir demandé qui en était l’auteur, lui promit ce qu’il demandait. Il retourna au fort si joyeux que me serrant contre son sein il me dit qu’il m’en avait toute l’obligation. Après m’avoir donné à dîner en famille, où ses mets à l’ail m’ont brûlé l’âme, il me fit présent de douze boutargues6, et de deux livres de tabac Gingé7 exquis.

L’effet de mon placet fit croire à tous les autres officiers qu’ils ne parviendraient à rien sans le secours de ma plume ; et je ne l’ai refusé à personne ce qui me suscita des querelles, car je servais en même temps le rival de celui que j’avais servi d’avance, et qui m’avait payé. Me voyant devenu maître de trente à quarante sequins8 je ne craignais plus la misère. Mais voici un lugubre accident qui me fit passer six semaines fort tristes.

Le 2 d’avril, fatal jour de mon entrée dans ce monde, j’ai vu devant moi sortant de mon lit une belle Grecque qui me dit que son mari enseigne avait tout le mérite possible pour devenir lieutenant, et qu’il le deviendrait si [98v] son capitaine ne s’était déclaré son ennemi parce qu’elle nec voulait pas avoir pour lui certaines complaisances que son honneur ne lui permet d’avoir que pour son mari. Elle m’offre des certificats, elle me prie de lui faire un placet qu’elle irait en personne présenter au sage, et elle conclut par me dire qu’étant pauvre elle ne pouvait récompenser ma peine que de son cœur. Après lui avoir répondu que son cœur n’était fait que pour récompenser des désirs, je procède avec elle comme un homme qui aspirait à être récompensé d’avance, et je ne trouve que cette résistance qu’une femme jolie ne fait que par manière d’acquit9. Après le fait je lui dis de revenir vers midi pour recevoir le placet, et elle est exacte. Elle ne trouve pas mauvais de me payer une seconde fois, et vers le soir sous le prétexte de certaines corrections elle vient me récompenser encore. Mais le surlendemain de l’exploit au lieu de me trouver récompensé, je me suis trouvé puni, et dans la nécessité de me mettre entre les mains d’un spagyrique10 qui en six semaines me remit en parfaite santé. Cette femme, quand je fus assez bête pour lui reprocher sa vilaine action, me répondit en riant qu’elle ne m’avait donné que ce qu’elle avait, et que c’était à moi à me tenir sur mes gardes. Mais mon lecteur ne saurait se figurer ni le chagrin, ni la honte que ce malheur me causa. Je me regardais comme un homme dégradé. Voici à cause de cet événement un trait qui peut donner une idée aux curieux de mon étourderie.

Madame Vida, sœur du Major, dont le mari était jaloux, me confia un beau matin, se trouvant avec moi tête à tête, non seulement le tourment que causait à son âme la jalousie de son homme ; mais aussi la cruauté qu’il avait de la laisser coucher seule depuis quatre ans malgré qu’elle fût à la fleur de son âge. Dieu fasse, m’ajouta-t-elle, qu’il ne parvienne pas à savoir que vous avez passé une heure avec moi, car il me désespérerait.

[99r] Confidence pour confidence, je lui ai dit, pénétré par le sentiment, que si la Grecque ne m’avait mis dans un état d’opprobre elle ferait mon bonheur me choisissant comme un instrument de sa vengeance. À ces mots que j’ai proférés de la meilleure foi du monde, et il se peut même en forme de compliment, elle se leva, et ardente de colère, elle me dit toutes les injures qu’une femme outragée aurait pu lancer contre un audacieux qui se serait oublié. Tout étonné, et concevant fort bien que je pouvais lui avoir manqué, je lui ai tiré la révérence. Elle m’ordonna de ne plus aller chez elle, me disant que j’étais un fat indigne de parler à une femme de bien. Je lui ai dit en partant qu’une femme de bien devait être plus réservée qu’elle sur cet article. J’ai aussi cru dans la suite qu’elle ne se serait pas fâchée, si me portant bien, je me fusse pris tout autrement pour la consoler.

Un autre contretemps, qui me fit bien maudire la Grecque, fut une visite de mes anges avec leur tante, et M. Rosa dans le jour de l’Ascension, le Fort étant le lieu où l’on voit de plus près la belle fonction11. Je leur ai donné à dîner, et tenu compagnie toute la journée. Ce fut dans la solitude d’une casemate12 qu’elles me sautèrent au cou croyant que je leur donnerais à la hâte un bon certificat de ma constance ; mais hélas ! Je ne leur ai donné que des baisers à foison, faisant semblant de craindre que quelqu’un n’entrât.

Ayant écrit à ma mère dans quel endroit on me tenait jusqu’à l’arrivée de l’évêque, elle me répondit qu’elle avait écrit à M. Grimani de façon qu’elle était sûre qu’il me ferait mettre en liberté dans peu, et pour ce qui regardait les meubles que Razzetta avait vendus, elle me disait que M. [99v] Grimanid s’était engagé à faire le patrimoine13 à mon frère le posthume.

Ce fut unee imposture. Ce patrimoine fut fait treize ans après, mais fictice14, et par un stellionat15. Je parlerai à sa place de ce malheureux frère qui mourut misérable à Rome il y a vingt ans16.

À la moitié du mois de Juin, les Cimariotes furent renvoyés au Levant, le Fort resta avec cent invalides de garnison, et m’ennuyant dans la tristesse, je brûlais de colère. La chaleur étant forte, j’ai écrit à M. Grimani de m’envoyer deux habits d’été, lui disant où ils devaient être si Razzetta ne les avait pas vendus. Je fus étonné de voir cet homme huit jours après entrer dans la chambre du Major en compagnie d’un autre qu’il lui présenta lui disant que c’était le seigneur Petrillo17 célèbre favori de la Tsarinef de toutes les Russies18 qui venait alors de Pétersbourg. Je le connaissais de nom mais au lieu de célèbre il devait dire infâme, et au lieu de favori il devait dire bouffon. Le major leur dit de s’asseoir, et en même temps Razzetta, ayant pris des mains du barcarol de M. Grimani un paquet, il me le donna me disant voilà les guenilles que je te porte. — Le jour viendra, lui répondis-je, que je te porterai un Riganog. C’est le nom de l’habit que portent les galériens.

À ces mots l’affronteur osa lever sa canne ; mais le major le pétrifia lui demandant s’il avait envie d’aller passer la nuit au corps de garde. Petrillo, qui n’avait jamais parlé, me dit alors qu’il était fâché de ne m’avoir pas trouvé à Venise, car je l’aurais conduit au bordel. Nous y aurions trouvé ta femme, lui répondis-je. Je me connais en physionomies, [100r] me répliqua-t-il. Tu seras pendu. Pour lors le major se leva leur disant qu’il avait des affaires à terminer, et ils partirent. Il m’assura qu’il irait le lendemain porter ses plaintes al Savio alla scrittura. Mais après cette scène j’ai sérieusement pensé à exécuter un projet de vengeance.

Tout le Fort S. André était entouré d’eau, et il n’y avait pas de sentinelle qui pût voir mes fenêtres. Un bateau donc sous ma fenêtre dans lequel j’aurais pu me descendre aurait pu me mettre à Venise pendant la nuit, et me reconduire au Fort avant qu’il fût jour ; et après que j’aurais fait mon coup. Il s’agissait de trouver un batelier qui pour gagner de l’argent eût le courage de risquer d’aller aux galères.

Entre plusieurs qui venaienth porter des provisions, un qui s’appelait Blaise fixa mon attention. Quand je lui ai fait ma proposition lui promettant un sequin il me promit une réponse dans le jour suivant. Il me dit qu’il était prêt. Il avait voulu s’informer si j’étais prisonnier de conséquence. La femme du major lui avait dit que je n’étais détenu que pour des fredaines. Nous établîmes qu’il se trouverait au commencement de la nuit sous ma fenêtre avec son bateau, ayant un mât long pour que je pusse m’y prendre, et me glisser dedans.

Il fut exact. Le temps était couvert, la marée haute, et le vent étant contraire j’ai vogué avec lui. Je suis descendu à la rive des esclavons au Sépulcre19, lui ordonnant de m’attendre. J’étais enveloppé dans un capot20 de marinier. Je suis allé tout droit à S.t Augustin21 à la rue Bernard, me faisant conduire à la porte de la maison de Razzetta par le garçon du café.

[100v] Sûr de ne pas le trouver à la maison à cette heure-là, j’ai sonné, et j’ai entendu, et connu la voix de ma sœur qui me dit que si je voulais le trouver je devais y aller le matin. Je suis alors allé m’asseoir au pied du pont pour voir de quel côté il entrait dans la rue. Je l’ai vu veniri un quart d’heure avant minuit du côté de la place S. Paul22. N’ayant pas besoin d’en savoir davantage, je suis allé rejoindre mon bateau, et je suis retourné au Fort rentrant par la même fenêtre sans la moindre difficulté. À cinq heures du matin tout le monde m’a vu me promener par le Fort.

Voici toutes les mesures, et les précautions que j’ai prisesj pour assouvir ma haine contre le bourreau, et pour me mettre dans la certitude de prouver l’alibi s’il m’arrivait de le tuer comme j’en avais l’envie.

Le jour précédant la nuit concertée avec Blaise, je me suis promené avec le jeune Alvise Zen fils de l’adjudant qui n’avait que douze ans ; mais qui m’amusait beaucoup par ses fines friponneries. Dans la suite il devint fameux jusqu’à ce que le gouvernement l’a envoyé demeurer à Corfou il y a vingt ans. Je parlerai de lui dans l’année 177123.

Me promenant donc avec ce garçon, j’ai fait semblant de me donner une entorse sautant à bas d’un bastion24. Je me suis fait porter dans ma chambre par deux soldats, et le chirurgien du Fort me soupçonnant une luxation me condamna au lit après m’avoir appliqué à la cheville des serviettes imbibées d’eau camphrée. Tout le monde vint me voir, et j’ai voulu que mon soldat me [101r] serve de garde couchant dans ma chambre. C’était un homme qu’un seul verre d’eau-de-vie suffisait à le soûler, et à le faire dormir comme un loir. D’abord que je l’ai vu endormi, j’ai renvoyé le chirurgien, et l’aumônier qui habitait dans une chambre au-dessus de la mienne. C’était une heure et demie avant minuit quand je me suis descendu dans le bateau.

À peine arrivé à Venise j’ai dépensé un sou dans un bon bâton, et je suis allé m’asseoir sur le seuil de l’avant-dernière porte de la rue du côté de la place S. Paul. Un petit canal étroit qui était à l’entrée de la rue me parut fait exprès pour y jeter dedans mon ennemi. Ce canal n’est plus visible aujourd’hui. On l’a comblé quelques années après.

Venise : Quartie de San Polo

a Église San Rocco

b Campo dei Frari

c San Tomà

d Sampo Sant’Agostino

e Campo San Polo

f Pont du Rialto

Un quart d’heure avant minuit je l’ai vu venir à pas lents, et posés. Je sors de la rue à pas rapides me tenant à côté du mur pour l’obliger à me faire place ; et je lui lance le premier coup à la tête, le second au bras, et le troisième plus allongé le force à tomber dans le canal criant fort, et me nommant. Dans le même moment un furlan25 tenant une lanterne à la main sort d’une maison à ma main gauche ; je lui donne un coup sur la main de la lanterne, il la laisse là, il se sauve dans la rue, et après avoir jeté mon bâton, je traverse la place comme un oiseau, et je passe le pont tandis que le monde courait au coin de la place où le fait était arrivé. J’ai passé le canal à S.t Thomas26, et en peu de minutes je me suis mis dans [101v] mon bateau. Le vent était très fort, mais m’étant en faveur27 j’ai mis la voile, et j’ai pris le large. Minuit sonnait dans le moment que j’entrais dans ma chambre par la fenêtre. Je me déshabille dans un instant, et à cris perçants je réveille mon soldat, et je lui ordonne d’aller chez le chirurgien me sentant mourir d’une colique.

L’aumônier réveillé par mes cris descend, et me trouve en convulsion. Sûr que le Diascorde28 me guérirait, il va en chercher, et il me l’apporte ; mais au lieu de le prendre je le cache pendant qu’il allait chercher de l’eau. Après une demi-heure de grimaces, je dis que je me porte bien, et je remercie tout le monde qui partit me souhaitant un bon sommeil. Après avoir très bien dormi, je suis resté au lit à cause dek ma prétendue entorse.

Le major avant de partir pour Venise vint me voir, et me dire que la colique que j’avais euel venait d’un melon que j’avais mangém.

Une heure après midi j’ai revu le même major.

— J’ai une grande nouvelle à vous donner, me dit-il d’un air riant. Razzetta fut bâtonné, la nuit passée, et jeté dans un canal.

— On ne l’a pas assommé ?

— Non ; mais tant mieux pour vous, car votre affaire serait beaucoup plus mauvaise ;n on est sûr que c’est vous qui avez commis ce crime.

— Je suis bien aise qu’on le croie, car cela me venge en partie ; mais il sera difficile qu’on le prouve.

— Vous avez raison. Razzetta en attendant, dit qu’il vous a reconnu, et le furlan Patissi aussi, auquel vous avez fracassé la main où il tenait sa lanterne. Razzetta n’a que le nez cassé, trois dents de moins, et des contusions au bras droit. On vous a dénoncé à l’avogador. D’abord que M. Grimani sut le fait, il écrivit au Sage se plaignant qu’il vous ait [102r] mis en liberté sans l’avertir, et je suis arrivé au bureau de la guerre précisément dans le moment qu’il lisait la lettre. J’ai assuré S. Excellence que c’est un faux soupçon parce que je venais de vous laisser au lit dans l’impuissance de vous mouvoir à cause d’une entorse ; outre cela je lui ai dit qu’à minuit vous vous sentiez mourir d’une colique.

— Est-ce qu’il fut bâtonné à minuit ?

— C’est ce que la dénonciation dit. Le Sage écrivit d’abord à M. Grimani qu’il lui constait29 que vous n’étiez pas sorti du Fort ; mais que la partie plaignante pouvait envoyer des commissaires pour vérifier le fait. Attendez-vous donc dans trois ou quatre jours à des interrogatoires.

— Je répondrai que je suis fâché d’être innocent.

Trois jours après un commissaire vint avec un scribe de l’avogarie30, et le procès fut d’abord fini. Tout le Fort connaissait mon entorse, et le chapelain, le chirurgien, le soldat, et plusieurs autres qui n’en savaient rien jurèrent qu’à minuit je croyais mourir d’une colique. D’abord que mon alibi fut trouvé incontestable, l’avogador au referatur [on rapporte]31 condamna Razzetta, et le crocheteur32 à payer les frais sans préjudicier à mes droits.

J’ai alors, par le conseil du major, présenté au Sage un placet dans lequel je lui demandais mon élargissement, et j’ai averti de ma démarche M. Grimani. Huit jours après, le major me dit que j’étais libre et que ce serait lui-même qui me présenterait à M. Grimani. Ce fut à table, et dans un moment de gaieté qu’il me donna cette nouvelle. Je ne l’ai pas crue, et voulant faire semblant de la croire je lui ai répondu que j’aimais mieux sa maison que la ville de Venise, et que pour l’en convaincre je resterais dans le Fort encore huit jours, s’il voulait me souffrir. On me prit au mot avec des cris de joie.

[102v] Quand, deux heures après, il me confirma la nouvelle, et que je n’ai pu plus en douter, je me suis repenti du sot présent de huit jours que je lui avais fait ; mais je n’ai pas eu le courage de me dédire. Les démonstrations de contentement de la part de sa femme furent telles que ma rétractation m’aurait rendu méprisable. Cette brave femme savait que je lui devais tout, et elle avait peur que je ne le devinasse pas. Mais voici le dernier événement qui m’occupa dans ce Fort, et que je ne dois paso passer sous silence.

Un officier en uniforme nationalp entra dans la chambre du major suivi d’un homme qui montrait l’âge de soixante ans portant épée. L’officier remit au major une lettre cachetée au bureau de la guerre qu’il lut, et à laquelle il répondit sur-le-champ, et l’officier partit tout seul.

Le major dit alors à ce monsieur, le qualifiant de comte qu’il le tenait aux arrêts par ordre suprême, et que sa prison était tout le Fort. L’autre voulut alors lui remettre son épée, mais il la refusa noblement, et il le conduisit à la chambre qu’il lui destinait. Une heure après, un domestique à livrée vint porter au détenu un lit, et une malle, et le lendemain matin le même domestique vint me prier au nom de son maître d’aller déjeuner avec lui. J’y fus ; et voilà ce qu’il me dit au premier abord.

— Monsieur l’abbé : on a tant parlé à Venise de la bravoure avec laquelle vous avez prouvé la réalité d’un alibi incroyable que vous ne devez pas être surpris de l’envie que j’avais de vous connaître.

— Lorsque l’alibi est réel, monsieur le comte, il n’y a pas de bravoure à le démontrer. Ceux qui en doutent permettez que je vous dise qu’ils me font un mauvais compliment, car….

— N’en parlons donc plus : et excusez. Mais puisque nous sommes devenus camarades, j’espère que vous m’accorderez votre amitié. Déjeunons.

[103r] Après le déjeuner, et avoir su de ma bouche qui j’étais, il crut de me devoir la même politesse. Je suis, me dit-il, comte de Bonafede33. Étant jeune, j’ai servi sous le prince Eugène34 ; puis j’ai quitté le service militaire pour m’attacher au civil en Autriche, puis en Bavière à cause d’un duel. Ce fut à Munichq que j’ai enlevér une fille de condition que j’ai conduite ici, où je l’ai épousée. J’y suis depuis vingt ans ; j’ai six enfants, et toute la ville me connaît. Il y a huit jours que j’ai envoyé mon laquais à la poste de Flandre35 pour retirer mes lettres, et on les lui a refusées parce qu’il n’avait pas assez d’argent pour en payer le port. J’y suis allé en personne, et j’ai dit en vain que je paierais dans l’ordinaire suivant36. On me les a refusées. Je suis monté chez le baron de Taxis37 qui préside à cette poste pour me plaindre de l’insulte ; mais il m’a répondu grossièrement que ses commis ne font rien que par son ordre, et que quand j’en paieraiss le port j’aurais mes lettres. Étant chez lui, je me suis gardé maître de mon premier mouvement ; et je suis parti ; mais un quart d’heure après, je lui ai écrit un billet dans lequel je m’appelais insulté, et je lui demandais satisfaction l’avertissant que je marcherais avec mon épée, et qu’il me la donnera partout où je le trouverais. Je ne l’ai trouvé nulle part ; mais hier le secrétaire des inquisiteurs d’état me dit tête à tête que je devais oublier l’impolitesse du baron, et aller avec un officier qui était là dehors me constituer prisonnier dans ce Fort, m’assurant qu’il ne m’y laisserait que huit jours. J’aurai donc le vrai plaisir de les passer avec vous.

Je lui ai répondu que depuis vingt-quatre heures j’étais libre ; mais que pour lui donner une marque de reconnaissance à la confidence qu’il venait de me faire j’aurais l’honneur moi-même de lui tenir compagnie. M’étant déjà engagé avec le major, c’était un mensonge officieux38 que la politesse approuve.

[103v] L’après-dîner, étant avec lui sur le Maschio39 du Fort, je lui fis observer une gondole à deux rames qui s’acheminait à la petite porte. Après y avoir adressé40 la lunette d’approche, il me dit que sa femme le venait voir avec sa fille. Nous allâmes à leur rencontre.

J’ai vu une dame qui pouvait avoir mérité d’être enlevée, et une grande fille de quatorze à seize ans, qui me parut une beauté d’une nouvelle espèce. D’un blond clair, des grands yeux bleus, nez aquilin, et belle bouche entrouverte, et riante qui comme par occasion41 laissait voir les bords de deux râteliers superbes blancs comme son teint, si l’incarnat n’eût empêché d’en voir toute la blancheur. Sa taille à force d’être fine paraissait fausse, et son cou très large en haut laissait voir une table magnifique ; où on ne voyait que deux petits boutons de rose isolést. C’était un nouveau genre de luxe étalé par la maigreur. Extasié dans la contemplation de cette charmante poitrine tout à fait démeublée, mes yeux insatiables ne pouvaient s’en détacher. Mon âme lui donna dans l’instant tout ce qu’on lui désirait. J’ai élevé les yeux au visage de la demoiselle, qui avec son air riant paraissait me dire : Vous verrez ici dans une année ou deux tout ce que vous imaginez.

Elle était élégamment parée à la mode de ce temps-là, en grand panier, et dans le costume des filles nobles qui n’ont pas encore atteint l’âge de la puberté ; mais la jeune comtesse y était déjà. Je n’avais jamais regardé la poitrine d’une fille de condition avec moins de ménagement : il me semblait qu’il m’était plus que permis de regarder un endroit où il n’y avait rien, et qui en faisait pompe42.

Les discours en allemand entre madame, et monsieur ayant cessé, mon tour vint. Il me présenta dans les termes les [104r] plus flatteurs, et on me dit tout ce qu’on peut dire de plus gracieux. Le major se croyant en devoir de conduire la comtesse voir le Fort j’ai tiré bon parti de l’infériorité de mon rang. J’ai donné le bras à la demoiselle que la mère servie par le major précédait. Le comte resta dans sa chambre.

Ne sachant servir les dames qu’à la vieille mode de Venise, mademoiselle me trouva gauche. J’ai cru de la servir très noblement lui mettant ma main sous l’aisselle. Elle se retira riant très fort. Sa mère se tourne pour savoir de quoi elle riait, et je reste interdit l’entendant lui répondre que je l’avais chatouillée au gousset43. Voilà, me dit-elle, de quelle façon un monsieur poli donne le bras.

Disant cela, elle passa sa main sous mon bras droit que j’ai encore mal arrondi, faisant tout mon possible de reprendre contenance. La jeune comtesse croyant alors d’avoir affaireu au plus sot de tous les novices, forma le projet de se divertir me mettant en cendre.

Elle commença par m’apprendre qu’arrondissant mon bras ainsi, je l’éloignais de ma taille de façon que je me trouvais hors de dessinv. Je lui avoue que je ne savais pas dessiner, et je lui demande si elle s’y connaissait. Elle me dit qu’elle apprenait, et qu’elle me montrerait quand j’iraisw la voir l’Adam, et l’Eva du chevalier Liberi44 qu’elle avait copiésx, et que les professeurs avaient trouvés beaux sans cependant savoir qu’ils étaient d’elle.

— Pourquoi vous cacher ?

— C’est que ces deux figures sont trop nues.

— Je ne suis pas curieux de votre Adam ; mais beaucoup de votre Ève. Elle m’intéressera, et je vous garderai le secret.

Sa mère alors se tourna de nouveau à cause de son rire. Je faisais le nigaud. Ce fut dans le moment qu’elle [104v] voulut m’apprendre à donner le bras que j’aiy enfanté ce projet voyant le grand parti que je pourrais en tirer. Me trouvant si neuf, elle crut pouvoir me dire que son Adam était beaucoup plus beau que son Ève, car elle n’y avait omis aucun muscle, tandis qu’on n’en voyait pas sur la femme.

— C’est, me dit-elle, une figure sur laquelle on ne voit rien.

— Mais c’est positivement ce rien qui m’intéressera.

— Croyez-moi que l’Adam vous plaira davantage.

Ce propos m’avait si fort altéré que j’étais devenu indécent ; et dans l’impuissance de me cacher, car la chaleur étant forte mes culottes étaient de toile. J’avais peur de faire rire madame, et le major, qui marchant dix pas devant nous pouvaient se tourner et me voir.

Un faux pas qu’elle fit ayant fait descendre du talon le quartier45 d’un de ses souliers, elle allongea le pied me priant de le lui relever. Je me suis mis à l’ouvrage me mettant à genoux devant elle. Elle avait un grand panier, et point de jupon, et ne s’en souvenant pas elle releva un peu sa robe ; mais c’en fut assez pour que rien ne pût m’empêcher de voir ce qui manqua de me faire tomber mort. Elle me demanda, quand je me suis relevé, si je me trouvais mal.

Sortant d’une casemate, sa coiffe s’étant dérangée, elle me pria de la lui raccommoder inclinant sa tête. Il me fut alors impossible de me cacher. Elle me tira de peine me demandant si le cordon de ma montre était un présent de quelque belle ; je lui ai répondu en bégayant que c’était ma sœur qui me l’avait donné ; et pour lors elle crut de me convaincre de son innocence me demandant si je lui permettais de le voir de près. Je lui ai répondu qu’il était cousu au gousset ; et c’était vrai. Ne le croyant pas, elle voulut le tirer dehors ; mais [105r] n’en pouvant plus j’ai appuyé ma main sur la sienne de façon qu’elle se crut en devoir de cesser d’insister, et de finir. Elle dut m’en vouloir, car décelant son jeu j’avais manqué de discrétion. Elle devint sérieuse, et n’osant plus ni rire ni me parler nous allâmes dans la guérite où le major montrait à sa mère le dépôt du corps du Maréchal de Schoulembourg qu’on tenait là jusqu’à ce qu’on lui eût fait un mausolée46. Mais ce que j’avais fait m’avait mis dans un tel état de honte que je me haïssais, et je ne doutais pas non seulement de sa haine ; mais de son plus haut mépris. Il me semblait d’être le premier coupable qui avait alarmé sa vertu, et je ne me serais refusé à rien si on m’eût indiqué le moyen de lui faire une réparation. Telle était ma délicatesse à l’âge que j’avais alors, fondée cependant sur l’opinion que j’avais de la personne que j’avais offensée, et dans laquelle je pouvais me tromper. Cette bonne foi de ma part diminua toujours dans la suite jusqu’à ce qu’elle parvînt à un tel degré de faiblesse qu’il ne m’en reste aujourd’hui que l’ombre. Malgré cela je ne me crois pas plus méchant que mes égaux en âge, et en expérience.

Nous retournâmes chez le comte, et nous passâmes le reste de la journée tristement. À l’entrée de la nuit, les dames partirent. J’ai dû promettre à la comtesse mère de lui faire une visite au pont de Barbe Fruttarol47, où elle me dit qu’elle demeurait.

Cette demoiselle, que je croyais d’avoir insultée, me laissa une si forte impression que j’ai passé sept jours dans la plus grande impatience. Il ne me tardait de la voir que pour obtenir mon pardon après l’avoir convaincue de mon repentir.

Le lendemain j’ai vu chez le comte son fils aîné48. Il était laid, mais je lui ai trouvé l’air noble, et l’esprit modeste. Vingt-cinq [105v] ans après, je l’ai trouvé à Madrid garçon49 dans les gardes du corps de S.M.C.. Il avait servi vingt ans simple garde pour parvenir à ce grade. Je parlerai de lui quand je serai là. Il m’a soutenu que je ne l’avais jamais connu, et qu’il ne m’avait jamais vu. Sa honte avait besoin de ce mensonge : il me fit pitié.

Le comte sortit du Fort le matin de l’huitième jour, et j’en suis sorti le soir, donnant rendez-vous au Major à un Café de la place S.t Marc, d’où nous devions aller ensemble chez M. Grimani. À peine arrivé à Venise je suis allé souper chez madame Orio, et j’ai passé la nuit avec mes anges qui espéraient que mon évêque mourrait en voyage.

Quand j’ai pris congé de la femme du major, femme essentielle50, et dont la mémoire m’est toujours chère, elle me remercia de tout ce que j’avais fait pour prouver mon alibi ; mais remerciez-moi aussi, me dit-elle, que j’aie eu le talent de vous bien connaître. Mon mari n’a tout su qu’après.

Le lendemain à midi je fus chez l’abbé Grimani avec le major. Il me reçut ayant l’air d’un coupable. Sa sottise m’étonna quand il me dit que je devais pardonner à Razzetta, et à Patissi qui s’étaient mépris. Il me dit que, l’arrivée de l’évêque étant imminente, il avait ordonné qu’on me donnât une chambre, et que je pourrais manger à sa table. Après cela je suis allé avec lui faire ma révérence à M. Valaresso, homme d’esprit qui, son semestre étant fini, n’était plus Sage51. Le major étant parti, il me pria de lui avouer que c’était moi-même qui avais bâtonné Razzetta, et sans détour j’en suis convenu, et je l’ai amusé lui contant toute l’histoire. Il réfléchit que ne pouvant pas l’avoir bâtonné à minuit, les sots s’étaient trompés dans leur délation ; mais que je n’avais [106r] pas besoin de cela pour prouver l’alibi, car mon entorse qui passait pour réelle m’aurait suffi.

Mais voilà enfin le moment où je vais voir la déesse de mes pensées, de laquelle je voulais absolument obtenir ma grâce, ou mourir à ses pieds.

Je trouve sans difficulté sa maison ; le comte n’y était pas. Madame me reçoit me disant des paroles très obligeantes ; mais sa personne m’étonne tellement que je ne sais que lui répondre.

Allant voir un ange, j’ai cru que j’entrerais dans un recoin du Paradis, et je me vois dans un salon où il n’y avait que trois ou quatre sièges de bois pourri, et une vieille table sale. On n’y voyait guère, car les volets étaient clos. Ç’aurait pu être pour empêcher la chaleur d’entrer ; mais point du tout : c’était pour qu’on ne vît que les fenêtres n’avaient pas des vitres. J’ai cependant vu que la dame qui me recevait était enveloppée dans une robe toutz en lambeaux, et que sa chemise était sale. Me voyant distrait, elle me quitta, me disant qu’elle allait m’envoyer sa fille.

Elle se présente un moment après d’un air noble, et facile me disant qu’elle m’attendait avec impatience ; mais pas à cette heure-là dans laquelle elle n’était habituée à recevoir personne.

Je ne savais que lui répondre car elle me paraissait une autre. Son misérable déshabillé me la faisant paraître quasi laide, il m’arrive que je ne me trouve plus coupable de rien. Je m’étonne de l’effet qu’elle avait fait sur moi au Fort, et elle me semble presque heureuse de ce que la surprise lui avait attiré de ma part une action qui bien loin de l’avoir offensée devait l’avoir flattée. Voyant sur ma physionomie tous les mouvements de mon âme, elle me laissa voir sur la sienne non pas le dépit ; mais une mortification qui me fit pitié. Si elle [106v] avait su, ou osé philosopher elle aurait eu droit de mépriser en moi un homme qu’elle n’avait intéressé que par sa parure, ou par l’opinion qu’elle lui avait fait concevoir de sa noblesse, ou de sa fortune.

Elle se mit cependant à l’entreprise de me remonter me parlant sincèrement. Si elle eût pu réussir à mettre en jeu le sentiment, elle se sentait sûre de le faire devenir son avocat.

Je vous vois surpris, monsieur l’abbé, et je n’en ignore pas la raison. Vous vous attendiez à trouver la magnificence, et ne trouvant qu’une triste apparence de misère, les bras vous tombèrent. Le gouvernement ne donne à mon père que des très petits appointements, et nous sommes neuf. Étant obligés d’aller à l’église dans les jours de fête, et devant avoir les dehors que notre condition exige, nous sommes souvent forcés à rester sans manger pour retirer la robe, et le cendal que le besoin nous a forcées à mettre en gage. Nous les y remettons le lendemain. Si le curé ne nous voyait pas à la messe, il rayerait nos noms du registre de ceux qui participent aux aumônes de la confraternité des pauvres. Ce sont ces aumônes qui nous soutiennent.

Quel récit ! elle devina. Le sentiment s’est emparé de moi ; mais pour me rendre honteux beaucoup plus qu’ému. N’étant point riche, et ne me sentant plus amoureux, je suis devenu, après avoir exhalé un gros soupir, plus froid que glace.

Je lui ai cependant répondu honnêtement, lui parlant raison avec douceur, et un air d’intérêt. Je lui ai dit que si j’étais riche, je la convaincrais facilement qu’elle n’avait pas instruit de ses malheurs un homme insensible, et mon départ [107r] étant imminent je lui ai démontré l’inutilité de mon amitié. J’ai fini par le sot lieu commun, dont on se sert pour consoler toute fille opprimée par le besoin, même honnête. Je lui ai prédit des bonheurs imaginaires dépendant de la force immanquable de ses charmes. Cela, me répondit-elle d’un ton réfléchi, peut arriver, pourvu que celui qui les trouvera puissants sache qu’ils sont inséparables de mes sentiments, et que s’y conformant il me rende la justice qui m’est due. Je n’aspire qu’à un nœud légitime sans prétendre ni à noblesse, ni à richesse : je suis désabusée sur l’une, et en état de me passer de l’autre, car il y a longtemps qu’on m’a accoutumée à l’indigence, et même à me passer du nécessaire, ce qui n’est pas compréhensible. Mais allons voir mes dessins. — Vous avez bien de la bonté, mademoiselle.

Hélas ! Je ne m’en souvenais plus, et son Ève ne pouvait plus m’intéresser. Je l’ai suivie.

J’entre dans une chambre, où je vois une table, une chaise, un petit miroir, et un lit retroussé, où on ne voyait que le dessous de la paillasse. On voulait par là laisser le spectateur maître de s’imaginer qu’il y avait des draps ; mais ce qui m’a donné le coup de grâce fut une puanteur qui n’était pas de vieille date : me voilà anéanti. Jamais amoureux ne se trouva guéri plus rapidement. Je me trouve uniquement occupé par l’envie de m’en aller pour ne plus retourner52, et fâché de ne pas pouvoir laisser sur la table une poignée de sequins : je me serais trouvé quitte en conscience du prix de ma rançon.

Elle m’a montré ses dessins, et me semblant beaux je les lui ai loués sans m’arrêter sur son Ève ni badiner sur son Adam, comme j’aurais fait ayant l’esprit dans une différente assiette. Je lui ai demandé par manière d’acquit pourquoi, ayant tant de talent, elle n’en tirait pas parti apprenant à peindre en pastel. [107v]

— Je le voudrais bien, me répondit-elle ; mais la seule boîte de couleurs coûte deux sequins53.

— Me pardonnerez-vous, si j’ose vous en donner six ?

— Hélas ! Je les accepte ; je vous suis reconnaissante ; et je me crois heureuse d’avoir contracté cette obligation avec vous.

Ne pouvant retenir ses larmes, elle se tourna pour m’empêcher de les voir. Je lui ai mis vite sur la table la somme ; et ce fut par politesse, et pour lui épargner une certaine humiliation que j’ai placé sur ses lèvres un baiser qu’il n’a dépendu que d’elle de croire tendre. J’ai désiré qu’elle attribue à respect ma modération. Prenant congé d’elle, je lui ai promis de retourner un autre jour pour rendre mes devoirs à M. son père ; mais je ne lui ai pas tenu parole. Le lecteur verra à sa place dans quelle situation je l’ai revue dix ans après54.

Que de réflexions, sortant de cette maison ! Quelle école ! Pensant à la réalité, et à l’imagination, j’ai donné la préférence à celle-ci, puisque la première en dépend. Le fond de l’amour, comme je l’ai appris après, est une curiosité, qui jointe au penchant, que la nature a besoin de nous donner pour se conserver, fait tout. La femme est comme un livre qui bon ou mauvais doit commencer à plaire par le frontispice : s’il n’est pas intéressant il ne fait pas venir l’envie de le lire, et cette envie est égale en force à l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va aussi du haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qui intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition. Ainsi les femmes n’ont point tort d’être tant soigneuses de leur figure, et de leurs vêtements, car [108r] ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire dans ceux qui55 à leur naissance la nature n’a pas déclaré pour dignes d’être nés aveugles. Or tout comme ceux qui ont lu beaucoup de livres sont très curieux de lire les nouveaux fussent-ils mauvais, il arrive qu’un homme qui a aimé beaucoup de femmes toutes belles, parvient enfin à être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves. Il voit une femme fardée : le fard lui saute aux yeux ; mais cela ne le rebute pas. Sa passion devenue vice lui suggère un argument tout en faveur du faux frontispice. Il se peut, se dit-il, que le livre ne soit pas si mauvais ; et il se peut qu’il n’ait pas besoin de ce ridicule artifice. Il tente de le parcourir, il veut le feuilleter ; mais point du tout ; le livre vivant s’oppose ; il veut être lu en règle ; et l’egnomane56 devient victime de la coquetterie, qui est le monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer.

Homme d’esprit, qui as lu ces dernières vingt lignes, qu’Apollon fit sortir de ma plume, permets-moi de te dire que si elles ne servent à rien pour te désabuser tu as perdu ; c’est-à-dire que tu seras la victime du beau sexe jusqu’au dernier moment de ta vie. Si cela ne te déplaît pas, je t’en fais mon compliment.

Vers le soir j’ai fait une visite à Madame Orio pour avertir mes femmes qu’étant logé chez M. Grimani je ne pouvais pas commencer par découcher. Le vieux Rosa me dit qu’on ne parlait que de la bravoure57 de mon alibi, et que cette célébrité ne pouvant dériver que de la certitude où on était de sa fausseté, je devais craindre une vengeance dans le même goût de la part de Razzetta. Partant, je devais me tenir sur mes gardes principalement la nuit. J’aurais eu trop tort de mépriser l’avis du sage vieillard. Je ne marchais qu’en compagnie, [108v] ou en gondole. Madame Manzoni m’en fit compliment. La justice, me disait-elle avait dû m’absoudre ; mais l’opinion générale savait à quoi se tenir, et Razzetta ne pouvait pas m’avoir pardonné.

Trois ou quatre jours après, M. Grimani m’annonça l’arrivée de l’évêque58. Il logeait à son couvent des Minimes à S.t François de Paule. Il me conduisit lui-même chez ce prélat comme un bijou qu’il chérissait, et qu’il n’y avait que lui qui pût le monter.

J’ai vu un beau moine avec la croix d’évêque sur sa poitrine, qui m’aurait paru le père Mancia, s’il n’avait eu l’air plus robuste, et moins réservé. Il avait l’âge de trente-quatre ans, et il était évêque, par la grâce de DIEU, du saint siège, et de ma mère. Après m’avoir donné sa bénédiction, que j’ai reçueaa à genoux, et la main à baiser, il me serra contre sa poitrine m’appelant en latin mon cher fils, et ne me parlant jamais dans la suite que dans cette langue. J’ai presque pensé qu’il avait honte à parler italien, étant calabrais59 ; mais il me désabusa parlant à M. Grimani. Il me dit que ne pouvant me conduire avec lui que me prenant à Rome, le même M. Grimani aurait soin de m’y faire aller, et que dans la ville d’Ancône un moine minime son ami, qui s’appelait Lazari me donnerait son adresse, et le moyen de faire le voyage. Depuis Rome nous ne nous séparerions plus, et nous irions à Martorano par Naples. Il me pria d’aller le voir de très bonne heure le lendemain, où après qu’il aurait dit sa messe nous déjeunerions ensemble. Il me dit qu’il partirait le surlendemain.

[109r] M. Grimani me reconduisit chez lui me tenant un discours de morale qui ne pouvait que me faire rire. Il m’avertit entre autres choses que je ne devais pasab me donner beaucoup à l’étude, car dans l’air gras de la Calabre le trop d’application pourrait me faire devenir poumonique60.

Le lendemain je fus chez l’évêque au point du jour. Après la messe, et le chocolat il me catéchisa pour trois heures de suite. Je me suis clairement aperçu que je ne lui ai pas plu ; mais de mon côté je me suis trouvé très content de lui : il me parut un très galant homme : et d’ailleurs étant celui qui devait m’acheminer au grand trottoir de l’église61 il ne pouvait que me plaire, car dans ce temps-là, malgré que très prévenu en ma faveur je n’avais en moi la moindre confiance.

Après le départ de ce bon évêque M. Grimani me donna une lettre qu’il lui avait laisséeac, et que je devais remettre au père Lazzari au couvent des Minimes dans la ville d’Ancône. C’était ce moine, comme je crois l’avoir dit, qui devait se charger de m’envoyer à Rome. Il me dit qu’il me ferait aller à Ancône avec l’ambassadeur de Venise qui était sur son départ : je devais donc me tenir prêt à partir. J’ai trouvé tout cela excellent. Il me tardait de me voir hors de ses mains.

D’abord que j’ai su le moment dans lequel la cour de M. le Ch. da Lezze ambassadeur de la république devait s’embarquer62, j’ai pris congé de toutes mes connaissances. J’ai laissé mon frère François à l’école de M. Joli63 fameux peintre en architecture théâtrale.

La péote64 dans laquelle je devais m’embarquer pour aller à Chiozza ne devant se détacher du rivage qu’à la [109v] pointe du jour, je suis allé passer la courte nuit entre les bras de mes deux anges qui pour le coup ne se flattèrent point de me voir encore. De mon côté je ne pouvais rien prévoir, car m’abandonnant au destin je croyais que celle de penser à l’avenir devenait une peine inutile. Nous passâmes cette nuit entre la joie, et la tristesse, entre les ris, et les larmes. Je leur ai laissé la clef. Cet amour, qui fut mon premier, ne m’a presque rien appris à l’égard de l’école du monde, car il fut parfaitement heureux, jamais interrompu par aucun trouble, ni terni par le moindre intérêt. Nous nous reconnûmes tous les trois fort souvent en devoir d’élever nos âmes à la providence éternelle pour la remercier de la protection immédiate avec laquelle elle avait tenu loin de nous tout accident qui aurait pu troubler la douce paix, dont nous avons joui.

J’ai laissé à madame Manzoni tous mes papiers, et tous les livres défendus que j’avais. Cette dame qui avait vingt ans plus que moi, et qui croyant au destin s’amusait à feuilleter son grand livre, me dit en riant qu’elle était sûre de me rendre tout ce que je lui laissais tout au plus tard dans l’année suivante. Ses prédictions m’étonnaient, et me faisaient plaisir : ayant beaucoup de respect pour elle, il me semblait de devoir l’aider à les vérifier. Ce quiad lui faisait voir dans l’avenir n’était ni superstition, ni un vain pressentiment toujours dénué de raison ; mais une connaissance du monde, et du caractère de la personne à laquelle elle s’intéressait. Elle riait de ce qu’elle ne se trompait jamais.

Je suis allé m’embarquer à la petite place de S.t Marc. La veille, M. Grimani m’avait donné dix sequins65, qui selon lui devaient m’être plus que suffisants à vivre dans tout le temps que je devais rester dans le lazaret66 d’Ancône pour faire la quarantaine. Après ma sortie du lazaret, il n’était pas possible de prévoir que je pusse avoir besoin d’argent. [110r] Puisqu’ils n’en doutaient pas, mon devoir était d’être aussi certain qu’eux ; mais je n’y pensais pas. Je me consolais cependant de ce que j’avais dans ma bourse à l’insu de tout le monde quarante beaux sequins qui relevaient beaucoup mon jeune courage. Je suis parti avec la joie dans l’âme sans rien regretter.

a. Orth. fait.

b. Son colonel étant sûr d’être biffé.

c. Veut biffé.

d. Avait vendu, elle me disait biffé.

e. Orth. un.

f. Orth. czarine.

g. Aux biffé.

h. Orth. venait.

i. Une biffé.

j. Orth. prises, es étant biffé.

k. Mon biffé.

l. Orth. eu.

m. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

n. Car biffé.

o. Laisser ignorer au lecteur biffé.

p. Orth. nationale.

q. Orth. Munick.

r. Orth. enlevée.

s. Orth. paierai.

t. À la suite, une ligne soigneusement biffée, illisible.

u. Orth. à faire.

v. Orth. dessein.

w. Orth. irai.

x. Orth. copié.

y. Prit ce parti biffé.

z. Orth. toute.

aa. Orth. reçu.

ab. M’appliquer biffé.

ac. Orth. laissé.

ad. La biffé.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer