Mémoires de Casanova partie 1

[69r] CHAPITRE V

Nuit fâcheuse. Je deviens amoureux des deux sœurs, j’oublie Angéla. Bal chez moi, Juliette humiliée. Mon retour à Paséan. Lucie malheureuse. Lesa foudres favorables.

Madame Orio, après m’avoir fait au long ses remerciements, me dit que pour l’avenir je devais jouir de tous les droits d’ami de la maison. Nous passâmes quatre heures à rire, et à faire des niches1. J’ai si bien fait mes excuses pour ne pas rester à souper qu’elle dut les approuver. Marton allait m’éclairer ; mais un ordre absolu qu’elle donna à Nanette, qu’elle croyait ma favorite, l’obligea à me précéder, le chandelier à la main. La fine matoise descendit vite vite, ouvrit la porte, la referma d’un grand coup, éteignit la chandelle, et remonta en courant me laissant là, et rentrant chez sa tante qui la réprimanda très fort sur son vilain procédéb avec moi. Je suis monté à tâtons à l’endroit concerté, me jetant sur un canapé comme un homme qui attend le moment de son bonheur à l’insu de ses ennemis.

Après avoir passé une heure dans les plus douces rêveries, j’entends ouvrir la porte de la rue, puis la fermer à la clef à double tour, et dix minutes après je vois les deux sœurs suivies d’Angéla. Je ne prends garde qu’à elle, et je passe deux heures entières à ne parler qu’avec elle. Minuit sonne : on me plaint de ce que je n’avais pas soupé ; mais le ton de commisération me choque : je réponds qu’au sein du bonheur je ne pouvais me sentir incommodé par aucun besoin. On me dit que je suis en prison, puisque la clef de la grande porte était sous le chevet de madame, qui ne l’ouvrait qu’à la pointe du jour pour aller à la première messe. Je m’étonne qu’on croie que ce puisse me paraître une triste nouvelle : je me réjouis, au contraire, d’avoir devant moi cinq heures, et d’être sûr que je les passerais avec l’objet de mon adoration. Une heure après, Nanette rit sous cape. Angéla veut savoir de quoi elle rit ; elle lui répond à l’oreille ; Marton rit aussi : je les prie de me dire de quoi elles riaient ; et Nanette enfin d’un air mortifié me dit qu’elle n’avait point d’autre chandelle, et qu’à la fin de celle-là nous resterions dans les ténèbres. Cette nouvelle me comble de joie ; mais je la dissimule. Je leur dis [69v] que j’étais fâché pour elles. Je leur propose d’aller se coucher, et de dormir tranquillement, les assurant de mon respect ; mais cette proposition les fait rire.

— Que ferons-nous à l’obscur ?

— Nous causerons.

Nous étions quatre ; il y avait trois heures que nous parlions, et j’étais lec héros de la pièce. L’amour est grand poète : sa matière est inépuisable ; mais si la fin à laquelle il vise n’arrive jamais, il morfond comme la pâte chez le boulanger2. Ma chère Angéla écoutait ; et n’étant pas grande amie de la parole, répondait peu : elle n’avait pas l’esprit brillant : elle se piquait plutôt de faire parade de bon sens. Pour affaiblir mes arguments, elle ne crachait souvent qu’un proverbe, comme les Romains lançaient la catapulte. Elle se retirait, ou avec la plus désagréable douceur elle repoussait mes pauvres mains toutes les fois que l’amour les appelait à son secours. Malgré cela je poursuivais à parler, et gesticuler sans perdre courage. Je me trouvais au désespoir lorsque je m’apercevais que mes arguments trop subtils au lieu de la convaincre l’étourdissaient, et au lieu d’attendrir son cœur l’ébranlaient. J’étais tout étonné de voir sur les physionomies de Nanette, et de Marton l’impression résultante des traits que je lançais en droite ligne à Angéla. Cette courbe métaphysique me semblait hors de nature : ç’aurait dû être un angle. Malheureusement j’étudiais alors la géométrie. Malgré la saison je suais à grosses gouttes. Nanette se leva pour porter dehors la chandelle, qui mourant à notre présence nous aurait infectés.

À la première apparition des ténèbres mes bras s’élèvent naturellement pour se saisir de l’objet nécessaire à la situation actuelle de mon âme ; et je ris de ce qu’Angéla avait saisi l’instant d’avance pour s’assurer de n’être pas prise. J’ai employé une heure à dire tout ce que l’amour pouvait inventer de plus gai pour la persuader à venir se remettre sur le même siège. Il me paraissait impossible que cela pût être tout de bon. Ce badinage, lui dis-je à la fin, est trop long : il est contre nature : je ne peux pas courir après vous, et je m’étonne de vous entendre rire : dans une conduite si étrange il semble que vous vous moquez de moi. Venez donc vous asseoir. Devant vous parler sans vous voir, au moins mes mains doivent m’assurer que je ne parle pas à l’air. Si vous vous moquez de moi, vous devez sentir que vous m’insultez, et l’amour, je crois, ne doit pas être mis à l’épreuve de l’insulte.

— Eh bien ! Calmez-vous. [70r] Je vous écoute sans perdre un seul de vos mots ; mais vous devez aussi sentir qu’honnêtement je ne peux pas à l’obscur me mettre auprès de vous.

— Vous prétendez donc que je me tienne ici comme ça jusqu’à l’aube ?

— Jetez-vous sur le lit, et dormez.

— Je vous admire que vous trouviez cela possible, et combinable avec mon feu. Allons. Je veux m’imaginer de jouer à colin-maillard3.

Je me lève alors ; et je la cherche en vain par toute la chambre en long, et en large. Je me saisis de quelqu’un ; mais c’est toujours Nanette, ou Marton, qui par effet d’amour-propre se nomment dans l’instant. Dans le même instant, sot D. Quichotte, je me crois en devoir de lâcher prise. L’amour, et le préjugé m’empêchent de connaître la vilenie ded ce respect. Je n’avais pas encore lu les anecdotes de Louis XIII roi de France4 ; mais j’avais lu Boccacee. Je poursuis à la chercher. Je lui reproche sa dureté, je lui remontre qu’elle doit à la fin se laisser trouver, et elle me répond alors qu’elle doit avoir la même difficulté que moi à me trouver. La chambre n’était pas grande, et je commence à enrager de ce que je ne pouvais jamaisf l’attraper.

Plus ennuyé que fatigué, je m’assieds, et je passe une heure à leur conter l’histoire de Roger lorsqu’Angélique lui avait disparu moyennant la bague enchantée que trop bonnement le chevalier amoureux lui avait remise.

Così dicendo, intorno a la fontana

Brancolando n’andava come cieco

O quante volte abbracciò l’aria vana

Sperando la donzella abbracciar seco.

[En parlant de la sorte, autour de la fontaine,

il allait tâtonnant comme fait un aveugle.

Ah ! que de fois il étreignit en vain les airs,

espérant qu’en ses bras il étreindrait la belle !]5

Angéla ne connaissait pas l’Arioste ; mais Nanette l’avait lu plusieurs fois. Elle se mit à défendre Angélique, et à accuser la bonhomie de Roger qui étant sage n’aurait jamais dû confier la bague à la coquette. Nanette m’enchanta ; mais j’étais alors trop bête pour faire des réflexionsg convenables à un retour sur moi-même.

Je n’avais plus qu’une seule heure devant moi, et il ne fallait pas attendre le jour, car Madame Orio serait plutôt morte que tentée de manquer sa messe. J’ai passé cette dernière heure à parler tout seul à Angéla pour la persuader, et puis pour la convaincre qu’elle devait venir s’asseoir près de moi. Mon âme a passé par toutes les couleurs dans un creuset, dont le lecteur ne peut pas avoir une idée claire, à moins qu’il ne se soit trouvé en pareil cas. Après avoir employé toutes les raisons excogitables6, j’ai employé les prières, puis (infandum [indicible]7) les larmes. Mais quand je les ai reconnues pour inutiles, la [70v] sensation qui s’empara de moi fut la juste indignation qui anoblit la colère. Je serais parvenu à battre le fier monstre qui avait pu me tenir cinq heures entières dans la plus cruelle de toutes les détresses, si je ne me fusse pas trouvé dans l’obscurité. Je lui ai dit toutes les injures qu’un amour méprisé peut suggérer à un entendement irrité. Je lui ai lancé des malédictions fanatiques : je lui ai juré que tout mon amour s’était changé en haine, finissant par l’avertir de se garder de moi, car certainement je la tuerais lorsqu’elle s’offrirait à mes yeux.

Mes invectives finirent avec la sombre nuit. À l’apparition des premiers rayons de l’Aurore, et au bruit que firent la grosse clef, et le verrou, lorsque madame Orio ouvrit la porte pour aller mettre son âme dans le repos quotidien qui lui était nécessaire, je me suis disposé à partir prenant mon manteau, et mon chapeau. Mais je ne saurais peindre à mon lecteur la consternation de mon âme, quand glissant mes yeux sur la figure de ces trois filles, je les ai vues fondantes en larmes. Honteux, et désespéré, jusqu’à me sentir assailli de l’envie de me tuer, je me suis assis de nouveau. Je songeais que ma brutalité avait mis en pleurs ces trois belles âmes. Je n’ai pas pu parler. Le sentiment m’étranglait ; les larmes vinrent à mon secours et je m’y suis livré avec volupté. Nanette se leva me disant que sa tante ne pouvait pas tarder à rentrer. J’ai vite essuyé mes yeux, et sans les regarder, ni leur dire mot, je suis parti, allant d’abord me mettre au lit, où je n’ai jamais pu dormir.

À midi M. Malipiero, me voyant extrêmement changé, m’en demanda la raison, et, ayant besoin de soulager mon âme, je lui ai dit tout. Le sage vieillard n’a pas ri. Par des réflexions très sensées il me mit du baume dans l’âme. Il se voyait dans mon même cas vis-à-vis de Thérèse. Mais il dut rire, et moi aussi quand il me vit manger avec un appétit canin. Je n’avais pas soupé ; mais il me félicita sur mon heureuse constitution.

Déterminé à ne plus aller chez madame Orio, j’ai tenu dans ces jours-là une conclusion de métaphysique8 dans laquelle j’ai soutenu que tout être, dont on ne pouvait avoir qu’une idée abstraite ne pouvait exister qu’abstraitement. J’avais raison ; mais on mit facilement ma thèse en aspect d’impiété, et on m’a condamné à chanter la palinodie. Je suis allé à Padoue où on m’a promu au [71r] doctorath utroque jure [en droit civil et droit canon].

À mon retour à Venise, j’ai reçu un billet de M. Rosa qui me priait de la part de Madame Orio d’aller la voir. J’y suis allé le soir sûr de ne pas y trouver Angéla, à laquelle je ne voulais plus penser. Nanette, et Marton par leur gaieté dissipèrent la honte que j’avais de paraître devant elles au bout de deux mois ; mais ma conclusion, et mon doctorat firent valoir mes excuses avec madame Orio, qui n’avait à me dire autre chose sinon que se plaindre que je n’allais plus chez elle. Nanette à mon départ me remit une lettre qui en contenait une d’Angéla. « Si vous avez le courage, me disait celle-ci, de passer encore une nuit avec moi, vous n’aurez pas raison de vous plaindre, car je vous aime. Je souhaite de savoir de votre bouche même, si vous auriez poursuivi à m’aimer, si j’avais consenti à me rendre méprisable. »

Voici la lettre de Nanette, qui seule avait de l’esprit. « M. Rosa s’étant engagé à vous faire retourner chez nous, je prépare cette lettre pour vous faire savoir qu’Angéla est au désespoir de vous avoir perdu. La nuit que vous avez passée avec nous fut cruelle, j’en conviens ; mais il me semble qu’elle ne devait pas vous faire prendre le parti de ne plus venir voir au moins madame Orio. Je vous conseille, si vous aimez encore Angéla, de courir le risque encore d’une nuit. Elle se justifiera peut-être, et vous en sortirez content. Venez donc. Adieu. »

Ces deux lettres me firent plaisir. Je me voyais sûr de me venger d’Angéla par le plus marqué de tous les mépris. J’y suis allé le premier jour de fête ayant dans ma pochei deux bouteilles de vin de Chypre, et une langue fumée, et je fus surpris de ne pas voir la cruelle. Faisant tomber le propos sur elle, Nanette dit qu’elle lui avait dit le matin à la messe qu’elle ne pourrait venir qu’à l’heure du souper. Je n’en ai donc pas douté, et je n’ai pas accepté lorsque Madame Orio m’a prié de rester. Un peu avant l’heure, j’ai fait semblant de partir comme la première fois, et je suis allé me mettre dans l’endroit concerté. Il me tardait de jouer le charmant rôle que j’avais déjà prémédité. J’étais sûr que quand même Angéla se serait déterminée à changer de système elle ne m’accorderait que des petites faveurs, et je ne m’en souciais plus. Je ne me sentais plus dominé que par un fort désir de vengeance.

[71v] Trois quarts d’heure après j’entends fermer la porte de la rue, et dix minutes après j’entends monter l’escalier, et je vois devant moi Nanette, et Marton.

— Où est donc Angéla ? dis-je à Nanette.

— Il faut qu’elle n’ait pu ni venir ni nous le faire dire. Elle doit cependant être sûre que vous êtes ici.

— Elle croit de m’avoir attrapé ; et effectivement je ne m’y attendais pas ; vous la connaissez actuellement. Elle se moque de moi ; et elle triomphe. Elle s’est servie de vous pour me faire donner dans le panneau9 ;j et elle y a gagné, car si elle était venue, c’est moi qui me serais moqué d’elle.

— Oh ! pour cela, permettez que j’en doute.

— N’en doutez pas, ma chère Nanette ; et vous en serez convaincue par la belle nuit que nous passerons sans elle.

— C’est-à-dire qu’en homme d’esprit vous saurez vous adapter à un pis-aller ; mais vous vous coucherez ici, et nous irons dormir sur le canapé dans l’autre chambre.

— Je ne vous l’empêcherais pas ; mais vous me joueriez un tour sanglant ; et d’ailleurs je ne me coucherais pas.

— Quoi ! Vous auriez la force de passer sept heures avec nous ? Je suis sûre que lorsque vous ne saurez plus que dire vous vous endormirez.

— Nous verrons. En attendant voici une langue, et voici du Chypre. Aurez-vous la cruauté de me laisser manger seul ? Avez-vous du pain ?

— Oui ; et nous ne serons pas cruelles10. Nous souperons une seconde fois.

— C’est de vous que je devrais être amoureux. Dites-moi, belle Nanette, si vous me rendriez malheureux comme Angéla.

— Vous semble-t-il de pouvoir me faire cette question ? Elle est d’un fat. Tout ce que je peux vous répondre c’est que je n’en sais rien.

Elles mirent vite trois couverts ; elles portèrent du pain, du fromage parmesan, et de l’eau, et riant de la chose, elles mangèrent, et burent avec moi du Chypre, qui, n’y étant point accoutumées, leur monta à la tête. Leur gaieté devint délicieuse. J’étais surpris en les examinant de n’avoir pas avant ce moment-là reconnu tout leur mérite.

Après le petit souper, assis au milieu d’elles, prenant [72r] leurs mains, et les leur baisant je leur ai demandé si elles étaient mes véritables amies, et si elles approuvaient la façon indigne dont Angéla m’avait traité. Elles me répondirent d’accord que je leur avais fait verser des larmes. Laissez donc, leur dis-je, que j’aie pour vous la tendresse d’un vrai frère, et partagez-la comme si vous étiez mes sœurs : donnons-nous-en des gages dans l’innocence de nos cœurs : embrassons-nous, et jurons-nous une fidélité éternelle.

Les premiers baisers que je leur ai donnés ne sortirent ni d’un désir amoureux, ni d’un projet tendant à les séduire, et de leur côté, elles me jurèrent quelques jours après qu’elles ne me les rendirent que pour m’assurer qu’elles partageaient mes honnêtes sentiments de fraternité ; mais ces baisers innocents ne tardèrent pas à devenir enflammés, et à susciter en tous les trois un incendie, dont nous dûmes être fort surpris, car nous les suspendîmes nous entreregardant après tous étonnés, et fort sérieux. Les deux sœurs bougèrent sous un prétexte, et je suis resté absorbé dans la réflexion. Ce n’est pas étonnant que le feu que ces baisers avaient allumé dans mon âme, et qui serpentait dans tous mes membres m’ait rendu dans l’instant invinciblement amoureux de ces deux filles. Elles étaient toutes les deux plus jolies qu’Angéla, et Nanette par l’esprit, comme Marton par son caractère doux, et naïf lui étaient infiniment supérieures : je me suis trouvé fort surpris de n’avoir pas reconnu leur mérite avant ce moment-là ; mais ces filles étant nobles, et fort honnêtes, le hasard qui les avait mises entre mes mains ne devait pas leur devenir fatal. Je ne pouvais pas sans fatuité croire qu’elles m’aimaient ; mais je pouvais supposer que les baisers avaient fait sur elles le même effet qu’ils avaient fait sur moi. Dans cette supposition j’ai vu avec évidence qu’employant des ruses, et des tournures, dont elles ne pouvaient pas connaître la force, il ne me serait pas difficile, dans le courant de la longue nuit que je devais passer avec elles, de les [72v] faire consentir à des complaisances, dont les suites pouvaient devenir très décisives. Cette pensée me fit horreur. Je me suis imposé une loi sévère, et je n’ai pas douté de la force qui m’était nécessaire pour l’observer.

Les voyant reparaître portant sur leur physionomie le caractère de la sécurité, et du contentement, je me suis dans l’instant donné le même vernis bien déterminé à ne plus m’exposer au feu des baisers.

Nous passâmes une heure à parler d’Angéla. Je leur ai dit que je me sentais déterminé à ne plus la voir, puisque j’étais convaincu qu’elle ne m’aimait pas.

— Elle vous aime, me dit la naïve Marton, et j’en suis sûre ; mais si vous ne pensez pas à l’épouser, vous ferez fort bien à rompre avec elle tout à fait, car elle est décidée à ne vous accorder pas un seul baiser tant que vous ne serez que son amoureux : il faut donc la quitter, ou vous disposer à ne la trouver complaisante en rien.

— Vous raisonnez comme un ange ; mais comment pouvez-vous être sûre qu’elle m’aime ?

— Très sûre. Dans l’amitié fraternelle que nous nous sommes promis je peux sincèrement vous le dire. Quand Angéla couche avec nous, elle m’appelle, me couvrant de baisers, son cher abbé.

Nanette alors, éclatant de rire, lui mit une main sur la bouche ; mais cette naïveté me mit tellement en feu, que j’ai eu la plus grande des peines à conserver ma contenance. Marton dit à Nanette qu’il était impossible, ayant beaucoup d’esprit, que j’ignorasse ce que deux filles bonnes amies faisaient quand elles couchaient ensemble.

— Sans doute, lui ajoutai-je, personne n’ignore ces bagatelles, et je ne crois pas, ma chère Nanette, que vous ayez trouvék dans cette confidence amicale votre sœur trop indiscrète.

— À présent c’est fait ; mais ce sont des choses qu’on ne dit pas. Si Angéla le savait…. !

— Elle serait au désespoir, je le sais bien ; mais Marton m’a donné une telle [73r] marque d’amitié, que je lui serai reconnaissant jusqu’à la mort. C’en est fait. Je déteste Angéla ; je ne lui parlerai plus. C’est une âme fausse ; elle vise à mon précipice.

— Mais elle n’a pas tort, si elle vous aime, de vous désirer pour mari.

— D’accord ; mais employant ce moyen, elle ne pense qu’à son propre intérêt, et sachant ce que je souffre, elle ne peut procéder ainsi que ne m’aimant pas. En attendant par une fausse imagination monstrueuse elle soulage ses désirs brutaux avec cette charmante Marton qui veut bien lui servir de mari.

Les éclats de rire de Nanette redoublèrent alors ; mais je n’ai pas quitté mon air sérieux, ni changé de style avec Marton faisant les plus pompeux éloges à sa belle sincérité.

Ce propos me faisant le plus grand plaisir, j’ai dit à Marton qu’Angéla à son tour devait lui servir de mari, et pour lors elle me dit en riant qu’elle n’était mari que de Nanette, et Nanette dut en convenir.

— Mais comment nomme-t-elle son mari, lui dis-je, dans ses transports11 ?

— Personne n’en sait rien.

— Vous aimez donc quelqu’un ? dis-je à Nanette.

— C’est vrai ; mais personne ne saura jamais mon secret.

Je me suis alors flatté que Nanette en secret pouvait être la rivale d’Angéla. Mais avec ces jolis propos j’ai perdu l’envie de passer la nuit sans rien faire avec cesl deux filles qui étaient faites pour l’amour. Je leur ai dit que j’étais bien heureux de n’avoir pour elles que des sentiments d’amitié, car sans cela je me trouverais fort embarrassé à passer la nuit avec elles sans désirer de leur donner des marques de ma tendresse, et d’en recevoir, car, leur dis-je d’un air très froid, vous êtes l’une et l’autre jolies à ravir, et faites pour faire tourner la tête à tout homme que vous mettrez à même de vous connaître à fond. [73v] Après avoir parlé ainsi, j’ai fait semblant d’avoir envie de dormir. Ne faites pas de façon, me dit Nanette, mettez-vous au lit : nous irons dormir dans l’autre chambre sur le canapé.

— Je me croirais, faisant cela, le plus lâche des hommes. Causons : l’envie de dormir me passera. Je suis seulement fâché à cause de vous. C’est vous qui devriez vous coucher ; et c’est moi qui irai dans l’autre chambre. Si vous me craignez enfermez-vous ; mais vous auriez tort car je ne vous aime qu’avec des entrailles de frère.

— Nous ne ferons jamais cela, me dit Nanette. Laissez-vous persuader : couchez-vous ici.

— Habillé, je ne peux pas dormir.

— Déshabillez-vous. Nous ne vous regarderons pas.

— Je ne crains pas cela ; mais je ne pourrais jamais m’endormir vous voyant obligées à veiller à cause de moi.

— Nous nous coucherons aussi, me dit Marton, mais sans nous déshabillerm.

[74r] — C’est une méfiance qui insulte ma probité. Dites-moi, Nanette, si vous me croyez honnête homme.

— Oui certainement.

— Fort bien. Vous devez m’en convaincre. Vous devez vous coucher toutes les deux à mes côtés tout à fait déshabillées, et compter sur la parole d’honneur que je vous donne que je ne vous toucherai pas. Vous êtes deux, et je suis un : que pouvez-vous craindre ? Ne serez-vous pas les maîtresses de sortir du lit, si je cesse d’être sage ? Bref : si vous ne me promettez pas de me donner cette marque de confiance du moins quand vous me verrez endormi, je n’irai pas me coucher.

J’ai alors cessé de parler faisant semblant de m’endormir ; et elles se parlèrent tout bas ; puis Marton me dit d’aller me coucher, et qu’elles en feraient de même quand elles me verraient endormi. Nanette me le promit aussi, et pour lors je leur ai tourné le dos, et après m’être entièrement déshabillé, je me suis mis au lit, et je leur ai souhaité la bonne nuit. J’ai d’abord fait semblant de dormir, mais un quart d’heure après, je me suis endormi tout de bon. Je ne me suis réveillé que quand elles vinrent se coucher ; mais je me suis d’abord tourné pour reprendre mon sommeil, et je n’ai commencé à agir que quand je me suis vu le maître de les croire endormies. Si elles ne dormaient pas, il ne tenait qu’à elles d’en faire semblant. Elles m’avaient tourné le dos, et nous étions à l’obscur. J’ai commencé par celle vers laquelle j’étais tourné ne sachant pas si c’était Nanette ou Marton. Je l’ai trouvée accroupie, et enveloppée dans sa chemise, mais ne brusquant rien, et n’avançant l’entreprise qu’aux pas les plus petits elle se trouva convaincue que le meilleur parti qu’elle pût prendre était celui de faire semblant de dormir, et [74v] de me laisser faire. Peu à peu je l’ai développée ; peu à peu elle se déploya, et peu à peu par des mouvements suivis, et très lents, mais merveilleusement bien d’après nature, elle se mit dans une position, dont elle n’aurait pu m’en offrir une autre plus agréable que se trahissant. J’ai entamé l’ouvrage, mais pour le rendre parfait j’avais besoin qu’elle s’y prêtât de façon à ne plus pouvoir le désavouer, et la nature enfin l’obligea à s’y déterminer. J’ai trouvé la première exempte de doute, et ne pouvant pas douter non plus de la douleur qu’on avait dû endurer j’en fus surpris. En devoir de respecter religieusement un préjugé auquel je devais une jouissance dont je goûtais la douceur pour la première fois de ma vie, j’ai laissé la victime tranquille, et je me suis tourné de l’autre côté pour en agir de même avec la sœur qui devait compter sur toute ma reconnaissance.

Je l’ai trouvée immobile dans la posture qu’on peut avoir quand on est couché sur le dos dormant profondément, et sans aucune crainte. Avec les plus grands ménagements, et toute l’apparence de crainte de la réveiller j’ai commencé par flatter son âme12 m’assurant qu’elle était toute neuve comme sa sœur : et je n’ai différé à la traiter de même que jusqu’au moment qu’affectant un mouvement très naturel, et sans lequel il m’aurait été impossible de couronner l’œuvre, elle m’aida à triompher ; mais dans le moment de la crise, elle n’eut pas la force de poursuivre la fiction. Elle se démasqua me serrant très étroitement entre ses bras, et collant sa bouche sur la mienne. Après le fait, je suis sûr, lui dis-je, que vous êtes Nanette.

— Oui ; et je m’appelle heureuse, comme ma sœur, si vous êtes honnête, et constant.

— Jusqu’à la mort, mes anges, tout ce que nous avons fait fut l’ouvrage de l’amour ; et qu’il n’y ait plus question d’Angéla.

[75r] Je l’ai alors priée de se lever pour aller allumer des bougies, et ce fut Marton qui eut cette complaisance. Quand j’ai vu Nanette entre mes bras animée par le feu de l’amour, et Marton qui tenant une bougie nous regardait, et paraissait nous accuser d’ingratitude de ce que nous ne lui disions rien, tandis qu’ayant été la première à se rendre à mes caresses elle avait encouragén sa sœur à l’imiter, j’ai senti tout mon bonheur. Levons-nous, leur dis-je, pour nous jurer une amitié éternelle, et pour nous rafraîchir.

Nous fîmes tous les trois dans un baquet plein d’eau une toilette de mon invention qui nous fit rire, et qui renouvela tous nos désirs ; puis dans le costume de l’âge d’or nous mangeâmes le reste de la langue, et vidâmes l’autre bouteille. Après nous être dit cent choses, que dans l’ivresse de nos senso il n’est permis d’interpréter qu’à l’amour, nous nous recouchâmes, et nous passâmes dans des débats toujours diversifiés tout le reste de la nuit. Ce fut Nanette qui en fit la clôture. Madame Orio étant allée à la messe j’ai dû les quitter abrégeant tous les propos. Après leur avoir juré que je ne pensais plus à Angéla, je suis allé chez moi m’ensevelir dans le sommeil jusqu’à l’heure de dîner.

M. de Malipiero me trouva l’air joyeux, et les yeux cernés ; et j’ai laissé qu’il s’imagine tout ce qu’il voulut ; mais je ne lui ai rien dit. Je suis allé chez madame Orio le surlendemain, et Angéla n’y étant pas j’y ai soupé, puis je suis parti avec M. Rosa. Nanette trouva le moment de me remettre une lettre, et un paquet. Le paquet contenait un morceau de pâte sur laquelle était l’empreinte d’une clef, et la lettre me disait de faire faire la clef et d’aller passer les nuits avec elles quand j’en aurais envie. Elle me rendait compte outre cela [75v] qu’Angéla était allée passer avec elle la nuit du lendemain, et que dans les habitudes où elles étaient elle avait deviné tout ce qui était arrivé, et qu’elles en étaient convenues lui reprochant qu’elle en avait été la cause. Elle leur avait dit les injures les plus grossières, et elle avait juré de ne plus remettre les pieds chez elles. Elles ne s’en souciaient pas.

Quelques jours après la fortune nous délivra d’Angéla. Elle est allée demeurer à Vicence avec son père13 qui y fut occupé pour deux ans à peindre à Fresco14 des appartements. De cette façon je suis resté tranquille possesseur de ces deux anges où je passais au moins la nuit deux fois par semaine y allant toujours attendu avec la clef qu’elles surent me procurer.

Vers la fin du carnaval Monsieur Manzoni me dit que la célèbre Julietta voulait me parler ; et qu’elle avait été toujours fâchée de ne plus me voir. Assez curieux de savoir ce qu’elle avait à me dire j’y fus avec lui. Après m’avoir reçu assez poliment, elle me dit qu’elle avait su que j’avais chez moi une belle salle, et qu’elle désirait que je lui donnasse un bal à ses dépens. J’y ai d’abord consenti. Elle me donna 24 sequins15, et elle envoya ses domestiques garnir de lustres ma salle, et mes chambres, je ne devais penser qu’à l’orchestre, et au souper. Monsieur de San-Vitali était déjà parti ; et le gouvernement de Parme lui avait donné un économe16. Je l’ai vu dix ans après à Versailles décoré des ordres du roi en qualité de grand écuyer de la fille aînée de Louis XV duchesse de Parme17, qui comme toutes les princesses de France ne pouvait pas se souffrir en Italie.

Mon bal fut en ordre. Il n’y avait que la coterie de Juliette, et dans une petite chambre Madame Orio avec ses deux nièces, et le procureur Rosa qu’en qualité de personnes sans conséquence elle m’avait permis de faire venir.

Après le souper, tandis qu’on dansait des menuets, la belle me prend à part, et me dit menez-moi vite dans votre chambre, car il m’est venup une idée plaisante, et nous rirons.

Ma chambre était au troisième étage, et nous y allons. [76r] Je vois qu’elle ferme d’abord la porte au verrou, je ne savais que penser. Je veux, me dit-elle, que vous m’habilliez complètement en abbé avec un de vos habits, et je vous habillerai en femme avec ma robe. Nous descendrons déguisés ainsi, et nous danserons les contredanses. Allons vite, mon cher ami, commençons par nous coiffer.

Sûr d’une bonne fortune, et charmé de la rare aventure je lui arrange vite ses longs cheveux en rond, et après je laisse qu’elle me fasse un chignon qu’elle met très bien sous son propre bonnet. Elle me met du rouge, et des mouches, je m’en complais18, je lui laisse voir en honnête garçon mon contentement, et elle m’accorde de bonne grâce un doux baiser sous condition que je ne prétendrais pas davantage : je lui réponds que tout ne pouvait dépendre que d’elle. Je l’avertis en attendant que je l’adorais.

Je mets sur le lit une chemise, un petit collet, des caleçons, des bas noirs, et un habit complet. En devoirq de laisser tomber ses jupes, elle se passe adroitement des caleçons, et elle dit qu’ils vont bien, mais quand elle veut se passer mes culottes elle les trouve trop étroites à la ceinture, et dans le haut des cuisses. Il n’y a pas de remède, il faut découdre par-derrière, et s’il le faut couper l’étoffe. Je me charge de tout cela ; je m’assis sur le pied du lit, et elle se met devant moi me tournant le dos ; [76v]r mais il lui semble que je veuille trop voir, que je m’y prenne mal, que j’aille trop lentement, et que je touche où il n’était pas nécessaire que je touchasse : elle s’impatiente, elle me laisse, elle déchire, et s’arrange elle-même ses culottes. Je lui mets bas, et souliers, puis je lui passe la chemise, et lui arrangeant le jabot, et le petit collet, elle trouve mes mains trop curieuses, car sa poitrine n’était pas garnie. Elle me chante pouilles19 : elle m’appelle malhonnête, mais je la laisse dire ; je ne voulais pas qu’elle me prît pour dupe, et d’ailleurs c’était une femme qu’on avait payée cent mille écus, et qui devait intéresser un penseur. La voilà enfin habillée, et voilà mon tour.

J’ôte vite mes culottes malgré qu’elle voulait que je les gardasse ; elle doit elle-même me passer sa chemise, puis une jupe ; mais tout d’un coup, devenue coquette, elle se fâche de ce que je ne lui cache pas le trop visible effet de ses charmes, et elle se refuse à un soulagement qui dans un instant m’aurait calmé. Je veux lui donner un baiser, elle ne veut pas ; à mon tour je m’impatiente, et malgré elle les éclaboussures de mon incontinence paraissent sur la chemise. Elle me dit des injures, je lui réponds, et je lui démontre son tort ; mais tout est inutile ; elle est fâchée ;s elle dut cependant achever son ouvrage finissant de m’habiller.

C’est évident qu’une honnête femme qui se serait exposée vis-à-vis de moi à une pareille aventure aurait eu des intentions tendres, et ne se serait pas démentie dans le moment qu’elle m’aurait vu les partager ; mais les femmes de l’espèce de Juliette sont dominées par un maudit esprit qui les rend ennemies d’elles-mêmes. Juliette se trouva attrapée quand elle vit que je n’étais pas timide. Ma facilité lui parut un manque de respect. Elle aurait voulu me voir voleur de quelques faveurs qu’elle m’aurait accordées faisant semblant de ne pas s’en apercevoir. J’aurais trop flatté sa vanité.

[78r] tDéguisés ainsi, nous descendîmes à la salle où un claquement de mains général nous mit d’abord de bonne humeur. Tout le monde me supposait la bonne fortune que je n’avais pas eue ; mais j’étais bien aise de la laisser croire. Je me suis mis à la contredanse avec mon abbé que j’étais fort fâché de trouver charmant. Juliette dans le courant de la nuit me traita si [78v] bien que la croyant repentie de son vilain procédé je me suis repenti aussi du mien ; mais ce fut un sentiment de faiblesse, dont le ciel dut me punir.

Après la contredanse tout le monde masculin se crut autorisé à prendre des libertés avec Juliette devenue abbé, et à mon tour je me suis émancipé avec les filles qui auraient craint de passer pour bêtes si elles se fussent opposées à mes manières. M. Querini fut assez sot pour me demander si j’avais des culottes, et je l’ai vu pâlir quand je lui ai dit que j’avais été obligé de les céder à l’abbé. Il alla s’asseoir dans un coin de la salle, et il ne voulut plus danser.

Toute la compagnie enfin remarquant que j’avais une chemise de femme ne douta pas de la beauté de mon aventure exceptéu Nanette, et Marton qui ne pouvaient pas me croire capable d’une infidélité. Juliette s’aperçut qu’elle avait fait une grande étourderie ; mais il n’y avait plus de remède.

D’abord que nous retournâmes dans ma chambre pour nous déshabiller, la croyant repentie, et ayant d’ailleurs pris du goût pour elle, j’ai cru de pouvoir l’embrasser, et en même temps lui prendre une main pour la convaincre que j’étais prêt à lui donner toute la satisfaction qu’elle méritait ; mais elle me sangla un si violent soufflet que peu s’en fallut que je ne le lui rendisse. Je me suis alors déshabillé sans la regarder, et elle en fit autant. Nous descendîmes ensemble ; mais malgré l’eau fraîche avec laquelle je me suis lavé le visage toute la compagnie put voir sur ma figure la marque de [79r] la grosse main qui l’avait frappée.

Avant de s’en aller, elle me dit tête à tête du ton le plus ferme que si j’avais envie de me faire jeter par la fenêtre je n’avais qu’à aller chez elle, et qu’elle me ferait assassiner si ce qui était arrivé entre nous devenait public.

Je ne lui ai donné motif de faire ni l’un ni l’autre, mais je n’ai pas pu empêcher qu’on conte que nous avions troqué nos chemises. Personne ne m’ayant plus vu chez elle, tout le monde crut qu’elle dut donner cette satisfaction à M. Querini. Le lecteur verra dans six ans d’ici à quelle occasion cette célèbre fille dut faire semblant d’avoir oubliév toute cette histoire20.

J’ai passé le carême très heureux avec mes deux anges, à l’assemblée chez M. de Malipiero, et à étudier la physique expérimentale au couvent de la Salute21.

Après Pâques devant tenir parole à la comtesse de Monréal, et impatient de revoir ma chère Lucie je suis allé à Paséan22. J’y ai trouvé une compagnie tout à fait différente de celle qui s’y était trouvée dans l’automne passé. Le comte Daniel qui était l’aîné de la famille avait épousé une comtesse Gozzi23, et un jeune riche fermier qui avait épousé une filleule de la vieille comtesse y était admis avec sa femme, et sa belle-sœur. Le souper me parut fort long. On m’avait logé dans la même chambre, et il me tardait de voir Lucie avec laquelle j’étais bien décidé de ne plus faire l’enfant.

Ne l’ayant pas vue avant de me coucher, je [79v] l’attendais sans faute le matin à mon réveil ; mais au lieu d’elle je vois une vilaine servante paysanne. Je lui demande des nouvelles de la famille, et je n’apprends rien, car elle ne parlait que furlan. C’est la langue du pays.

Cela m’inquiète. Qu’est donc devenue Lucie ? A-t-on découvert notre commerce24 ? Est-elle malade ? Est-elle morte ? Je me tais, et je m’habille. Si on lui a défendu de me voir, je me vengerai, car d’une façon ou de l’autre je trouverai le moyen de la voir, et par esprit de vengeance je ferai avec elle ce que l’honneur malgré l’amour m’a empêché de faire.

Mais voilà le concierge qui entre d’un air triste. Je lui demande d’abord comment se portaient sa femme, et sa fille, et au nom de cette dernière il pleure.

— Est-elle morte ?

— Plût à Dieu qu’elle fût morte.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle s’en est allée avec l’Aigle coureur25 de Monsieur le comte Daniel, et nous ne savons pas où.

Sa femme arrive, et entendant ce discours, sa douleur se renouvelle, et elle se pâme. Le concierge me voyant sincèrement associé à son affliction, me dit qu’il n’y avait que huit jours que ce malheur lui était arrivé.

— Je connais l’Aigle, lui dis-je. [80r] C’est un coquin célèbre. Vous l’a-t-il demandée en mariage ?

— Non : car il était certain que nous ne la lui aurions pas accordée.

— Je m’étonne de Lucie.

— Il l’a séduite, et nous ne conçûmes qu’après sa fuite d’où venait la grosseur de son ventre.

— Il y avait donc longtemps qu’ils se voyaient ?

— Elle l’a connu un mois à peu près après votre départ. Il faut qu’il l’ait ensorcelée, car c’était une colombe, et vous pouvez, je crois, en rendre bon témoignage.

— Et personne ne sait où ils sont ?

— Personne. Dieu sait ce que ce misérable fera d’elle.

Si affligé que ces honnêtes gens, je suis allé m’enfoncer dans le bois pour digérer ma tristesse. J’ai passé deux heures en réflexions de bon, et de mauvais aloi qui commençaient toutes par des Si. Si j’étais arrivé là, comme je l’aurais pu, huit jours auparavant, la tendre Lucie m’aurait tout confié, et j’aurais empêché ce meurtre. Si j’avais procédé avec elle comme j’ai fait avec Nanette, et Marton, elle ne se serait pas trouvée quand je l’ai quittée dans un état de violence, qui dut avoir été la principale cause qu’elle s’était abandonnée aux désirs du scélérat. Si elle ne m’avait pas connu avant le coureur, son âme encore pure ne l’aurait pas écouté. J’étais au désespoir de devoir me reconnaître pour agent de l’infâme séducteur. J’avais travaillé pour lui.

E’l fior che sol potea pormi fra dei,

Quel fior che intatto io mi venia serbando

Per non turbar, ohimé, l’animo casto

Ohimé, il bel fior colui m’à colto, e guasto.

[Et la fleur qui m’eût ravi au ciel parmi les dieux,

Cette fleur que je voulais me réserver intacte

De crainte de troubler, hélas, l’esprit chaste

Hélas, la belle fleur il me l’a cueillie et abîmée.]26

C’est sûr que si j’avais su où probablement la trouver, je serais parti sur l’heure. Avant que le désastre de Lucie me fût connu, j’étais vain, et glorieux d’avoir eu la vertu de la laisser intacte, et je me trouvais alors repenti, et honteux de ma sotte épargne. Je me suis promis une conduite plus sage dans la suite sur l’article d’épargner. Ce qui me désolait [80v] était qu’en peu de temps Lucie dans la misère, et peut-être dans l’opprobre devait en se souvenant de moi me détester, et me haïr comme première cause de ses malheurs. Ce fatal événement m’a fait embrasser un nouveau système que dans la suite j’ai poussé trop loin.

J’ai rejoint la bruyante compagnie au jardin qui m’a si bien remonté que j’ai fait la gaieté de la table. Mon affliction était si grande que je devais la sauter à pieds joints ou partir. Ce qui m’a donné un très fort élan fut la figure, et encore plus le caractère tout à fait nouveau pour moi de la nouvelle mariée. Sa sœur était plus jolie qu’elle ; mais les vierges commençaient à m’alarmer. J’y voyais trop de besogne.

Cette nouvelle mariée âgée de dix-neuf à vingt ans attirait sur elle l’attention de toute la compagnie à cause de ses manières empruntées. Parleuse, surchargée de maximes, dont elle croyait de devoir faire parade, dévote, et amoureuse de son mari, elle ne cachait pas la peine qu’il lui faisait quand il se montrait enchanté de sa sœur qui à table était toujours vis-à-vis d’elle et servie par lui. Ce mari était un étourdi qui peut-être aimait beaucoup sa femme ; mais qui en grâce du bon ton se croyait en devoir de se montrer indifférent, et qui par vanité se plaisait à lui donner des motifs de jalousie. Elle à son tour avait peur de passer pour sotte ne les relevant pas. La bonne compagnie la gênait précisément parce qu’elle voulait y paraître faite. Quand je débitais des sornettes elle m’écoutait attentivement, et pour ne pas passer pour bête elle riait hors de propos. Elle me rendit enfin si curieux d’elle que je me suis déterminé à l’entreprendre. Mes attentions, mes singeries, mes soins grands, et petits firent connaître à tous pas plus tard que le troisième jour que j’avais jeté un dévolu sur elle. Ils en avertirent en public le mari qui faisant l’intrépide se moquait quand ils lui disaient que j’étais redoutable. Je contrefaisais le modeste, et souvent l’insoucieux. Pour lui, conséquent dans son rôle, il m’excitait à cajoler sa femme qui à son tour jouait fort mal la disinvolta27.

[81r] Le cinquième, ou sixième jour, se promenant avec moi au jardin, elle eut la bêtise de m’expliquer les justes raisons de ses inquiétudes, et le tort que son mari avait de lui en donner des motifs. Je lui ai répondu en ton d’ami que le seul moyen qu’elle pouvait employer pour le corriger en peu de temps était celui de faire semblant de ne pas voir les politesses qu’il faisait à sa sœur, et à son tour de se montrer amoureuse de moi. Pour l’engager à prendre ce parti, je lui ai dit qu’il était difficile, et qu’il fallait avoir beaucoup d’esprit pour jouer un rôle si faux. Elle m’assura qu’elle le jouerait à merveille ; mais elle le joua si mal que la compagnie s’aperçut que le projet était de mon cru.

Quand je me trouvais avec elle dans les allées du jardin, sûr que personne ne nous voyait, et que je voulais la mettre tout de bon à son rôle, elle devenait sérieuse, puis impérieuse, et elle employait enfin l’imprudent moyen de s’éloigner de moi en courant, et en rejoignant les autres qui pour lors se moquaient de moi m’appelant mauvais chasseur. Je lui reprochais en vain après ces faits le triomphe mal entendu qu’elle procurait à son mari. Je louais son esprit, et je déplorais son éducation. Je lui disais pour l’apaiser que mes manières avec une femme d’esprit comme elle étaient celles de la bonne compagnie. Mais au bout de dix à douze jours elle me désespéra me disant qu’étant prêtre je devais savoir que dans la matière de l’amour le moindre attouchement était péché mortel, que DIEU voyait tout, et qu’elle ne voulait ni damner son âme, ni se voir exposée à la honte de devoir dire à son confesseur qu’elle était descendue à faire des abominations avec un prêtre. Je lui ai dit que je n’étais pas prêtre ; mais elle me terrassa enfin me demandant si je convenais que ce que je voulais entreprendre sur elle était peccamineux28. N’ayant pas eu le courage d’en disconvenir, j’ai vu que je devais finir.

[81v] Étant devenu froid avec elle, et le vieux comte disant en pleine table que ma froideur dérivait de ce que c’était une affaire faite, je n’ai pas manqué de représenter à la dévote ce que sa conduite faisait juger à ceux qui connaissaient le monde ; mais cela fut égal. Voici le curieux incident qui fit le dénouement de la pièce.

Le jour de l’Ascension nous allâmes tous faire une visite à Madame Bergali29 célèbre dans le Parnasse italien. Devant retourner à Paséan, la jolie fermière voulait se mettre dans la voiture à quatre places où son mari s’était déjà mis avec sa sœur, tandis que j’étais tout seul dans une calèche à deux roues. J’ai fait du bruit me plaignant de cette méfiance : et la compagnie lui remontra qu’elle ne pouvait pas me faire cet affront. Pour lors elle vint, et ayant dit au postillon que je voulais aller par la plus courte, il se sépara de toutes les autres voitures prenant le chemin du bois de Cequini. Le ciel était beau mais en moins d’une demi-heure il s’éleva un orage de l’espèce de ceux qui s’élèvent en Italie, qui durent une demi-heure, qui ont l’air de vouloir bouleverser la terre, et les éléments, et qui finissent en rien ; le ciel retournant serein, et l’air restant rafraîchi, de sorte qu’ordinairement ils font plus de bien que de mal.

— Ah ! Mon Dieu ! dit la fermière. Nous allons essuyer un orage.

— Oui ; et malgré que la calèche soit couverte, la pluie abîmera votre habit : j’en suis fâché.

— Patience l’habit30 ; mais je crains le tonnerre.

— Bouchez vos oreilles.

— Et la foudre ?

— Postillon : allons nous mettre à couvert quelque part.

— Il n’y a des maisons, me répondit-il, qu’à une demi-heure d’ici ; et dans une demi-heure il n’y aura plus d’orage.

Disant cela, il poursuit tranquillement son chemin, et voilà les éclairs qui se succèdent, le tonnerre qui gronde, et [82r] la pauvre femme qui tremble. La pluie commence. J’ôte mon manteau pour l’employer à nous couvrir par-devant tous les deux ; et après qu’un grand éclair a annoncé la foudre, nous la voyons éclater à cent pas devant nous. Les chevaux se cabrentw, et ma pauvre dame est prise par des convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serrant étroitement entre ses bras. Je m’incline pour ramasser le manteau qui était tombé à nos pieds, et en le ramassant je prends ses jupes avec. Dans le moment qu’elle veut les rabaisser, une nouvelle foudre éclate, et la frayeur l’empêche de se mouvoir. Voulant remettre le manteau sur elle, je me l’approche, et elle tombe positivement sur moi qui rapidement la place à califourchon. Sa position ne pouvant pas être plus heureuse, je ne perds pas de temps, je m’y adapte dans un instant faisant semblant d’arranger dans la ceinture de mes culottes ma montre. Comprenant que si elle ne m’en empêchait pas bien vite, elle ne pouvait plus se défendre, elle fait un effort, mais je lui dis que si elle ne fait pas semblant d’être évanouie, le postillon se tournerait et verrait tout. En disant ces paroles, je laisse qu’elle m’appelle impie tant qu’elle veut, je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée.

La pluie à verse, et le vent contre étant très fort, elle se voit réduite à me dire sérieusement que je la perdais d’honneur puisque le postillon devait la voir.

— Je le vois, lui dis-je, et il ne pense pas à se tourner ; et quand même, le manteau nous couvre entièrement tous les deux : soyez sage, et tenez-vous comme évanouie, car en vérité je ne vous lâche pas.

Elle se persuade, me demandant comment je pouvais défier la foudre avec une pareille scélératesse : je lui réponds que la foudre était d’accord avec moi, elle est tentée de croire que c’est vrai, elle n’a presque plus de peur, et ayant vu, et senti mon extase, elle me demande si j’avais fini. Je ris lui disant que non, puisque je voulais son consentement jusqu’à la fin de l’orage. Consentez ou je laisse tomber le manteau.

— Vous êtes [82v] un homme affreux qui m’avez rendue malheureuse pour tout le reste de mes jours. Êtes-vous content à présent ?

— Non.

— Que voulez-vous ?

— Un déluge de baisers.

— Que je suis malheureuse ! Eh bien. Tenez.

— Dites que vous me pardonnez. Convenez que je vous fais plaisir.

— Oui. Vous le voyez. Je vous pardonne.

Je l’ai alors essuyée ; et l’ayant priée d’avoir la même honnêteté avec moi, je lui ai vu la bouche riante.

— Dites-moi que vous m’aimez, lui dis-je.

— Non, car vous êtes un athée, et l’enfer vous attend.

L’ayant alors remise à sa place, et voyant le beau temps, je l’ai assurée que le postillon ne s’était jamais tourné. En badinant sur l’aventure, et lui baisant les mains, je lui ai dit que j’étais sûr de l’avoir guérie de la peur du tonnerre, mais qu’elle ne révélerait jamais à personne le secret qui avait opéré la guérison. Elle me répondit qu’elle était pour le moins très sûre que jamais femme n’avait été guérie par un pareil remède.

— Cela, lui dis-je, doit être arrivé dans mille ans un million de fois. Je vous dirai même que montant dans la calèche j’y ai compté dessus, car je ne connaissais autre moyen que celui-ci pour parvenir à vous posséder. Consolez-vous. Sachez qu’il n’y a pas au monde de femme peureuse, qui dans votre cas eût osé résister.

— Je le crois ; mais pour l’avenir je ne voyagerai qu’avec mon mari.

— Vous ferez mal car votre mari n’aura pas l’esprit de vous consoler comme j’ai fait.

— C’est encore vrai. On gagne avec vous des singulières connaissances ; mais soyez sûr que je ne voyagerai plus avec vous.

Avec de si beaux dialogues nous arrivâmes à Paséan avant tous les autres. À peine descendue elle courut s’enfermer dans sa chambre tandis que je cherchaisx un écu31 pour le donner au postillon. Il riait.

— De quoi ris-tu ?

— Vous le savez bien.

— Tiens. Voilà un ducat32. Mais sois discret.

a. Orth. Le.

b. Vis-à-vis de biffé.

c. Protagoniste biffé.

d. Mon procédé biffé.

e. Orth. Bocace.

f. La trouver biffé.

g. Aptes biffé.

h. Une date, illisible, est biffée dans la marge gauche.

i. Une biffé.

j. Mais biffé.

k. Orth. trouvée.

l. Orth. ses.

m. Passage biffé : — Je vous assure que quand même vous vous déshabilleriez, je ne penserais pas à m’écarter de mes devoirs. — Fort bien : mettez-vous donc au lit. — Avec plaisir ; mais ; mais vous ne dites rien, belle Nanette. — Je me coucherai aussi malgré que ce soit un peu fort. — Nous ne pouvons nous donner une preuve plus évidente de notre amitié, ni de notre confiance réciproque. / Après ce concordat, où d’après lequel nous savions peut-être tous les trois ce qui devait arriver, je me suis déshabillé leur tournant le dos, et je me suis mis entre les draps ; mais me tenant sur mon séant. Marton dit qu’il fallait éteindre la chandelle, et Nanette qui ne riait plus, dit que c’était bien crainte d’accident, puisqu’en tout cas il y avait un briquet.

n. Orth. encouragée.

o. On [?] ne biffé, permis corrige permet par surcharge.

p. Orth. venue.

q. D’ôte biffé.

r. Le feuillet 76r s’achève sur un point final (dos.) mais le mais du feuillet 76v ne comporte pas de majuscule. Nous optons pour un point-virgule après dos.

s. Mais biffé.

t. Les feuillets 77r et 77v sont laissés en blanc et le feuillet 78r commence par un passage biffé : elle s’assied sur le pied de mon lit, je lui dis devant elle tenant les culottes entre mes mains qu’elles devaient lui être étroites à la ceinture, et pour l’en convaincre j’allonge les bras sous sa chemise, et je me laisse tomber sur elle. C’eût été fait dans l’instant en tout honneur ; mais par un fatal retour sur elle, par un mouvement peut-être involontaire d’un esprit ennemi de la nature qui anime toutes les femmes de cette espèce, elle s’avise de me dire d’un air fâché que je lui manquais que je m’oubliais, et disant cela elle affronte une de ses mains contre ma poitrine. Indigné par ce procédé je me possède, je me dresse, et je me punis à sa présence jusqu’à me réduire en état de rien laissant tomber à ses pieds ce dont elle s’était rendue indigne. Après cela je lui passe les culotes qu’effectivement elle ne peut pas boutonner. Elle dut se tourner si elle voulût que les déboucle, et pour lors j’ai vu qu’elle aurait pu encore facilement me calmer ; mais je n’ai pas démordu : je les lui ai accommodées, et nous finîmes de nous habiller. Je lui ai chaussé mes souliers, et elle eut la mortification de voir que les siens m’allaient bien.

u. Orth. exceptés.

v. Orth. oubliée.

w. Orth. cambrent.

x. Cent sous [?] biffé (100 sous représentaient 25 euros).

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