Mémoires de Casanova partie 1

M. M. le lendemain vint à la grille toute seule pour faire avec moi toutes les réflexions que sa raison avait besoin de faire après tout ce qui nous était arrivé. Mais la conséquence de ces réflexions ne fut pas celle de nous décider à ne plus nous exposer à un danger pareil : nous nous déterminâmes seulement à prévenir384 l’orage s’il arrivait une autre fois en quittant tout dans l’instant que nous le verrions naître. Nous n’avions besoin que d’un quart d’heure. C’est toute la prudence que l’amour nous permitkc d’adopter. Nous fixâmes notre seconde partie à la troisième fête des Pentecôtes. Sans la rencontre de la barque qui allait à Torcello, j’aurais dû retourner avec M. M. au casin, qui ne [289r] pouvant plus retourner au couvent serait restée avec moi. J’aurais dû partir de Venise avec elle, et je n’aurais pu plus y retourner, et son sort devenant attaché au mien, ma vie serait devenue dépendante d’une destinée tout à fait différente de celle dont les combinaisons m’ont conduitkd à me trouver aujourd’hui à l’âge de soixante etke douze ans à Dux385.

Nous poursuivîmes trois mois à nous voir une fois par semaine toujours amoureux, et jamais troublés par le moindre accident. M. M. ne pouvait s’empêcher d’en rendre compte à l’ambassadeur auquel je devais aussi écrire tout ce qui nous arrivait. Il nous répondait qu’il nous faisait compliment sur le bonheur dont nous jouissions ; mais qu’il ne pouvait que prévoir des malheurs si nous ne nous déterminions à finir.

M. Murrai386 ministre résident d’Angleterre, bel homme, plein d’esprit, savant, et prodigieusement amateur du beau sexe, de Bacchus, et de la bonne chère entretenait la célèbre Ancilla, qui m’ayant trouvé à Padoue387 voulut me faire faire connaissance avec lui. Ce brave homme, après trois ou quatre soupers qu’il me fit faire avec lui, devint mon ami dans le même goût à peu près quekf l’ambassadeur l’avait été, avec la seule différence que celui-ci aimait à être spectateur, et celui-là aimait de faire lui-même le spectacle. Je n’étais jamais de trop dans ses débats amoureux, où à la vérité il était brave, la voluptueuse Ancilla étant enchantée de m’avoir pour témoin ; mais je ne leur ai jamais donné la satisfaction de me mêler aussi dans leurs combats. J’aimais M. M. ; mais ce n’était pas la principale raison. Ancilla était toujours enrouée, et se plaignait continuellement d’une douleur intérieure dans le gosier. Je craignais la V…..388, malgré que Murraikg se portât bien. Elle en est morte dans l’automne389, et un quart [289v] d’heure avant d’expirer, son amant Murrai à ma présence céda à ses instances lui rendant le devoir d’un tendre amant malgré un cancer qui la défigurait. Ce fait fut connu de toute la ville, car ce fut lui qui le publia ; khme citant en qualité de témoin. Ce fut un des plus frappants spectacles que j’aie vus en toute ma vie. Le cancer, qui rongea le nez, et la moitié de la belle figure de cette femme lui remonta de l’œsophageki deux mois après qu’elle crut d’être guérie de la vérole par l’onction mercurielle que lui administra un chirurgien nommé Lucchesi qui s’était engagé de la guérir pour cent sequins. Elle les lui promit par écrit sous condition qu’elle ne les lui payeraitkj que quand il aurait joué lui-même avec elle le rôle de tendre amant. Lucchesi ne voulut pas passer par là, et elle s’étant obstinée à ne pas vouloir le payer à moins qu’il ne tînt la condition stipulée, l’affaire fut portée devant le magistrat. En Angleterre Ancilla aurait gagné son procès, mais à Venise elle l’a perdu. Le juge dit dans sa sentence qu’une condition criminelle non tenue ne pouvait pas préjudicier à la validité du contrat. Sentence fort sage390.

Deux mois avant que le cancer eût rongé, et rendu révoltante la charmante figure de cette célèbre courtisane, Monsieur Memmo mon amikk ensuite procurateur de S.t Marc391, me pria de le conduire chez elle. Dans le plus beau de la conversation une gondole arrive, et nous voyons descendre le comte de Rosemberg ambassadeur de la cour de Vienne. Voilà M. Memmo épouvanté, puisqu’un noble Vénitien ne peut se trouverkl nulle part avec un ministre d’une cour étrangère sans devenir coupable de haut crime. M. Memmo donc vite vite sort de la chambre d’Ancilla pour se sauver, et je le suis ; [290r] mais vers l’escalier il rencontre l’ambassadeur, qui voyant qu’il se cache fait un éclat de rire. Je monte dans l’instant dans la gondole de M. Memmo avec lui, et je l’accompagne chez M. Cavalli392 secrétaire des inquisiteurs d’état, qui demeurait à cent pas de là sur le même grand canal. Le seul moyen que M. Memmo avait pour se garantir au moins d’une grande réprimande était celui d’aller d’abord narrer la chosekm au secrétaire du tribunal qui en verrait l’innocence : il était bien aise que je fusse avec lui pour que je pusse témoigner de la simplicité de l’événement.

M. Cavalli reçoit M. Memmo en souriant, et lui disant qu’il avait très bien fait à venir se confesser sans perdre le moindre temps. M. Memmo alors tout étonné lui dit la courte histoire de la rencontre, et le secrétaire de l’air le plus sérieux lui dit qu’ilkn en était informé, et qu’il ne doutait pas de la vérité de son récit, puisque les circonstances étaient les mêmes qui lui étaient déjà connues.

En sortant de chez M. Cavalli nous raisonnâmes sur cet événement assez pour décider qu’il était impossible qu’il lui fût connu ; mais la maxime du tribunal estko de ne se laisser jamais croire à l’obscur de quelque chose.

Le Résident Murrai après la mort d’Ancilla resta sans maîtresse en titre ; mais sautant d’une à l’autre il avait toujours les plus jolies filles de Venise. Cet aimable Épicurien partit deux ans après pour Constantinople où il resta vingt ans ministre de sa nation. Il retourna à Venise l’annéekp 1778 avec intention de s’y établir, et d’y finir ses jours en paix sans vouloir plus se mêler d’affaires politiques ; mais il est mort dans le lazaret huit jours avant de finir sa quarantainekq.

[290v] La Fortune qui poursuivait à me bien traiter au jeu, mes entrevues avec M. M., dont le secret ne pouvait plus être trahi de personne, puisque les seules religieuses qui pouvaient le découvrir étaient intéressées à le maintenir toujours inviolable, me faisaient passer une vie très heureuse ; mais je prévoyais que d’abord que l’ambassadeur se déterminerait à désabuser M. M. sur l’espoir qu’elle conservait toujours de le voir de retour à Venise il rappellerait aussi ses gens qu’il tenait toujours à Venise à ses gages, et que nous n’aurions plus de casin. Outre cela je ne pouvais pas poursuivre à aller à Muran voguant tout seul dans un petit bateau d’abord que la mauvaise saison arriverait.

Le premier lundi d’Octobre, jour dans lequel les théâtres s’ouvrant, les masques commençaient, je vais à S. François, jekr monte en poupe de mon bateau, et je vais à Muran prendre M. M. qui m’attendait ; de là je vais au casin, et les nuits étant devenues plus longues nous soupons, puis nous allons nous coucher, et au son du réveil nous nous disposons à nous entredonner un bonjour amoureux, lorsqu’un bruit qu’il me semble d’entendre du côté du canal me fait aller à la fenêtre. Je reste fort surpris voyant un gros bateau qui partait enlevant le mien. Je dis aux voleurs que je leur donnerais dix sequins s’ils voulaient bien me le laisser ; mais ils rient, [291r] ils ne me croient pas, et ils s’en vont, certains qu’à cette heure-là je ne pouvais ni appeler aux voleurs, ni courir après eux. Cet événement me désole, et M. M. même en est désespérée, car elle ne voyait pas comment je pouvais y remédier. Je m’habille vite ne pensant plus à l’amour, me consolant seulement que j’avais encore deux heures de temps pour aller chercher un bateau coûte que coûteks. Je n’aurais pas été embarrassé si j’avais pu prendre une gondole ; mais les barcarols n’auraient pas manqué de conter le lendemain à tout Muran qu’ils avaient reconduit une religieuse danskt un tel couvent. Je ne pouvais donc penser qu’à trouver un bateau et à l’acheter. Je mets des pistolets dans ma poche,ku et après avoir pris avec moi une rame et une fourche393, je sors en assurant M. M. que je retournerais avec un bateau quand même je devrais voler le premier que je trouverais.kv C’était dans cette idée que j’avais la rame et la fourche. Les voleurs avaient limé la chaîne du mien avec une lime sourde394. Je n’avais pas des limes.

Je vais au grand pont, où je savais qu’il y avait des bateaux, et j’en vois à foison dépareillés, et liés mais il y avait du monde sur le quaikw. Courant comme un forcené je vois au bout du quai un [291v] cabaret ouvert. J’entre, et je demande au garçon s’il y avait là des bateliers : il me répond qu’il y en avait deux ivres. Je vais leur parler, et je leur demande lequel d’eux deux voulait gagner quatre livres pour me conduire d’abord à Venise. À cette proposition les voilà en dispute pour avoir la préférence. Je les apaise en donnant quarante sous au plus ivre, et je sors avec l’autre. Tu as trop bu, lui dis-je, prête-moi ton bateau, et je te le rendrai demain.

— Je ne te connais pas.

— Je te laisserai un gage. Tiens. Voilà dix sequins ; mais qui me répondra de toi, car ton bateau ne vaut pas tant, et tu pouvais me le laisser.

Il me conduit alors au même cabaret, et le garçon se rend caution que si je retourne dans la journée avec le bateau le propriétaire me rendrait mon argent. Fort content d’être réussi, il me conduit dans son bateau, il y metkx deux fourches, et une autre rame, et il s’en va fort content de m’avoir trompé comme moi d’avoir voulu l’être. Toute cette intrigue m’avait coûté une heure. Je suis arrivé au casin où M. M. était dans la plus grande inquiétude ; mais d’abord qu’elle m’a vu toute sa gaieté retourna à paraître. Je l’ai conduite au couvent, et je suis allé à S.t François, où l’homme qui me louait la cavaneky [292r] a cru que je me moquais de lui quand je lui ai dit que j’avais troqué mon bateau contre celui-là. Je me suis masqué, et je suis allé chez moi pour me mettre au lit, car cette tracasserie m’avait mis aux abois.

Dans ce même temps la fatalité me fit faire connaissance avec le patricien Marcantoine Zorzi395, homme d’esprit, et célèbre dans l’art d’écrire des couplets en langue vénitienne. Cet homme aimait aussi le théâtre, et ambitionnant l’honneur de devenir auteur, il avait fait une comédie que le public avait sifflée. S’étant mis dans la tête que sa pièce n’était tombée qu’à cause d’une cabale que lui avait faite l’Abbé Chiari poète du théâtre de S.t Ange396, il se déclara persécuteur de toutes les comédies de cet abbé. Je suis facilement devenu membre de la société de ce M. Zorzi qui avait un bon cuisinier, et une jolie femme397. Il savait que je n’aimais pas Chiari en qualité d’auteur ; et M. Zorzi payait des gens qui sans miséricorde sifflaient toutes ses pièces. Mon amusement consistait à les critiquer en vers martelliens398, vers mauvais qui étaient alors en vogue : M. Zorzi distribuait les copies de mes critiques. Ce manège me fit un ennemi puissant dans la personne de M. Condulmer, qui m’en voulait aussi à cause que j’avais l’air de posséder les bonnes grâces de Madame Zorzi à laquelle avant mon apparition il faisait une cour assidue. Ce M. Condulmer cependant avait raison de m’en vouloir, car étant le maître d’une bonne partie du théâtre de St-Ange, la chute des pièces du poète lui faisait du tort. On ne pouvait louer les loges qu’à un très bas prix. Il avait soixante ans [292v] il aimait les femmes, le jeu, et l’usure ; mais il passait pour un saint parce qu’il se laissait voir tous les matins à la messe à S.t Marc, et pleurer devant un crucifix. On le fit conseiller dans l’année suivante, et en cette qualité il fut pour huit mois inquisiteur d’état399. Dans cette place éminente il ne lui fut pas difficile d’insinuer à ses deux collègues qu’il fallait me mettre sous les plombs en qualité de perturbateur du repos public. On verra cela dans neuf mois d’ici.

Au commencement de l’hiverkz on apprit l’étonnante nouvelle de l’alliance conclue entre la maison d’Autriche, et la France400. Le système politique de toute l’Europe devenait un autre en conséquence de ce traité inattendu qui jusqu’à ce moment-là paraissait invraisemblable à toutes les têtes pensantes. La partie de l’Europe qui avait la plus grande raison de s’en réjouir était l’Italie, parce qu’elle se voyait tout d’un coup délivréela du malheur de devenir le théâtre de la guerre au moindre différendlb qui survenait entre les deux cours. Ce fameux traité était sorti de la tête d’un jeune ministre qui jusqu’à ce moment-là n’avait représenté dans la carrière politique que le personnage d’homme d’esprit. Ce surprenant traité qui mourut au bout delc quarante ans fut enfanté l’an 1750 entre madame de Pompadour, le comte puis prince de Kaunitz401 ambassadeurld de Vienne, et l’abbé dele Bernis qui ne fut connu que dans l’année suivante le roi l’ayant nommé ambassadeur à Venise. Il réunit en amitié les maisons d’Autriche, et de Bourbon après deux cent quarante ans d’inimitié. Le comte [293r] de Kaunitz étant retourné à Vienne dans le même temps porta à l’impératrice Marie-Thérèse une lettre de la marquise de Pompadour qui donna la dernière main à la grande négociation. L’abbé de Bernis la termina à Vienne cette même année conservant le caractère d’ambassadeur de France à Venise. Trois ans après, étant ministre des affaires étrangères, il rétablit le parlement, puis il fut fait cardinal, puis disgracié, puis placé à Rome, puis mort402. Mors ultima linea rerum est [La mort marque la ligne où tout finit]403.

Neuf mois après son départ, il annonça à M. M. son rappel404, se servant des termes les plus doux ; mais si je n’avais pas prévenu le coup la disposant peu à peu à y être supérieure, elle y aurait succombé. Ce fut à moi qu’il donna ses instructions. Tout ce qui se trouvait dans le casin devait être vendu, et tout ce qu’on en retirerait devait appartenir à M. M., excepté les livres, et les estampes, que le concierge devait lui porter à Paris.

Tandis que M. M. ne faisait que verser des larmes, je me suis acquitté de toutes les commissions. À lalf moitié de Janvier 1755lg nous n’eûmes plus de casin. Elle garda près d’elle deux mille sequins405, ses diamants, et ses bijoux, se réservant à les vendre dans un autre temps pour se faire une rente viagère, et elle me laissa la caisse du jeu, dont nous étions toujours de moitié. À cette époque j’avais trois mille sequins, et nous ne nous vîmes plus qu’à la grille ; mais elle tomba malade, et en danger de vie406. Je l’ai vue à la grille le deux de Février portant sur son visage les marques d’une mort prochaine. Elle me remit l’écrin avec tous ses diamants, tout l’argent qu’elle avait, excepté une petite somme, tous les livres scandaleux, et toutes [293v] ses lettres, me disant que je lui rendrais tout si elle échappait à la maladie qu’elle allait faire, et que tout m’appartiendrait si elle mourrait. Elle m’a dit que C. C. aurait soin de m’écrire tout, et elle me pria d’avoir pitié d’elle lui écrivant toujours ; car elle ne pouvait attendre quelque consolation que de mes lettres ; elle espérait d’avoir la force de lire jusqu’au dernier moment de sa vie. Je l’ai assurée, fondant en larmes, que je demeurerais à Muran jusqu’à ce qu’elle eût recouvré sa santé. Elle me dit en me quittant qu’elle était sûre que la tante de C. C. la lui céderait.

Dans la plus grande affliction, j’ai fait mettre dans une gondole un sac rempli de livres, et de paquets de lettres, et ayant mis les bourses d’or dans mes poches, et l’écrin sous mon bras, je suis retourné à Venise, où j’ai mis tout en lieu de sûreté au palais Bragadin. Une heure après, je suis retourné à Muran pour engager Laure à me trouver une chambre meublée où je pusse demeurer en pleine liberté. Elle me répondit qu’elle savait où il y avait deux chambres meublées, et une cuisine, que je pourrais avoir à très bon marché, et même sans dire qui j’étais si je voulais payer le mois d’avance à un vieillard qui demeurait rez-de-chaussée ; il me donnerait toutes les clefs, et si cela me faisait plaisir, je ne verrais jamais personne. Elle me donna l’adresse, j’y fus sur-le-champ, et ayant trouvé tout à merveille, j’ai payé pour un mois, il me donna la clef de la porte de la rue, et il garnit d’abord les lits. C’était un casin qui était au bout d’une rue morte qui finissait au canal. Je suis retourné chez Laure pour lui dire que j’avais besoin d’une servante qui allât me chercher à manger, et qui pût faire [294r] mon lit, et elle me la promit pour le lendemain.

Je suis alors retourné à Venise, où j’ai fait ma malle comme si j’eusse dû faire un long voyage. Après souper j’ai pris congé de M. de Bragadin, et des deux autres amis, leur disant que j’allais pour une affaire très importante m’éloigner d’eux pendant quelques semaines.

Le lendemain matin j’ai pris une gondole de trajet, et je suis allé à mon nouveau petit casin, où je fus très surpris de trouver Tonine fille de Laure jolie, âgée de quinze ans, qui rougissant, mais avec une sorte d’esprit que je ne lui connaissais pas, me dit qu’elle aurait le courage de me servir avec autant de zèle que sa mère même pourrait en avoir.

Dans l’affliction où j’étais, je n’ai pas pu savoir bon gré à Laure de ce cadeau, et j’ai même d’abord décidé que la chose ne pouvant pas aller où elle pensait, sa fille ne pourrait pas rester à mon service. En attendantlh je l’ai traitée avec douceur ; je lui ai dit que j’étais sûr de sa bonne volonté ; mais que je voulais parler à sa mère. Je lui ai dit que voulant passer toute la journée à écrire je ne mangerais qu’au commencement de la nuit, et que je lui laissais le soin de me faire venir à manger suffisamment. Après être sortie de ma chambre, elle retourna sur ses pas, pour me donner une lettre me disant qu’elle avait oublié de me la donner d’abord. Il ne faut jamais oublier, lui dis-je, car si vous aviez encore tardé une seule minute à me donner cette lettre, un grand malheur aurait pu arriver. Elle rougit de honte. C’était une courte lettre de C. C., dans laquelle elle me disait que son amie était au [294v] lit, et que le médecin du couvent lui avait trouvé de la fièvre. Elle me promettait une longue lettre pour le lendemain. J’ai passé la journée mettant en bon ordre ma chambre, puis écrivant à M. M., et à ma pauvre C. C..

Tonine vint me porter des flambeaux, et me dire que mon dîner était prêt. Je lui ai dit de me le servir, et voyant qu’elle n’avait mis qu’un couvert je lui en ai fait mettre un autre lui disant qu’elle mangerait toujours avec moi. Je n’avais guère d’appétit ; mais j’ai trouvé que tout était bon, excepté le vin. Tonine me promit qu’elle en trouverait duli meilleur, et elle est allée se coucher dans mon antichambre.

Après avoir cachetélj mes lettres, je suis allé voir si Tonine avait fermé la porte de sa chambre du côté de l’escalier, et je l’ai trouvée fermée au verrou. J’ai soupiré voyant cette fille qui dormait profondément, ou en faisait semblant, et dont il m’était facile de pénétrer l’idée ; mais je ne m’étais jamais de ma vie trouvé dans une affliction pareille : j’en jugeais la grandeur par l’indifférence avec laquelle je la regardais, et par la certitude dans laquelle j’étais que ni elle ni moi nous ne courions aucun risque.

Le lendemain je l’ai appelée de très bonne heure, et elle entra tout habillée, et très décemment. Je lui ai donné la lettrelk pour C. C., qui en contenait une pour M. M., et je lui ai dit de la porter d’abord à sa mère, et de revenir pour me faire du café. Je lui ai dit en même temps que je dînerais à midi. Elle me dit alors que c’était elle qui m’avait fait à manger la veille, et que si j’en avais été content, elle en ferait autant tous les jours. llAprès lui avoir dit qu’elle me ferait plaisir, je lui ai donné [295r] encore un sequin. Elle m’a dit qu’elle avait encore seize livres de celui que je lui avais donné la veille ; mais quand je lui ai dit que je lui faisais présent du surplus et que je ferais ainsi tous les jours, je n’ai pas pu l’empêcher de me baiser dix fois la main. Je me suis bien gardé de la retirer, et l’embrasser, car l’envie de rire me serait trop facilement venue, et j’aurais déshonoré ma douleur. Et faveo morbo cum juvat ipse dolor [Je nourris mon mal et je me complais dans ma douleur]407.

Ainsi la journée passa comme la précédente. Tonine est allée se coucher très contente de m’avoir plu en qualité de servante, et que je ne lui eusse pas répliqué que je voulais parler à sa mère. Après avoir cacheté ma lettre, ayant peur de me réveiller trop tard, j’ai appelé tout bas la fille, craignantlm de la réveiller, si elle dormait ; mais elle m’entendit, et elle vint voir ce que je voulais n’ayant qu’une jupe au-dessus de sa chemise. Voyant trop, j’ai d’abord détourné mes yeux. Je lui ai donné sans la regarder la lettre adressée à sa mère, lui ordonnant de la lui porter toujours le matin avant d’entrer dans ma chambre.

Elle retourna dans son lit, et pensant à ma faiblesse je me suis attristé. J’ai reconnu Tonine pour si jolie, qu’en songeant à la facilité avec laquelle elle m’aurait guéri de ma douleur j’en fus honteux. Cette douleur m’était chère. Je me suis endormi décidé à dire à Laure d’éloigner de moi ce talisman408, mais le lendemain je n’ai pas pu m’y résoudre. J’eus peur de causer à la bonne fille la plus sensible de toutes les mortifications. Dans les jours suivants elle [295v] n’est plus allée se mettre au lit qu’après avoir reçu ma lettre, et je lui ai su gré, car pour quinze jours de suite la maladie de M. M. empira tellement que je m’attendais matin et soir à recevoir la nouvelle de sa mort. C. C. m’écrivit le dernier jour de carnaval, que sa chère amie n’avait pas eu la force de lire ma lettre, et qu’on allait l’administrer409 le lendemain. Frappé par cette nouvelle, je n’ai pu ni sortir de mon lit, ni manger. J’ai passé la journée à écrire, et à pleurer, et Tonine n’a quitté mon chevet qu’à minuit ; mais je n’ai pas pu fermer l’œil.

Le lendemain matin Tonine me remit une lettre de C. C., dans laquelle elle me disait que le médecin avait pronostiqué qu’entre la vie, et la mort M. M. pourrait vivre encore quinze à vingt jours : une fièvre lente ne la quittait jamais, sa faiblesse était extrême, elle ne pouvait prendre que des bouillons, et le confesseur par des sermons qui l’ennuyaient lui accélérait la mort. Je fondais en larmes. Je ne pouvais soulager ma douleur qu’en écrivant, et Tonine avec son bon sens me disait que je la nourrissais ; et que j’en mourrais. Je voyais moi-même que la douleur, le lit, le peu de nourriture, et la plume à la main toute la journée me feraient devenir fou. J’avais communiqué mon affliction à la pauvre fille qui ne savait plus que me dire. Son emploi était devenu celui d’essuyer mes larmes. Elle me faisait pitié.

Le huitième ou dixième jour de carême, après avoir assuré C. C. que si M. M. mourrait je ne lui survivrais que de quelques jours, je l’ai priée de dire à sa mourante [296r] amie que pour vivre moi-même j’avais besoin qu’elle me donnât parole de se laisser enlever, si elle guérissait. Je lui disais que j’avais quatre mille sequins, et ses diamants qui en valaient six mille, qui faisaient un capital suffisant pour nous donner de quoi bien vivre par toute l’Europe.

C. C. m’écrivit le lendemain que la malade, après avoir écouté attentivement la lecture de mon projet, avait été assaillie de mouvements spasmodiques, et que lorsqu’ils cessèrent une forte fièvre lui était montée au cerveau de sorte que pour trois heures continuelles elle avait extravagué avec un vaniloque410 en français qui aurait scandalisé les nonnes qui s’y trouvaient présentes si elles l’avaient compris. Ce fatal effet de ma lettre me mit au désespoir.

Je voyais411 que j’allais mourir aussi, si je ne retournais à Venise, car les deux lettres de C. C., que je recevais soir, et matin, me narguaient412 le cœur deux fois par jour. Le délire de ma chère M. M. dura trois jours. C. C. m’écrivit le quatrième qu’après avoir dormi trois heures elle s’était trouvée en état de raisonner, et qu’elle lui avait dit de m’écrire qu’elle était sûre de guérir, si elle pouvait se tenir pour certaine, que j’exécuterais le projet que je lui avais fait. Je lui ai répondu qu’elle ne devait pas en douter, d’autant plus que ma vie même dépendait de la certitude qu’elle y consentirait. Ainsi trompés tous les deux par notre propre espoir nous guérîmes. Chaque lettre de C. C. qui m’annonçait que son amie s’acheminait à la santé, me mettait du baume dans l’âme, l’appétit me venait, et j’écoutais avec plaisir les naïvetés d’Antoinette, qui avait pris l’habitude de n’aller se coucher que lorsqu’elle me voyait endormi.

Vers la fin du mois de Mars, M. M. même m’écrivit [296v] qu’elle se croyait hors de danger, et que moyennant un bon régime elle espérait de pouvoir sortir de sa chambre après Pâques. Je lui ai répondu que je ne quitterais Muran qu’après l’avoir vue à la grille, où sans nous presser nous nous concerterions sur le projet, dont l’exécution devait nous rendre heureux jusqu’à la mort. Dans le même jour j’ai pensé d’aller dîner avec M. de Bragadin qui n’ayant reçu aucune nouvelle de ma personne depuis sept semaines devait être inquiet.

Après avoir dit à Tonine de ne m’attendre que jusqu’à quatre heures de la nuit, je suis allé à Venise sans manteau, parce qu’étant allé à Muran en masque je n’en avais pas. J’étais resté quarante-huit jours sans jamais sortir de ma chambre, dont j’en avais passé quarante dans le chagrin, et quinze de ceux-ci sans presque ni manger ni dormir. Je venais de faire une expérience de moi-même qui flattait beaucoup mon amour-propre. J’avais été servi par une fille des plus jolies, qui avait tout pour plaire, douce comme un mouton, et que, sans fatuité, je pouvais croire, sinon amoureuse de moi, disposée au moins à avoir pour moi toutes les complaisances que j’aurais pu exiger ; et malgré tout cela j’avais su résister à toute la force que ses jeunes charmes avaient exercée sur moi les premiers quinze jours. J’étais parvenu à la fin, après la maladie qui m’avait tenu accablé presque trois semaines, à ne plus la craindre. L’habitude de la voir avait dissipé les sensations de l’amour, et y avait substituéln les sentiments de l’amitié, et de la reconnaissance, car elle avait eu pour moi les soins les plus assidus. Elle avait passé les nuits entières sur un fauteuil près de mon [297r] lit, et elle m’avait secouru comme si elle avait été ma mère.

Il est vrai que je ne lui avais jamais donné un seul baiser, que je ne m’étais jamais permis de me déshabiller à sa présence, et qu’elle-même n’était jamais venue dans ma chambre, la première fois exceptée, mise moins que décemment ; mais malgré cela je savais d’avoir combattu. Je me sentais glorieux d’avoir remporté la victoire. Ce qui me déplaisait était que ni M. M. ni C. C. ne croiraient pas la chose si elles parvenaient à la savoir, et que Laure même, à laquelle sa fille avait certainement dû tout dire, n’aura fait que semblant de lui croire.

Je suis arrivé chez M. de Bragadin précisément dans le moment qu’on servait la soupe. Il me reçut avec des cris de joie, riant de ce qu’il avait toujours dit que je les surprendrais ainsi. Outre mes deux autres amis il y avait à table De la Haye, Bavois et le médecin Righelini. Comment, sans manteau ? me dit M. Dandolo.

— Parce qu’étant parti en masque je l’ai laissé dans ma chambre.

Les ris redoublèrent, et je me suis assis. Personne ne me demanda où j’étais resté si longtemps, car honnêtement cela devait venir de moi413 ; mais le curieux de la Haye ne put s’empêcher de me lancer, quoiqu’en souriant, un petit lardon. Vous êtes, me dit-il, devenu si maigre que le monde malin portera sur vous un jugement sinistre.

— Que dira-t-on ?

— Qu’il se peut que vous ayez passé le carnaval, et presque tout le carême dans une chambre chaude chez un habile chirurgien.

Après avoir laissé rire la compagnie, j’ai répondu à de la Haye que pour empêcher ce jugement téméraire, je repartirais le même soir. Il eut beau me répliquer non non ; je lui ai dit que je faisais trop de cas de ses paroles [297v] pour ne pas en agir en conséquence. Voyant que je parlais sérieusement mes amis lui en voulurent, et le critiqueur resta muet.

Righelini, qui était ami intime de Murrai, me dit qu’il lui tardait de lui porter la nouvelle que j’étais ressuscité, et que tout ce qu’on avait dit n’étaitlo que des contes. Je lui ai dit que nous irions souper chez lui, et que je repartirais après souper. Pour tranquilliser M. de Bragadin, et mes autres amis, je leur ai promis de dîner avec eux le 25 d’avril jour de S. Marc.

Quand l’Anglais Murrai me vit il me sauta au cou. Il me présenta à sa femme qui était une lady Olderness414, qui m’engagea à souper très obligeamment. Murrai, après m’avoir conté une quantité d’histoires qu’on avait forgées sur mon compte, me demanda si je connaissais un petit roman de l’abbé Chiari qui était sorti à la fin du carnaval, et il m’en fit présent m’assurant qu’il m’intéresserait. Il avait raison. C’était une satire qui déchirait la coterie de M. Marcantoine Zorzi, et où cet abbé me faisait faire une très mauvaise figure415 ; mais je ne l’ai lu que quelque temps après. En attendant je l’ai mis dans ma poche. Après souper je suis allé à un trajet pour prendre une gondole, et retourner à Muran.

Minuit étant sonné, et le temps étant couvert, je n’ai pas regardé si la gondole était en bon état. Il pleuvait un tant soit peu, et la pluie étant devenue forte, j’ai voulu m’en garantir tirant les volets, mais je n’ai trouvé ni volets, ni le gros drap, qui couvre ordinairement le felce. Un petit vent de traverse fit qu’elle m’inonda. Le malheur n’était pas grand. J’arrive à mon petit casin, je monte à tâtons, je frappe à la porte de mon avant-chambre416, où Tonine s’était déjà couchée. [298r] Elle m’avait attendu jusqu’à quatre heures, et il était une heure après minuit.

D’abord que Tonine entendit ma voix, elle vint ouvrir la porte. Elle n’avait pas de lumière, j’en avais besoin, elle cherche le briquet, et comme j’étais dans sa chambre, elle m’avertit avec douceur, et en riant qu’elle était en chemise. Je lui réponds en brave qu’à moins qu’elle ne fût sale cela ne faisait rien. Elle ne réplique pas, et elle allume une chandelle. Elle éclate de rire me voyant imbibé d’eau comme il n’était pas permis de l’être.

Je lui dis que je n’avais besoin d’elle que pour m’essuyer une face de mes cheveux, et elle se hâte d’aller chercher la poudre, et la houppe417 ; mais sa chemise étant fort courte, et large en haut d’une épaule à l’autre, je me suis repenti trop tard. Je me suis prévu perdu, et d’autant plus perdu qu’elle riait de tout son cœur de ce qu’ayant ses deux mains embarrassées par la houppe, et par la boîte de la poudre, elle ne pouvait tenir sa chemise de façon à me cacher une gorge précoce, dont il fallait être mort pour ne pas sentir la force. Comment faire à détourner mes yeux ? Je les y fixe dessus si ouvertement que la pauvre Tonine en rougit. Tiens, lui dis-je, prends ce devant de ta chemise entre tes dents, et je ne verrai plus rien. Je la lui mets moi-même, mais pour lors je découvre la moitié de deux cuisses qui me firent jeter un cri. Tonine ne sachant comment faire à dérober à ma vue le haut, et le bas en même temps se laisse tomber assise sur le canapé, et je reste ardent ne pouvant me déterminer à rien.

— Eh bien ! me dit-elle avec émotion, irai-je m’habiller pour vous mettre en bonnet de nuit ?

— Non. Viens t’asseoir [298v] sur moi, et bande-moi les yeux. Puis je banderai les tiens, car j’ai besoin que tu m’aides à me déshabiller.

Elle vint alors ; mais n’en pouvant plus, je l’ai serrée entre mes bras, et il n’y eut plus question de jouer à Colin-maillard. Je l’ai mise sur mon lit, où après l’avoir couverte de baisers, et lui avoir juré d’être à elle jusqu’à ma mort, elle ouvrit ses bras d’une façon que j’ai vu qu’il y avait longtemps qu’elle désirait ce moment-là. J’ai cueilli sa belle fleur, la trouvant, comme toujours, supérieure à toutes celles que j’avais cueillies dans l’espace de quatorze ans.

À la fin du second débat le sommeil m’a surpris, et à mon réveil je me suis trouvé amoureux de Tonine comme il me paraissait de ne l’avoir jamais été d’aucune fille. Elle s’était levée sans me réveiller. Elle vient un quart d’heure après, et lui donnant cent baisers je lui demande pourquoi elle n’avait pas attendu que je lui donnasse le bonjour. Pour toute réponse elle me donne la lettre de C. C.. Je la remercie : je mets la lettre à part, et je la prends entre mes bras.

— Quel miracle ! me dit-elle en riant. Vous n’êtes pas pressé de la lire ? Homme inconstant ! Pourquoi n’as-tu pas voulu que je te guérisse il y a six semaines ? Que je suis heureuse ! Chère pluie ! Mais je ne te fais aucun reproche. Aime-moi comme tu as aimé celle qui t’écrit tous les jours, et je suis contente.

— Sais-tu qui elle est ?

— C’est une pensionnaire, belle comme un ange ; mais elle est là-dedans, et je suis ici. Tu es mon maître ; et il ne tiendra qu’à toi de l’être toujours.

Charmé de pouvoir la laisser dans l’erreur, je lui promets [299r] un amour éternel, et je la prie de se remettre au lit. Elle me répond qu’au contraire je devais me lever pour bien dîner, et elle m’y engage me faisant la description d’un dîner délicat à la vénitienne. Je lui demande qui l’avait fait, et elle me répond que c’était elle-même, qu’il était une heure après midi, et qu’il y avait cinq heures qu’elle s’était levée. Tu as dormi neuf heures. Nous nous coucherons ce soir de très bonne heure.

Tonine me semblait devenue une autre. Elle avait cette physionomie triomphante que donne l’amour heureux. Je ne comprenais pas comment j’avais pu méconnaître son rare mérite la première fois que je l’avais vue chez sa mère418 ; mais j’étais alors trop amoureux de C. C., et d’ailleurs elle n’était pas encore formée. Je me suis levé, j’ai pris du café, et je l’ai priée de différer notre dîner d’une couple d’heures.

J’ai trouvé la lettre de M. M. toute tendre ; mais non pas si intéressante que celle de la veille. Je me suis d’abord mis à lui répondre, et je me suis trouvé surpris que cela me parût une besogne. J’ai cependant rempli quatre pages avec l’histoire de mon court voyage à Venise.

La compagnie de Tonine me fit faire un dîner délicieux. La regardant tout à la fois comme ma femme, ma maîtresse, et ma servante, je me félicitais de me voir heureux si facilement. C’était le premier jour que je mangeais avec elle comme amoureux, aussi m’a-t-elle trouvé tout attentif à lui en donner les marques les plus certaines. Nous passâmes toute la journée à table parlant de notre amour : il n’y a pas [299v] de matière plus ample en nature, lorsque les personnages sont juges, et partie. Elle me dit avec une sincérité enchanteresse que connaissant très bien que je ne pouvais devenir amoureux d’elle, parce qu’une autre occupait mon cœur, et mon âme, elle n’espérait de me gagner que dans un moment de surprise, et qu’elle l’avait prévu quand je lui avais dit qu’il n’était pas nécessaire qu’elle s’habillât pour allumer une chandelle. Elle me dit que jusqu’à ce moment-là elle avait dit à sa mère la pure vérité, et qu’elle ne l’avait jamais crue ; mais qu’actuellement pour la punir elle ne la lui dirait plus. Tonine avait de l’esprit, et elle ne savait ni écrire ni lire. Elle était fort aise de se voir devenue riche sans que personne à Muran pût dire d’elle la moindre chose qui pût préjudicier à son honneur. J’ai passé avec cette fille vingt-deux jours, que je compte aujourd’hui, quand je me les rappelle, entre les plus heureux de ma vie. Je ne suis retourné à Venise que vers la fin d’Avril d’abord que j’ai vu M. M. à la grille, que j’ai trouvée fort changée ; mais malgré cela le sentiment m’aida à agir vis-à-vis d’elle de façon qu’elle ne pût s’apercevoir ni que je ne l’aimais plus comme auparavant, ni que j’avais abandonné le projet qui lui avait rendu la vie, et sur lequel elle comptait toujours. J’avais trop peur qu’elle retombât malade si je lui avais ôté cet espoir. J’ai gardé mon casin qui ne me coûtait que trois sequins par mois allant voir M. M. deux fois par semaine ; et en y couchant dans ces jours-là avec ma chère Tonine.

[300r] Après avoir tenu parole à mes amis dînant avec eux le jour de S. Marc, je suis allé avec le médecin Righelini au parloir des vierges419 à l’occasion d’une prise d’habit. Le couvent des vierges est de la juridiction du doge de Venise : les nonnes l’appellent sérénissime père : elles sont toutes dames vénitiennes des premières familles.

Ayant fait l’éloge à Righelini de la mère M. E., qui était une beauté achevée, il me dit à l’oreille qu’il se faisait fort de me la faire voir pour mon argent, si j’en étais curieux. Cent sequins pour elle, et dix pour l’entremetteur était le prix : il m’assura que Murrai l’avait eue, et qu’il pouvait l’avoir encore. Me voyant surpris, il me dit qu’il n’y avait point de religieuse à Venise qu’on ne pût avoir pour de l’argent, quand on savait le chemin qu’il fallait prendre. Murrai, me dit-il, eut le cœur de débourser cinq cents sequins420 pour avoir une religieuse de Muran dont la beauté est surprenante. Son amoureux était l’ambassadeur de France.

Quoique ma passion pour M. M. fût sur son déclin, je me suis senti le cœur serré comme par une main de glace. Ce fut à la force du sentiment que j’ai dû résister pour conserver celle qui m’était nécessaire à montrer un air d’indifférence à cette nouvelle. Malgré cependant la certitude où j’étais que c’était une fable, j’étais bien loin de laisser tomber le propos sans le tirer, tant qu’il était possible, au clair. J’ai répondu d’un ton tranquille à Righelini qui avait de l’esprit, et qui était honnête homme, qu’il se pouvait qu’on pût avoir quelque religieuse en vertu de l’argent, [300v] mais que ce devait être fort rare à cause des difficultés ordinaires dans tous les couvents : et pour ce qui regardait la religieuse de Muran, célèbre par sa beauté, si c’était M. M. religieuse du couvent XXX, je lui ai dit que non seulement je ne croyais pas que Murrai l’eût eue ; mais pas même l’ambassadeur de France, qui ne devait se borner qu’à lui faire des visites à la grille, où cependant je ne savais pas ce qu’on pouvait faire.

Righelini me répondit froidement, que le résident d’Angleterre était honnête homme, et qu’il savait de lui-même qu’il l’avait eue. S’il ne m’avait pas, me dit-il, confié la chose sous le plus grand secret, je vous le ferais dire par lui-même. Je vous prie de ne faire jamais qu’il sache ce que je vous ai dit.

— Ça suffit.

Mais le même soir soupant au casin de Murrai avec Righelini, et n’étant que nous trois, j’ai parlé avec enthousiasme de la beauté de la mère M. E. que j’avais vue aux vierges. Entre maçons421, me dit le résident, vous pourrez l’avoir pour une somme, et même pas bien forte, si vous en avez envie ; mais il faut avoir la clef.

— On vous l’aura fait croire.

— On m’en a convaincu. Ce n’est pas si difficile que vous pensez.

— Si on vous en a convaincu, je vous en fais compliment, et je n’en doute plus. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans les couvents de Venise une beauté plus accomplie.

— Vous vous trompez. La mère M. M. aux XXX de Muran est encore plus belle.

— J’ai entendu parler d’elle, après l’avoir vue une fois ; mais est-il possible aussi de l’avoir pour de l’argent ?

[301r] — Je crois qu’oui, me dit-il en souriant, et quand je crois quelque chose, c’est à bonnes enseignes422.

— Vous m’étonnez. Malgré cela je gagerais qu’on vous a trompé.

— Vous perdriez. Ne l’ayant vue qu’une fois, vous ne la reconnaîtriez pas peut-être à son portrait.

— Si faitlp, car sa figure est frappante.

— Attendez.

Il se lève alors de table, il s’en va, et il retourne une minute après avec une boîte où il y avait huit à dix portraits en miniature, tous dans le même costume. C’étaient des têtes à cheveux flottants, et à gorge nue. Voilà, lui dis-je, des rares beautés, dont vous avez joui.

— Oui : et si vous en reconnaissez quelques-unes, soyez discret.

— Soyez-en sûr. Je connais ces trois. Celle-ci ressemble à M. M. ; mais convenez qu’on peut vous avoir trompé, à moins que vous ne l’ayez eue entrant vous-même dans le couvent, ou la conduisant dehors vous-même, car enfin il y a des femmes qui se ressemblent.

— Comment voulez-vous qu’on m’ait trompé ? Je l’ai eue ici habillée en religieuse toute une nuit. Ce fut à elle-même que j’ai donné une bourse qui contenait cinq cents sequins, et au maq…… j’en ai donné autres cinquante.

— Vous lui aurez fait aussi, j’imagine, des visites au parloir avant, et après l’avoir eue ici.

— Non jamais, car elle avait peur que son amant en titre vînt à le savoir. Vous savez que c’était l’ambassadeur de France.

— Elle le recevait au parloir.

— Et elle allait chez lui habillée [301v] en dame du monde quand il voulait. Je le sais du même homme qui me l’a menée ici.

— L’avez-vous eue plusieurs fois ?

— Une fois. Cela suffit. Mais je peux l’avoir quand je veux pour cent sequins.

— Tout cela doit être exact ; mais je gage cinq cents sequins qu’on vous a trompé.

— Je vous répondrai en trois jours.

Je n’en croyais rien ; mais j’avais besoin de me rendre certain. Je frissonnais quand je pensais que cela pouvait être vrai. C’eût été un crime qui n’aurait pas mérité pardon, et qui d’ailleurs m’aurait délivré de plusieurs obligations. J’étais sûr de la trouver innocente ; mais si je devais la trouver coupable je perdais avec plaisir cinq cents sequins. J’avais enfin besoin de m’en rendre certain ; mais par une évidence du plus haut degré. L’inquiétude me déchirait l’âme. Si Murrai avait été trompé, l’honneur de M. M. m’ordonnait impérieusement de trouver le moyen de désabuser l’honnête Anglais. Voilà comme la fortune m’aida.

Trois ou quatre jours après, le résident me dit, Righelini présent, qu’il était sûr d’avoir la religieuse pour cent sequins, et qu’il ne voulait parier que cette somme.

— Si je gagne, me dit-il, je l’aurai pour rien ; si je perds, je ne lui donnerai rien. Mon Mercure423 m’a dit qu’il faut attendre un jour de masque. Il s’agit à présent de savoir comment nous ferons pour être convaincus, car sans cela nous ne pourrons ni vous, ni moi nous trouver obligés à payer la gageure ; et cette conviction me semble difficile, car mon honneur ne me [302r] permet pas, si j’ai vraiment avec moi M. M., de lui laisser connaître que j’ai trahi son secret.

— Ce serait une horrible noirceur. Voici mon projet fait pour nous satisfaire également, car après l’exécution nous nous trouverons convaincus d’avoir très loyalement gagné, ou perdu. D’abord que vous croirez d’avoir entre vos mains la religieuse, vous la quitterez sous quelque prétexte, et vous viendrez me rejoindre quelque part, où vous serez sûr que je vous attends. Nous irons d’abord ensemble au couvent, et je ferai descendre au parloir M. M.. Lorsque vous l’aurez vue, et même parlé avec elle, serez-vous convaincu que celle que vous aurez laissée chez vous n’est qu’une put… ?

— Très convaincu : et je n’aurai jamais de ma vie payé pari plus volontiers.

— Je vous en offre autant. Si la converse nous dira, quand je la ferai appeler, qu’elle est malade, ou occupée, nous partirons, et vous aurez gagné. Vous irez souper avec elle, et j’irai où je voudrai.

— C’est à merveille. Mais cela ne pouvant arriver que dans la nuit, il se peut que quand vous la ferez appeler la tourière vous réponde qu’à cette heure-là, elle n’annonce personne.

— J’aurai tout de même perdu.

— Vous êtes donc sûr que si elle est dans le couvent elle descendra ?

— C’est mon affaire. Je vous le répète : si vous ne lui parlerez pas, je me déclare convaincu d’avoir perdu cent sequins, et même mille si vous voulez.

— On ne peut pas parler plus clair, mon cher ami, et je vous remercie d’avance.

— Je vous demande seulement d’être exact à l’heure ; et qu’elle ne soit pas trop indue pour un couvent.

— Une heure après le coucher du soleil424. Ça va-t-il bien ?

— Très bien.

— Je fais aussi mon affaire de faire attendre le masque là où je le tiendrai, [302v] quand même ce serait la véritable M. M..

— Elle n’attendra pas longtemps, si vous pouvez vous la faire conduire à un casin que j’ai moi-même à Muran, où je tiens à l’insu de tout le monde une fille dont je suis amoureux. Je ferai qu’elle ne s’y trouve pas dans ce jour-là, et je vous donnerai la clef du casin. Je vous ferai même trouver un petit souper froid.

— Cela est trop beau. Je dois savoir où est le casin pour le faire connaître au Mercure.

— C’est juste. Je vous donnerai à souper demain au soir, il y aura entre nous trois le plus grand secret. Nous irons à mon casin en gondole, et nous partirons après souper par la porte de la rue : ainsi vous apprendrez à y aller par eau, et par terre. Vous n’aurez besoin de montrer au conducteur de M. M. que la rive, et la porte. Le jour dans lequel il devra vous la conduire vous en aurez la clef, et il n’y aura qu’un vieux homme qui loge dans une petite chambre en bas, où il ne verra ni ceux qui entreront, ni ceux qui sortiront. Ma petite ne verra rien, et ne se laissera pas voir. Soyez sûr que je ferai tout cela très bien.

— Je commence à croire, me dit le résident enchanté de mon arrangement, d’avoir perdu la gageure ; mais j’y vais au-devant avec toute la joie de mon âme.

Je les ai quittés après leur avoir donné rendez-vous pour le lendemain au soir.

Le matin, je suis allé à Muran pour avertir Tonine que j’iraislq souper avec elle conduisant avec moi deux amis, et pour lui laisser des bouteilles de bons vins, car mon cher Anglais était grand, et fort buveur. Tonine enchantée du plaisir qu’elle aurait de faire les honneurs de la table ne me demanda autre chose sinon si mes deux amis partiront après souper ; et je l’ai vue très [303r] contente quand je lui ai dit qu’oui. Après avoir passélr une heure au parloir avec M. M., qui regagnait tous les jours sa belle santé, je suis retourné à Venise ; et à deux heures de nuit je suis retourné à Muran avec le résident, et Righelini arrivant à mon petit casin par eau.

Le souper fut délicieux par rapport aux grâces, et au maintien de ma chère Tonine. Quel plaisir pour moi de voir Righelini enchanté, et le résident obligé par l’admiration à garder le silence. Quand j’étais amoureux mon ton n’encourageait pas mes amis à cajoler l’objet que j’aimais : fort complaisant d’ailleurs425 quand le temps avait attiédi ma flamme.

Après minuit nous nous levâmes de table, et après avoir conduit Murrai de la porte de mon casin jusqu’à l’endroit, où je l’attendrais la nuit dans laquelle je devais le conduire au couvent, je suis retourné au casin pour faire à Tonine tous les compliments qu’elle méritait tant sur le joli souper bourgeois426 qu’elle avait fait que sur la belle conduite qu’elle avait eue à table. Elle me fit l’éloge de mes amis, fort étonnée que le résident était parti frais comme une rose après avoir vidéls six bouteilles. Murrai avait l’air d’un beau Bacchus peint par Rubens.

Le jour de la Pentecôte Righelini vint me dire que le résident avait tout arrangé avec le Mercure prétendu de M. M. pour le surlendemain. Je lui ai donné les clefs des deux portes du casin, et je lui ai dit de l’assurer qu’à une heure de nuit je l’attendrais à la porte de l’église cathédrale427.

[303v] L’impatience me causait une palpitation invincible : j’ai passé les deux nuits sans pouvoir dormir. Malgré quelt je fusse sûr, et très sûr que M. M. était innocente, j’étais cependant très inquiet. Mais d’où venait donc mon inquiétude ? Elle ne pouvait dériver que de l’impatience de voir le résident désabusé. M. M. devait être dans son esprit une lâche coquine jusqu’au moment dans lequel il se trouverait sûr d’avoir été trompé. Cette idée me déchirait les entrailles.

L’impatience de Murrai égalait la mienne, mais avec une différence que lui, trouvant cette histoire très comique, il en riait, tandis que moi la trouvant tragique je frémissais.

Le mardi matin donc je suis allé à mon casin de Muran pour ordonner à Tonine de mettre dans ma chambre un souper froid pour deux personnes, des bouteilles, et tout ce qu’il fallait, et de se retirer après dans la chambre du vieux maître de la maison, d’où elle ne devait sortir que lorsquelu les conviés seraient partis. Elle m’assura que je serais obéi sans me faire la moindre interrogation. Après cela je suis allé au parloir faire appeler M. M..

Ne s’attendant pas à ma visite, elle me demande pourquoi je n’étais pas allé accompagner le Bucentaure, qui, le temps étant beau, devait partir ce jour-là. Après plusieurs propos que je suivais mal, et dont elle s’apercevait, je viens à la fin à l’article important.

— Il faut, lui dis-je, que je te demande un plaisir, et la paix de mon âme exige que tu me l’accordes [304r] aveuglément sans m’en demander la raison.

— Ordonne, mon cœur, je ne te refuserai rien d’abord que la chose dépendra de moi.

— Je viendrai ce soir à une heure de nuit ; je te ferai appeler à cette grille, et tu viendras. Tu ne resteras avec moi qu’une minute. Je serai avec une personne. Tu lui diras deux ou trois mots par politesse, puis tu t’en iras. Cherchons actuellement un prétexte fait pour justifier l’heure indue.

— Cela sera fait. Mais tu ne saurais te figurer combien cela est embarrassant dans ce couvent, quand il s’agit de descendre au parloir la nuit, car à vingt-quatre heures428 les parloirs sont fermés, et les clefs sont chez l’abbesse. Mais dès qu’il ne s’agit que de cinq minutes, je dirai à l’abbesse que j’attends une lettre de mon frère429 qu’on ne peut me remettre que ce soir pour que j’y réponde d’abord. Tu me remettras donc une lettre, et la religieuse qui sera avec moi verra cela.

— Tu ne viendras pas seule ?

— Non. Je n’oserais pas même le demander.

— Fort bien. C’est égal. Tâche seulement de venir avec quelque vieille qui ait la vue usée.

— Je laisserai le flambeau en arrière.

— Point du tout mon ange. Il faut au contraire que tu le mettes sur la hauteur d’appui de la grille, car il est de conséquence que le masque qui sera avec moi voie ta figure.

— C’est singulier. Mais je t’ai promis une obéissance aveugle. Je descendrai avec deux flambeaux. Puis-je espérer que tu m’expliqueras cette énigme la première fois que nous nous reverrons ?

— Je te donne parole d’honneur de t’en rendre un compte très exact pas plus tard que demain.

— J’en suis curieuse.

[304v] Après ce concert430, le lecteur croira que j’aie mis mon cœur en paix. Point du tout. Je suis retourné à Venise tourmenté par la crainte, que Murrai ne vienne le soir à la porte de la cathédrale pour me dire que son Mercure était allé l’avertir que la religieuse avait dû différer. Si cela fût arrivé, je n’aurais certainement pas cru M. M. coupable ; mais j’aurais vu le résident autorisé à croire que je fusse la cause que la religieuse lui avait manqué. Il est certain que pour lors je ne l’aurais pas conduit au parloir. J’y serais allé fort triste tout seul.

La journée me parut fort longue. J’ai mis dans ma poche une feinte lettre cachetée ; et à l’heure concertée je suis allé me poster sur la porte de l’église. Murrai ne m’a pas fait attendre. Je l’ai vu un quart d’heure après, en masque comme moi, venir vers la porte à longs pas.

— La religieuse, lui dis-je, est-elle chez nous ?

— Oui mon ami. Allons, si vous voulez, au parloir, mais vous verrez qu’on vous dira qu’elle est malade, ou occupée. Dédisons-nous, si vous voulez, de la gageure.

— Allons, allons. Je ne me dédirai pas.

Je vais à la tour, je fais demander M. M., et la tourière me rend l’âme me disant que j’étais attendu, et que je n’avais qu’à entrer dans le parloir. J’entre avec l’ami, et je le vois éclairé par quatre flambeaux. Puis-je me rappeler ces moments sans chérir ma vie ? Je n’ai pas reconnu alors l’innocence de la généreuse, et noble M. M., mais la pénétration de son esprit divin. Murrai sérieux ne riait plus.

[305r] M. M., toute brillante, entre avec une converse, ayant toutes les deux un martinet à la main. Elle me fait en très bon français un compliment très flatteur. Je lui remets la lettre ; elle regarde l’adresse, et le cachet, puis elle la met dans sa poche. Après m’avoir remercié, elle me dit qu’elle répondrait d’abord. Elle regarde alors le résident, et elle lui dit qu’elle était peut-être la cause qu’il avait perdu le premier acte de l’opéra.

— L’honneur de vous voir, madame, vaut tous les opéras du monde.

— Il me semble que monsieur est anglais.

— Oui madame.

— La nation anglaise est aujourd’hui la première du monde. Messieurs je suis votre très humble servante.

Je n’avais jamais vu M. M. si belle, comme dans ce moment-là. Je suis sorti du parloir enflammé d’amour, et avec un contentement d’une espèce toute neuve. Je me suis acheminé au casin sans prendre garde au résident, qui n’étant plus pressé me suivait à pas lents. Je l’ai attendu à la porte.

— Eh bien ! lui dis-je, êtes-vous convaincu actuellement qu’on vous a trompé ?

— Taisez-vous. Nous aurons assez le temps de nous parler. Montons.

— Que je monte ?

— Je vous en prie. Que voulez-vous que je fasse seul quatre heures avec la p….. qui est là-haut ? Nous la boucannerons431.

— Mettons-la plutôt à la porte.

— Non, car deux heures après minuit son maq…… doit venir la prendre. Elle irait l’avertir, et il échapperait à ma vengeance. [305v] Nous les jetterons tous les deux par la fenêtre.

— Modérez-vous. L’honneur de M. M. veut que cette affaire ne soit connue de personne. Allons. Montons. Nous rirons. Je suis curieux de voir cette friponne.

Murrai entre le premier. D’abord qu’elle me voit, elle met un mouchoir devant sa figure ; et elle dit au résident que son procédé était infâme. Murrai ne lui répond pas.

Elle était debout, elle n’était pas si grande que M. M., elle lui avait parlé en mauvais français. Sa baüte, son manteau, et son masque étaientlv sur le lit ; mais elle était tout de même habillée en religieuse. Il me tardait de voir sa figure. Je la prie avec douceur de me faire ce plaisir. Qui êtes-vous ? me dit-elle.

— Vous êtes chez moi, et vous ne savez pas qui je suis ?

— J’y suis parce qu’on m’a trahie. Je ne croyais pas d’avoir affaire à un coquin.

Murrai alors lui impose silence l’appelant par le nom de son honorable métier, et la coquine se leva pour prendre son manteau disant qu’elle voulait s’en aller ; mais il la repoussa lui disant qu’elle devait attendre son maq….., et de ne pas faire du bruit, si elle ne voulait pas aller dans l’instant en prison.

— Moi en prison !

Disant ces deux mots elle porta la main à l’ouverture de sa robe ; mais je la lui ai dans l’instant saisie, et le résident lui saisit l’autre. Nous la poussons sur un siège, et nous nous emparons des pistolets qu’elle avait dans ses poches. Murrai lui [306r] déchire le devant de sa sainte robe de laine, et je lui prends un stylet de huit pouces. La coquine pleurait à verse.

— Veux-tu, lui dit le Résident, te tenir tranquille ici jusqu’à l’arrivée de Capsucefalo432, ou veux-tu aller en prison ?

— Et quand Capsucefalo sera venu ?

— Je te promets de te laisser aller.

— Avec lui ?

— Peut-être.

— Eh bien. Je resterai tranquille.

— As-tu encore des armes ?

À cette question, la coquine ôta sa robe, et salw jupe, et si nous ne l’avions pas empêchée, elle se serait mise toute nue, espérant d’obtenir de la brutalité ce qu’elle ne pouvait pas espérer de notre raison.

Ce qui me tenait dans ces moments-là très étonné c’était que je ne lui trouvais qu’un faux air de M. M.. Je l’ai dit au résident, et il en convint ; mais me raisonnant en homme d’esprit, il me fitlx convenir aussi, qu’en force de la prévention433 plusieurs autres auraient pu donner dans le panneau.

Il y a six mois, me dit-il, que je me suis trouvé à la porte du couvent avec Schmit434 notre consul, je ne me souviens plus à l’occasion de quelle fonction. Ayant vu entre dix à douze nonnes la religieuse en question, j’ai dit à Schmit que je n’hésiterais pas un seul moment à donner cinq cents sequins pour l’avoir deux ou trois heures avec moi. Le comte Capsucefalo m’entendit, et ne dit rien. Schmit me dit qu’on ne pouvait l’avoir qu’à la grille comme l’ambassadeur de France, qui lui faisait souvent des visites. Capsucefalo [306v] vint le lendemain me dire que si j’avais parlé tout de bon, il était sûr de me faire passer une nuit avec la religieuse dans tel endroit qu’il me plairait, pourvu qu’elle fût sûre du secret. Il me dit qu’il venait de lui parler, et que quand il lui avait nommé ma personne, elle lui avait répondu qu’elle m’avait vu avec Schmit, et qu’elle souperait avec moi bien volontiers plus par inclination que pour les cinq cents sequins. Il me dit qu’il était le seul dont elle se fiait, et que c’était lui-même qui la conduisait à Venise à un casin de l’ambassadeur de France quand elle le lui ordonnait. Il me dit enfin que je ne pouvais pas craindre d’être trompé, puisque ce ne serait qu’à elle que je donnerais la somme lorsque je l’aurais avec moi ; et à la fin de tout cela il tira de sa poche le portrait que vous avez vu, et que voici. Je l’ai acheté de lui-même deux jours après que j’ai cru d’avoir couché avec elle. Cela arriva quinze jours après notre accord. Quoiqu’en masque, elle vint avec son habit de religieuse ; mais je m’en veux de ce que je n’ai pas du moins soupçonné la tromperie voyant ses longs cheveux, car je savais que les religieuses se les font couper. Elle me dit que celles qui aiment à les conserver sous leur bonnet sont les maîtresses435 ; et je l’ai cru.

La coquine disait vrai ; mais je n’avais pas besoin de faire cette explication au résident dans ce moment-là. J’étais surpris et attentif à examiner les traits de son visage tenant le portrait à la main, qui était à gorge nue. J’ai dit que pour ce qui regardait la gorge les peintres l’inventaient, et la dévergondée saisit ce moment-là pour me faire voir que la copie était fidèle. Je lui ai tourné le dos. Le fait est que dans cette nuit-là j’ai ri de l’axiome que, sunt aequalia uni tertio sunt [307r] aequalia inter se [Deux objets égaux à un troisième sont égaux entre eux]436, car le portrait ressemblait à M. M., et il ressemblait aussi à la garce, et celle-ci ne ressemblait pas à M. M.. Murrai en convint, et nous passâmes une heure à philosopher. Comme elle s’appelait437 innocente, nous devînmes curieux de savoir comment le fourbe avait fait pour l’induire à consentir à la mascarade, et voici son récit, dans lequel nous vîmes le caractère de la vérité.

— Il y a deux ans que je connais le comte Capsucefalo, et sa connaissance me fut utile. S’il ne m’a pas donné de son argent, il m’en a fait gagner beaucoup des personnes qu’il m’a fait connaître. Vers la fin de l’automne passé, il vint chez moi un jour me dire que si j’étais capable de me masquer en religieuse avec les habits qu’il me porterait, et de feindre de l’être avec un Anglais qui passerait la nuit avec moi tête-à-tête en amant heureux j’aurais cent sequins. Il m’assura que je n’avais rien à craindre, qu’il me conduirait lui-même au casin, où la dupe m’attendrait, et qu’il viendrait me prendre vers la fin de la nuit pour me reconduire à mon prétendu couvent. Cette intrigue me plut. J’en riais d’avance. Je lui ai dit que j’étais prête. Outre cela je vous demande, si une femme de mon métier peut résister à l’envie de gagner cent sequins. Trouvant la chose très plaisante, je l’ai sollicité : je l’ai assuré que je jouerais parfaitement bien mon rôle. La chose fut faite. Je n’ai eu besoin d’autre instruction que de celle qui regardait le dialogue. Il me dit que l’Anglais ne pouvait me parler que de mon couvent, et par manière d’acquit des amants que je pouvais avoir, et qu’à ces propos je devais couper court, répondre en riant que je ne savais pas de quoi il me parlait, [307v] et dire même, badinant avec esprit, que je ne savaisly d’être religieuse qu’en qualité de masque, et pour le convaincre je devais, toujours riant, lui faire voir mes cheveux. Cela, me dit-il, ne l’empêchera pas de me croire la religieuse qu’il aimait, puisqu’il devait être sûr que je ne pouvais pas être une autre. Comprenant tout l’esprit de cette fine friponnerie, je ne me suis pas souciée de savoir ni comment s’appelait la religieuse que je devais représenter, ni de quel couvent elle était. La seule chose qui m’intéressait était les cent sequins. C’est si vrai, que malgré que j’aie couché avec vous, et que je vous aie trouvé charmant, et fait plus pour être payé que pour payer, je ne me suis pas souciée de savoir qui vous êtes. Je ne le sais pas actuellement que je vous parle. Vous savez comment nous avons passélz la nuit, je l’ai trouvée délicieuse, et Dieu sait avec quel plaisir je me suis flattée aujourd’hui de passer la pareille. Vous m’avez donnéma cinq cents sequins, mais j’ai dû me contenter de cent, comme Capsucefalo me l’avait dit, et comme il m’a dit hier que vous m’en donnerez cent cette nuit que je partagerai avec lui. Vous avez tout découvert ; mais je ne crains rien, car je peux me masquer comme je veux, et je ne peux pas empêcher que ceux qui couchent avec moi me croient une sainte, si cela les amuse. Vous m’avez trouvé des armes ; mais on ne pourra pas me trouver coupable pour cela, car je ne les avais prises que pour défendre ma vie dans le cas qu’on eût voulu me faire quelque violence. Je ne me trouve coupable de rien.

— Me connais-tu ? lui dis-je.

— Non. Je vous vois cependant passer souvent sous mes fenêtres. Je demeure à S.t Roc438, dans la première maison à gauche, passé le pont.

[308r] D’après ce récit nous trouvâmes Capsucefalo digne cent fois du carcan439, et de la galère ; mais la femme nous parut innocente en qualité de p….. Elle devait avoir au moins dix ans de plus que M. M., elle était jolie ; mais blonde, et ma chère amie était châtain clair, et plus grande au moins de trois pouces440.

Après minuit nous nous mîmes à table, et mangeâmes ce qu’Antoinette nous avait préparé avec un excellent appétit. Nous eûmes la force de laisser là la pauvre diablesse sans lui offrir un seul verre de vin. Il nous parut de devoir en agir ainsi. Dans nos discours de table le résident me fit des commentaires en ami, et en homme d’esprit sur l’empressement que j’avais eu de le rendre certain qu’il n’avait pas eu M. M.. Il me dit qu’il n’était pas naturel que j’eusse fait tout ce que j’avais fait sans en être amoureux. Je lui ai répondu qu’étant condamné, et borné au parloir j’étais à plaindre : il me répondit qu’il payerait volontiers cent guinées441 par mois pour le seul privilège de lui faire des visites à la grille. Disant cela il me donna les cent sequins qu’il me devait, me remerciant de les lui avoir gagnés. Je les aimb mis sans façon dans ma poche.

Deux heures après minuit nous entendîmes frapper doucement à la porte de la rue. Voilà l’ami, lui dis-je ; soyez sage, et soyez sûr qu’il confessera tout.

Il entre, et il voit Murrai, et la belle. Il ne s’aperçoit qu’il y avait unmc tiers qu’entendant fermer à la clef la porte de l’avant-chambre. Il se tourne, et il me voit. Il me connaissait. Il dit sans perdre contenance : Ah ! C’est vous ? Passe. Vous sentez la [308v] nécessité du secret. Murrai rit, et lui dit de s’asseoir. Il lui demande, tenant entre ses mains les pistolets de la coquine, dans quel endroit il la conduirait avant qu’il fût jour, et il lui répond qu’il la conduirait chez elle. Il pourra vous arriver, lui dit le résident, d’aller tous les deux en prison. Non, lui répondit-il, car l’affaire ferait trop de bruit, et on se moquerait de vous. Allons, dit-il à la fille, habillez-vous et partons.

Le résident lui verse un verre de Pontac442, et le maquereau boit à sa santé. Murrai loue une belle quadrille de diamants blancs443 qu’il avait au doigt, et s’en montrant curieux, il la lui tire dehors. Il la trouve parfaite, et il lui demande ce qu’elle lui coûtait. Elle coûte, lui dit Capsucefalo décontenancé, quatre cents sequins444. Je la garde pour ce prix, lui répond le résident. L’autre baisse la tête. Cette grande modestie445 fait rire Murrai. Il dit à la femme de s’habiller, et de partir avec son ami. Cela fut fait dans l’instant. Ils partirent après nous avoir fait une profonde salutation.

J’ai alors embrassé Murrai, lui faisant compliment, et le remerciant d’avoir fini la chose si tranquillement, car l’éclat aurait pu faire du tort à trois innocents. Il me répondit que les coupables seraient punis, et que personne ne parviendrait jamais à en savoir la raison. J’ai alors fait monter Tonine que l’Anglais invita à boire ; mais elle s’en est dispensée. Il la regardait avec des yeux enflammés. Il partit [309r] après m’avoir fait les plus sincères remerciements. Après son départ Tonine entre mes bras se trouva certaine que je ne lui avais faitmd la moindre infidélité. Après avoir dormi six heures, et dîné avec elle, je suis allé au parloir rendre compte à la noble M. M. de toute cette histoire.

La narration que je lui en ai faiteme sans oublier la moindre circonstance, la description de toutes mes inquiétudes qu’elle écouta sans jamais battre paupière, peignaient sur sa physionomie les différentes nuances qui devaient sortir des différentes sensations de sa belle âme. La crainte, la colère, l’indignation, l’approbation de ma conduite pour tirer tout au clair, la joie de voir que tout ce que j’avais fait me déclarait toujours amoureux, et digne d’elle, tout se montra à mes yeux pour me reprocher que je la trompais lui faisant croire que mon unique pensée était celle d’exécuter le projet de la conduire en France.

Elle fut charmée de savoir que le masque qui était avec moi était le résident d’Angleterre ; mais je l’ai vue piquée d’un noble dédain quand je lui ai dit qu’il donnerait cent guinées par mois pour avoir le privilège de lui faire des visites à la grille. Il lui semblait d’avoir raison d’être fâchée contre lui parce qu’il avait joui d’elle en imagination, et parce qu’il avait trouvé que le portrait, que je lui avais fait voir lui ressemblait. Elle ne pouvait pas se reconnaître. Elle me dit avec un fin sourire, qu’elle était sûre que je n’avais pas laissé voir à ma petite la fausse religieuse, car elle aurait pu, peut-être, se tromper.

[309v] — Tu sais donc que j’ai une jeune servante.

— Et qui plus est jolie. C’est la fille de Laure. Et si tu l’aimes, j’en suis bien aise, et C. C. aussi ; mais j’espère que tu trouveras le moyen de me la faire voir : pour C. C., elle la connaît.

Après lui avoir promis de la lui faire voir, je lui ai conté toute l’histoire de cet amour en toute vérité ; et je l’ai vue contente. Dans le moment que j’allais la quitter elle me dit qu’elle se croyait en devoir de faire assassiner Capsucefalo, car il l’avait déshonorée. Je lui ai juré que si le résident ne nous vengeait dans la huitaine, je la servirais moi-même.

Le procurateur Bragadin frère aîné de mon bon patron mourut dans ces jours-là446. Par cette mort il devenait assez riche. Mais la famille allant s’éteindre, il vint envie à une femme qui avait été sa maîtresse, et qui lui avait donné un fils naturel qui vivait, de devenir sa femme. Par ce mariage le fils serait devenu légitime, et la famille n’aurait pas fini. Moyennant l’assemblée du collège447 elle aurait été reconnue citoyenne, et tout serait allé à merveille. Elle m’écrivit un billet dans lequel elle me priait d’aller la voir. Nous ne nous connaissions pas. Dans le moment que je sortais pour y aller M. de Bragadin me fit appeler. Il me pria de demander à l’oracle, s’il devait suivre l’avis de de la Haye dans l’affaire qu’il lui avait promis de ne pas me communiquer, mais que l’oracle ne pouvait pas ignorer. L’oracle lui [310r] répond qu’il ne devait suivre autre avis que celui de sa propre raison ; et je vais d’abord chez la dame.

Elle m’informe de tout, elle me présente son fils, et elle me dit que si le mariage pouvait se faire on me ferait un instrument par-devant notaire en force duquel à la mort de M. de Bragadin je deviendrais maître d’une campagne qui rendait cinq mille écus par an448.

Devinant dans l’instant que cette affaire devait être la même que de la Haye avait proposéemf à M. de Bragadin, je réponds sans hésiter à la dame que M. de la Haye en ayant déjà parlé à M. de Bragadin, je ne voulais pas m’en mêler. Après cette courte réponse, je leur ai tiré la révérence.

J’ai trouvé singulier ce de la Haye, qui à mon insu intriguait pour marier mes amis. Il y avait deux ans que, si je ne m’y étais opposé, il aurait marié M. Dandolo449. Je ne me souciais pas de l’extinction de la famille Bragadin ; mais beaucoup de la vie de mon cher bienfaiteur que l’action du mariage aurait fait mourir450. Il avait soixante et trois ans, et il avait eu un coup d’apoplexie.

Je suis allé dîner avec milady Murrai. Les Anglaises filles des lords conservent leur titre. Après dîner le résident me dit qu’il avait communiqué toute l’histoire de la feinte religieuse à M. Cavalli secrétaire des inquisiteurs d’état, et que le même secrétaire lui avait fait savoir la veille que tout avait été fait à sa satisfaction ; mais voici ce qu’il avait su au café. Le comte Capsucefalo avait été envoyé à Cefalonie sa patrie avec ordre de ne plus retourner à Venise. La courtisane avait disparu.

Ce qui est beau dans ces expéditions économiques451 du tribunal est que personne n’en sait la raison. Le secret est [310v] l’âme du redoutable magistrat qui quoiqu’inconstitutionnel est nécessaire à la conservation de la chose publique. J’ai vu M. M. enchantée quand je lui ai fait part de cet événement.

Dans ce même temps je suis allé en déroute de jeu. Jouant à la martingale, j’ai perdu des très grosses sommes ; j’ai vendumg excité par M. M. même tous ses diamants, ne laissant entre ses mains que cinq cents sequins. Il n’y avait plus question d’évasion. Je jouais encore, mais à petit jeu taillant à des casins contre des pauvres joueurs. J’attendais ainsi le retour de la fortune.

Le résident d’Angleterre, après m’avoir fait souper à son casin avec la célèbre Fanni Murrai452, me demanda à souper à mon petit casin de Muran que je ne gardais encore qu’à cause de Tonine. J’ai eu cette complaisance ; mais sans imiter sa générosité : il trouva ma petite Tonine riante, et polie ; mais dans des bornes contraires à son goût. Le lendemain il m’écrivit un billet dont voici la copie : « Je suis invinciblement amoureux de votre Tonine. Si vous voulez me la céder, voici le sort que je suis prêt à lui faire. Je prendrai un casin que je louerai en son nom, et je le lui meublerai lui faisant d’abord une donation des meubles ; sous condition que je serai le maître d’aller la voir quand j’en aurai envie, et que j’aurai avec elle tous les droits d’un amant heureux. Je lui donnerai une femme de chambre, et une cuisinière, et trente sequins par mois pour une table de deux personnes sans compter les vins que je fournirai moi-même. Outre cela je lui ferai une rente viagère de deux cents écus453 par an, dont elle sera maîtresse au bout d’un an de notre connaissance. Je vous donne le temps de huit jours pour me répondre. »

[311r] Je lui ai écrit que je n’avais besoin que de troismh, que Tonine avait une mère qu’elle respectait, et que jugeant par les apparences, je la croyais grosse.

J’ai d’abord vu que ne me prêtant pas à cette affaire, je devenais le bourreau de la fortune de cette fille. Je suis allé le même jour à Muran ; et je lui ai dit tout.

— Tu veux donc me quitter, me dit-elle en pleurant. Tu ne m’aimes plus.

— Je t’aime de tout mon cœur, et je prétends que ce que je te propose doit t’en convaincre.

— Non : car je ne peux pas être à deux.

— Tu ne seras qu’à ton nouvel amant. Songe que tu deviens maîtresse d’une dot qui peut te procurer un très bon mariage, et que je ne suis pas en état de te faire une fortune égale.

— Viens souper avec moi demain.

Le lendemain elle me dit que l’Anglais était bel homme, que quand il parlait vénitien il la faisait rire, et qu’elle pourrait l’aimer, si sa mère y consentait. Dans le cas, me dit-elle, que nos humeurs ne puissent pas se conformer, nous nous séparerons au bout d’un an, et j’aurais gagné une rente de deux cents écus. J’y consens. Parle à ma mère.

Laure, que depuis qu’elle m’avait donné sa fille, je n’avais plus vue, n’eut pas besoin de me demander du temps pour y penser. Elle me dit que Tonine deviendrait ainsi en état de la soutenir, et qu’elle quitterait Muran, où elle était lasse de servir. Elle me montra cent trente sequins que Tonine avait gagnés à mon service, et qu’elle avait déposés entre ses mains.

[311v] Sa fille Barberine qui avait une année moins que Tonine vint me baiser la main. Je l’ai trouvée frappante, je lui ai donné tout l’argent blanc454 que j’avais, et j’ai dit à Laure que je l’attendais chez sa fille.

Cette bonne mère donna à Tonine sa bénédiction maternelle, lui disant qu’elle ne lui demandait que trois livres455 par jour pour aller vivre à Venise avec sa famille, et Tonine les lui promit. Elle avait un garçon qu’elle voulait faire prêtre, et Barberine qui devait devenir excellente couturière. Sa fille aînée était déjà mariée. Après avoir fini cette importante affaire, je suis allé au parloir, où M. M. me fit le cadeau de venir avec C. C.. J’ai ressenti un vrai plaisir la revoyant toujours plus jolie quoique triste, et en deuil à cause de la mort de sa mère. Elle ne put rester avec moi qu’un quart d’heure craignant d’être vue, et réprimandée parce qu’il lui était toujours défendu d’aller au parloir. J’ai conté à M. M. toute l’histoire de Tonine qui allait demeurer à Venise avec le résident, et je l’ai vue fâchée de cet événement. Elle me dit que tant que j’aurais eu Tonine elle était sûre de me voir souvent, et qu’elle ne me verrait que plus rarement quand elle n’y serait plus. Mais le temps approchait de notre séparation éternelle.

Ce fut le même soir que j’ai porté à Murrai cette nouvelle. Il me dit que je pouvais venir souper avec elle au casin qu’il me nomma, le surlendemain pour la lui laisser, et j’en ai agi en conséquence.

Le généreux Anglais remit à ma présence entre [312r] les mains de Tonine le contrat de rente viagère de deux cents ducats vénitiens par an sur le corps des boulangers456. C’est l’équivalentmi de deux cent quarante florins457. Par une autre écriture il lui faisait présent de tout ce qui se trouvait dans le casin, la vaisselle exceptée après qu’elle aurait vécu un an avec lui. Il lui dit qu’elle aurait un sequin par jour pour la table, et pour les domestiques, et que si elle était grosse, il aurait soin de la faire accoucher avec toutes ses aises, et qu’il me donnerait l’enfant. Outre cela il me dit qu’elle sera la maîtresse de me recevoir, et même de me donner des marques de sa tendresse jusqu’au terme de sa grossesse, et qu’elle pourra recevoir sa mère, et même l’aller voir selon son bon plaisir. Tonine l’embrassa, lui démontrant la plus vive reconnaissance, et l’assurant que depuis ce moment-là elle n’aimerait que lui, et n’aurait pour moi que des sentiments d’amitié. À toute cette scène elle sut retenir ses larmes ; mais je n’ai pas pu retenir les miennes. Murrai fit son bonheur ; mais je n’en ai pas été longtemps témoin. On en saura la raison dans un quart d’heure.

Trois jours après j’ai vu chez moi Laure, qui après m’avoir dit qu’elle s’était déjà établie à Venise, me pria de la conduire chez sa fille. Je l’ai d’abord contentée, et je fus enchanté de l’entendre remercier tantôt Dieu, tantôt moi, ne sachant pas bien auquel des deux elle avait plus d’obligation. Tonine me fit les plus grands éloges de son nouvel amant, sans se plaindre que je ne fusse pas allé la voir ; ce qui me plut beaucoup. [312v] Le casin de Tonine était au Canal regio, et sa mère s’était logée à Castello458. L’ayant reconduite chez elle, elle me pria de sortir de ma gondole pour voir sa petite maison, où elle avait un jardin. Je lui ai fait ce plaisir sans me souvenir que j’y trouverais Barberine.

Cette fille aussi jolie que sa sœur, quoique dans un autre genre, commença par exciter ma curiosité. C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort. L’économie de notre monde serait une autre. La nouveauté est le tyran de notre âme : nous savons que ce qu’on ne voit pas est à peu près la même chose ; mais ce qu’elles nous laissent voir nous fait croire le contraire ; et cela leur suffit. Avares par nature de nous laisser voir ce qu’elles ont de commun avec les autres, elles forcent notre imagination à se figurer qu’elles sont tout autre chose.

La jeune Barberine qui me regardait comme ancienne connaissance, que sa mère avait accoutumée à me baiser la main, qui s’était plusieurs fois mise en chemise à ma présence sans se supposermj faite pour m’émouvoir, qui savait que j’avais fait la fortune de sa sœur, et de toute sa famille, et qui, comme de raison, se croyait plus jolie parce qu’elle était plus blanche, et elle avait les yeux plus noirs, connut qu’elle ne pouvait faire ma conquête que me [313r] prenant d’emblée. Son bon sens lui apprenait que n’allant jamais chez elle je ne pourrais jamais en devenir amoureux à moins qu’elle ne me convainquît, qu’elle aurait pour moi toutes les complaisances que je pourrais désirer sans que cela me coûtât la moindre peine. Ce raisonnement était de sa nature ; sa mère ne lui avait donné la moindre instruction.

Après avoir vu ses deux chambres, sa petite cuisine, et toute la propreté du ménage, Barberine me demanda, si je voulais aller voir le jardin. Sa mère lui dit de me donner des figues vertes, si elles étaient mûres.

Dans le petit jardin de six toises carrées459 il n’y avait que de la salade, et un figuier. Je ne voyais pas des figues, mais Barberine me dit qu’elle en voyait en haut, et qu’elle irait les prendre, si je voulais bien lui tenir l’échelle. Elle monte, et pour parvenir à en prendre quelques-unes qui étaient distantes, elle allonge un bras, et elle met son corps hors d’équilibre se tenant de l’autre main à l’échelle.

— Ah ! ma charmante Barberine. Si tu savais ce que je vois !

— Ce que vous devez avoir vu souvent à ma sœur.

— C’est vrai. Mais je te trouve plus jolie.

Sans se soucier de me répondre, faisant semblant de ne pas pouvoir atteindre les figues, elle met un pied sur une branche élevée, et elle m’offre un tableau, dont l’expérience la plus consommée n’aurait pas pu imaginer le plus séduisant. Elle me voit ravi, elle ne se presse pas, et je lui sais gré. L’aidant à descendre, je lui demande si la figue que je touchais avait été cueillie, et elle laisse que je m’éclaircisse restant [313v] entre mes bras avec un sourire, et une douceur qui me mettent dans un instant dans ses fers. Je lui donne un baiser d’amour qu’elle me rend dans la joie de son âme qui brillait dans ses beaux yeux. Je lui demande si elle veut me la laisser cueillir, et elle me répond que sa mère était obligée d’aller le lendemain à Muran, où elle resterait toute la journée, que je la trouverais seule, et qu’elle ne me refuserait rien.

Voilà le langage qui rend l’homme heureux quand il sort d’une bouche novice, car les désirs ne sont que des vrais tourments, ce sont des peines positives460, et on ne chérit la jouissance que parce qu’elle en délivre. Par là nous voyons que ceux qui préfèrent un peu de résistance à la grande facilité manquent de jugement.

Je remonte avec le jeune cœur, je la serre entre mes bras en présence de sa mère qui rit m’entendant lui dire qu’elle était un bijou inappréciable. Je donne à la gentille enfant dix sequins, et je pars me félicitant, et en même temps me plaignant de la fortune qui me maltraitant m’empêchait de faire d’abord à Barberine une fortune égale à celle de sa sœur.

Ma chère Tonine m’avait dit que le bon procédé exigeait que j’allasse souper avec elle, et que si j’y allais le même soir j’y trouverais Righelini.

Ce qui m’amusa à ce souper fut le parfait accord entre Tonine, et le résident. Je lui ai fait compliment sur un goût qu’il avait perdu. Il me répondit qu’il serait fâché d’avoir perdu quelque goût.

— Vous aimiez, lui dis-je, à exercer l’amour sans voiler ses mystères.

— C’était le goût d’Ancille, et pas le mien.

[314r] Cette réponse m’a fait plaisir, car je n’aurais pas pu, sans beaucoup de peine, être témoin des marques de tendresse qu’il aurait données à Tonine. Étant venu sur le propos que je n’avais plus de casin, Righelini me dit que je pourrais avoir à bon marché deux chambres sur les fondamente nuove.

C’est un grand quartier de Venise exposé au Nord, aussi agréable dans l’été que désagréable dans l’hiver. Muran y est vis-à-vis, et je devais y aller au moins deux fois par semaine. J’ai donc dit à Righelini que je verrais avec plaisir les deux chambres.

À minuit j’ai dit adieu au riche et heureux résident, et je suis allé dormir pour pouvoir aller le lendemain de bonne heure à S.t Joseph461 à Castello, où je devais passer la journée avec Barberine.

— Je suis sûre, me dit-elle au premier abord, que ma mère ne reviendra que ce soir, et mon frère dîne à l’école462. Voilà une poularde froide, du jambon, du fromage, et deux flacons de vin de Scopolo. Nous dînerons à la militaire463 quand vous voudrez.

— Comment as-tu su te procurer un dîner si appétissant ?

— Ma mère a fait tout ça.

— Tu lui as donc dit ce que nous allons faire ?

— Je ne lui ai dit autre chose sinon que vous m’avez dit que vous viendriez me voir ; et je lui ai donné les dix sequins. Elle m’a répondu qu’il n’y aurait pas de mal si vous deveniez mon amoureux, ma sœur ne vivant plus avec vous. Cette nouvelle m’a surprisemk, et m’a fait plaisir. Pourquoi avez-vous quitté ma sœur ?

— Nous ne nous sommes pas quittés, car j’ai soupé avec elle hier au soir ; mais nous ne vivons plus ensemble en amoureux. Je l’ai cédée à un ami qui a fait sa fortune.

— Fort bien. Je vous [314v] prie de lui dire que c’est moi qui l’ai remplacée, et que vous m’avez trouvée telle que vous pouvez jurer que je n’ai jamais aimé personne.

— Et si cette nouvelle lui fait de la peine ?

— Tant mieux. Me ferez-vous ce plaisir ? C’est le premier que je vous demande.

— Je te promets de lui dire tout.

Après ce préambule nous déjeunâmes, puis dans le plus parfait accord nous nous mîmes au lit ayant plus l’air d’aller sacrifier à l’hyménée qu’à l’amour.

La fête étant nouvelle pour Barberine, ses transports, ses idées vertes464 qu’elle me communiquait avec la plus grande naïveté, et ses complaisances assaisonnées des charmes de l’inexpérience ne m’auraient pas surpris, si je ne me fusse trouvé nouveau moi-même. Il me semblait de jouir d’un fruit, dont dans le temps passé je n’avais jamais si bien goûté la douceur. Barberine eut honte à me laisser connaître que je l’avais blessée465, et ce même sentiment de dissimulation l’excita à tout faire pour me convaincre que le plaisir qu’elle ressentait était plus grand que celui qu’elle ressentait en effet466. Elle n’était pas encore grande fille : les roses de ses seins naissants n’étaient pas encore écloses : la puberté parfaite n’était que dans son jeune esprit.

Nous nous levâmes pour dîner, puis nous nous mîmes de nouveau au lit où nous restâmes jusqu’au soir. Laure nous trouva à son retour habillés, et contents. Après avoir fait présent de vingt sequins à la belle enfant, je suis parti l’assurant d’un amour éternel, et certainement sans intention de la tromper ; mais ce que la destinée me préparait ne pouvait pas se combiner avec mes projets.

Le lendemain je suis allé avec le médecin Righelini voir les deux chambres ; elles me plurent, et je les ai d’abord prises payant trois mois d’avance467. On avait saigné [315r] la fille468 de la maîtresse de la maison qui était veuve. C’était une malade, dont Righelini avait soin depuisml neuf mois, et qu’il ne pouvait pas guérir. Je suis entré avec lui dans sa chambre, et j’ai cru voir une statue de cire. J’ai dit qu’elle était belle ; mais que le sculpteur devait lui donner des couleurs : la statue fit alors un sourire. Righelini me dit que sa pâleur ne devait pas m’étonner, puisqu’on venait de la saigner pour la cent quatrième fois. Elle avait dix-huit ans, et n’ayant jamais eu ses bénéfices469, elle se sentait mourir trois ou quatre fois par semaine, et elle mourrait, me dit-il, si on ne lui ouvrît d’abord la veine. Il pensait de la faire aller à la campagne, espérant beaucoup du changement d’air. Après avoir dit à Madame que je coucherais chez elle la même nuit, je suis parti avec le médecin. Me parlant de la maladie de cette fille, il me dit que le vrai remède qui la guérirait serait un amoureux robuste.

Venise : Cannaregio et Castello

a Gesuiti et Rio dei Gesuiti

b Biri

c Rio dei Mendicanti

d Cavallerizza

e Campo dei Santi Apostoli

f Campo Santa Sofia

g Erberia

h Rialto

i Campo Santa Marina

j Santi Giovanni e Paolo (statue de Colleoni)

k San Francesco della Vigna

l Palais ducal

m Quai du Romarin

n Quai des Esclavons

— En qualité de son médecin, lui répondis-je, vous pourriez être aussi son apothicaire.

— Je jouerais trop gros jeu, car je pourrais me voir obligé à un mariage que je crains plus que la mort.

Après avoir donc soupé de bonne heure avec M. de Bragadin, je vais à mon nouveau casin pour jouir de la fraîcheur sur le balcon de ma chambre à coucher. Je reste surpris en entrant de le voir occupé. Une demoiselle de la plus belle taille se lève, et me demande excuse de la liberté qu’elle s’était prisemm. Je suis, me dit-elle, la même que vous avez prise ce matin pour une statue de cire. Nous ne tenons pas de lumière tant que les fenêtres sont ouvertes à cause des cousins470 ; mais quand vous voudrez aller vous coucher nous fermerons, et nous nous en irons. Celle-ci est ma sœur cadette, et ma mère est au lit.

[315v] Je lui réponds que le balcon devait être à son service, qu’il était de bonne heure, et que je la priais seulement de me permettre de me mettre en robe de chambre pour rester en sa compagnie. Elle m’a amusé471 deux heures par des propos aussi sensés qu’agréables, et elle est partie à minuit. Sa jeune sœur m’alluma une bougie, puis elle s’en alla me souhaitant un bon sommeil.

Allant me coucher, et pensant à cette fille, il me paraissait impossible qu’elle fût malade. Elle parlait avec vigueur, elle était gaie, cultivée, et remplie d’esprit. Je ne comprenais pas par quelle fatalité, si sa maladie ne dépendait que du remède que Righelini appelait unique, elle pût n’en être pas guérie dans une ville comme Venise, car malgré sa couleur elle me paraissait très digne d’avoir un amant actif, et avoir assez d’esprit pour se déterminer d’une façon ou de l’autre à prendre un remède dont rien ne saurait égaler la douceur.

Le lendemain je sonne pour me lever, et celle qui entre est la cadette : il n’y avait pas de domestiques dans la maison ; et je ne voulais pas du mien. Je lui demande de l’eau chaude pour me raser, je lui demande comment sa sœur se portait, et elle me répond qu’elle n’était pas malade, que les pâles couleurs n’étaient pas une maladie, sinon qu’elle était obligée de se faire saigner toutes les fois que la respiration lui manquait. Cela ne l’empêche pas, me dit-elle, de bien manger, et de mieux dormir.

Pendant que la petite fille memn parlait ainsi, j’entends un violon. C’est, me dit-elle, ma [316r] sœur qui apprend à danser le menuet. Je m’habille vite pour aller la voir, et je vois une demoiselle fort jolie, qu’un vieux maître faisait danser, et qui lui laissait tenir les pieds en dedans. Il ne manquait à cette fille que la couleur de l’âme vivante. Sa blancheur ressemblait trop à la neige, il lui manquait l’incarnat.

Le maître de danse m’invite à danser un menuet avec son écolière, et je le veux bien, mais je le prie de le jouer larghissimo472. Il me répond qu’il fatiguerait trop mademoiselle, mais elle lui dit qu’elle n’était pas faible. Après ce menuet, je l’ai vue avec un soupçon de couleur sur ses joues obligée de se jeter sur un fauteuil. Elle dit cependant au danseur que pour l’avenir elle ne voulait danser que comme cela. Je lui ai dit quand nous fûmes seuls que la leçon que cet homme lui donnait était trop courte, et qu’il ne corrigeait pas ses défauts. Je lui ai appris à tenir les pieds en dehors, à donner la main avec grâce, à plier les genoux en mesure, et quand au bout d’une heure je l’ai vue un peu trop fatiguée, je lui ai demandé pardon, et je suis allé à Muran faire une visite à M. M..

Je l’ai trouvée fort triste. Le père de C. C. étant mort, on l’avait retirée du couvent pour la marier à un avocat. Elle lui avait laissémo une lettre pour moi dans laquelle elle me disait que si je voulais lui promettre de nouveau de l’épouser quand je le trouverais à propos, elle attendrait, se tenant ferme à refuser sa main à quiconque se présenterait. Je lui ai répondu sans nul détour que n’ayant pas un état, et n’y ayant pas d’apparence que je pusse l’espérer de sitôt, je la laissais libre, [316v] et je la conseillais même à ne pas refuser quelqu’un qui se présenterait, et qu’elle croirait propre à faire son bonheur. Malgré cette espèce de congé C. C. ne devint la femme de XXX qu’après ma fuite des plombs, quand personne n’espéra plus de me revoir à Venise473. Je ne l’ai plus revue que dix-neuf ans après cette époque. Il y a dix ans qu’elle est veuve, et malheureuse. Si j’étais à Venise actuellement je ne l’épouserais pas, car le mariage à mon âge n’est qu’une bouffonnerie ; mais il est certain que j’unirais son sort au mien.

Je ris quand j’entends certaines femmes appeler perfides des hommes qu’elles accusent d’inconstance. Elles auraient raison si elles pouvaient prouver que quand nous leur jurons constance nous avons intention de leur manquer. Hélas ! Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer.

Dans ce même temps j’ai reçu une lettre de l’ambassadeur474, qui en écrivait une autre dans le même goût à M. M.. Il me disait que je devais employer mon esprit uniquement à mettre celui de M. M. à la raison. Il me disait que rien ne serait plus imprudent de ma part que l’enlever pour la conduire à Paris où malgré toute sa protection elle ne serait pas sûre475. Cette charmante malheureuse me communiquait sa tristesse.

Un petit événement nous fit faire des réflexions.

— On vient d’enterrer, me dit-elle, une religieuse morte avant-hier de consomption en odeur de sainte476 à l’âge de vingt-huit ans. Elle s’appelait Maria Concetta. Elle te connaissait, et elle dit ton nom à C. C, lorsque tu [317r] venais à la messe ici tous les jours de fête. C. C. ne put s’empêcher de la prier d’être discrète. La religieuse lui dit que tu étais un homme dangereux duquel une fille devait se garder. C. C. m’a dit tout ceci après que la mascarade de Pierrot t’a découvert.

— Comment s’appelait-elle quand elle était dans le monde ?

— Marthe S..

— Actuellement je sais tout477.

J’ai alors conté à M. M. toute l’histoire de mes amours avec Nanette, et Marton, finissant par la lettre qu’elle m’avait écritemp, dans laquelle elle me disait qu’elle me devait, quoique par une cause indirecte, son salut éternel478.

En huit ou dix jours, les conversations que j’avais avec la fille de mon hôtesse sur mon balcon jusqu’à minuit, et la leçon que je lui donnais tous les matins avaient fait deux effets fort naturels. Un, que la respiration ne lui manquait plus, l’autre que j’étais devenu amoureux d’elle. Ses menstrues ne lui étaient pas venues ; mais elle n’avait pas eu besoin d’envoyer chercher le chirurgien. Righelini venait la visiter, et voyant qu’elle se portait mieux il lui pronostiqua avant l’automne le bienfait de la nature sans lequel elle ne pouvait vivre que par artifice479. Sa mère me regardait comme un ange que Dieu lui avait envoyé pour guérir sa fille, et celle-ci était touchée d’une reconnaissance quimq chez les femmes n’est distante de l’amour que du plus petit de tous les pas. Je lui avais fait congédier son maître de danse.

Mais au bout de ces dix à douze jours j’ai cru de la voir mourir dans le moment que j’allais lui donner sa leçon. [317v] Son manque de respiration lui prit ; c’était beaucoup pire qu’un asthme. Elle tomba entre mes bras comme morte. Sa mère accoutumée à la voir dans cet état envoya d’abord chercher le chirurgien, et sa jeune sœur se mit à délacer robe, et soutane480. La fermeté de sa gorge qui n’avait pas besoin de couleur pour être tout ce qu’il y avait de plus beau me surprit. Je la lui couvris lui disant que le chirurgien manquerait la saignée, s’il la lui voyait ; mais me regardant avec des yeux mourants, elle repoussa ma main avec la plus grande douceur d’abord qu’elle s’aperçut que je la lui tenais dessus avec plaisir.

Le chirurgien arriva, il la saigna vite vite du bras, et dans un instant je l’ai vue passée de la mort à la vie. Il lui mit d’abord la compresse, et tout fut fait. Ne lui ayant tiré qu’à peine quatre onces de sang481, et ayant su de sa mère qu’elle n’avait jamais besoin qu’on lui en tirât davantage, j’ai vu que le prodige n’était pas si grand que Righelini le représentait. La saignant ainsi deux fois par semaine, il lui tirait trois livres de sang par mois : c’était ce que ses menstrues devaient donner, et les vaisseaux étant obstrués de ce côté-là, la nature, toujours attentive à se conserver, lui menaçait la mort, si elle ne la soulageait du superflu qui lui empêchait la liberté du mouvement.

Le chirurgien à peine parti, elle m’étonna un peu me disant que si je voulais attendre un moment dans la salle, elle viendrait danser : et elle vint, se portant très bien comme si de rien n’avait été.

Sa gorge, dont deux de mes sens pouvaient donner bon témoignage, avait engagé mon âme : elle [318r] m’a tant intéressé que je suis rentré au commencement de la nuit. Je l’ai trouvée dans sa chambre avec sa sœur. Elle me dit qu’elle viendrait jouir de la fraîcheur sur mon balcon à deux heures, parce qu’elle attendait son parrain, qui ayant été ami intime de son père, venait tous les soirs passer une heure, et demie avec elle depuis huit ans.

— Quel âge a-t-il ?

— Entre le cinquante, et le soixante. Il est marié. C’est le comte S.mr. Il m’est tendrement attaché, mais comme un père. Il m’aime aujourd’hui comme il m’aimait dans ma plus tendre enfance. Sa femme même vient quelquefois me voir, et m’invite à dîner. Dans l’automne prochain j’irai à la campagne avec elle. Il sait que vous êtes chez nous, et il n’y trouve rien à redire. Il ne vous connaît pas ; mais, si vous voulez, vous ferez connaissance ce soir.

Tout ce discours, qui me mit au fait de tout, sans que j’eusse besoin de faire des interrogations indiscrètes, me fit plaisir. L’amitié de ce grec ne pouvait être que charnelle482. C’était le mari de la comtesse avec laquelle j’avais vu pour la première fois M. M. il y avait alors deux ans483.

J’ai trouvé ce comte fort poli. Il me remercia, prenant un ton de père, de l’amitié que j’avais conçuems pour sa filleule ; et il me pria d’aller le lendemain dîner avec elle chez lui, où il aurait le plaisir de me présenter sa femme. J’ai accepté avec plaisir. J’ai toujours aimé les coups de théâtre ; et ma rencontre avec la comtesse devait en être un assez intéressant. Ce procédé était d’un galant hommemt, et j’ai vu la demoiselle enchantée quand après son départ je lui en ai fait l’éloge. Elle me dit qu’il avait entre ses mains tous les papiers pour retirer de la maison Persico tout l’héritage de sa famille qui consistait en quarante mille écus484, dont un quart lui appartenait, outre la dot de sa mère, dont elle disposerait en faveur des filles, de sorte [318v] qu’elle portera à celui qui l’épousera une dot de quinze mille ducats courants485, et sa sœur autant.

Cette demoiselle avait envie de me rendre amoureux, et de s’assurer de ma constance par le moyen d’être avare de ses faveurs ; car quand je tentais de m’en procurer elle s’opposait par des remontrances auxquelles je n’osais pas répondre ; mais j’allais lui faire prendre un nouveau système.

Le lendemain, je l’ai conduite chez le comte ne la prévenant pas que je connaissais la comtesse. Je croyais qu’elle ferait semblant de ne pas me connaître ; mais point du tout. Elle me fit le bel accueil qu’on a coutume de faire aux anciennes connaissances. Quand son mari un peu surpris lui demanda d’où nous nous connaissions, elle lui dit que nous nous étions vus à la Mire486 il y avait alors deux ans. Nous passâmes la journée fort gaiement.

Vers le soir dans ma gondole avec la demoiselle retournant chez nous j’ai exigé quelques faveurs ; mais à leur place je n’ai reçu que des reproches qui me piquèrent au point qu’après l’avoir mise chez elle je suis allé souper avec Tonine, où le résident étant venu très tard, j’ai passé presque toute la nuit. Le lendemain donc, ayant dormi jusqu’à midi je ne lui ai pas donné leçon. Quand je lui ai demandé excuse elle me dit que je ne devais pas me gêner. Le soir elle n’est pas venue sur le balcon, et j’en fus piqué. Le lendemain je sors de bonne heure, et point de leçon, et le soir sur le balcon, je ne lui tiens que des discours indifférents ; mais le matin un grand bruit me réveille, je sors de ma chambre pour voir ce que c’était, et l’hôtesse me dit que sa fille ne pouvait plus respirer. Vite le chirurgien.

J’entre chez elle, et mon cœur saigne la voyant mourante. C’était au commencement du mois de Juillet, elle était au lit couverte du seul drap. Elle ne pouvait me parler que des yeux. Je lui demande si elle avait des palpitations, j’applique ma main à l’endroit, je baise le centre, et elle n’a pas la [319r] force de me le défendre. Je baise ses lèvres froides comme de la glace, et ma main va rapidement un pied et demi plus bas, et s’empare de ce qu’elle trouve. Elle me la repoussa faiblement ; mais avec beaucoup de force dans ses yeux qui me disent assez pour me convaincre que je lui manquais487. Dans ce moment le chirurgien arrive, il lui ouvre la veine, et elle respire sur-le-champ. Elle veut se lever ; je la conseille de rester au lit, et je la persuade lui disant que j’enverrais prendre mon dîner, et que je mangerais à côté d’elle. Sa mère dit que le lit ne pouvait que lui faire du bien. Elle se met un corset, et elle dit à sa sœur de mettre une légère couverture au-dessus du drap, car on la voyait comme si elle avait été toute nue.

Brûlant d’amour en conséquence de ce que j’avais fait, décidé à saisir le moment de mon bonheur s’il arrivait, je prie mon hôtesse d’envoyer dire à la cuisine de M. de Bragadin de m’envoyer à dîner, et je m’assieds au chevet de la belle malade, l’assurant qu’elle guérirait si elle pouvait aimer.

— Je suis sûre que je guérirais ; mais qui puis-je aimer n’étant pas sûre d’être aimée ?

Les propos gagnant force je glisse ma main sur la cuisse qu’elle avait de mon côté, et je la prie de me laisser là, mais poursuivant à la prier je remonte, et j’arrive où je crois lui causer une très agréable sensation la chatouillant. Mais elle se retire me disant d’un ton de sentiment que ce que j’allais lui faire était peut-être la cause de sa maladie. Je lui réponds que cela pouvait être vrai, et par cette confidence je me prévois parvenu à ce que je désirais, et je me sens animé par l’espoir de la guérir si ce que tout le monde disait était vrai. Je ménage sa pudeur lui épargnant des interrogations indiscrètes, et je me déclare son amant lui promettant de ne rien exiger d’elle que ce qu’elle croira propre, à nourrir ma tendresse. [319v] Elle mangea avec bon appétit la moitié de mon dîner, elle s’est levée lorsque je me suis habillé pour sortir, et rentrant à deux heures je l’ai trouvée assise sur mon balcon.

Sur ce balcon, assis vis-à-vis d’elle, après un quart d’heure de discours amoureux, elle permit à mes yeux de jouir de tous ses charmes que la lumière de la nuit me rendait plus encore intéressants, et qu’elle me laissa couvrir de baisers. Dans le tumulte que sa passion dominante réveilla dans son âme, étroitement serrée contre ma poitrine, s’abandonnant à l’instinct ennemi de tout artifice, elle me rendit heureux avec une telle fureur que j’ai connu avec évidence qu’elle crut de recevoir beaucoup plus qu’elle ne me donnait. J’ai immolé la victime sans ensanglanter l’autel.

Quand sa sœur vint lui dire qu’il était tard, et qu’elle avait sommeil, elle lui dit d’aller se coucher, et d’abord que nous fûmes seuls nous nous couchâmes sans le moindre préliminaire. Nous passâmes la nuit tout entière, moi animé par l’amour, et par le désir de la guérir, elle par la reconnaissance, et par la volupté la plus extraordinaire. Vers le jour elle est allée dormir dans sa chambre me laissant très fatigué, mais point épuisé. La crainte de la rendre féconde m’avait empêché de mourir sans cependant cesser de vivre. Elle coucha avec moi sans interruption trois semaines de suite, et la respiration ne lui a jamais manqué, et ses bénéfices lui vinrent. Je l’aurais épousée, si vers la [320r] fin de ce même mois ne me fût survenue la catastrophe qu’onmu va voir.

Mon lecteur peut se souvenir que j’avais raison d’en vouloir à l’abbé Chiari à cause d’un roman satirique, que Murrai m’avait donné à lire, et dont il était auteur488. Il y avait un mois que je m’étais expliqué de façon qu’on pouvait croire que je me serais vengé, et l’abbé se tenait sur ses gardes. Dans ce même temps j’ai reçu une lettre anonyme qui me disait qu’au lieu de penser à faire bâtonner cet abbé, je ferais mieux à penser à moi-même, le plus grand des malheurs m’étant imminent. On doit mépriser tous ceux qui écrivent des lettres anonymes, car ils ne peuvent être que traîtres, ou sots ; mais on ne doit jamais mépriser l’avis. J’eus tort.

Dans ce même temps un certain Manuzzi, metteur en œuvre de son premier métier, et alors espion des inquisiteurs d’état489, à moi inconnu, lia connaissance avec moi me flattant de me faire donner à crédit des diamants sous certaines conditions, quimv m’engagèrent à le recevoir là où je demeurais. Regardant plusieurs livres que j’avais par-ci par-là, il s’arrêta à des manuscrits qui traitaient de magie. Jouissant de son étonnement, je lui ai fait voir ceux qui apprenaient à faire connaissance avec tous lesmw esprits élémentaires490.

Le lecteur peut bien se figurer que je méprisais ces livres, mais je les avais. Cinq ou six jours après, ce traître est venu chez moi me dire qu’un curieux qu’il ne pouvait pas me nommer était prêt à me donner mille sequins de mes cinq livres ; mais qu’il voulait auparavant les voir pour savoir s’ils étaient authentiques. S’étant engagé de me les rendre [320v] vingt-quatre heures après, et dans le fond n’en faisant aucun cas, je les lui ai confiés. Il ne manqua pas de me les rendre le lendemain, me disant que la personne les trouvait falsifiés ; mais j’ai su quelques années après qu’il les porta chez le secrétaire des inquisiteurs d’état, qui par ce moyen surent que j’étais un insigne magicien.

Dans ce même fatal mois, madame Memmo, mère de messieurs André, Bernard, et Laurent491, s’étant mis dans la tête que j’acheminais à l’athéisme ses enfants, se recommanda au vieux chevalier Antoine Mocenigo oncle de M. de Bragadin492 qui m’en voulait parce qu’il disait que j’avais séduit son neveu moyennant ma cabale. La matière regardait le saint office ; mais comme il était difficile de me faire enfermer dans les prisons de l’inquisition ecclésiastique493, ils se déterminèrent à porter l’affaire aux inquisiteurs d’état qui se chargèrent d’éclairer ma conduite. C’était ce qu’il fallait faire pour me perdre.

M. Antoine Condulmer mon ennemi en qualité d’ami de l’abbé Chiari, et inquisiteur d’état rouge494, saisit l’occasion de me faire regarder comme perturbateur du repos public. Un secrétaire d’ambassade me dit quelques années après qu’un dénonciateur m’avait accusé, ayant deux témoins, de ne croire qu’au diable. Ils certifiaient que quand je perdais mon argent au jeu, moment dans lequel tous les croyants blasphémaient Dieu, personne ne m’entendait faire des exécrations que contre le diable. J’étais accusé de manger gras tous les jours, de n’aller qu’aux belles messes495, et on avait des forts motifs pour me croire franc-maçon. On ajoutait à tout cela que je fréquentais des ministres étrangers, et [321r] que demeurant avec trois patriciens, il était certain, que sachant tout ce qu’on faisait au sénat je le révélais pour les grosses sommes d’argent qu’on me voyait perdre.

Tous ces griefs déterminèrent le tout-puissant tribunal à me traiter comme ennemi de la patrie, conspirateur, scélérat du premier ordre496. Depuis deux, ou trois semaines, plusieurs personnes, auxquelles je devais croire497, me disaient d’aller faire un voyage en pays étranger, puisque le tribunal s’occupait de moi. C’était tout dire ; car les seuls qui à Venise peuvent vivre heureux sont ceux dont le formidable tribunal ignore l’existence ; mais je méprisais tous les avis. Si je leur avais fait attention, ils m’auraient inquiété, et j’étais ennemi des inquiétudes. Je disais que n’ayant pas des remords, je ne pouvais pas être coupable, et que n’étant pas coupable, je devais ne rien craindre. J’étais un sot. Je raisonnais comme un homme libre.

Ce qui m’empêchait aussi de penser sérieusement à un malheur incertain était le malheur réel qui m’opprimait soir et matin. Je perdais tous les jours, j’avais des dettes partout, j’avais mis en gage tous mes bijoux, jusqu’aux boîtes à portraits, que j’avais cependant séparés, les mettant entre les mains de madame Manzoni, où j’avais tous mes papiers importants, et mes lettres de correspondance amoureuse. Je voyais qu’on me fuyait. Un vieux sénateur me dit que le tribunal savait que la jeune comtesse de Bona-fede498 était devenue folle à cause des drogues, et des philtres amoureux que je lui avais donnés. Elle était encore à l’hôpital, et dans ses accès, elle ne manquait jamais de me nommer, et de me charger d’exécrations. Je dois conter au lecteur cette courte histoire.

[321v] Cette jeune comtesse à laquelle j’avais donné quelques sequins peu de jours après mon retour à Venise, crut de pouvoir m’engager à poursuivre des visites qui ne pouvaient que lui être utiles. Importuné par ses billets j’avais été la voir encore quelquefois, et je lui avais toujours laissé de l’argent ; mais la première fois exceptée, elle ne m’avait jamais trouvé complaisant pour lui donner des marques de tendresse. Au bout d’un an elle prit un parti criminel, dont je n’ai pas pu la convaincre499, mais dont j’ai eu grand lieu de la croire coupable.

Elle m’écrivit une lettre dans laquelle elle sut me persuader d’aller la voir à la telle heure pour affaire de grande importance. La curiosité m’y entraîna à l’heure indiquée. Elle me sauta d’abord au cou me disant que l’affaire importante était l’amour. J’en ai ri. Je l’ai trouvée plus jolie que de coutume, et plus propre. Elle me parla du fort S. André, et elle m’agaça500 de façon que je me suis trouvé disposé à la satisfaire. J’ôte mon manteau, et je lui demande si son père était à la maison : elle me répond qu’il était sorti. Ayant besoin d’aller à la garde-robe, je sors, et voulant retourner dans sa chambre, je me trompe, j’entre dans la voisine, où je suis surpris de voir le comte avec deux hommes de mauvaise mine.

— Mon cher comte, lui dis-je, la comtesse votre fille vient de me dire que vous n’étiez pas à la maison.

— C’est moi qui lui ai donné cet ordre, parce que j’avais une affaire [322r] avec ces gens que je finirai un autre jour.

Je voulais m’en aller ; mais il m’arrête ; il renvoie ces deux hommes, et il me dit qu’il était enchanté de me voir. Il me conte l’histoire de ses misères. Les inquisiteurs d’état lui avaientmx suspendu sa pension, et il était à la veille d’être mis à la rue avec toute sa famille réduit à demander l’aumône. Il logeait dans cette maison, dont depuis trois ans il ne payait pas le loyer à force de chicaner ; mais il n’y avait plus moyen, on allait le chasser. Il me dit que s’il avait seulement de quoi payer le premier trimestre, il déménagerait la nuit, et il irait dans une autre. Ne s’agissant que de vingt ducats courants, je tire six sequins501 de ma poche, et je les lui donne. Il m’embrasse, il pleure de joie, il appelle sa fille, il lui dit de me tenir compagnie, il prend son manteau, et il s’en va.

J’observe la porte de communication de cette chambre à celle où j’étais avec sa fille, et je la vois entrebâillée. Votre père, lui dis-je, m’aurait surpris, et il n’est pas difficile de deviner ce qu’il aurait fait avec les deux sbires qui étaient avec lui. Le complot est évident ; c’est Dieu qui m’a sauvé. Elle nie, elle pleure, elle se jette à genoux, je ne la regarde pas, je reprends mon manteau, et je me sauve. Je n’ai plus répondu à ses billets, et je ne l’ai plus vue. C’était en été. La saison, la passion, la faim, et la misère lui firent tourner la tête. Elle devint folle au point qu’un jour à midi elle sortit toute nue courant [322v] dans la place de S.t Pierre502, et demandant à ceux qu’elle rencontrait, et à ceux qui l’arrêtèrent de la conduire chez moi. Cette misérable histoire fut connue de toute la ville, et m’ennuya fort. On enferma la folle, qui ne recouvra sa raison que cinq ans après ; mais ne sortant de l’hôpital que pour aller demander l’aumône par Venise, comme tous ses frères, l’aîné excepté que douze ans après j’ai trouvé garçon à Madrid dans les gardes du corps de S. M. C.503.

Il y avait déjà un an que ce fait était arrivé ; mais on le remit au jour dans le fatal mois de Juillet de cette année 1755. Tous les nuages noirs, et épais s’accumulèrent sur ma tête pour me frapper de la foudre. Le tribunal donna ordre à messer grande504 de s’assurer de ma personne vivante, ou morte. C’est la formule de tous les décrets de prise de corps qui sortent de ce redoutable triumvirat505. On n’annonce jamais le moindre de ses ordres que sous peine de la vie à l’infracteur506.

Trois ou quatre jours avant la fête de S.t Jacques507, dont je porte le nom, M. M. me fit présent de plusieurs aunes de dentelle d’argent pour me garnir un habit de taffetas que je devais mettremy la veille de ma fête. Je fus la voir vêtu du joli habit, lui disant que j’irais le lendemain la prier de me prêter de l’argent, ne sachant plus où donner de la tête pour en trouver. Elle avait mis à part cinq cents sequins508 quand j’avais vendu ses diamants.

[323r] Certain que je recevrais cette somme le lendemain, j’ai passé la journée à jouer, et à perdre, et dans la nuit j’ai perdu cinq cents sequins sur la parole509. À la pointe du jour, ayant besoin de me calmer, je suis allé à l’Erberia510. L’endroit appelé Erberia est sur un quai du grand canal qui traverse la ville ; et on l’appelle ainsi parce que c’est positivement le marché aux herbes, aux fruits, aux fleurs.

Ceux, qui vont s’y promener de si bonne heure, disent qu’ils y vont pour avoir l’innocent plaisir de voir arriver dans deux ou trois centsmz bateaux toutes sortes d’herbages, des fruits de toutes les espèces, et des fleurs de saison, que les habitants des petites îles qui entourent la capitale y portent, et vendent à bon marché aux gros marchands, qui les vendent en y gagnant dessus à des médiocres511, qui les vendent cher à des petits, qui les distribuent à un prix encore plus cher à toute la ville. Mais ce n’est pas vrai que la jeunesse vénitienne aille à l’herberie avant le lever du soleil pour avoir ce plaisir-là : il ne leur sert que de prétexte.

Ceux qui y vont sont les hommes, et les femmes galantes qui ont passé la nuit aux casins, aux auberges, ou aux jardins dans les plaisirs de la table, ou dans les fureurs du jeu. Le goût de cette promenade démontre qu’une nation peut changer de caractère.

Les Vénitiens de jadis aussi mystérieux en galanterie qu’en politique sont effacés par les modernes, dont le goût prédominant est celui de ne faire mystère de rien. Les hommes qui y vont en compagnie des femmes veulent exciter l’envie de leurs égaux en affichant leurs [323v] bonnes fortunes. Ceux qui y vont toutna seuls cherchent à faire des découvertes, ou à faire naître des jalousies ; et les femmes y vont plus pour se faire voir que pour voir. Elles sont bien aises que tout le monde apprenne qu’elles ne se gênent pas. La coquetterie y est exclue à cause du délabrement de la parure. Il semble au contraire que les femmes veuillent se montrer dans cet endroit-là sous les enseignes du désordre ; etnb qu’elles veuillent que ceux qui les voient y raisonnent dessus. Les hommes, qui leur donnent le bras, doivent afficher l’ennui d’une complaisance trop usée, et avoir l’air de ne pas se soucier qu’on devine que ces débris d’une vieille toilette, dont leurs belles font parade sont les indices de leur triomphe. Tout le monde à cette promenade doit avoir l’air rendu512, et montrer le besoin d’aller se mettre au lit.

Après m’être promené une demi-heure, je vais à mon casin, où tout le monde devait être encore au lit. Je tire de ma poche la clef ; mais elle ne m’était pas nécessaire. Je vois la porte ouverte, et qui plus est la serrure abattue. Je monte, et je trouve toute la famille debout, et j’entends les plaintes de mon hôtesse. Elle me dit que messer grande avec une bande de sbires était entré par force dans sa maison, mettant tout sens dessus dessous disant qu’il cherchait une malle qui devait être remplie de sel, ce qui était une contrebande d’importance. Il savait qu’on avait introduit cette malle la veille. Elle me dit qu’une malle avait été effectivement débarquée, mais qu’elle appartenait au comte S.nc où il n’y avait que ses habits. Messer grande l’avait vue, et il était [324r] parti sans rien dire. Il avait aussi visité ma chambre. Elle prétendait une satisfaction513 ; et voyant qu’elle avait raison, je lui ai promis d’en parler le jour même à M. de Bragadin, et je suis allé me coucher ; mais l’insulte qu’on avait faite à cette maison me tenant au cœur, je n’ai pu dormir que trois à quatre heures.

Je vais chez M. de Bragadin, je lui conte toute l’affaire, et j’exige vengeance. Je lui représente vivement toutes les raisons que mon honnête hôtesse avait de vouloir une satisfaction proportionnée à l’offense, puisque les lois garantissaient la tranquillité de toute famille, dont la conduite était irréprochable. Après lui avoir parlé ainsi, les deux autres amis se trouvant présents, je les ai vus tous les trois pensifs. Le sage vieillard me dit qu’il me répondrait après dîner.

À ce dîner, où de la Haye ne dit jamais un seul mot, je les ai vus tous tristes. Je devais en attribuer la raison à l’amitié qu’ils avaient pour moi. La liaison de ces trois respectables personnages avec moi avait toujours été un sujet d’étonnement pour toute la ville. On décidait que la chose ne pouvait pas être naturelle ; et que ce ne pouvait donc être que l’effet d’un sortilège. Ils étaient dévots à outrance, et à Venise il n’y avait pas un libertin plus grand que moi. La vertu, disait-on, pouvait être indulgente avec le vice ; mais non pas l’aimer.

Après dîner, M. de Bragadin me prit dans son cabinet avec les deux autres amis, qui n’étaient jamais de trop. Il me dit d’un grand sang-froid qu’au lieu de penser à tirer vengeance de l’affront que Messer Grande avait fait à la maison où j’habitais, je devais penser à me mettre en lieu de sûreté.

[324v] La malle, me dit-il, remplie de sel n’est qu’un prétexte. C’était toi qu’on voulait, et qu’on croyait de trouver. Ton ange514 a fait qu’on te manque, sauve-toi. J’ai été huit mois inquisiteur d’état, et je connais le style des captures que le tribunal ordonne. On n’abat pas une porte pour prendre une caisse remplie de sel. Il se peut aussi qu’on t’ait manqué exprès. Crois-moi, mon cher fils, pars d’abord pour Fusine ; et de là, va en poste jour, et nuit à Florence, et restes-y jusqu’à ce que je t’écrive que tu peux retourner. Fais mettre ma gondole à quatre rames, et pars. Si tu n’as pas d’argent, je vais te donner cent sequins en attendant. La prudence veut que tu partes.

Je lui réponds que ne me sentant coupable de rien, je ne pouvais pas craindre le tribunal, et que par conséquent je ne pouvais pas suivre son conseil, malgré que je le reconnusse pour très prudent. Il me répond que le tribunal des inquisiteurs d’état pouvait me reconnaître pour coupable de crimes que j’ignorais. Il m’excita à demander à mon oracle si je devais suivre son conseil ou non, et je m’en dispense lui disant que je ne demandais que quand je doutais. Je lui allègue pour dernière raison qu’en partant je donnerais une marque de crainte par laquelle je me déclarerais coupable, car un innocent, ne pouvant pas avoir des remords, ne pouvait pas non plus avoir des craintes.

Si le silence, lui dis-je, est l’âme de ce grand tribunal, il vous sera impossible après mon départ de savoir si j’ai bien, ou mal fait à m’enfuir. La même prudence qui selon V. E. m’ordonne de partir [325r] m’empêchera aussi de retourner. Faut-il donc que je donne un éternel adieu à ma patrie ?

Il tenta alors de me persuader à dormir, au moins pour cette nuit-là, dans mon appartement au palais, et je suis honteux, encore dans ce moment, de lui avoir refusé ce plaisir.

Les archers ne peuvent pas entrer dans le palais d’un patricien, à moins que le tribunal ne leur en donne l’ordre positif ; mais cela n’arrive jamais.

Je lui ai dit que la précaution de dormir chez lui ne me garantissait que pendant la nuit, et qu’on me trouverait partout pendant le jour, si on avait ordre de m’arrêter. On en sera le maître515, lui dis-je, mais je ne dois pas avoir peur.

Le bon vieillard m’émut alors me disant que nous ne nous reverrions peut-être plus ; et je l’ai prié en grâce de ne pasnd m’attrister. Il fit à cette prière une petite réflexion, puis un sourire, et il m’embrassa prononçant la formule des stoïciens : Fata viam inveniunt [Le destin sait nous guider]516.

Je l’ai embrassé versant des larmes, et je suis parti ; mais sa prédiction s’avéra. Je ne l’ai plus revu. Il est mort onze ans après. Je suis sorti du palais n’ayant dans mon âme la moindre ombre de crainte ; mais beaucoup de chagrin à cause de mes dettes. Je n’ai pas eu le cœur d’aller à Muran prendre à M. M. les cinq cents sequins que j’aurais dû payer d’abord à celui qui me les avait gagnés la veille : j’ai préféré d’aller le prier d’attendre huit jours. Après cette démarche, je suis allé chez moi, et après avoir consolé mon hôtesse comme j’ai pu, et avoir embrassé sa fille, je me suis [325v] couché. C’était au commencement de la nuit, le 25 de Juillet 1755.

Le lendemain à la pointe du jour Messer Grande entra dans ma chambre. Me réveiller, le voir, et l’entendre me demander si j’étais Jacques Casanova fut l’affaire du moment517. D’abord que je lui ai répondu que j’étais le même qu’il avait nommé, il m’ordonna de lui donner tout ce que j’avais d’écrit, soit de moi, soit d’autres, de m’habiller, et d’aller avec lui. Lui ayant demandé de la part de qui il me donnait cet ordre, il me répondit que c’était de la part du tribunal.

a. Orth. entrée.

b. Phrase biffée.

c. Volé biffé.

d. Un chariot biffé.

e. Cinq biffé.

f. Ces deux phrases sont biffées.

g. Orth. exposées.

h. Ils partirent biffé.

i. Orth. qui.

j. Orth. bons, gages biffé.

k. P. C. biffé.

l. Orth. brillait.

m. Mais qui n’était pas avec elle biffé.

n. Orth. dit.

o. Onze biffé.

p. Orth. indiqué.

q. Me la vendre biffé.

r. Orth. demandé.

s. Complais[ance] biffé.

t. Sa soutanne biffé (italianisme formé sur sottana : jupon).

u. De la jupe biffé.

v. Les plus chéris biffé.

w. Orth. vu.

x. Orth. souffert.

y. Orth. vu.

z. Orth. traitée.

aa. J’avais.

ab. Orth. ennuyerions.

ac. Orth. figurée.

ad. Orth. toute.

ae. Orth. de.

af. Et… (quatre mots méticuleusement biffés).

ag. Étant une femme [?]… sa statue… (phrase illisible).

ah. Et nous lisions nos yeux [?]… (deux phrases illisibles).

ai. Qu’elle le payerait trop cher.

aj. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

ak. Plusieurs mots soigneusement biffés.

al. Une ou deux phrases biffées, seul le verbe unîmes n’étant pas raturé.

am. Changement d’encre, écriture plus fine à partir de ce mot.

an. Orth. aidée.

ao. Paraisse biffé.

ap. Orth. trouvé.

aq. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

ar. Frissonnait corrigé d’une autre encre.

as. À M. Ch. qui biffé.

at. La volonté de son père biffé.

au. J’étais biffé.

av. Orth. passées.

aw. Si je n’allais biffé.

ax. Dis que j’irai biffé.

ay. La seule biffé.

az. Orth. le.

ba. Permit biffé.

bb. Que biffé.

bc. Que pour t’écrire je n’aurai pas besoin de sa permission biffé.

bd. Devait biffé.

be. Avec une adresse… biffé.

bf. Et qui pouvait m’engager biffé.

bg. Qu’il était de la plus grande biffé.

bh. Fais biffé.

bi. Ayant désapprouvé la chose biffé.

bj. La femme de M. Dandolo, qui l’estime infiniment.

bk. Madame Tiepolo biffé.

bl. De la Croix biffé.

bm. Crozin me puis La Croix biffé.

bn. Pour lui il n’avait pas d’argent de reste biffé.

bo. Le nom Crozin est systématiquement biffé et remplacé par un pronom (il, lui), Croce, l’ami, etc. dans la suite du chapitre.

bp. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bq. À une heure de biffé.

br. La nuit étant très obscure biffé.

bs. Orth. un (rimorchio est masculin en italien).

bt. Répondit biffé.

bu. Quand sa mère biffé.

bv. Ne le biffé.

bw. Le voye biffé.

bx. Ils pouvaient se venger me refusant biffé.

by. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

bz. La Croix, Crozin biffé.

ca. Excepté si une de ses passions se trouve en tumulte biffé.

cb. Orth. promise.

cc. Un quart biffé.

cd. Ottaviani biffé (voir ici).

ce. M’avait aimé, m’aimait aussi biffé.

cf. Orth. exclus.

cg. Car la même dame qui m’a refusé chercha biffé.

ch. Empêché de danser biffé.

ci. Comment biffé.

cj. Bonne société biffé.

ck. Orth. dictée. De même plus bas.

cl. Orth. fondante.

cm. Orth. dictée.

cn. Quitta Padoue dans biffé.

co. Étant tête à tête avec elle, car les religieuses étaient toutes dévotes biffé.

cp. Voudraient deviner biffé.

cq. Voyait biffé.

cr. Je n’ai pu me dispenser d’y aller et d’y biffé.

cs. Suit une page entièrement biffée dont nous proposons une transcription possible : « [trois lignes illisibles] la politesse m’a forcé à prendre [?] […] au ducat, j’ai quitté le jeu quand je n’en eus plus dans ma bourse. Ma perte ne consistait qu’en douze ou quatorze sequins : je n’en avais pas porté davantage parce que je ne voulais pas jouer. Dans le moment que je voulais partir un propos me fait dire que telle carte gagnerait, Crozin me dit qu’elle perdrait, et certain qu’il ne me tricherait pas, j’y mets dessus sur ma parole cinquante sequins. La carte gagne, et je m’en vais. Le lendemain, en devoir de les lui renvoyer [?], mon bon Génie m’inspire de payer cette dette en doblons da ocho. Mon lecteur peut se souvenir qu’à Padoue il en avait cinquante le dernier jour qu’il jouait plus largement. Tenant la banque quand il venait [?] de partir [?] j’ai pris pour trois cent cinquante sequins les beaux doblons que j’avais en trop. M’étant donc venu envie de payer en doblons, je prends la balance, je mets cinquante sequins d’un côté, et sept doblons de l’autre le poids devait être égal à peu près ; mais point du tout satisfait [?] de trouver ses doblons si légers qu’il m’en faut dix. C’était trop car [?] ils étaient si beaux qu’à leur apparence personne n’aurait pu juger qu’ils ne fussent pas de poids [?] Ne pouvant pas les supposer [mot illisible] être faux. Je les prends. » La suite de la page est coupée, ainsi que celles correspondant aux feuillets 201 à 209.

ct. Autre passage biffé en haut de cette page, en rapport avec l’histoire des faux doublons : « Quand même la protection m’aurait tiré de là, la réputation de faux monnayeur serait restée et l’homme qui a une réputation infâme est un grand sot s’il sait de pouvoir se dire innocent, et qu’il n’y a pas de sa faute. Directement ou indirectement nous sommes la cause de tous nos malheurs. / Ce qui attira à Croce l’ordre ».

cu. Ne pouvant biffé.

cv. Orth. quitterais.

cw. Orth. compris.

cx. Malgré cela biffé.

cy. Toutes les religieuses qui me verraient assidu à leur église envieraient biffé.

cz. Mais le jeu même m’ennuyait malgré que je gagnais presque tous les jours biffé.

da. Crozin biffé.

db. Date donnée dans la marge gauche.

dc. Vu biffé.

dd. Peut biffé.

de. Qu’avec un esprit très clairvoyant vous avez prévues.

df. Orth. marqué.

dg. Seguro biffé (de même pour toutes les autres occurrences de ce nom). L’Histoire de ma fuite mentionne un comte Securo (voir ici).

dh. Religieuses biffé.

di. Phrase biffée, illisible.

dj. Orth. un. Casanova écrit de même dans les phrases suivantes il ne l’était, il devait l’être et un vrai énigme.

dk. Naturel biffé.

dl. Faite rire biffé.

dm. Orth. écrite.

dn. Orth. un alarme continuel.

do. Deux livres biffé.

dp. Deux autres livres biffé.

dq. Orth. donné.

dr. Orth. faite.

ds. Orth. tendantes.

dt. Douze biffé.

du. Que tu me trouverais biffé.

dv. Orth. écrit, le es étant biffé.

dw. Orth. conduite, et reconduite, le e final étant biffé dans les deux cas.

dx. Tu ne lui as pas parlé pour ne pas te croire obligé de lui parler le regarder, et que d’ailleurs biffé.

dy. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

dz. L’initiale F. est sans doute le prénom de la comtesse Seguro, mais Casanova aime à brouiller les pistes. Une variante de cette lettre a été retrouvée dans les papiers de Dux (U17a-43-K, 374) : « Le masque qui m’a conduit chez vous n’aurait jamais parlé si je n’avais dit que les charmes de votre esprit sont encore supérieurs à ceux de votre figure. Il m’a répondu qu’il était sûr de l’un et qu’il croyait l’autre. Quand je lui ai dit que je ne comprenais pas pourquoi tu ne lui avais pas parlé, il m’a répondu en souriant que tu ne lui avais parlé pour te dispenser de le regarder pour le punir ainsi. C’est tout, et… Est-il vrai que tu as voulu le punir ? Il n’a pas l’air coupable… »

ea. Seconde biffé.

eb. Orth. écrite, le e final étant biffé.

ec. Orth. envoyée, le e final étant biffé.

ed. Orth. renvoyées, le es final étant biffé.

ee. Orth. vu.

ef. Troisième biffé.

eg. Orth. faite.

eh. Y satisfaire biffé.

ei. Orth. doüé.

ej. Orth. dépendante.

ek. Orth. combinés.

el. Connaît biffé.

em. Orth. causé.

en. Brasiers biffé.

eo. En saison (c’est-à-dire à la bonne température) biffé.

ep. Qui possédait son cœur. Elle biffé.

eq. Et j’ai eu biffé.

er. Était biffé.

es. L’excitait biffé.

et. Me biffé.

eu. Avec une biffé.

ev. Mes seins masculins biffé.

ew. D’abord biffé.

ex. Qui prend aussi une gondole et qui me suit biffé.

ey. Était biffé.

ez. C. C. biffé, la ajouté.

fa. Orth. un baignoir.

fb. Après lui avoir dit que si je ne me trouverai content ou des mets, ou du prix je ne le ferais plus travailler, j’ai pris la clef de la porte de la rue l’avertissant biffé.

fc. Épouses de mon rédempteur biffé.

fd. Puisse biffé.

fe. Changement d’encre : écriture plus fine.

ff. Orth. nouaient.

fg. Et il n’est pas jaloux biffé.

fh. Dédommagée biffé.

fi. Une phrase biffée, illisible.

fj. De savoir biffé.

fk. Risque de devenir grosse biffé.

fl. Donnait biffé.

fm. Doit biffé.

fn. Orth. difficultés.

fo. Tout vu biffé.

fp. Dans l’instant biffé.

fq. Qu’il se pouvait qu’un d’eux fût biffé.

fr. Pour souper après biffé.

fs. Avec biffé.

ft. Mais biffé.

fu. À la suite, une phrase biffée, illisible.

fv. Orth. conçue.

fw. Une biffé.

fx. Donner biffé.

fy. Au biffé.

fz. Me force biffé.

ga. L’os sacrum biffé.

gb. L’ablution biffé.

gc. Le texte se poursuit sans coupure au feuillet 252r.

gd. Orth. souillés, le s final étant biffé.

ge. De mon sang biffé.

gf. Date donnée dans la marge gauche.

gg. Porter biffé.

gh. Galant biffé.

gi. L’Épiphanie biffé.

gj. Et qu’elle ne pouvait pas biffé.

gk. ; car elle était fort grosse biffé.

gl. Orth. faite.

gm. Blancs biffé.

gn. Dix lignes biffées jusqu’à mais.

go. Après avoir biffé.

gp. Orth. rejetée.

gq. À la suite, quelques mots biffés, illisibles.

gr. Orth. sortira.

gs. Orth. courte.

gt. Orth. regardé.

gu. Orth. ma.

gv. Orth. éternelle.

gw. De venir biffé.

gx. Dix biffé.

gy. Du Levant biffé.

gz. Deux cent pièces d’argent que biffé.

ha. Qui au lieu de me chauffer me faisaient biffé.

hb. Ces gens là pour empêcher leur émigration jouissent tous du.

hc. Voir biffé.

hd. En Pierrot biffé.

he. Ducat d’argent, et lui représen[tant] biffé. Un ducat (8 lires) valait un peu moins qu’un philippe (11 lires).

hf. Je lui demande [un mot illisible] d’aller biffé.

hg. Conduire biffé.

hh. Lui promettant un sequin biffé.

hi. Consolé biffé.

hj. Passée biffé.

hk. Choir [?] biffé.

hl. Un mot biffé, illisible.

hm. Ayant cependant perdu sa rame. Il en biffé.

hn. Sans doute rameurs biffé.

ho. En état de biffé.

hp. Orth. commise, le e étant biffé.

hq. Dans biffé.

hr. Orth. peines.

hs. Orth. ressenti.

ht. Orth. fait.

hu. Orth. croire.

hv. Elle fut obligée de se recoucher avec des frissons de fièvre biffé.

hw. Ducats d’ biffé.

hx. Devenues sans inquiétude biffé.

hy. Me taxeras pas d’indiscrète biffé.

hz. La nuit suivante, et la nuit passée.

ia. Ce mercredi n’arrivait jamais. biffé.

ib. En attendant biffé.

ic. J’étais biffé.

id. D’un biffé.

ie. Au mom[ent] biffé.

if. J’en avais eu encore les clefs.

ig. Ne serait qu’à cause d’avoir commis le crime de t’avoir envoyé biffé.

ih. Une punition.

ii. Animal biffé.

ij. Écrivais biffé.

ik. Orth. écrit.

il. Orth. baissée.

im. Orth. approuvée.

in. Un mot ou des initiales soigneusement rayés, le nom Bernis est ajouté en surcharge, probablement après la mort de l’ambassadeur, le 2 novembre 1794.

io. Orth. communiquées.

ip. Orth. ménagés.

iq. Orth. donnés.

ir. Ma biffé.

is. Orth. trouvés.

it. Orth. Grave.

iu. Savais biffé.

iv. Orth. n’ayes approuvée.

iw. Plaisirs biffé.

ix. Qu’elle se fît honneur biffé.

iy. Et je l’ai faite parler sur des matières où je savais qu’elle brillait biffé.

iz. Orth. passées.

ja. Orth. rendu.

jb. Crut biffé.

jc. Dix biffé.

jd. Orth. envie.

je. Fallait biffé.

jf. À la suite, un mot biffé, illisible.

jg. L’argent biffé.

jh. Septième biffé.

ji. Orth. fond.

jj. Voulut bien me permettre d’al biffé.

jk. Orth. passée.

jl. Troisième biffé.

jm. À la suite, plusieurs mots biffés, illisibles.

jn. Jour et d’autres mots biffés, illisibles.

jo. Promette biffé.

jp. Trois mots biffés, illisibles.

jq. Sans batelier, que je conduirais moi-même, biffé.

jr. M. M. était accoutumée à.

js. Comme biffé.

jt. Orth. renfermée.

ju. À la tête biffé.

jv. Grondait de la biffé (italianisme sur grondàre : ruisseler, couler).

jw. L’abbé de [nom illisible] biffé.

jx. Et le continuel gronder du tonnerre biffé.

jy. La biffé.

jz. Que je ne reculais pas biffé.

ka. Chassé trop loin biffé.

kb. S’approchait biffé.

kc. D’avoir biffé.

kd. À mourir en Bohème puis jusqu’à ce moment biffé.

ke. Dix ans à Dux biffé.

kf. L’abbé de Bernis biffé.

kg. Se portait biffé.

kh. Je ne l’ai confirmé qu’ biffé.

ki. À la suite du grand remède biffé.

kj. Que lorsqu’elle et deux lignes illisibles biffé.

kk. Aujourd’hui biffé.

kl. Quelque biffé.

km. Pour qu’on juge de son biffé.

kn. La savait, et qu’il ne doutait pas de la vérité biffé.

ko. Était en surcharge, est n’étant pas biffé.

kp. 1779 biffé.

kq. Je parlerai encore de lui dans le chapitre suivant biffé.

kr. Prends biffé.

ks. Orth. coute qui coute.

kt. Le couvent des anges XXX.

ku. Et je sors biffé.

kv. Dans cette idée je sors portant sur mon épaule biffé.

kw. ; et outre cela les bateaux étaient dépareillés. J’avais une rame ; mais sans la petite fourche qui tient soutient la rame, je ne pouvais pas me flatter de voguer. biffé.

kx. La fou[rche] biffé.

ky. S’est moqué de moi lorsque biffé et changement d’encre au feuillet suivant.

kz. Toute l’Europe apprit biffé.

la. Du danger biffé.

lb. Orth. différent.

lc. Cinquante biffé.

ld. À Venise biffé.

le. Bernis et XXX biffé – de même à l’occurrence suivante de Bernis.

lf. Fin biffé.

lg. 1755 ajouté en marge.

lh. J’ai traité sa fille.

li. Orth. de.

lj. Orth. cachetées.

lk. À biffé.

ll. Je lui ai biffé.

lm. Ayant pe[ur] biffé.

ln. Orth. substitués.

lo. Orth. étaient.

lp. Orth. siffai.

lq. Orth. j’irai.

lr. Orth. passée.

ls. Orth. vidées.

lt. J’étais biffé.

lu. Elle serait biffé.

lv. Orth. était.

lw. Mot biffé illisible.

lx. Orth. fît.

ly. Pas biffé.

lz. Orth. passée.

ma. Orth. donnés.

mb. Pris sans façon et je les ai mis.

mc. Troisième biffé.

md. Orth. faite.

me. Orth. faite, le e étant biffé.

mf. Orth. proposé.

mg. Orth. vendus.

mh. Jours pour lui répondre, que Henriette biffé. La fille aînée de Laure s’appelait sans doute Enrichetta en réalité.

mi. Orth. équivaillant, corrigé en équivalant.

mj. Fait biffé.

mk. Orth. surpris.

ml. Deux ans biffé.

mm. Orth. prise, le e étant biffé. Idem phrase suivante.

mn. Faisait rire avec ses naïvetés biffé.

mo. Orth. laissée.

mp. Orth. écrite, le e final étant biffé.

mq. Orth. que.

mr. Seguro qui a la [mot et nom illisibles] biffé.

ms. Orth conçu.

mt. Orth. galanthomme.

mu. Verra biffé.

mv. M’obligèrent de biffé.

mw. Diables de l’enfer biffé.

mx. Orth. avait.

my. Le jour biffé.

mz. Orth. cent.

na. Orth. tous.

nb. Elles veulent biffé.

nc. Un nom biffé, illisible.

nd. Me funester biffé (italianisme forgé sur funestare : attrister).

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