Mémoires de Casanova partie 1

PRÉFACE

Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. La doctrine des Stoïciens, et de toute autre secte sur la force du Destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme2. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté.

Je crois à l’existence d’un DIEUa immatériel auteur, et maître de toutes les formes ; et ce qui me prouve que je n’en ai jamais douté, c’est que j’ai toujours compté sur sa providence, recourant à lui par le moyen de la prière dans toutes mes détresses ; et me trouvant toujours exaucé. Le désespoir tue : la prière le fait disparaître ; et après elle l’homme confie3, et agit. Quels soient les moyens, dont l’Être des êtres se sert pour détourner les malheurs imminents sur ceux qui implorent son secours, c’est une recherche au-dessus du pouvoir de l’entendement de l’homme, qui dans le même instant qu’il contemple l’incomprensibilité4 de la providence divine, se voit réduit à l’adorer. Notre ignorance devient notre seule ressource ; et les vrais heureux sont ceux qui la chérissent. Il faut donc prier DIEU, et croire d’avoir obtenu la grâce, même quand l’apparence nous dit que nous ne l’avons pas obtenueb. Pour ce qui regarde la posture du corps dans laquelle il faut être quand on adresse des vœux au créateur, un vers du [5v] Pétrarque5 nous l’indique

Con le ginocchia della mente inchine.

[Les genoux de l’âme ployés.]6

L’homme est libre ; mais il ne l’est pas s’il ne croit pas de l’être, car plus il suppose de force au Destin plus il se prive de celle que Dieu lui a donnéec quand il l’a partagé de la raison7. La raison est une parcelle de la divinité du Créateur. Si nous nous en servons pour être humbles, et justes, nous ne pouvons que plaire à celui qui nous en a fait le don. DIEU ne cesse d’être DIEU que pour ceux qui conçoivent possible son inexistence. Ils ne peuvent pas subir une plus grande punition.

Quoique l’homme soit libre, il ne faut cependant pas croire qu’il soit maître de faire tout ce qu’il veut. Il devient esclave lorsqu’il se détermine à agir quand une passion l’agite. Nisi paret imperat [S’il n’obéit pas, il commande]8. Celui qui a la force de suspendre ses démarches jusqu’à l’arrivée du calme est le sage. Cet être est rare.

Le lecteur qui aime à penser verra dans ces mémoires que n’ayant jamais visé à un point fixe, le seul système que j’eus, si c’en est un, fut celui de me laisser aller où le vent qui soufflait me poussait9. Que de vicissitudes dans cette indépendance de méthodes ! Mesd infortunes également que mes bonheurs m’ont démontré que dans ce monde tant physique que moral le bien sort du mal, comme du bien le mal. Mes égarements montreront aux penseurs les chemins contraires, ou leur apprendront le grand art de se tenir à cheval du fossé10. Il ne s’agit que d’avoir du courage, car la force sans la confiance ne sert à rien. J’ai vu très souvent le bonheur tomber sur moi en conséquence d’une démarche imprudente, qui aurait dû me mener au précipice ; et, quoiqu’en me blâmant, j’ai remercié DIEU. J’ai aussi vu, tout au contraire, un malheur accablant sorti d’une conduite mesurée par la sagesse : cela m’a humilié ; mais sûr d’avoir eu raison, je m’en suis facilement consolé.

Malgré le fond de l’excellente morale, fruit nécessaire des divins principes enracinés dans mon cœur, je fus toute ma vie la victime dee [6r] mes sens ; je me suis plu à m’égarer, et j’ai continuellement vécu dans l’erreur, n’ayant autre consolation que celle de savoir que j’y étais. Par cette raison j’espère, cher lecteur, que bien loin de trouver dans mon histoire le caractère de l’impudente jactance, vous y trouverez celui qui convient à une confession générale, quoique dans le style de mes narrations vous ne me trouverez ni l’air d’un pénitent, ni la contrainte de quelqu’un qui rougit rendant compte de ses fredaines. Ce sont des folies de jeunesse. Vous verrez que j’en ris, et si vous êtes bon, vous en rirez avec moi.

Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, et des sots quand j’en ai eu besoin. Pour ce qui regarde les femmes, ce sont des tromperies réciproques qu’on ne met pas en ligne de compte, car quand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre. Mais c’est bien différent pour ce qui regarde les sots. Je me félicite toujours quand je me souviens de les avoir fait tomber dans mes filets, car ils sont insolents, et présomptueux jusqu’à défier l’esprit. On le venge quand on trompe un sot, et la victoire en vaut la peine, car il est cuirassé, et on ne sait pas par où le prendre. Tromper un sot enfin est un exploit digne d’un homme d’esprit11. Ce qui a mis dans mon sang, depuis que j’existe, une haine invincible contre cette engeance, c’est que je me trouve sot toutes les fois que je mef vois en société avec eux. Il faut cependant les distinguer de ces hommes qu’on appelle bêtes, car n’étant bêtes que par défaut d’éducation, je les aime assez. J’en ai trouvé de fort honnêtes, et qui dans le caractère de leur bêtise ont une sorte d’esprit. Ils ressemblent à des yeux qui sans la cataracte seraient fort beaux.

Examinant, mon cher lecteur, le caractère de cette préface, vous devinerez facilement mon but. Je l’ai faite parce que je veux que vous me connaissiez avant de me lire. Ce n’est qu’aux Cafés, et aux tables d’hôte qu’on converse avec des inconnus.

J’ai écrit mon histoire, et personne ne peut y trouver à redire ; mais suis-je sage la donnant au public que je ne connais qu’à son grand désavantage ? Non. Je sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m’occuper, et de rire, pourquoi m’abstiendrais-je de la faire ?

Expulit elleboro morbum, bilemque meraco.

[Il chassa son mal et la bile avec l’ellébore pur.]12

[6v] Un Ancien me dit en ton13 d’instituteur : Si tu n’as pas fait des choses dignes d’être écrites, écris-en du moins qui soient dignes d’être lues14. C’est un précepte aussi beau qu’un diamant de première eau brillanté en Angleterre15 ; mais il m’est incompétent16, car je n’écris ni l’histoire d’un illustre, ni un roman. Digne ou indigne, ma vie est ma matière, ma matière est ma vie17. L’ayant faite sans avoir jamais cru que l’envie de l’écrire me viendrait, elle peut avoir un caractère intéressant qu’elle n’aurait peut-être pas, si je l’avais faite avec intention de l’écrire dans mes vieux jours, et qui plus est de la publier.

Dans cette année 1797, à l’âge de soixante et douze ans, où je peux dire vixi [j’ai vécu], quoique je respire encore, je ne saurais me procurer un amusement plus agréable que celui de m’entretenir de mes propres affaires, et de donner un noble sujet de rire à la bonne compagnie qui m’écoute, qui m’a toujours donné des marques d’amitié, et que j’ai toujours fréquentéeg. Pour bien écrire, je n’ai besoin que de m’imaginer qu’elle me lira : Quaecumque dixi, si placuerint, dictavit auditor [Si quelque chose peut plaire dans ce que j’ai dit, c’est ce que l’auditeur aura dicté]18. Pour ce qui regarde les profanes que je ne pourrai empêcher de me lire, il me suffit de savoir que ce n’est pas pour eux que j’ai écrit.

Me rappelant les plaisirs que j’eus je me les renouvelle, et je ris des peines que j’ai enduréesh, et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure de rendre compte de ma gestion, comme un maître d’hôtel le rend à son seigneur avant de disparaître. Pour ce qui regarde mon avenir, je n’ai jamais voulu m’en inquiéter en qualité de philosophe, car je n’en sais rien ; et en qualité de chrétien la foi doit croire sans raisonner, et la plus pure garde un profond silence. Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parce que j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrivera après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort.

Mon histoire, devant commencer par le fait le plus reculé que ma mémoire puisse me rappeler, commencera à mon âge de huit ans, et quatre mois. Avant cette époque, s’il est vrai que vivere cogitare est [vivre, c’est penser]19, je ne vivais pas : je végétais. La pensée de l’homme, ne consistant que dans des comparaisons faites pour examiner des rapports, ne [7r] peut pas précéder l’existence de sa mémoire. L’organe qui lui est propre ne se développa dans ma tête que huit ans, et quatre mois après ma naissance : ce fut dans ces moments-là que mon âme commença à être susceptible d’impressions. Comment une substance immatérielle qui ne peut nec tangere nec tangi [ni toucher ni être touché]20 puisse l’être, il n’y a point d’homme qui soit en état de l’expliquer.

Une philosophie consolante d’accord avec la religion prétend que la dépendance de l’âme des sens, et des organes n’est que fortuite, et passagère, et qu’elle sera libre, et heureuse quand la mort du corps l’aura affranchie de leur pouvoir tyrannique21. C’est fort beau ; mais, religion à part, ce n’est pas sûr. Ne pouvant donc me trouver dans la certitude parfaite d’être immortel qu’après avoir cessé de vivre, on me pardonnera, si je ne suis pas pressé de parvenir à connaître cette vérité. Une connaissance qui coûte la vie coûte trop cher. En attendant j’adore DIEU me défendant toute action injuste, et abhorrant les hommes injustes, sans cependant leur faire du mal. Il me suffit de m’abstenir de leur faire du bien. Il ne faut pas nourrir les serpents.

Devant dire quelque chose aussi de mon tempérament22, et de mon caractère23, l’indulgent entre mes lecteurs ne sera ni le moins honnête, ni le plus dépourvu d’esprit.

J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance ; le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus. Conformant ma nourriture à ma constitution, j’ai toujours joui d’une bonne santé ; et ayant appris que ce qui l’altère est toujours l’excès soit de nourriture, soit d’abstinence, je n’ai jamais eu autre médecin que moi-même. Mais j’ai trouvé l’abstinence beaucoup plus dangereuse. Le trop donne une indigestion ; mais le trop peu donne la mort.

Aujourd’hui, vieux comme je suis, j’ai besoin, malgré l’excellence de mon estomac, de ne manger qu’une fois par jour, mais ce qui me dédommage de cette privation est le doux sommeil, et la facilité avec laquelle je couche sur du papier mes raisonnements sans avoir besoin ni de paradoxes, ni d’entortiller sophismes sur sophismes faits [7v] plus pour me tromper moi-même que mes lecteurs, car je ne pourrais jamais me déterminer à leur donner de la fausse monnaie24, si je la connaissais pour fausse.

Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté, toujours joyeux, et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer. De là vint mon inclination à faire des nouvelles connaissances, autant que ma facilité à les rompre, quoique toujours avec connaissance de cause, et jamais par légèreté. Les défauts du tempérament sont incorrigibles, parce que le tempérament même est indépendant de nos forces ; mais le caractère est autre chose. Ce qui le constitue est le cœur, et l’esprit ; et le tempérament y ayant très peu d’influence, il s’ensuit qu’il dépend de l’éducation, et qu’il est susceptible de corrections, et de réforme.

Je laisse à d’autres à décider si le mien est bon ou mauvais, mais tel qu’il est il se laisse facilement voir sur ma physionomie à tout connaisseur. Ce n’est que là que le caractère de l’homme est un objet de la vue, car c’est son siège25. Observons que les hommes qui n’ont pas de physionomie, et dont le nombre est très grand, n’ont pas non plus ce qu’on appelle un caractère. Par conséquent la diversité des physionomies sera égale à la diversité des caractères26.

Ayant reconnu que dans toute ma vie j’ai agi plus en force du27 sentiment, que dei mes réflexions, j’ai décidé que ma conduite a plus dépendu de mon caractère que de mon esprit après une longue guerre entr’eux, dans laquelle alternativement je ne me suis jamais trouvé ni assez d’esprit pour mon caractère, ni assez de caractère pour mon esprit. Brisons là-dessus28, car c’est le cas que si brevis esse volo obscurus fio [si je veux être bref, je deviens obscur]29. Je crois que sans blesser la modestie je peux m’approprier ces paroles de mon cher Virgile :

Nec sum adeo informis : nuper me in litore vidi

Cum placidum ventis staret mare.

[Et je ne suis pas tellement laid :

naguère je me suis miré sur le rivage,

quand les vents

laissaient la mer en repos.]30

Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire : je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter [8r] la curiosité.

J’eus des amis qui me firent du bien, et je fus assez heureux de pouvoir en toute occasion leur donner des marques de ma reconnaissance ; et j’eus des détestables ennemis qui m’ont persécuté, et que je n’ai pas exterminésj parce que je ne l’ai pas pu. Je ne leur aurais jamais pardonné, si je n’eussek oublié le mal qu’ils m’ont fait. L’homme qui oublie une injure ne l’a pas pardonnée ; il l’a oubliée ; car le pardon part d’un sentiment héroïque d’un cœur noble, et d’un esprit généreux, tandis que l’oubli vient d’une faiblesse de mémoire, ou d’une douce nonchalance amie d’une âme pacifique, et souvent d’un besoin de calme, et de paix ; car la haine, à la longue, tue le malheureux qui se plaît à la nourrir.

Si on m’appellera sensuel on aura tort, car la force de mes sens ne m’a jamais arraché à mes devoirs, quand j’en ai eu. Par la même raison on n’aurait jamais dû appeler Homère ivrogne : Laudibus arguitur vini vinosus Homerus [Par les éloges qu’il donne au vin, Homère est convaincu d’en être l’ami]31.

J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’Ogliapotrida32, la morue de Terre-neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine33, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave.

Quel goût dépravé ! Quelle honte de se le reconnaître, et de ne pas en rougir ! Ce critique m’excite à rire. En grâce de mes gros goûts, je suis assez effronté pour me croire plus heureux qu’un autre, d’abord que34 je me trouve convaincu que mes goûts me rendent susceptible de plus de plaisir. Heureux ceux qui sans nuire à personne savent s’en procurer, et insensés les autres qui s’imaginent que le GRAND-ÊTRE puisse jouir des douleurs, des peines, et des abstinences qu’ils lui offrent en sacrifice, et qu’il ne chérisse que les extravagants qui se les procurent. DIEU ne peut exiger de ses créatures que l’exercice des vertus dont il a placé le germe dans leur âme, et il ne nous a rien donné qu’à dessein de nous rendre heureux : amour-propre, ambition d’éloge, [8v] sentiment d’émulation, force, courage, et un pouvoir dont nulle tyrannie peut nous priver : c’est celui de nous tuer, si après un calcul juste, ou faux nous avons le malheur d’y trouver notre compte. C’est la plus forte preuve de notre liberté morale que le sophisme a tant combattuel. Elle est cependant justement en horreur à la nature ; et toutes les religions doivent la proscrire35.

Un prétendu esprit fort me dit un jour, que je ne pouvais pas me dire philosophe, et admettre la révélation36.

Si nous n’en doutons pas en physique37, pourquoi ne l’admettrions-nous pas en matière de religion ? Il ne s’agit que de la forme. L’esprit parle à l’esprit, et non pas aux oreilles. Les principes de tout ce que nous savons ne peuvent qu’avoir été révélés à ceux qui nous les communiquèrent par le grand et suprême principe qui les contient tous. L’abeille qui fait sa ruche, l’hirondelle qui construit son nid, la fourmi qui fait sa cave, et l’araignée qui ourdit sa toile n’auraient jamais rien fait sans une révélation préalable éternelle. Ou nous devons croire que la chose est ainsi, ou convenir que la matière pense. Pourquoi non, dirait Loke, si DIEU l’eût voulu38 ? Mais nous n’osons pas faire tant d’honneur à la matière. Tenons-nous donc à la révélation.

Le grand philosophe, qui après avoir étudié la nature, crut pouvoir chanter victoire la reconnaissant pour DIEU mourut trop tôt39. S’il eût vécu quelque temps davantage, il serait allé beaucoup plus loin, et son voyage n’eût pas été long. Se trouvant dans son auteur, il n’aurait plus pu le nier : in eo movemur, et sumus [nous nous mouvons et nous existons en lui]40. Il l’aurait trouvé inconcevable ; et il ne s’en serait pas inquiété. DIEU, grand principe de tous les principes, et qui n’eut jamais de principe, pourrait-il lui-même se concevoir, si pour se concevoir il eût besoin de connaître son propre principe ? Ô heureuse ignorance ! Spinozam, le vertueux Spinoza mourut avant de parvenir à la posséder. Il serait mort savant, et en droit de prétendre à la récompense de ses vertus supposant son âme immortelle.

Ce n’est pas vrai qu’une prétention de récompense disconvienne à la véritable vertu, et qu’elle porte atteinte à sa pureté, car, tout au contraire, [9r] elle sert à la soutenir, l’homme étant trop faible pour ne vouloir être vertueux que pour plaire uniquement à soi-même. Je crois fabuleux cet Amphiaraus41 qui vir bonus esse quam videri malebat [préférait être un homme bon que le paraître]42. Je crois enfin qu’il n’y a pas d’honnête homme au monde sans quelqu’espèce de prétention ; et je vais parler de la mienne.

Je prétends à l’amitié, à l’estime, et à la reconnaissance de mes lecteurs. À leur reconnaissance, si la lecture de mes mémoires les aura instruits, et leur aura fait plaisir. À leur estime, s’ils m’auront trouvé, me rendant justice, plus de qualités que de défauts ; et à leur amitié d’abord qu’ils m’en auront trouvé digne par la franchise, et la bonne foi avec laquelle je me livre sans nul déguisement tel que je suis à leur jugement.

Ils trouveront que j’ai toujours aimé la vérité avec tant de passion, que souvent j’ai commencé par mentir pour la faire entrer dans des têtes qui n’en connaissaient pas les charmes. Ils ne me condamneront pas quand ils me verront vider la bourse de mes amis pour m’en servir à satisfaire à mes caprices. Ils avaient des projets chimériques, et leur en faisant espérer la réussite, j’espérais en même temps de les guérir de leur folie les désabusant43. Je les trompais pour les faire devenir sages ; et je ne me croyais pas coupable, car ce qui me faisait agir n’était pas un esprit d’avarice. J’employais à payer mes plaisirs des sommes destinées à parvenir à des possessions que la nature rend impossibles. Je me croirais coupable, si aujourd’hui je me trouvais riche. Je n’ai rien ; j’ai tout jeté, et cela me console, et me justifie. C’était un argent destiné à des folies : j’en ai détourné l’usage le faisant servir aux miennes.

Si dans l’espoir que j’ai de plaire je me trompe, j’avoue que j’en serais fâché, mais non pas assez pour me repentir d’avoir écrit, car rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. Cruel ennui ! Ce ne peut être que par oubli que les auteurs des peines de l’enfer ne t’y placèrent.

J’avouerai cependant que je ne peux pas me défendre de la crainte du sifflet44. Elle est trop naturelle pour que j’ose me vanter d’y être supérieur ; et je suis bien loin de me consoler espérant que quand [9v] mes mémoires paraîtront je ne serai plus. Je ne peux me figurer sans horreur de contracter quelqu’obligation avec la mort que je déteste. Heureuse, ou malheureuse, la vie est le seul trésor que l’homme possède, et ceux qui ne l’aiment pas n’en sont pas dignes. On lui préfère l’honneur, parce que l’infamie la flétrit. Si dans l’alternative on se tue, la philosophie doit se taire. Ô mort ! Cruelle loi de la nature, que la raison doit réprouver, car elle n’est faite que pour la détruire. Cicéron dit qu’elle nous délivre des peines. Ce grand philosophe enregistre la dépense, et ne met pas en ligne de compte la recette. Je ne me souviens pas, si quand il écrivait ses Tusculanes, sa Tulliole était morte45. La mort est un monstre qui chasse du grand théâtre un spectateur attentif avant qu’une pièce qui l’intéresse infiniment finisse. Cette seule raison doit suffire pour la détester.

Dans ces mémoires on ne trouvera pas toutes mes aventures. J’ai omis celles quin auraient déplu aux personnes qui y eurent part,o car elles y feraient mauvaise figure. Malgré cela on ne me trouvera parfois que trop indiscret ; et j’en suis fâché. Si avant ma mort je deviens sage, et si je suis à temps, je brûlerai tout. Je n’en ai pas la force actuellement.

Ceux auxquels je paraîtrai trop peindre là où je conte en détail certaines aventures amoureuses auront tort à moins qu’ils ne me trouvent mauvais peintre. Je les prie de me pardonner, si ma vieille âme est réduite à ne pouvoir plus jouir que par réminiscence. La vertu sautera tous les tableaux qui pourront l’alarmer ; et je suis bien aise de lui donner cet avis dans cette préface. Tant pis pour ceux qui ne la liront pas. La préface est à un ouvrage ce que l’affiche est à une comédie. On doit la lire.

Je n’ai pas écrit ces mémoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vécu sont devenus insusceptibles de séduction46, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus Salamandres47. Les vraies vertus n’étant qu’habitudes, j’ose dire que les vrais vertueux sont les heureux qui les exercent sans se donner la moindre peine. Ces gens-là n’ont point d’idée de l’intolérance. C’est pour eux quep j’ai écrit.

J’ai écrit en français, et non pas en italien parce que la langue française est plus répandue que la mienne. Les puristes qui [10r] trouvant dans mon style des tournures de mon pays me critiqueront auront raison, si elles les empêcheront de me trouver clair. Les Grecs goûtèrent Théophraste malgré ses phrases d’Érèse48, et les Romains leur Tite-Live, malgré sa patavinité49. Si j’intéresse, je peux, ce me semble, aspirer à la même indulgence. Toute l’Italie goûte Algaroti quoique son style soit pétri de gallicismes50.

C’est pourtant digne d’observation qu’entre toutes les langues vivantes, qui figurent dans la république des lettres, la française soit la seule que ses présidents condamnèrent à ne pas s’enrichir aux dépens des autres, tandis que les autres, toutes plus riches qu’elle, la pillèrent, tant dans ses paroles51, que dans ses manières, d’abord qu’elles connurent que par ces petits vols elles s’embelliraient. Ceux qui la soumirent à cette loi convinrent cependant de sa pauvreté. Ils dirent qu’étant parvenue à posséder toutes les beautés dont elle est susceptible, le moindre trait étranger l’enlaidirait. Cette sentence peut avoir été prononcée par la prévention52. Toute la nation, du temps de Lulli, portait le même jugement sur sa musique, jusqu’à ce que Rameau vînt pour la désabuser53. Actuellement, sous le gouvernement républicain, les éloquents orateurs, et les savants écrivains ont déjà convaincu toute l’Europe qu’ils l’élèveront à ce haut degré de beauté, et de force que jusqu’à présent le monde n’a aperçu dans aucune autre langue. Dans le court espace d’un lustre54 elle a déjà gagné une centaine de mots étonnants ou par leur douceur, ou par la majesté, ou par leur noble harmonie. Peut-on par exemple inventer rien de plus beau en matière de langue qu’ambulance, franciade, monarchien, sansculotisme55 ? Vive la république. Il est impossible qu’un corps sans tête fasse des folies.

La devise que j’ai arboréeq justifie mes digressions, et les commentaires que je fais peut-être trop souvent à mes exploits en tout genre : nequicquam sapit qui sibi non sapit [c’est ne connaître rien que ne connaître pas pour son profit personnel]. Par la même raison j’eus besoin de m’entendre louer en bonne compagnie :

[10v] Excitat auditor studium, laudataque virtus

Crescit, et immensum gloria calcar habet.

[L’auditeur excite le zèle, les éloges accroissent le mérite

et la gloire est un puissant aiguillon.]56

J’aurais volontiers déployé le fier axiome Nemo leditur nisi a seipso [On est toujours l’artisan de son propre malheur]57, si je n’eusse eu peur de choquer le nombre immense de ceux qui dans tout ce qui leur va de travers s’écrient ce n’est pas ma faute. Il faut leur laisser cette petite consolation, car sans elle ilsr se haïraient ; et à la suite de cette haine vient le projet de se tuer.

Pour ce qui me regarde, me reconnaissant toujours pour la cause principale de tous les malheurs qui me sont arrivés, je me suis vu avec plaisir en état d’être l’écolier de moi-même, et en devoir d’aimer mon précepteur.

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